Observation de quasi-particules de charge fractionnaire e/3 P

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Bruit quantique
Observation de quasi-particules
de charge fractionnaire e/3
Depuis le début du siècle, les expériences sur les gouttelettes chargées menées par J.J. Thomson puis
R. Millikan ont montré que la charge d’un système isolé est multiple d’un quantum de charge e indivisible.
Cependant, au sein d’un solide, rien ne s’oppose à ce que les excitations électroniques élementaires
observables portent une charge différente. Des expériences récentes menées sur l’effet Hall quantique
fractionnaire ont mis en évidence des charges e/3 pour la première fois.
our leur découverte de l’effet
Hall quantique fractionnaire,
Dan Tsui et Horst Störmer ont
reçu le prix Nobel de Physique 1998
conjointement avec Bob Laughlin qui
avait jeté les bases de la théorie dans
la foulée des premières expériences.
Ce phénomène a révolutionné la physique de la matière condensée en
montrant que de nombreux concepts
issus de la physique des particules ou
de la théorie des champs devenaient
pertinents pour expliquer la dynamique quantique d’électrons confinés
dans un plan et soumis à un fort
champ magnétique perpendiculaire.
La simplicité du système, où les interactions entre électrons sont parfaitement connues (loi de Coulomb), a
permis de sélectionner très vite les
« bonnes » théories. Une des prédictions les plus remarquables de la
théorie de Laughlin était l’existence
de quasi-particules de charge fractionnaire. Elle rejoignait celle formulée peu de temps auparavant par Su
et Schrieffer pour des conducteurs
unidimensionnels commensurables.
Depuis, les théoriciens ont proposé
d’autres systèmes quantiques de
basse dimensionnalité qui présentent
des excitations de charge plus petite
que e. Il s’agit notamment des systèmes quantiques intégrables unidimensionnels comme celui de particules en interaction selon une loi en
P
– Service de physique de l’état condensé,
CEA Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette.
8
1/r2 ou à courte portée. Tous ces
systèmes possèdent la propriété remarquable que l’état fondamental est
construit à partir d’un remplissage
fractionnaire des états quantiques du
système équivalent sans interaction.
Si le facteur de remplissage m − rapport du nombre de particules sur le
nombre d’états − est une fraction
simple, par exemple 1/m où m est
entier, l’excitation élémentaire correspond à créer un état vacant, qui laisse
localement un déficit de charge fractionnaire − e/m dans la fonction
d’onde collective.
Un plan d’électrons en fort champ
magnétique perpendiculaire présente
déjà des propriétés spectaculaires
lorsque le facteur de remplissage m
est entier. Il donne lieu à l’effet Hall
quantique entier découvert en 1980
par Klaus von Klitzing, qui se vit attribuer le prix Nobel de physique
1985 pour ce phénomène qu’aucune
théorie n’avait prédit. Dans les structures semi-conductrices qui hébergent
les électrons dans un plan, le nombre
d’électrons est fixé par construction.
Le nombre d’états, qui correspond au
nombre de quantum de flux
U0 = h/e dans le plan, est ajusté à
volonté avec le champ magnétique.
L’effet Hall quantique entier se produit quand le facteur de remplissage
m (ici le rapport du nombre d’électrons sur le nombre de quantum de
flux) est voisin d’une valeur entière
m = p. Il est caractérisé par une ré2
sistance de Hall RH = h/pe quantifiée (voir la figure 1 et l’encadré 1). Il
a conduit en 1990 à une nouvelle
définition de l’unité de résistance au
sein du Système international, le
klitzing, construit à partir des deux
constantes fondamentales h et e :
2
h/4 e = 6453,2014 X. La quantification de RH résulte de l’effet combiné de la quantification du mouvement cyclotron électronique et de la
statistique de Pauli (voir encadré 1).
Dans ce régime, négliger les effets
d’interaction entre électrons constitue une bonne approximation, et
les quasi-particules présentent une
charge e.
Le régime qui nous intéresse apparaît quand le facteur de remplissage
est une fraction simple de dénominateur impair m = p/(2k + 1) avec
p et k entiers. On observe alors
l’effet Hall quantique fractionnaire
caractérisé par une résistance de Hall
fractionnaire RH = (2k + 1/p) (h/e2).
