Bruit quantique Observation de quasi-particules de charge fractionnaire e/3 Depuis le début du siècle, les expériences sur les gouttelettes chargées menées par J.J. Thomson puis R. Millikan ont montré que la charge d’un système isolé est multiple d’un quantum de charge e indivisible. Cependant, au sein d’un solide, rien ne s’oppose à ce que les excitations électroniques élementaires observables portent une charge différente. Des expériences récentes menées sur l’effet Hall quantique fractionnaire ont mis en évidence des charges e/3 pour la première fois. our leur découverte de l’effet Hall quantique fractionnaire, Dan Tsui et Horst Störmer ont reçu le prix Nobel de Physique 1998 conjointement avec Bob Laughlin qui avait jeté les bases de la théorie dans la foulée des premières expériences. Ce phénomène a révolutionné la physique de la matière condensée en montrant que de nombreux concepts issus de la physique des particules ou de la théorie des champs devenaient pertinents pour expliquer la dynamique quantique d’électrons confinés dans un plan et soumis à un fort champ magnétique perpendiculaire. La simplicité du système, où les interactions entre électrons sont parfaitement connues (loi de Coulomb), a permis de sélectionner très vite les « bonnes » théories. Une des prédictions les plus remarquables de la théorie de Laughlin était l’existence de quasi-particules de charge fractionnaire. Elle rejoignait celle formulée peu de temps auparavant par Su et Schrieffer pour des conducteurs unidimensionnels commensurables. Depuis, les théoriciens ont proposé d’autres systèmes quantiques de basse dimensionnalité qui présentent des excitations de charge plus petite que e. Il s’agit notamment des systèmes quantiques intégrables unidimensionnels comme celui de particules en interaction selon une loi en P – Service de physique de l’état condensé, CEA Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette. 8 1/r2 ou à courte portée. Tous ces systèmes possèdent la propriété remarquable que l’état fondamental est construit à partir d’un remplissage fractionnaire des états quantiques du système équivalent sans interaction. Si le facteur de remplissage m − rapport du nombre de particules sur le nombre d’états − est une fraction simple, par exemple 1/m où m est entier, l’excitation élémentaire correspond à créer un état vacant, qui laisse localement un déficit de charge fractionnaire − e/m dans la fonction d’onde collective. Un plan d’électrons en fort champ magnétique perpendiculaire présente déjà des propriétés spectaculaires lorsque le facteur de remplissage m est entier. Il donne lieu à l’effet Hall quantique entier découvert en 1980 par Klaus von Klitzing, qui se vit attribuer le prix Nobel de physique 1985 pour ce phénomène qu’aucune théorie n’avait prédit. Dans les structures semi-conductrices qui hébergent les électrons dans un plan, le nombre d’électrons est fixé par construction. Le nombre d’états, qui correspond au nombre de quantum de flux U0 = h/e dans le plan, est ajusté à volonté avec le champ magnétique. L’effet Hall quantique entier se produit quand le facteur de remplissage m (ici le rapport du nombre d’électrons sur le nombre de quantum de flux) est voisin d’une valeur entière m = p. Il est caractérisé par une ré2 sistance de Hall RH = h/pe quantifiée (voir la figure 1 et l’encadré 1). Il a conduit en 1990 à une nouvelle définition de l’unité de résistance au sein du Système international, le klitzing, construit à partir des deux constantes fondamentales h et e : 2 h/4 e = 6453,2014 X. La quantification de RH résulte de l’effet combiné de la quantification du mouvement cyclotron électronique et de la statistique de Pauli (voir encadré 1). Dans ce régime, négliger les effets d’interaction entre électrons constitue une bonne approximation, et les quasi-particules présentent une charge e. Le régime qui nous intéresse apparaît quand le facteur de remplissage est une fraction simple de dénominateur impair m = p/(2k + 1) avec p et k entiers. On observe alors