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Stefano Allievi!
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Pour une sociologie des conversions:!
Lorsque les Européens deviennent musulmans!
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Introduction: l’Europe face à ses convertis!
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La présence musulmane en Europe a été étudiée de plusieurs points de vue. L’un de moins connus,
curieusement, est celui des européens devenus musulmans. “Etrange silence!”, pourrions-nous dire,
à la suite d’un constat identique dressé par les Bennassar (1989) étudiant les “chrétiens d’Allah” du
passé.!
Ce constat est encore plus étrange face au rôle significatif joué par les convertis dans les
dynamiques de l’islam européen. Il se fait encore plus étonnante dans la mesure leur présence,
leur simple existence, posent des problèmes théoriques intéressants et intensement débattus, bien
au-delà des questions concernant strictement l’islam. Il s’agit entre autre de la définition de
l’identité individuelle et collective, de la persistence du religieux, du pluralisme et de ses
dynamiques, de la construction d’une communauté (en liaison avec le débat sur le communitarisme
et sur le néo-communitarisme), du multiculturalisme et de ses frontières, du concept même de
culture et du rapport entre in-group et out-group. Ces questions touchent certes l’immigration, mais
pas seulement: qui est le “nous” et qui est l’étranger lorsque l’on ne reléve pas du même groupe
d’origine, lorsque le rapport se joue entre autochtones et immigrés, mais que l’on partage pourtant
la même religion, les mêmes lieux de prière et les mêmes réseaux associatifs? Qu’en est-il de ces
identités lorsque, tout en restant évidemment autochtones et citoyens d’un Etat européen, on choisit
d’appartenir à une religion perçue par la majorité de ses concitoyens non seulement comme
minoritaire, mais comme étrangère voire ennemie?!
Ce silence relatif est à nos yeux d’autant plus surprenant que l’idée d’approfondir une étude des
convertis s’est posée dès notre première approche de l’islam en Europe (Allievi et Dassetto, 1993),
notamment en relation avec le fait que les convertis ont étés parmi les premières rencontres que
nous avons faites dans le monde associatif islamique, dans les mosquées, et nous offrent des
itineraires parmi les plus surprenants et riches d’interrogation.!
Par ailleurs, lors de notre étude de terrain sur les conversions à l’islam (Allievi, 1998), nous avons
découvert, non sans une certaine surprise, le manque quasi total d’études sur ce thème, alors que les
recherches sur les conversions à d’autres groupes religieux, souvent beaucoup moins importants
tant du point de vue quantitatif que symbolique, et moins riches d’implications théoriques, sociales
et politiques, étaient nombreux.!
L’étude des convertis à l’islam nous semble d’autant plus intéressante qu’elle s’insére dans un
paysage et un ‘moment religieux’ de l’occident, selon l’expression de Simmel (1989, 181),
caractérisé par d’importantes modifications ‘structurelles’ concernantes le rôle de la religion dans
les sociétés dites développées. Les plus importantes de ces modifications sont liées aux processus
concomitants de sécularisation, de privatisation et de pluralisation du religieux. !
Il nous semble en particulier intéressant de souligner que ces transformations objectives, de et dans
la réalité sociale sécularisation, privatisation et pluralisation religieuse induisent ou, du moins,
sont accompagnées, de transformations subjectives dans la façon de croire. Aux côtés de
l’appartenence dite traditionnelle, on voit ainsi de plus en plus intervenir trois autres modèles ou
modalités de croire
"
: le modèle luckmanien du pick and choose, du ‘supermarché’ des biens
1
religieux (Luckmann, 1963), celui de l’inclusion ou de la contamination cognitive
"
(entre autres,
2
Campiche, 1993) et, de plus en plus fréquemment, celui de la conversion, de la rupture
biographique, du changement de religion. Les conversions ne sont qu’un élément de ce processus
en cours, à la fois conséquence et facteur de multiplication.!