Comme lorsque m est entier, la résistivité longitudinale qxx s’annule. Il y
a donc une absence de dissipation qui
traduit l’apparition d’un « gap »
(trou) en énergie dans le spectre des
excitations. Ce gap résulte, pour
l’effet fractionnaire, de l’interaction
de Coulomb entre électrons (voir encadré 2). Pour certaines valeurs du
nombre d’électrons commensurables
avec le nombre d’états, les électrons
condensent dans un état fondamental
unique où tout changement local de
la densité électronique implique la
création de quasi-particules. Pour
un
facteur
de
remplissage
m = 1/(2k + 1) par exemple, une
quasi-particule de type trou correspond à vider un état quantique,
Bruit quantique
2
^ DN & = ^ N &, résultant de la loi de
Poisson. Les fluctuations du cou2
2
2
rant ^ DI & = (e*/s) ^ DN & s’écrivent
2
où
alors :
^ DI & = 2e*^ I & Df
Df = 1/2s est la bande passante
effective de la mesure des fluctuations
du courant. La relation précédente,
dite formule de Schottky, relie le carré
des fluctuations du courant à la valeur
moyenne du courant. Le coefficient de
proportionnalité mesure de manière
absolue la charge des grains
d’électricité qui portent le courant.
C’est lui qui est utilisé pour
déterminer la charge des quasiparticules.
Figure 1 - (a) Coupe schématique de l’hétérojonction utilisée pour créer la couche d’électrons. (b) Principe de la mesure de la résistance transverse Hall et de la résistance longitudinale. (c) La résistance
Hall suit la loi classique à très bas champ puis montre les plateaux de l’effet Hall entier pour B > 0,3 T
tandis que la résistance longitudinale s’annule. (d) Mesures à fort champ montrant l’apparition de l’effet Hall fractionnaire.
laissant ainsi un trou de la taille d’un
quantum de flux dans la fonction
d’onde collective. Comme il y a
2k + 1 quantum de flux pour un
électron, le trou laisse une charge
e/(2k + 1) non compensée. Ces
quasi-particules, appelées quasi-trous,
et leurs analogues symétriques appelés quasi-électrons sont les excitations fractionnaires prédites par
Laughlin.
Bien que la plupart des prédictions
qui découlent de cette hypothèse
soient compatibles avec les faits expérimentaux, l’observation directe
des quasi-particules de Laughlin
manquait. Ce n’est que très récemment que notre expérience a montré
que des quasi-particules de charge
fractionnaire, ici e/3, étaient bien les
porteurs élémentaires du courant dans
ce régime. Des résultats similaires
ont été obtenus au Weizmann Institute en Israël.
LE PRINCIPE DE L’EXPÉRIENCE
A. Comment mesurer la charge ?
La mise en évidence d’un phénomène fondamental et peu intuitif
comme des charges fractionnaires
doit reposer sur un principe simple et
robuste. Notre choix s’est porté sur le
bruit de grenaille qui, comme son
nom l’indique, reflète la granularité
des porteurs du courant. Le phénomène a été prédit en 1918 par W.
Schottky qui considérait le bruit en
courant d’une diode à vide dû à
l’émission thermo-ionique hors équilibre d’électrons qui sont émis par
une cathode chauffée et qui arrivent
selon une statistique de Poisson sur
l’anode. Le bruit de grenaille a été
utilisé un peu plus tard pour obtenir
une mesure de la charge de l’électron
sans toutefois atteindre la précision
métrologique des expériences de type
Millikan.
Le principe est le suivant :
supposons que l’on puisse réaliser les
conditions où les quasi-particules de
charge fractionnaire e* traversent de
manière aléatoire suivant une
statistique poissonienne une portion
du conducteur. Dans une série
d’expériences identiques, on mesure
le nombre N de particules transmises
durant un temps s. Le courant moyen
est ^ I & = e*^ N &/s. D’une expérience
à l’autre, on a des déviations DN à
la valeur moyenne ^ N & telles que
Afin de réaliser l’expérience, il
faut d’abord savoir où se trouve le
courant dans le régime d’effet Hall
quantique. Ensuite, il faut créer les
conditions de faible couplage entre
deux régions du conducteur pour
transférer des quasi-particules sans
corrélations temporelles suivant une
statistique poissonienne. Enfin, il faut
pouvoir détecter des fluctuations de
courant extrêmement faibles.