l’effet Hall quantique fractionnaire caractérisé par une résistance de Hall fractionnaire RH = (2k + 1/p) (h/e2). Comme lorsque m est entier, la résistivité longitudinale qxx s’annule. Il y a donc une absence de dissipation qui traduit l’apparition d’un « gap » (trou) en énergie dans le spectre des excitations. Ce gap résulte, pour l’effet fractionnaire, de l’interaction de Coulomb entre électrons (voir encadré 2). Pour certaines valeurs du nombre d’électrons commensurables avec le nombre d’états, les électrons condensent dans un état fondamental unique où tout changement local de la densité électronique implique la création de quasi-particules. Pour un facteur de remplissage m = 1/(2k + 1) par exemple, une quasi-particule de type trou correspond à vider un état quantique, Bruit quantique 2 ^ DN & = ^ N &, résultant de la loi de Poisson. Les fluctuations du cou2 2 2 rant ^ DI & = (e*/s) ^ DN & s’écrivent 2 où alors : ^ DI & = 2e*^ I & Df Df = 1/2s est la bande passante effective de la mesure des fluctuations du courant. La relation précédente, dite formule de Schottky, relie le carré des fluctuations du courant à la valeur moyenne du courant. Le coefficient de proportionnalité mesure de manière absolue la charge des grains d’électricité qui portent le courant. C’est lui qui est utilisé pour déterminer la charge des quasiparticules. Figure 1 - (a) Coupe schématique de l’hétérojonction utilisée pour créer la couche d’électrons. (b) Principe de la mesure de la résistance transverse Hall et de la résistance longitudinale. (c) La résistance Hall suit la loi classique à très bas champ puis montre les plateaux de l’effet Hall entier pour B > 0,3 T tandis que la résistance longitudinale s’annule. (d) Mesures à fort champ montrant l’apparition de l’effet Hall fractionnaire. laissant ainsi un trou de la taille d’un quantum de flux dans la fonction d’onde collective. Comme il y a 2k + 1 quantum de flux pour un électron, le trou laisse une charge e/(2k + 1) non compensée. Ces quasi-particules, appelées quasi-trous, et leurs analogues symétriques appelés quasi-électrons sont les excitations fractionnaires prédites par Laughlin. Bien que la plupart des prédictions qui découlent de cette hypothèse soient compatibles avec les faits expérimentaux, l’observation directe des quasi-particules de Laughlin manquait. Ce n’est que très récemment que notre expérience a montré que des quasi-particules de charge fractionnaire, ici e/3, étaient bien les porteurs élémentaires du courant dans ce régime. Des résultats similaires ont été obtenus au Weizmann Institute en Israël. LE PRINCIPE DE L’EXPÉRIENCE A. Comment mesurer la charge ? La mise en évidence d’un phénomène fondamental et peu intuitif comme des charges fractionnaires doit reposer sur un principe simple et robuste. Notre choix s’est porté sur le bruit de grenaille qui, comme son nom l’indique, reflète la granularité des porteurs du courant. Le phénomène a été prédit en 1918 par W. Schottky qui considérait le bruit en courant d’une diode à vide dû à l’émission thermo-ionique hors équilibre d’électrons qui sont émis par une cathode chauffée et qui arrivent selon une statistique de Poisson sur l’anode. Le bruit de grenaille a été utilisé un peu plus tard pour obtenir une mesure de la charge de l’électron sans toutefois atteindre la précision métrologique des expériences de type Millikan. Le principe est le suivant : supposons que l’on puisse réaliser les conditions où les quasi-particules de charge fractionnaire e* traversent de manière aléatoire suivant une statistique poissonienne une portion du conducteur. Dans une série d’expériences identiques, on mesure le nombre N de particules transmises durant un temps s. Le courant moyen est ^ I & = e*^ N &/s. D’une expérience à l’autre, on a des déviations DN à la valeur moyenne ^ N & telles que Afin de réaliser l’expérience, il faut d’abord savoir où se trouve le courant dans le régime d’effet Hall quantique. Ensuite, il faut créer les conditions de faible couplage entre deux régions