Aides d`État dans le transport aérien : vers une nouvelle donne ?

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DIALOGUE AVOCAT-ÉCONOMISTE
Aides d’État dans le transport aérien :
vers une nouvelle donne ?
La Commission européenne a adopté le 20 février 2014 de nouvelles lignes directrices sur les
aides publiques en faveur des aéroports et des compagnies aériennes. Elles sont l’occasion,
pour la Commission d’exposer et de préciser sa vision concernant les modes de financement des
aéroports, la concurrence entre eux et la façon dont la puissance publique peut intervenir. Dans
ce contexte, juristes et économistes sont amenés à collaborer pour examiner la pertinence des
aides au regard des impacts attendus et du cadre posé par la Commission européenne. Regards
croisés.
Par Thomas LAFFARGUE
Et Olivier SAUTEL
Avocat à la Cour
Earth Avocats
Économiste
Microeconomix
http://lamyline.lamy.fr
Sous la responsabilité de Gildas de MUIZON, Économiste, Microeconomix
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Revue Lamy de la concurrence : Quelle place les nouvelles
lignes directrices donnent-elles au critère du développement
régional, souvent mis en avant comme justification des aides
aux aéroports ?
Thomas Laffargue : Les objectifs de développement territorial
sont en réalité relativement peu pris en compte par la Commission
européenne dans ses nouvelles lignes directrices.
Certes le développement régional fait partie des critères nécessaires à la compatibilité des aides aux aéroports et la Commission
ne revient pas sur la possibilité d’octroyer des compensations pour
des coûts liés à des services d’intérêt économique général.
Toutefois, le développement régional ne peut pas être pris en
considération pour l’application du test de l’investisseur privé en
économie de marché, test dont la satisfaction permet d’éviter la
qualification d’aide d’État.
De plus, si le développement régional fait partie des critères nécessaires à la compatibilité des aides aux aéroports, il ne s’agit pas
évidemment – loin s’en faut – du seul critère. Les autres critères
sont même assez éloignés de cette logique de développement
territorial et sont surtout rattachables à des considérations purement économiques.
La Commission prend en outre bien soin de préciser que cette
compatibilité des aides risque d’être plus difficile à démontrer lorsqu’un aéroport sera situé dans la même zone d’attraction qu’un
aéroport ne fonctionnant pas à pleine capacité.
L’aéroport est ainsi avant tout perçu comme devant s’inscrire dans
une logique de rentabilité économique – le cas échéant à l’issue
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d’une période de transition – plutôt que comme un outil au service
du développement territorial.
Olivier Sautel : Cette réticence à prendre en compte l’impact
sur le développement régional dans les régions non-isolées est
contestable. La méthodologie d’évaluation de l’impact des aéroports proposée par le Air Council International (ACI), l’association
professionnelle internationale des opérateurs d’aéroports, identifie quatre types d’effets : l’impact direct de l’aéroport (l’emploi et
le revenu directement générés par l’aéroport), l’impact indirect de
l’aéroport (l’emploi et le revenu générés dans les zones en proximité de l’aéroport par les biens et services vendus aux activités
directement présentes sur l’aéroport), l’impact induit de l’aéroport
(l’emploi et le revenu générés par les dépenses des employés directs et indirects) et enfin l’impact catalyseur de l’aéroport (l’emploi et le revenu générés grâce à une hausse de productivité et
la création de nouvelles activités économiques). Parmi ces quatre
types d’effets, seul le premier est en mesure d’être capté directement ou indirectement par l’exploitant d’aéroport. Les autres impacts représentent clairement des externalités positives du trafic
aérien, pour lesquelles l’exploitant d’aéroport n’est pas compensé,
conduisant ainsi à une sous-incitation pour un acteur privé à assumer cette charge, au détriment du bien-être social.