B. Où se trouve le courant ?
Considérons d’abord l’effet Hall
entier. Il n’y a pas de courant au cœur
d’un échantillon Hall idéal très loin
des bords. En effet, pour utiliser une
image semi-classique, les électrons
tournent sur eux-mêmes à la
fréquence cyclotron mais le centre de
leur orbite cyclotron est immobile.
Pour que celui-ci se déplace, il faut un
s
champ électrique E dans le plan qui
confère un mouvement de dérive à
l’orbite cyclotron. La vitesse de dés
rive vD est telle que la force de
Lorentz compense le champ élecs s s
trique appliqué : E + v × B = s
0.
D
Les électrons se déplacent perpendiculairement au champ électrique, en suivant les courbes
équipotentielles. Dans un échantillon
réel de bonne qualité, il existe un
faible champ électrique dont la
distribution spatiale aléatoire est
due aux charges électriques qui
proviennent des impuretés résiduelles
9
Encadré 1
EFFET HALL QUANTIQUE ENTIER
Dans le modèle classique de Drude, l’effet Hall résulte de la
s
force de Lorentz evs × B subie par les électrons. L’équation
du mouvement stationnaire d’un électron de masse effective
m* qui subit des collisions avec un temps caractéristique s et
s
qui est soumis à un champ électrique statique E uniforme
s
s
est : m* vs /s + evs × B = − eE . Si n est la densité surfacique
s
d’électrons, le tenseur de résistivité qui relie le champ
s
électrique à la densité de courant sj = − en v est :
qxx qxy
q=(
s
) où qxx = qyy = m*/(ns e s) est la résistance
qyx qyy
longitudinale et qyx = − qxy = RH = B/ens la résistance de Hall
classique. Dans des unités quantiques où le champ
magnétique est mesuré en nombre nU de quantum de flux
U0 = h/e par unité de surface, la relation classique devient
2
RH = (h/e )nU /ns. C’est une mesure du rapport nU /ns où
2
h/e = 25 812 X est le quantum de résistance.
2
La figure 1c montre que la variation linéaire de RH avec B,
prédite par l’image classique, est observée à très bas champ.
A plus haut champ, des plateaux apparaissent pour
2
RH = (h/e )/p, où p est entier. Un plateau indique que pour
une certaine plage de champ le système devient
incompressible puisque la densité d’électrons qui participe à
l’effet Hall reste « accrochée » à celle du quantum de flux
pour garder le rapport m = ns /nU = p constant. Simultanément,
la résistivité longitudinale qxx s’annule à basse température.
C’est le phénomène d’effet Hall quantique entier.
Sous champ magnétique, un électron effectue un mouvement
cyclotron de pulsation xc = eB/m*. La physique est alors
mieux décrite en décomposant, en jauge cylindrique, les
ˆ
ˆ
opérateurs coordonnée et impulsion (x, px ) et (y, py) en de
nouveaux opérateurs qui décrivent le mouvement cyclotron
ˆ
ˆ
(− vy /xc, vx /xc) autour de son centre d’orbite cyclotron
2
ˆ ˆ
(X, Y). Dans cette transformation @ vx , vy # = − ix c \/eB et
@ X, Y # = i\/eB. L’énergie, qui est purement cinétique,
ˆ2 ˆ2
(1 / 2) m*(vx + vy ) se quantifie en niveaux de Landau d’énergie
dans le semi-conducteur. Celui-ci
engendre une distribution de courants
permanents au cœur de l’échantillon
(courbes tiretées de la figure 2b).
Dans le régime d’effet Hall quantifié,
ces courants n’assurent pas de courant
macroscopique à l’intérieur du
conducteur pour deux raisons. D’une
part, ils correspondent à des électrons
qui se déplacent selon des circuits
fermés qui suivent les lignes de
niveau du potentiel électrostatique.
10
En = (n + 1 / 2) \xc, n = 0, 1, ... associés à des orbites
cyclotron de rayon quantifié rn = =(n + 1/2) lc où lc = =\/eB
est la longueur cyclotron. Comme il y a deux dimensions et
que l’énergie ne dépend que d’un seul nombre quantique n, il
y a dégénérescence des niveaux de Landau. Celle-ci
correspond au grand nombre d’états possibles pour placer les
centres des orbites cyclotron dans le plan, soit eB/h par unité
de surface. Ce nombre est identique pour chaque niveau de
Landau et est égal au nombre de quantum de flux. En effet, la
relation d’incertitude DX DY = U0 /B montre que la taille du
paquet d’onde qui décrit la position d’un centre d’orbite à
l’intérieur d’un niveau de Landau est égale à celle d’un
quantum de flux.