du conducteur pour transférer des quasi-particules sans corrélations temporelles suivant une statistique poissonienne. Enfin, il faut pouvoir détecter des fluctuations de courant extrêmement faibles. B. Où se trouve le courant ? Considérons d’abord l’effet Hall entier. Il n’y a pas de courant au cœur d’un échantillon Hall idéal très loin des bords. En effet, pour utiliser une image semi-classique, les électrons tournent sur eux-mêmes à la fréquence cyclotron mais le centre de leur orbite cyclotron est immobile. Pour que celui-ci se déplace, il faut un s champ électrique E dans le plan qui confère un mouvement de dérive à l’orbite cyclotron. La vitesse de dés rive vD est telle que la force de Lorentz compense le champ élecs s s trique appliqué : E + v × B = s 0. D Les électrons se déplacent perpendiculairement au champ électrique, en suivant les courbes équipotentielles. Dans un échantillon réel de bonne qualité, il existe un faible champ électrique dont la distribution spatiale aléatoire est due aux charges électriques qui proviennent des impuretés résiduelles 9 Encadré 1 EFFET HALL QUANTIQUE ENTIER Dans le modèle classique de Drude, l’effet Hall résulte de la s force de Lorentz evs × B subie par les électrons. L’équation du mouvement stationnaire d’un électron de masse effective m* qui subit des collisions avec un temps caractéristique s et s qui est soumis à un champ électrique statique E uniforme s s est : m* vs /s + evs × B = − eE . Si n est la densité surfacique s d’électrons, le tenseur de résistivité qui relie le champ s électrique à la densité de courant sj = − en v est : qxx qxy q=( s ) où qxx = qyy = m*/(ns e s) est la résistance qyx qyy longitudinale et qyx = − qxy = RH = B/ens la résistance de Hall classique. Dans des unités quantiques où le champ magnétique est mesuré en nombre nU de quantum de flux U0 = h/e par unité de surface, la relation classique devient 2 RH = (h/e )nU /ns. C’est une mesure du rapport nU /ns où 2 h/e = 25 812 X est le quantum de résistance. 2 La figure 1c montre que la variation linéaire de RH avec B, prédite par l’image classique, est observée à très bas champ. A plus haut champ, des plateaux apparaissent pour 2 RH = (h/e )/p, où p est entier. Un plateau indique que pour une certaine plage de champ le système devient incompressible puisque la densité d’électrons qui participe à l’effet Hall reste « accrochée » à celle du quantum de flux pour garder le rapport m = ns /nU = p constant. Simultanément, la résistivité longitudinale qxx s’annule à basse température. C’est le phénomène d’effet Hall quantique entier. Sous champ magnétique, un électron effectue un mouvement cyclotron de pulsation xc = eB/m*. La physique est alors mieux décrite en décomposant, en jauge cylindrique, les ˆ ˆ opérateurs coordonnée et impulsion (x, px ) et (y, py) en de nouveaux opérateurs qui décrivent le mouvement cyclotron ˆ ˆ (− vy /xc, vx /xc) autour de son centre d’orbite cyclotron 2 ˆ ˆ (X, Y). Dans cette transformation @ vx , vy # = − ix c \/eB et @ X, Y # = i\/eB. L’énergie, qui est purement cinétique, ˆ2 ˆ2 (1 / 2) m*(vx + vy ) se quantifie en niveaux de Landau d’énergie dans le semi-conducteur. Celui-ci engendre une distribution de courants permanents au cœur de l’échantillon (courbes tiretées de la figure 2b). Dans le régime d’effet Hall quantifié, ces courants n’assurent pas de courant macroscopique à l’intérieur du conducteur pour deux raisons. D’une part, ils correspondent à des électrons qui se déplacent selon des circuits fermés qui suivent les lignes de niveau du potentiel électrostatique. 