Il est vrai que ces externalités sont difficiles à mesurer et qu’il faut
prendre soin de mesurer des impacts nets, en prenant en compte
notamment que certains des flux associés à l’aéroport existeraient,
y compris en l’absence de celui-ci. Mais cette difficulté dans l’évaluation de ces effets ne justifie pas la position de la Commission
d’en limiter la prise en compte aux seuls cas des aéroports isolés.
En exigeant des aéroports qu’ils soient rentables au seul niveau de
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l’exploitation, la Commission néglige une justification économique
importante à la présence d’aides au fonctionnement et présente
une vision tronquée du calcul coût-bénéfice de l’aide publique en
question.
RLC : La période transitoire de 10 ans concernant les aides au
fonctionnement n’est-elle pas le signe d’une certaine compréhension et indulgence de la Commission ?
T. L. : Indulgence, oui, dans la mesure où la Commission européenne tient compte du contexte et de la réalité du marché et
laisse aux aéroports une période suffisamment longue pour
s’adapter.
Cette indulgence doit toutefois être relativisée.
D’abord parce que pendant cette période transitoire le droit des
aides d’État continuera bien évidemment à s’appliquer et qu’à ce
titre la compatibilité des aides aux aéroports restera soumise à la
satisfaction des critères définis par la Commission européenne
dans ses nouvelles lignes directrices.
Surtout parce qu’à l’issue de cette période transitoire, les aéroports
ne devraient plus pouvoir bénéficier d’aides au fonctionnement.
En d’autres termes, cette période transitoire pourrait également
être perçue comme le dernier test ou la dernière chance laissée à
un certain nombre d’aéroports : si à l’issue de cette période transitoire, un aéroport ne peut pas faire face à ses coûts d’exploitation,
alors, sauf exception, il risque de devoir fermer.
On retrouve ici la logique de nécessaire rentabilité économique
de l’aéroport.
O. S. : Je partage ce constat d’une fausse indulgence. Si l’on regarde les modalités de cette période de transition, on s’aperçoit
que les exigences pesant sur ces aéroports sont en fait très fortes.
L’autorisation est en effet temporaire (pour 10 ans) et partielle. Au
cours de la période temporaire, les aides devront en effet être limitées à la moitié de ce qu’elles auraient été si la situation de l’aéroport restait la même. Le fait de limiter les aides à seulement 50 %
du montant actuel du déficit représente une contrainte de développement extrêmement forte, et pour beaucoup d’aéroports peu
crédible. Si l’on prend le cas des aéroports français dont le trafic
était compris entre 200 000 et 1 000 000 de passagers en 2011 et
qui bénéficiaient d’aides, on peut montrer que même une hausse
annuelle de trafic de 3 % sur toute la période transitoire, qui génère une amélioration continue de la profitabilité, ne suffirait pas
dans deux tiers des cas pour remplir le critère exigé par la Commission européenne. Il ne s’agit donc pas de valider, même temporairement, le modèle d’aéroports régionaux structurellement déficitaires, mais de considérer que tous les aéroports ont vocation soit
à devenir de moyens/grands aéroports rentables, soit à disparaître.
compagnies aériennes et de ce point de vue-là, il y a fort à parier
que la majorité, voire la totalité, des aéroports est en concurrence
avec un ou plusieurs autres (notamment par rapport au niveau de
redevances pratiqué qui fait partie des critères conditionnant la
venue des compagnies).
Dans sa conception extensive de la concurrence, la Commission
considère que les aéroports sont également en concurrence sur
le marché de la gestion des infrastructures aéroportuaires et que
des aides versées aux aéroports peuvent fausser la concurrence
sur les marchés du transport aérien ou avoir une incidence sur la
concurrence intermodale.
Plus généralement et au-delà des aides d’État dans le secteur
aéroportuaire, la Commission européenne considère très souvent que ce critère de distorsion de la concurrence et d’altération
des échanges – critère nécessaire à la qualification d’une mesure
d’aide d’État – est rempli.