L’effet Hall quantique est dû à l’ouverture d’un gap en
énergie dans les excitations en champ magnétique. Pour l’effet
entier, à bas champ, un gap apparaît chaque fois qu’un niveau
de Landau est complètement occupé. Compte tenu de la
dégénérescence de spin à bas champ (effet Zeeman
négligeable), cela correspond à ns = pnU avec p pair. Le gap
est dû au principe de Pauli qui impose d’aller chercher des
états libres dans le niveau de Landau supérieur. Il coûte ainsi
une énergie \xc pour créer une excitation (annulation de qxx)
ou pour changer la densité (incompressibilité qui maintient RH
constant). L’effet Hall quantique entier se manifeste aussi
pour p impair à plus haut champ lorsque la dégénérescence
de spin est levée. Quand un niveau de Landau correspondant
à une espèce de spin est complètement occupé, le principe de
Pauli impose l’ouverture d’un gap.
Pour que le plateau de Hall soit de largeur non nulle, le
niveau de Fermi doit rester accroché entre deux niveaux de
Landau pour maintenir un gap quand on varie le champ
magnétique. Pour des échantillons macroscopiques et
désordonnés, cela est possible grâce à l’existence d’états
localisés (voir Images de la Physique 1984) et pour des
échantillons étroits et propres grâce à l’existence d’états de
bord (tels que ceux décrits dans le texte).
D’autre part, les électrons sont loin du
niveau de Fermi et il faudrait fournir
une énergie de l’ordre de la séparation
entre niveaux de Landau (voir
encadré 1) pour changer la population
des électrons et établir un courant.
C’est à la périphérie de l’échantillon que se concentre le courant
utile à une expérience de transport.
En effet, il y règne un champ électris
que Ec permanent perpendiculaire
au bord qui confine les électrons à
l’intérieur de l’échantillon. Leurs orbites cyclotron dérivent alors d’un
bout à l’autre de l’échantillon le long
d’équipotentielles qui suivent le bord.
D’autre part, le potentiel de bord
s’ajoute à l’énergie des niveaux de
Landau et les courbe vers le haut. Il
existe, pour chaque niveau de Landau occupé, une trajectoire dont
l’énergie est égale au niveau de
Fermi. Ces trajectoires particulières
Bruit quantique
Encadré 2
L’EFFET HALL QUANTIQUE FRACTIONNAIRE
En absence d’interaction entre électrons dans un niveau de
Landau partiellement rempli (facteur de remplissage m < 1), la
dégénérescence des états de Landau donne un grand nombre
de configurations possibles pour placer les électrons parmi
ces états. Cependant, l’interaction lève la dégénérescence en
favorisant les états qui minimisent la répulsion coulombienne.
Pour certaines valeurs du nombre d’électrons commensurables
avec le nombre d’états, précisément lorque m = p/(2k + 1) avec
p et k entiers, il apparaît un état fondamental unique séparé
d’un continuum d’excitations par un gap en énergie
2
Dze /4pee0 lc (e est la constante diélectrique du matériau).
Ces excitations correspondent à la création locale de « trous »
ou de « bosses » de charge 7 e/(2k + 1) dans la densité
électronique. Changer la densité coûte donc une énergie
minimum D en dessous de laquelle le système reste
2
incompressible et RH quantifiée et égale à (2k + 1 / p) (h/e ).
Examinons l’état fondamental et ses excitations pour la
situation la mieux comprise où m = 1/m, c’est-à-dire m états
(ou m quanta de flux) par électron. L’état fondamental à N
particules est décrit par la fonction d’onde d’essai proposée
par R. Laughlin :
W1 =
m
)
1≤i<j≤N
S
~ zi − zj ! exp −
m
(
2
1
z
2 i = 1,N u i u
D
où zi est la coordonnée d’un électron dans le plan en
représentation complexe et en unité de lc. W1 / m possède de
bonnes propriétés : – 1) comme les électrons sont des
fermions, la fonction d’onde doit changer de signe par
permutation de deux particules, ce qui implique
nécessairement que m soit impair et rend compte du fait que
seules des fractions à dénominateurs impairs sont observées
(excepté certains cas où le spin paraît important) ; – 2) pour
m = 1 (effet Hall entier), W1 / m coïncide avec l’expression
exacte de la fonction d’onde antisymétrisée construite avec les
s
2
fonctions d’onde us(z)zz exp(− u z u /2), s = 1, 2, ... – 3).