10 En = (n + 1 / 2) \xc, n = 0, 1, ... associés à des orbites cyclotron de rayon quantifié rn = =(n + 1/2) lc où lc = =\/eB est la longueur cyclotron. Comme il y a deux dimensions et que l’énergie ne dépend que d’un seul nombre quantique n, il y a dégénérescence des niveaux de Landau. Celle-ci correspond au grand nombre d’états possibles pour placer les centres des orbites cyclotron dans le plan, soit eB/h par unité de surface. Ce nombre est identique pour chaque niveau de Landau et est égal au nombre de quantum de flux. En effet, la relation d’incertitude DX DY = U0 /B montre que la taille du paquet d’onde qui décrit la position d’un centre d’orbite à l’intérieur d’un niveau de Landau est égale à celle d’un quantum de flux. L’effet Hall quantique est dû à l’ouverture d’un gap en énergie dans les excitations en champ magnétique. Pour l’effet entier, à bas champ, un gap apparaît chaque fois qu’un niveau de Landau est complètement occupé. Compte tenu de la dégénérescence de spin à bas champ (effet Zeeman négligeable), cela correspond à ns = pnU avec p pair. Le gap est dû au principe de Pauli qui impose d’aller chercher des états libres dans le niveau de Landau supérieur. Il coûte ainsi une énergie \xc pour créer une excitation (annulation de qxx) ou pour changer la densité (incompressibilité qui maintient RH constant). L’effet Hall quantique entier se manifeste aussi pour p impair à plus haut champ lorsque la dégénérescence de spin est levée. Quand un niveau de Landau correspondant à une espèce de spin est complètement occupé, le principe de Pauli impose l’ouverture d’un gap. Pour que le plateau de Hall soit de largeur non nulle, le niveau de Fermi doit rester accroché entre deux niveaux de Landau pour maintenir un gap quand on varie le champ magnétique. Pour des échantillons macroscopiques et désordonnés, cela est possible grâce à l’existence d’états localisés (voir Images de la Physique 1984) et pour des échantillons étroits et propres grâce à l’existence d’états de bord (tels que ceux décrits dans le texte). D’autre part, les électrons sont loin du niveau de Fermi et il faudrait fournir une énergie de l’ordre de la séparation entre niveaux de Landau (voir encadré 1) pour changer la population des électrons et établir un courant. C’est à la périphérie de l’échantillon que se concentre le courant utile à une expérience de transport. En effet, il y règne un champ électris que Ec permanent perpendiculaire au bord qui confine les électrons à l’intérieur de l’échantillon. Leurs orbites cyclotron dérivent alors d’un bout à l’autre de l’échantillon le long d’équipotentielles qui suivent le bord. D’autre part, le potentiel de bord s’ajoute à l’énergie des niveaux de Landau et les courbe vers le haut. Il existe, pour chaque niveau de Landau occupé, une trajectoire dont l’énergie est égale au niveau de Fermi. Ces trajectoires particulières Bruit quantique Encadré 2 L’EFFET HALL QUANTIQUE FRACTIONNAIRE En absence d’interaction entre électrons dans un niveau de Landau partiellement rempli (facteur de remplissage m < 1), la dégénérescence des états de Landau donne un grand nombre de configurations possibles pour placer les électrons parmi ces états. Cependant, l’interaction lève la dégénérescence en favorisant les états qui minimisent la répulsion coulombienne. Pour certaines valeurs du nombre d’électrons commensurables avec le nombre d’états, précisément lorque m = p/(2k + 1) avec p et k entiers, il apparaît un état fondamental unique séparé d’un continuum d’excitations par un gap en énergie 2 Dze /4pee0 lc (e est la constante diélectrique du matériau). Ces excitations correspondent à la création locale de « trous » ou de « bosses » de charge 7 e/(2k + 1) dans la densité électronique. Changer la densité coûte donc une énergie minimum D en dessous de laquelle le système reste 2 incompressible et RH quantifiée et égale à (2k + 1 / p) (h/e ). Examinons l’état fondamental et ses excitations pour la situation la mieux comprise où m = 1/m, c’est-à-dire m états (ou m quanta de flux) par électron. L’état fondamental à N particules est décrit par la fonction d’onde d’essai proposée par R. Laughlin : W1 = m ) 1≤i<j≤N S ~ zi − zj ! exp − m ( 2 1 z 2 i = 1,N u i u D où zi est la coordonnée d’un électron dans le plan en représentation complexe et en unité de lc. W1 / m possède de bonnes propriétés : – 1) comme les électrons sont des fermions, la fonction d’onde doit changer de signe par permutation de deux particules, ce