Cette situation place l’islam européen, mélange complexe d’immigrés, d’autochtones devenus
musulmans, de mariages mixtes, sujet au changements souvent spectaculaires liés au passage de la
première à la deuxième genération de facto ‘autochtonisée’, dans une configuration à plusieurs
égards inédite pour l’islam: comparable, à la limite, à la situation mécquoise avant l’Hégire. L’islam
se retrouve tout d’abord dans une situation minoritaire dans un contexte pluraliste et, du moins en
principe, relativement indifférente au religieux ou officiellement laïcisée. A cela s’ajoute la
conscience, à l’exception des vélléités militantes de groupuscules, que cette position de minorité ne
changera pas: qu’on n’islamisera pas la societé (et, au fond, que la majorité des musulmans en
Europe ne le veut vraiment pas, ou du moins que ce problème n’est même pas à l’ordre du jour dans
la conscience collective musulmane). !
De ce point de vue le cas des convertis peut être considéré comme paradigmatique des évolutions
de l’islam européen dans sa globalité, en particulier à partir des deuxièmes et troisièmes
générations, l’islam devient de moins en moins un héritage culturel importé de l’étranger
(dont on oublie progressivement la langue et les coutumes), et de plus en plus un choix, une
véritable construction identitaire non moins significative à cause de cette naissance “artificielle”,
de cette “fécondation éthérologue”, et probablement encore plus durable et enracinée précisément
suite à ce processus (Allievi, 1999).!
On y retrouve en effet de façon implicite une certaine récupération de la subjectivité de l’acteur
social, récupération souvent problématique sur le plan théorique: “la sociologie contemporaine
semble souvent sous certains aspects une ‘sociologie sans sujet’: l’homo sociologicus y est décrit
tant comme programmé par les ‘structures sociales’ que comme déterminé par ses origines et sa
position sociale” (R. Boudon, 1977). Le problème se retrouve dans les théories sur la conversion
religieuse, sur lesquelles nous revenons à partir de l’expérience de notre recherche empirique sur les
conversions à l’islam, et de l’insuffisance que nous avons mesuré des théories courantes à expliquer
la réalité sociale de cet objet.!
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Préalables: définir la conversion!
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Le premier problème auquel n’importe quelle étude sur les conversions l’islam ou à toute autre
religion) doit faire face, est la définition même de l’objet d’étude: de quoi parle-t-on? Qu’est-ce que
la conversion? S’agissant d’un processus, celui-ci n’etant pas, en soi, observable et définissable
"
,
3
quels sont ou quels peuvent en être les attributs, les indices, les étapes, les conséquences? !
!
! Ils interviennent simultaneiment: aucun d’eux n’est une explication exclusive, ce qui a été peut-être l’un des
1
problèmes des théorisations sur la religion et la façon de croire, à savoir la tentation de trouver tousjours une clé
explicative et une seule.
! C’est-à-dire l’inclusion de l’un ou de plusieurs élements d’une religion ‘autre’, allogéne, dans sa propre religion, sans
2
pour autant changer d’appartenence. Un example classique est fourni par les chrétiens, de plus en plus nombreux selon
plusieures recherches, qui croyent en la réincarnation.
! Au sens propre du latin de-finire: établir les limites, les frontières, la finis.
3
a) Limites des approches classiques!
Un premier problème concerne la spécificité sociologique de la conversion au regard d’autres
approches du thème, tout aussi légitimes et stimulantes, mais dont les objectifs (et la méthode)
divergent. De la psychologie des conversions
"
à la reconstruction historique de leur
4
développement
"
, ou à leur définition théologique
"
, telles semblent être les pistes de recherche les
5 6
plus pratiquées et les plus communes autour du thème des conversions. Toutes ne sont pas d’utilité
heuristique immédiate à des fins sociologiques.!
!
Le problème s’aggrave car la sociologie des religions n’a longtemps pas disposé d’outils théoriques
pour s’approcher d’un thème les conversions en soi contradictoire avec les definitions de la
religion, fonctionnalistes ou autres, normalement implicitement utilisées, surtout de la part des
classiques. Les définitions de la religion en terme de fonction, ou faisant référence uniquement au
niveau du système, peinent à comprendre un processus de changement de religion au niveau
individuel, impliquant des subsystèmes, tel que la conversion. Elles pourraient à la limite décrire,
avec leurs outils, les conversions collectives de peuples entiers, mais non pas la conversion comme
nous la définissons aujourd’hui.!