définissent un canal de bord qui peut
être considéré comme un conducteur
unidimensionnel chiral (lignes en
traits pleins de la figure 2b). C’est là
qu’on peut injecter du courant. Il y a
autant de canaux de bord que de niveaux de Landau occupés au cœur de
l’échantillon. En pratique, les
contacts électriques qui sont connectés à un circuit extérieur sont placés
sur les bords afin d’introduire un
courant dans l’échantillon.
Enfin, pour m > 1, la probabilité pour que deux électrons
s’approchent décroît suivant une puissance élevée et minimise
effıcacement l’interaction. Pour m = 1/3, des calculs
numériques montrent que W1 / m est remarquablement proche
de la fonction exacte.
W1 / m décrit un liquide quantique incompressible car l’aire
occupée par un électron est rigidement fixée à celle occupée
par m quanta de flux. Tout changement de la densité
s’accompagne de la création de défauts dans la fonction
d’onde qui coûtent une énergie D. Ce sont les excitations ou
quasi-particules de Laughlin. La plus simple des excitations
est un quasi-trou qui correspond à ajouter localement un
quantum de flux en excès dans la fonction d’onde collective.
Comme il y a m quanta de flux par électron, ajouter un
quantum de flux revient à créer un état non occupé, et donc
un déficit de charge fractionnaire − e/m. La fonction d’onde
+ z
W m 0 avec tel un quasi-trou centré en z0 est
+ z
Wm 0 =
)
i = 1,N
~ zi − z0 ! W 1
m
L’énergie électrostatique dépensée en créant la charge − e/m
localisée dans un disque d’aire égale à celle d’un quantum de
flux U0 correspond au gap D observé expérimentalement. On
peut également créer des quasi-particules de charge + e/m en
retirant un quantum de flux.
Les quasi-particules possèdent des propriétés remarquables
qui attendent encore d’être observées comme celle de la
statistique fractionnaire. Si on crée deux quasi-particules aux
points za et zb et qu’on échange adiabatiquement (par
déplacement infiniment lent) leur position, on montre que
+ z, + z
+ z, + z
W m a b = W m b a exp(ip/m). Pour des fermions ou de
bosons, le terme de phase vaut respectivement − 1 ou + 1. En
dehors de ces deux cas, on dit que la statistique est
« anyonique ». Des arguments topologiques montrent que cela
n’est possible qu’en dimension inférieure à 3.
Un parallèle peut être fait entre les
effets Hall quantiques fractionnaire et
entier. Dans le premier, le gap qui
s’ouvre à l’intérieur du premier niveau de Landau à cause des interactions électron-électron joue le rôle du
gap cyclotron pour le second. Dans
les deux cas, il n’y a pas
de conduction à l’intérieur de
l’échantillon mais seulement sur les
bords. Un canal de bord, dit fractionnaire, apparaît le long de la ligne où
le potentiel de bord compense le gap
et amène l’énergie des quasiparticules au niveau de Fermi. C’est
là qu’on s’attend à trouver un courant
porté par des charges fractionnaires.
C. Comment transférer
des quasi-particules de manière
poissonienne ?
Pour obtenir un transfert poissonien de quasiparticules, il faut coupler faiblement deux canaux de bord
11
Figure 2 - (a) Représentation schématique des niveaux de Landau modifiés par le potentiel de bord et
par un faible potentiel de désordre (les états de spin ne sont pas représentés par simplicité). (b) Plan
d’électrons avec en tireté les courants permanents qui suivent les équipotentielles du potentiel de désordre (celui-ci est représenté par des niveaux de gris). Les deux lignes fléchées en traits pleins correspondent aux deux canaux de bord associés aux deux niveaux de Landau occupés. Elles correspondent aux états au niveau de Fermi qui portent le courant macroscopique.
fractionnaires, ce qui autorise le passage de quasi-particules de l’un à
l’autre. Cela est réalisé en créant au
milieu de l’échantillon une constriction variable qui contrôle le rapprochement entre deux bords opposés.