qui implique nécessairement que m soit impair et rend compte du fait que seules des fractions à dénominateurs impairs sont observées (excepté certains cas où le spin paraît important) ; – 2) pour m = 1 (effet Hall entier), W1 / m coïncide avec l’expression exacte de la fonction d’onde antisymétrisée construite avec les s 2 fonctions d’onde us(z)zz exp(− u z u /2), s = 1, 2, ... – 3). définissent un canal de bord qui peut être considéré comme un conducteur unidimensionnel chiral (lignes en traits pleins de la figure 2b). C’est là qu’on peut injecter du courant. Il y a autant de canaux de bord que de niveaux de Landau occupés au cœur de l’échantillon. En pratique, les contacts électriques qui sont connectés à un circuit extérieur sont placés sur les bords afin d’introduire un courant dans l’échantillon. Enfin, pour m > 1, la probabilité pour que deux électrons s’approchent décroît suivant une puissance élevée et minimise effıcacement l’interaction. Pour m = 1/3, des calculs numériques montrent que W1 / m est remarquablement proche de la fonction exacte. W1 / m décrit un liquide quantique incompressible car l’aire occupée par un électron est rigidement fixée à celle occupée par m quanta de flux. Tout changement de la densité s’accompagne de la création de défauts dans la fonction d’onde qui coûtent une énergie D. Ce sont les excitations ou quasi-particules de Laughlin. La plus simple des excitations est un quasi-trou qui correspond à ajouter localement un quantum de flux en excès dans la fonction d’onde collective. Comme il y a m quanta de flux par électron, ajouter un quantum de flux revient à créer un état non occupé, et donc un déficit de charge fractionnaire − e/m. La fonction d’onde + z W m 0 avec tel un quasi-trou centré en z0 est + z Wm 0 = ) i = 1,N ~ zi − z0 ! W 1 m L’énergie électrostatique dépensée en créant la charge − e/m localisée dans un disque d’aire égale à celle d’un quantum de flux U0 correspond au gap D observé expérimentalement. On peut également créer des quasi-particules de charge + e/m en retirant un quantum de flux. Les quasi-particules possèdent des propriétés remarquables qui attendent encore d’être observées comme celle de la statistique fractionnaire. Si on crée deux quasi-particules aux points za et zb et qu’on échange adiabatiquement (par déplacement infiniment lent) leur position, on montre que + z, + z + z, + z W m a b = W m b a exp(ip/m). Pour des fermions ou de bosons, le terme de phase vaut respectivement − 1 ou + 1. En dehors de ces deux cas, on dit que la statistique est « anyonique ». Des arguments topologiques montrent que cela n’est possible qu’en dimension inférieure à 3. Un parallèle peut être fait entre les effets Hall quantiques fractionnaire et entier. Dans le premier, le gap qui s’ouvre à l’intérieur du premier niveau de Landau à cause des interactions électron-électron joue le rôle du gap cyclotron pour le second. Dans les deux cas, il n’y a pas de conduction à l’intérieur de l’échantillon mais seulement sur les bords. Un canal de bord, dit fractionnaire, apparaît le long de la ligne où le potentiel de bord compense le gap et amène l’énergie des quasiparticules au niveau de Fermi. C’est là qu’on s’attend à trouver un courant porté par des charges fractionnaires. C. Comment transférer des quasi-particules de manière poissonienne ? Pour obtenir un transfert poissonien de quasiparticules, il faut coupler faiblement deux canaux de bord 11 Figure 2 - (a) Représentation schématique des niveaux de Landau modifiés par le potentiel de bord et par un faible potentiel de désordre (les états de spin ne sont pas représentés par simplicité). (b) Plan d’électrons avec en tireté les courants permanents qui suivent les équipotentielles du potentiel de désordre (celui-ci est représenté par des niveaux de gris). Les deux lignes fléchées en traits pleins correspondent aux deux canaux de bord associés aux deux niveaux de Landau occupés. Elles correspondent aux états au niveau de Fermi qui portent le courant macroscopique. fractionnaires, ce