D’un point de vue juridique, mieux vaut, afin de tenter de démontrer l’absence d’aide d’État, essayer de prouver l’absence d’avantage au travers de la satisfaction du test de l’investisseur privé en
économie de marché. La satisfaction de ce test est évidemment
soumise à de strictes conditions (les critères d’applications étant
d’ailleurs précisés dans ces nouvelles lignes directrices), mais est
moins rarement rejetée que l’absence de distorsion de la concurrence et d’altération des échanges.
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En exigeant des aéroports qu’ils
soient rentables au seul niveau
de l’exploitation, la Commission
néglige une justification économique
importante à la présence d’aides au
fonctionnement.
O. S. : Cette position très formaliste sur l’atteinte à la concurrence
ne semble pas suffisamment étayée par une analyse de la concurrence effective. Lorsqu’on regarde chacune des concurrences évoquées (entre compagnies, entre aéroports, entre territoires), les
atteintes sont loin d’être évidentes et systématiques.
Au niveau des compagnies, les aides données par les aéroports
via des aides publiques ne sont pas discriminatoires, puisque les
aéroports sont le plus souvent très ouverts à l’arrivée d’autres
compagnies.
T. L. : Ce critère de distorsion de la concurrence et d’altération des
échanges est entendu de manière relativement stricte par la Commission européenne dans ses nouvelles lignes directrices.
Au niveau des aéroports, la distorsion de concurrence redoutée
par la Commission européenne dépend de la substituabilité des
aéroports aux yeux des compagnies aériennes. Or, dans la plupart
des cas, la substituabilité d’un aéroport à l’autre pour exploiter un
même bassin de consommateurs est très limitée. En pratique, il est
rare qu’un aéroport aidé se situe dans la même zone de chalandise
qu’un aéroport voisin. Le temps de déplacement entre deux aéroports « voisins » se révèle bien souvent un facteur bloquant pour
mettre en concurrence les aéroports. Pourtant, la Commission ne
considère pas que l’absence de chevauchement entre zones de
chalandise suffise à écarter tout problème.
La Commission européenne ne se limite pas notamment à une
concurrence entre aéroports aux yeux des passagers. La concurrence entre aéroports est aussi une concurrence à l’égard des
Cette position pourrait être justifiée par la crainte d’une atteinte
à la concurrence entre territoires au niveau européen, mais tout
dépend alors du rapport entre les effets de substitution (d’un
RLC : Le critère d’affectation de la concurrence est-il correctement pris en compte selon vous dans ces nouvelles lignes
directrices ?
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Perspectives
territoire à l’autre) et de création de trafics (augmentation du trafic total). La comparaison de ces deux effets est incertaine, en
l’absence d’étude empirique.
compte de l’évolution du marché, une telle évaluation peut entraîner la modification des règles prévues par ces nouvelles lignes
directrices.
On peut donc regretter que face à ces doutes, la Commission ne
s’appuie sur aucune étude empirique de la substitution entre aéroports de moyenne taille, soit de manière globale pour justifier sa
fermeté de principe, soit en permettant aux aéroports de présenter au cas par cas de telles études pour juger de la compatibilité de
leurs aides. De telles études indépendantes sont possibles. Nous
avons eu l’occasion de réaliser un premier exercice de ce type
concernant la substituabilité entre aéroports régionaux français
voisins, et les effets de substitutions apparaissaient limités.
C’est d’ailleurs le cas à l’égard des aéroports dont le trafic annuel
est inférieur à 700 000 passagers. La Commission européenne accepte dans ses nouvelles lignes directrices de prévoir pour ces aéroports des conditions plus souples quant au montant maximum
d’aides au fonctionnement dont ils peuvent bénéficier, mais indique clairement qu’elle réexaminera la nécessité du maintien de
ce traitement spécifique ainsi que l’obligation de couverture des
coûts d’exploitation à terme. Il n’est ainsi pas très aisé pour ce type
d’aéroport et pour les collectivités territoriales dont ils relèvent
d’avoir une vision moyen/long terme satisfaisante.