La constriction consiste en deux électrodes (grilles) en forme de pointe,
placées au-dessus du plan d’électrons, comme l’indique la figure 3.
Elles sont séparées de quelques fois
la distance moyenne entre électrons
(ceux-ci sont très dilués : un électron
tout les 30 nm). Le potentiel négatif
qui leur est appliqué repousse les
électrons, sous les électrodes et entre celles-ci.
Un potentiel très négatif coupe le
plan d’électrons en deux régions distinctes séparées par une barrière tunnel. La densité électronique exponentiellement faible dans la barrière ne
peut maintenir les corrélations qui
donnent lieu aux excitations fractionnaires. Dans ces conditions, en appliquant une différence de potentiel entre les deux régions distinctes, on
mesure le courant tunnel I qui passe
à travers la barrière ainsi que ses
12
fluctuations DI(t). On observe alors
le bruit poissonien de charges e, soit
2
^ DI & = 2e^ I & Df.
Pour préserver l’effet tunnel de
quasi-particules à travers la constriction il faut, avec la même configuration d’électrodes, que le potentiel
appliqué aux électrodes ne soit que
faiblement négatif pour rapprocher
et coupler faiblement les canaux de
bord (figure 3). Le courant passe
d’un bord à l’autre via le liquide Hall
fractionnaire et, les corrélations étant
maintenues, on s’attend à ce qu’il
soit constitué de quasi-particules
fractionnaires. Une différence de potentiel chimique eV entre le contact
de gauche qui injecte des porteurs
dans le canal de bord fractionnaire
supérieur et le contact de droite qui
injecte les porteurs dans le canal inférieur crée un courant incident
I0 = m(e2 /h) V dont une fraction
IR = I0 − I est rétrodiffusée entre le
canal de bord supérieur et le canal de
bord inférieur au voisinage de la
constriction. Le régime poissonien
est atteint lorsque le rapport du flux
de porteurs transférés sur le flux de
porteurs incidents soit IR /I0 est faible. Les fluctuations DI(t) = − DIR(t)
des courants transmis et réfléchis
sont anticorrélées et telles que
2
^ DI & = 2e*^ IR & Df.
DÉTECTION DES QUASIPARTICULES
DE CHARGE e/3 À m = 1/3
A. Le matériau
L’épitaxie par jets moléculaires
réalise la croissance cristalline de
Figure 3 - Dessin schématique de l’échantillon et de la mesure basée sur la détection des fluctuations anticorrélées du courant transmis I et du courant réfléchi IR. L’échantillon réel possède une
paire de contacts supplémentaires utilisés pour la mesure de la résistance Hall en figure 1.
Bruit quantique
composés semiconducteurs monocouche atomique par monocouche
atomique sur plusieurs microns
d’épaisseur dans des conditions de
très grande pureté. Le matériau de
choix pour réaliser un plan d’électrons de très faible désordre est l’arséniure de gallium combiné à un alliage où l’aluminium est substitué au
gallium en proportion de 33 %. Une
interface presque atomiquement
abrupte est réalisée entre l’AsGa et
l’As(Al)Ga. Ce dernier, qui présente
un gap semi-conducteur plus grand
que le premier, est dopé par un plan
de donneurs du silicium, situé à
80 nm de l’interface (voir figure 1a).
Les électrons libérés par les donneurs
vont dans la région AsGa de plus petit gap. Comme ils sont attirés par les
charges positives des donneurs ionisés, ils sont confinés à l’interface et
forment un couche bidimensionnelle
d’électrons. Ces électrons ainsi séparés des impuretés chargées sont extrêmement mobiles dans le plan de
l’interface. Pour l’effet Hall quantique fractionnaire, il est important que
les fluctuations de potentiel créées
par les impuretées soient bien inférieures à l’énergie de corrélation
entre électrons.
Afin de connecter la couche
d’électrons enterrée 100 nm sous la
surface à un circuit extérieur, on diffuse un alliage métallique depuis la
surface jusqu’au plan d’électrons, ce
qui réalise des contacts par lesquels
est injecté le courant (figure 3). La
géométrie voulue est ensuite gravée
dans l’échantillon. Les électrodes de
la constriction séparées de 100 nm
seulement sont dessinées par lithographie électronique dans une résine
électrosensible. Elles sont réalisées
par décollage (lift-off) d’une couche
métallique évaporée sur la résine révélée (voir Images de la Physique
1994).