qui autorise le passage de quasi-particules de l’un à l’autre. Cela est réalisé en créant au milieu de l’échantillon une constriction variable qui contrôle le rapprochement entre deux bords opposés. La constriction consiste en deux électrodes (grilles) en forme de pointe, placées au-dessus du plan d’électrons, comme l’indique la figure 3. Elles sont séparées de quelques fois la distance moyenne entre électrons (ceux-ci sont très dilués : un électron tout les 30 nm). Le potentiel négatif qui leur est appliqué repousse les électrons, sous les électrodes et entre celles-ci. Un potentiel très négatif coupe le plan d’électrons en deux régions distinctes séparées par une barrière tunnel. La densité électronique exponentiellement faible dans la barrière ne peut maintenir les corrélations qui donnent lieu aux excitations fractionnaires. Dans ces conditions, en appliquant une différence de potentiel entre les deux régions distinctes, on mesure le courant tunnel I qui passe à travers la barrière ainsi que ses 12 fluctuations DI(t). On observe alors le bruit poissonien de charges e, soit 2 ^ DI & = 2e^ I & Df. Pour préserver l’effet tunnel de quasi-particules à travers la constriction il faut, avec la même configuration d’électrodes, que le potentiel appliqué aux électrodes ne soit que faiblement négatif pour rapprocher et coupler faiblement les canaux de bord (figure 3). Le courant passe d’un bord à l’autre via le liquide Hall fractionnaire et, les corrélations étant maintenues, on s’attend à ce qu’il soit constitué de quasi-particules fractionnaires. Une différence de potentiel chimique eV entre le contact de gauche qui injecte des porteurs dans le canal de bord fractionnaire supérieur et le contact de droite qui injecte les porteurs dans le canal inférieur crée un courant incident I0 = m(e2 /h) V dont une fraction IR = I0 − I est rétrodiffusée entre le canal de bord supérieur et le canal de bord inférieur au voisinage de la constriction. Le régime poissonien est atteint lorsque le rapport du flux de porteurs transférés sur le flux de porteurs incidents soit IR /I0 est faible. Les fluctuations DI(t) = − DIR(t) des courants transmis et réfléchis sont anticorrélées et telles que 2 ^ DI & = 2e*^ IR & Df. DÉTECTION DES QUASIPARTICULES DE CHARGE e/3 À m = 1/3 A. Le matériau L’épitaxie par jets moléculaires réalise la croissance cristalline de Figure 3 - Dessin schématique de l’échantillon et de la mesure basée sur la détection des fluctuations anticorrélées du courant transmis I et du courant réfléchi IR. L’échantillon réel possède une paire de contacts supplémentaires utilisés pour la mesure de la résistance Hall en figure 1. Bruit quantique composés semiconducteurs monocouche atomique par monocouche atomique sur plusieurs microns d’épaisseur dans des conditions de très grande pureté. Le matériau de choix pour réaliser un plan d’électrons de très faible désordre est l’arséniure de gallium combiné à un alliage où l’aluminium est substitué au gallium en proportion de 33 %. Une interface presque atomiquement abrupte est réalisée entre l’AsGa et l’As(Al)Ga. Ce dernier, qui présente un gap semi-conducteur plus grand que le premier, est dopé par un plan de donneurs du silicium, situé à 80 nm de l’interface (voir figure 1a). Les électrons libérés par les donneurs vont dans la région AsGa de plus petit gap. Comme ils sont attirés par les charges positives des donneurs ionisés, ils sont confinés à l’interface et forment un couche bidimensionnelle d’électrons. Ces électrons ainsi séparés des impuretés chargées sont extrêmement mobiles dans le plan de l’interface. Pour l’effet Hall quantique fractionnaire, il est important que les fluctuations de potentiel créées par les impuretées soient bien inférieures à l’énergie de corrélation entre électrons. Afin de connecter la couche d’électrons enterrée 100 nm sous la surface à un circuit extérieur, on diffuse un alliage métallique depuis la surface jusqu’au plan d’électrons, ce qui réalise des contacts par lesquels