En effet, la majeure partie d’entre elles considèrent la religion comme un élément de stabilité, de
continuité, et soulignent sa fonction intégrative, ou éventuellement sa mutation en pur résidu.
Berger (1967, 60 en note) souligne par exemple que “l’une des faiblesses de la théorie sociologique
de la religion de Durkheim est la difficulté d’interpréter, dans ce cadre, des phénomènes religieux
qui ne sont pas à la taille de la société (…) la difficulté de traiter à la manière de Durkheim les
structures de crédibilité dans une sous-société”. Même chez Weber qui rend possible
l’interprétation du changement, par exemple avec son analyse des types ‘église’ et ‘secte’, mais
toujours en référence et à l’intérieur du même ‘modèle’ ou du moins de la même réference on ne
trouve pas quelque chose ressemblant à une théorie du choix religieux. !
Aucune conception classique de la religion ne semble capable d’expliquer réellement le
changement de religion, même si certaines décrivent les conditions qui le rendent possible.!
Comme l’a fait remarquer Beckford (1989, 64), “malgré toute leur emphase à propos du
changement et de l’adaptation, les sociologues classiques et leurs successeurs immédiats préféraient
travailler avec des conceptions statiques de la religion”. Parce que justement ces définitions
concernent la religion en tant que fait objectif ou en quelque sorte objectivable, et non pas ce
processus typiquement subjectif qu’est la conversion.!
!
b) Développements théoriques récents !
Il semble que, plus récemment, l’investigation sur les sectes et les new religious movements (NRM)
constitue une référence d’une utilité certaine, après les études sur les conversions au christianisme,
! Trop souvent réduite à souligner des attitudes d’adolescents et des complexes d’Oedipe irrésolus, et, en tout cas, des
4
états pathologiques. Allison (1969) insiste sur le manque ou la faiblesse de la figure paternelle (et, cas rare dans
l’analyse psychanalytique, il voit néanmoins la conversion comme un élément d’adaptation positif); Ullman (1989), qui
a aussi développé une des rares analyses comparatives des processus de conversion à propos de religions différentes, à
travers des cas ‘cliniques’ individuels, ajoute, outre des problèmes de relation avec la figure paternelle, une enfance
malheureuse et une histoire antérieure faite de ruptures et de relations personnelles altérées.
! Pour ce qui concerne l’islam, entre autres Levtzion (1979), Rostagno (1983), Bennassar (1989), Scaraffia (1993),
5
Garcia-Arenal (1999).
! Tant quant à la théologie de la communauté religieuse d’origine, qui est d’ailleurs seulement partiellement en cause
6
puisque souvent supposée plus que vérifiée -les convertis ne proviennent pas nécessairement d’un background
religieux-, que quant à la théologie de la communauté religieuse d’accueil.
en matière de définition du concept de conversion religieuse: une sorte de turning point théorique.
Cette investigation semble en effet le centre d’intérêt principal de la communauté scientifique, de
tradition surtout anglosaxone (Robbins 1988 pour un panorama), qui se pencha régulièrement
(particulièrement dans les années ‘70 et ‘80) sur cette problématique à travers grand nombre
d’études empiriques, y compris strictement consacrées aux conversions
"
.!
7
Cet apport, curieusement, ne semble pas être allé beaucoup plus loin de la définition, d’ailleurs
souvent citée, de Nock (1933, 7), qui définit la conversion comme “a reorientation of the soul, (...) a
turning which implies a consciousness that a great change is involved”
"
. La tentative d’enumération
8
proposée par Snow et Machalek leur à permis de placer ces multiples définitions et leurs nuances
diverses dans un continuum de changements personnels sur l’échelle desquels il est toutefois
difficile de determiner, selon leurs mots, commence et finit la conversion (1984, 170). L’une
des tentatives récentes les plus complètes d’analyse en la matière semble du reste renoncer à toute
tentation de définition ‘objective’, se contentant de dire que “conversions is what a group or person
says it is” (Rambo 1993, 7).!
!
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Du côté de la demande: les ‘causes’ des conversions!
!
Un des problèmes que le sociologue doit se poser, en abordant les phénomènes de conversion,
consiste en ses raisons : pourquoi les conversion ? Une partie considérable de la littérature
scientifique a consacré sa recherche à ce pourquoi, l’identifiant aux causes des conversions. !