Grâce à un réfrigérateur à dilution
d’3He/4He, l’échantillon est refroidi à
très basse température (* 20 mK) et
soumis à un champ magnétique perpendiculaire de quelques teslas pour
atteindre le régime d’effet Hall fractionnaire. L’application d’une tension
négative d’une fraction de volt sur
les électrodes crée la constriction. En
changeant cette tension, on varie le
couplage entre les canaux de bord
fractionnaires supérieur et inférieur
(figure 3).
B. Mesure du bruit en courant
Mesurer le bruit de charges fractionnaires est un défi expérimental
qui demande de mettre au point des
techniques fiables, robustes et extrêmement sensibles. Comme le gap en
énergie de l’effet Hall fractionnaire
est de l’ordre de 180 à 250 µeV (2 à
3 kelvins) pour la fraction m = 1/3 la
mieux définie, les tensions appliquées
doivent être inférieures à 200 µV.
Avec une résistance Hall de
2
3h/e ≈ 78 kX, le courant I . I0 est
inférieur à 2-3 nA. Pour rester dans
la limite poissonienne, le courant de
rétrodiffusion IR doit représenter 10
à 20 % de I0, soit quelques centaines
de picoampères. Le bruit en courant
2
à détecter ^ DI & = 2e*^ IR & Df est
2
très faible, de l’ordre du (fA) /Hz.
et de sensibilité. Le bruit est mesuré
pour des fréquences situées dans
la gamme audible (f < 10 kHz).
Après moyennage sur quelques minutes, on obtient des sensibilités de
. 0,3 fA/=Hz. L’appareillage est
placé dans une cage de Faraday
conçue pour éliminer les perturbations électromagnétiques basse fré-
La mesure utilise deux amplificateurs ultra-bas-bruit qui amplifient séparément les fluctuations DI et DIR
des courants transmis I et réfléchi
IR. Grâce à un analyseur de spectre
à transformée de Fourier rapide, on
calcule la partie réelle :
C12(f) = 2
R
* ds DI(0) DI (s) cos (2pfs)
∞
0
R
et imaginaire :
C12(f) = 2
I
* ds DI(0) DI (s) sin (2pfs)
∞
0
R
de la puissance spectrale des corrélations des deux courants. On vérifie
l’anticorrélation des fluctuations, soit
2
R
2
C12(f) Df = ^ DI DIR & = − ^ DI & = − ^ DIR &
comme attendu pour le bruit de grenaille de particules qui se répartissent
aléatoirement entre courant transmis
et courant réfléchi. La méthode de
corrélation présente l’avantage d’éliminer le bruit expérimental non corrélé qui provient de chacune des
chaînes d’amplification, ce qui procure un gain considérable de fiabilité
Figure 4 - (a) Mesure du bruit pour m = 1 avec
en pointillé comparaison avec la prédiction pour
des charges e (pour cette mesure, avec une
transmission proche de 1/3, on s’éloigne du régime poissonien et on peut démontrer que le
bruit de Schottky est réduit d’ un facteur 2/3).
(b) Bruit observé pour m = 1/3 comparé avec la
prédiction pour le bruit poissonien de charges
e/3 et e. (c) Transition entre le bruit thermique
pour m = 1/3 et le bruit de grenaille de charge
e/3. La courbe en pointillés montre un excellent
accord avec la théorie. Une autre courbe en
pointillés montre ce que donneraient des
charges e.
13
quence. Elle joue aussi le rôle de
protection acoustique pour éviter de
capter des bruits acoustiques par effet
de microphone.
C. Des fractions de charge
transportent le courant
Sur une première série de mesures,
nous avons vérifié que le bruit en
courant correspond bien à des charges e pour un facteur de remplissage
m = 1 dans le régime d’effet Hall
quantique entier, comme le montre la
figure 4a. Ensuite, nous avons triplé
le champ magnétique pour obtenir un
facteur de remplissage m = 1/3, où
l’effet Hall fractionnaire est le plus
robuste et ses propriétés bien
connues.
La figure 4b montre le résultat des
mesures effectuées dans ces conditions. On voit que le bruit varie de
manière linéaire avec le courant rétrodiffusé et que la pente correspond
à la charge e* = e/3 et non e comme
précédemment. La détermination directe de la charge est limitée par le
rapport signal sur bruit de la mesure
de bruit. Néanmoins, les fluctuations
statistiques sur la mesure correspondent à ce qu’on calcule en utilisant
les caractéristiques mesurées des détecteurs.