T. L. : Tout se passe en fait comme si la Commission européenne
utilisait la règlementation sur les aides d’État non seulement pour
éviter les distorsions de concurrence (ce qui est ici son rôle parce
que directement lié au droit de la concurrence), mais également,
voire prioritairement, pour mettre fin à ce qu’elle considère comme
du gaspillage de deniers publics.
RLC : Les lignes directrices sont-elles à même d’offrir une stabilité juridique aux aéroports et aux collectivités qui les aident ?
T. L. : Ces nouvelles lignes directrices apportent une certaine sécurité juridique en ce qu’elles précisent un certain nombre de points.
La notion de rentabilité supplémentaire est ainsi clairement visée
comme le critère le plus pertinent pour l’appréciation du principe
de l’investisseur privé en économie de marché. Les critères de
compatibilité des aides aux aéroports sont également bien plus
détaillés que dans les précédentes lignes directrices de 2005. À
titre d’illustration, les nouvelles lignes directrices fixent – s’agissant
des critères de compatibilité des aides à l’investissement aux aéroports – des taux d’intensité maximale de ces aides en fonction du
trafic annuel moyen de passagers de l’aéroport en question.
Pour autant, il est difficile de parler d’une stabilité juridique totale
qui serait offerte aux aéroports et aux entités publiques qui les aideraient.
D’abord, la Commission européenne a toujours la possibilité de
ne pas appliquer à des aides les règles en vigueur au moment
de l’octroi de ces aides. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait , au travers de ses nouvelles lignes directrices, s’agissant des aides au
fonctionnement accordées aux aéroports. Si la Commission européenne à l’avenir modifiait ses lignes directrices, elle pourrait
fixer de nouvelles règles et décider d’appliquer immédiatement
ces nouvelles règles, y compris à des aides octroyées avant la
fixation de ces nouvelles règles et pourtant respectueuses des
lignes directrices de 2014.
Ensuite, le réexamen des lignes directrices est lui aussi un facteur
d’instabilité. Si l’on ne peut que se réjouir de la volonté de la Commission européenne d’évaluer ses lignes directrices afin de tenir
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DIALOGUE
O. S. : En tant qu’économiste, il faut noter que l’évolutivité des
lignes directrices pose d’autant plus de problèmes qu’elles
concernent pour partie des choix économiques de long terme.
C’est vrai des investissements lourds dans les infrastructures, mais
aussi plus largement des stratégies publiques et privées de développement territorial construites à partir de la présence d’un aéroport. La pertinence économique des décisions d’investissement
et d’implantation est appréciée à long terme. La mise en danger
de la viabilité de l’aéroport et donc sa présence à court terme par
des règles concernant son financement ne permet pas de garantir
les incitations à long terme, nécessaires à la réalisation des investissements publics et privés autour de l’aéroport. Le développement de l’aéroport serait alors bridé par cette instabilité du cadre
institutionnel.
RLC : Quelle est la pertinence de la combinaison d’un regard
juridique et économique sur de telles questions ?
O. S. : Pour défendre son modèle, un aéroport et les collectivités
territoriales qui le soutiennent devront désormais soigneusement
justifier et quantifier la rentabilité espérée des investissements
qu’ils consentent et des aides qu’ils accordent en cas de lancement de ligne. Des études spécifiques sur les affectations de la
concurrence peuvent aussi offrir des arguments supplémentaires
devant la Commission européenne. La pondération de ces différents arguments dépendra de la stratégie juridique suivie, dans un
cadre complexe et évolutif.
T. L. : La Commission européenne retient en effet toujours une
approche juridico-économique, d’où la pertinence d’un regard à
la fois juridique et économique. Ces nouvelles lignes directrices
illustrent d’ailleurs parfaitement l’empreinte, voire la dimension,
économique donnée par la Commission européenne à chacun des
critères retenus pour apprécier la qualification ou non d’aide d’État
aux aéroports ou aux compagnies aériennes. n
Propos recueillis par Chloé MATHONNIÈRE
Rédactrice en chef
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