est injecté le courant (figure 3). La géométrie voulue est ensuite gravée dans l’échantillon. Les électrodes de la constriction séparées de 100 nm seulement sont dessinées par lithographie électronique dans une résine électrosensible. Elles sont réalisées par décollage (lift-off) d’une couche métallique évaporée sur la résine révélée (voir Images de la Physique 1994). Grâce à un réfrigérateur à dilution d’3He/4He, l’échantillon est refroidi à très basse température (* 20 mK) et soumis à un champ magnétique perpendiculaire de quelques teslas pour atteindre le régime d’effet Hall fractionnaire. L’application d’une tension négative d’une fraction de volt sur les électrodes crée la constriction. En changeant cette tension, on varie le couplage entre les canaux de bord fractionnaires supérieur et inférieur (figure 3). B. Mesure du bruit en courant Mesurer le bruit de charges fractionnaires est un défi expérimental qui demande de mettre au point des techniques fiables, robustes et extrêmement sensibles. Comme le gap en énergie de l’effet Hall fractionnaire est de l’ordre de 180 à 250 µeV (2 à 3 kelvins) pour la fraction m = 1/3 la mieux définie, les tensions appliquées doivent être inférieures à 200 µV. Avec une résistance Hall de 2 3h/e ≈ 78 kX, le courant I . I0 est inférieur à 2-3 nA. Pour rester dans la limite poissonienne, le courant de rétrodiffusion IR doit représenter 10 à 20 % de I0, soit quelques centaines de picoampères. Le bruit en courant 2 à détecter ^ DI & = 2e*^ IR & Df est 2 très faible, de l’ordre du (fA) /Hz. et de sensibilité. Le bruit est mesuré pour des fréquences situées dans la gamme audible (f < 10 kHz). Après moyennage sur quelques minutes, on obtient des sensibilités de . 0,3 fA/=Hz. L’appareillage est placé dans une cage de Faraday conçue pour éliminer les perturbations électromagnétiques basse fré- La mesure utilise deux amplificateurs ultra-bas-bruit qui amplifient séparément les fluctuations DI et DIR des courants transmis I et réfléchi IR. Grâce à un analyseur de spectre à transformée de Fourier rapide, on calcule la partie réelle : C12(f) = 2 R * ds DI(0) DI (s) cos (2pfs) ∞ 0 R et imaginaire : C12(f) = 2 I * ds DI(0) DI (s) sin (2pfs) ∞ 0 R de la puissance spectrale des corrélations des deux courants. On vérifie l’anticorrélation des fluctuations, soit 2 R 2 C12(f) Df = ^ DI DIR & = − ^ DI & = − ^ DIR & comme attendu pour le bruit de grenaille de particules qui se répartissent aléatoirement entre courant transmis et courant réfléchi. La méthode de corrélation présente l’avantage d’éliminer le bruit expérimental non corrélé qui provient de chacune des chaînes d’amplification, ce qui procure un gain considérable de fiabilité Figure 4 - (a) Mesure du bruit pour m = 1 avec en pointillé comparaison avec la prédiction pour des charges e (pour cette mesure, avec une transmission proche de 1/3, on s’éloigne du régime poissonien et on peut démontrer que le bruit de Schottky est réduit d’ un facteur 2/3). (b) Bruit observé pour m = 1/3 comparé avec la prédiction pour le bruit poissonien de charges e/3 et e. (c) Transition entre le bruit thermique pour m = 1/3 et le bruit de grenaille de charge e/3. La courbe en pointillés montre un excellent accord avec la théorie. Une autre courbe en pointillés montre ce que donneraient des charges e. 13 quence. Elle joue aussi le rôle de protection acoustique pour éviter de capter des bruits acoustiques par effet de microphone. C. Des fractions de charge transportent le courant Sur une première série de mesures, nous avons vérifié que le bruit en courant correspond bien à des charges e pour un facteur de remplissage m = 1 dans le régime d’effet Hall quantique entier, comme le montre la figure 4a. Ensuite, nous avons triplé le champ magnétique pour obtenir un facteur de remplissage m = 1/3, où l’effet Hall fractionnaire est le plus robuste et ses propriétés bien connues. La figure 4b montre le résultat des mesures effectuées dans ces conditions. On voit que le bruit varie de manière linéaire avec le