Une indication complémentaire
que nous mesurons bien le transfert
de charges fractionnaires est obtenue
en comparant le bruit thermique et le
bruit de grenaille. Le bruit en courant
à l’équilibre thermodynamique est
donné par la formule de JohnsonNyquist qui exprime le théorème
de fluctuation-dissipation : ^ DI2 & =
4GkB TD f, où T est la température
et G la conductance. Dans la limite
de
faible
rétrodiffusion
où
G = e /3h − GR (GR ! e /3h), la
contribution au bruit thermique qui
vient de la rétrodiffusion s’écrit
2
comme ^ DI & ≈ 4GR kB T Df. Elle
est à comparer au bruit de grenaille
hors équilibre ≈ 2e* GR V Df. La
tension qui caractérise la transition
entre les deux régimes est donnée par
e* V = 2kB T. Physiquement, cela
correspond au moment où la différence de potentiel chimique
Dµ = e* V égale l’amplitude des
fluctuations thermiques kB T. Pour
une température donnée, la tension
de transition attendue avec e* = e/3
est trois fois celle qui est attendue
pour des charge e, comme le montre
la figure 4c.
2
2
CONCLUSION
L’effet Hall quantique est le premier système qui donne lieu à l’observation de quasi-particules dont la
charge diffère du quantum de charge
électronique, ici une fraction un tiers
de e, qui est la plus accessible expérimentalement. Pour m = 1/5 ou 2/5,
une charge e/5 devrait être observée.
Le mérite de l’effet Hall quantique
est d’avoir rendu tangible l’idée de
fractionnement du quantum de
charge et d’avoir amené à une
meilleure compréhension des systèmes quantiques dont la dynamique
est assimilable à celle d’un système
unidimensionnel. Ainsi, des quasiparticules de charge plus petite que
e, mais non nécessairement une
fraction rationnelle, sont peut-être
plus fréquentes qu’on ne l’imagine.
Elles pourraient être observées dans
les systèmes d’électrons unidimensionnels qui sont décrits comme des
liquides de Luttinger. Les variétés
Article proposé par : D. Christian Glattli, tél. 01 69 08 72 43, courriel : [email protected]
et Laurent Saminadayar (au CRTBT Grenoble depuis 98, tél. 04 76 88 12 79,
courriel : [email protected]
Ces résultats ont été obtenus en collaboration avec Yong Jin et Bernard Etienne du
L2M CNRS Bagneux.
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métalliques des nanotubes de carbone
pourraient être de bons systèmes
pour observer de tels effets.
La motivation des expérimentateurs pour déterminer des quantités
physiques qui ne sont pas accessibles
dans des expériences de conductance
traditionnelles a engendré de grands
progrès dans les techniques de mesures de bruit de grenaille en sensibilité et en fréquence. Outre la caractérisation des excitations élémentaires,
le bruit est sensible à l’aspect corpusculaire du transport. Il permet d’aborder des problèmes quantiques qui ne
peuvent être étudiés par des mesures
de conductance (seulement sensibles
à l’aspect ondulatoire). Un parallèle a
été récemment établi entre le bruit de
photons et le bruit d’électrons qui
montre l’influence déterminante de la
statistique quantique, de BoseEinstein ou de Fermi-Dirac. Cette
sensibilité du bruit à la statistique
pourrait révéler de nouvelles statistiques quantiques comme la statistique
anyonique qui est attendue pour les
quasi-particules de Laughlin.
POUR EN SAVOIR PLUS
Prange (R.E.) and Girvin (S.M.) eds,
« The Quantum Hall Effect », Springer
Verlag (New-York), 1987 ;
Saminadayar (L.), Jin (Y.), Etienne
(B.) and Glattli (D.C.), Phys. Rev
Lett., 79, 25-26, 1997.
de Picciotto (R.) et al., Nature, 389,
162, 1997.
Reznikov (M.), de Picciotto (R.), Heiblum (M.), Glattli (D.C.), Kumar
(A.), Saminadayar (L.), Quantum Shot
Noise, in Superlattice and Microstructures, special issue in honor of 70th
Rolf Landauer’s birthday, 23, No. 3/4,
901, 1998.
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