courant rétrodiffusé et que la pente correspond à la charge e* = e/3 et non e comme précédemment. La détermination directe de la charge est limitée par le rapport signal sur bruit de la mesure de bruit. Néanmoins, les fluctuations statistiques sur la mesure correspondent à ce qu’on calcule en utilisant les caractéristiques mesurées des détecteurs. Une indication complémentaire que nous mesurons bien le transfert de charges fractionnaires est obtenue en comparant le bruit thermique et le bruit de grenaille. Le bruit en courant à l’équilibre thermodynamique est donné par la formule de JohnsonNyquist qui exprime le théorème de fluctuation-dissipation : ^ DI2 & = 4GkB TD f, où T est la température et G la conductance. Dans la limite de faible rétrodiffusion où G = e /3h − GR (GR ! e /3h), la contribution au bruit thermique qui vient de la rétrodiffusion s’écrit 2 comme ^ DI & ≈ 4GR kB T Df. Elle est à comparer au bruit de grenaille hors équilibre ≈ 2e* GR V Df. La tension qui caractérise la transition entre les deux régimes est donnée par e* V = 2kB T. Physiquement, cela correspond au moment où la différence de potentiel chimique Dµ = e* V égale l’amplitude des fluctuations thermiques kB T. Pour une température donnée, la tension de transition attendue avec e* = e/3 est trois fois celle qui est attendue pour des charge e, comme le montre la figure 4c. 2 2 CONCLUSION L’effet Hall quantique est le premier système qui donne lieu à l’observation de quasi-particules dont la charge diffère du quantum de charge électronique, ici une fraction un tiers de e, qui est la plus accessible expérimentalement. Pour m = 1/5 ou 2/5, une charge e/5 devrait être observée. Le mérite de l’effet Hall quantique est d’avoir rendu tangible l’idée de fractionnement du quantum de charge et d’avoir amené à une meilleure compréhension des systèmes quantiques dont la dynamique est assimilable à celle d’un système unidimensionnel. Ainsi, des quasiparticules de charge plus petite que e, mais non nécessairement une fraction rationnelle, sont peut-être plus fréquentes qu’on ne l’imagine. Elles pourraient être observées dans les systèmes d’électrons unidimensionnels qui sont décrits comme des liquides de Luttinger. Les variétés Article proposé par : D. Christian Glattli, tél. 01 69 08 72 43, courriel : [email protected] et Laurent Saminadayar (au CRTBT Grenoble depuis 98, tél. 04 76 88 12 79, courriel : [email protected] Ces résultats ont été obtenus en collaboration avec Yong Jin et Bernard Etienne du L2M CNRS Bagneux. 14 métalliques des nanotubes de carbone pourraient être de bons systèmes pour observer de tels effets. La motivation des expérimentateurs pour déterminer des quantités physiques qui ne sont pas accessibles dans des expériences de conductance traditionnelles a engendré de grands progrès dans les techniques de mesures de bruit de grenaille en sensibilité et en fréquence. Outre la caractérisation des excitations élémentaires, le bruit est sensible à l’aspect corpusculaire du transport. Il permet d’aborder des problèmes quantiques qui ne peuvent être étudiés par des mesures de conductance (seulement sensibles à l’aspect ondulatoire). Un parallèle a été récemment établi entre le bruit de photons et le bruit d’électrons qui montre l’influence déterminante de la statistique quantique, de BoseEinstein ou de Fermi-Dirac. Cette sensibilité du bruit à la statistique pourrait révéler de nouvelles statistiques quantiques comme la statistique anyonique qui est attendue pour les quasi-particules de Laughlin. POUR EN SAVOIR PLUS Prange (R.E.) and Girvin (S.M.) eds, « The Quantum Hall Effect », Springer Verlag (New-York), 1987 ; Saminadayar (L.), Jin (Y.), Etienne (B.) and Glattli (D.C.), Phys. Rev Lett., 79, 25-26, 1997. de Picciotto (R.) et al., Nature, 389, 162, 1997. Reznikov (M.), de Picciotto (R.), Heiblum (M.), Glattli (D.C.), Kumar (A.), Saminadayar (L.), Quantum Shot Noise, in Superlattice and Microstructures, special issue in honor of 70th Rolf Landauer’s birthday, 23, No. 3/4, 901, 1998.