L’approche sociologique qui a eu le plus de succès a été inauguré par le modèle de conversion
proposé par Lofland et Stark (1965), point de départ de toute une longue série d’études empiriques,
jusqu’à des années très récentes.!
Cette théorie se base sur une série de sept facteurs qui, s’accumulant et réduisant petit à petit le
nombre de personnes potentiellement recrutées, devraient expliquer les conversions elles-mêmes.!
Leur vision du problème part d’une critique explicite de l’excès de relief donné par beaucoup de
recherches aux predisposings conditions, qui n’expliquent qu’une potentialité de conversion, qui
! Snow et Machalek (1984, 167) parlaient de “dramatic increase in research on conversion”, et Richardson (1985, 163)
7
constate que “the topic of conversions has been a major theme in the sociology of religion for years, and this interest
has grown considerably with the advent of new religious groups”.
! Glock et Stark par exemple (cit. dans Wimberley et autres 1975, 162) définissent la conversion comme “the process
8
by which a person comes to adopt an all pervasive world-view or changes from one such perspective to another”.
Travisano (1970, 600) la définit comme “a radical reorganization of identity, meaning and life”. D’autres auteurs ont
utilisé des expressions similaires. Heirich (1977, 673) parle de changements dans le “sense of ultimate grounding”. On a
aussi proposé une mise en parallèle du concept de conversion avec la théorie du changement des paradigmes
scientifiques de Kuhn. Snow et Machalek (1984) parlent, dans le sillon de Mead, plutôt de changement de l’univers de
discours. Nous pourrions également nous référer aux ‘provinces finies de signification’ schutziennes. Schutz n’hésite
pas à parler de passage ‘traumatique’ d’une province finie à l’autre: “c’est justement pour cette raison que nous sommes
autorisés à parler de provinces finies de significations. Un tel fini implique qu’il n’y a aucune possibilité de reporter une
de ces provinces à l’autre en introduisant une formule de transformation. Le passage d’une province à l’autre peut
seulement être réalisé avec un ‘saut’, comme l’appelle Kierkegaard, qui se manifeste dans une expérience subjective à
la façon d’un traumatisme” (Schutz 1961, 206). Nous pouvons peut-être ajouter que le ‘saut’ semble de moins en moins
traumatisant avec le temps. Toutes ces définitions présupposent quoi qu’il en soit un processus de révision radical, un
“point à la ligne” qui, à un certain moment de la biographie personnelle, devient en quelque sorte nécessaire.
doit s’accorder à des situational contingencies significatives afin de devenir effective. Toutefois,
leur modèle n’apparaît pas moins coactif
"
. !
9
Globalement, le sujet semble être plutôt passif quant au processus en cours, problème dont
s’apercevra aussi Lofland qui, dans une ‘révision’ de ces théories (1978), passera de manière
évidente à une perspective plus ‘activiste’: “the person is active rather than merely passive”.!
!
Snow et Machalek (1984), dans leur overview des théories sur la question, ont regroupé en six
catégories principales les causes de conversions proposées dans la littérature scientifique sur ce
thème comme explications du phénomène
"
.!
10
Nous ne pouvons nous pencher ici davantage sur ces études. Nous nous limitons à noter que, une
fois encore, on met surtout l’accent sur ce qui advient avant la conversion, et qui serait à son origine
(les fondements socioculturels ou les antécédents comportementaux); sous-évaluant donc
l’expérience de la conversion (laissée, semble-t-il, aux psychologues), et négligeant, entre autres,
ses implications concrètes.!
!
!
Une explication causale des conversions est-elle possible?!
!
Une des erreurs interprétatives que nous pensons pouvoir souligner à partir de cette analyse bien
que rapide de la littérature scientifique, consiste dans la confusion fréquente entre le comment des
conversions, visible à travers une série d’indications empiriques, et le à cause de quoi, dont le
résultat transforme une description factuelle en une interprétation causale. Nous pourrions plutôt
parler de fonctions, manifestes et latentes, auxquelles répond la conversion - fonctions que, une fois
encore, il ne faut pas confondre, par excès de simplification, avec les causes.!
! Pour qu’il y ait conversion, disent-ils, une personne ‘doit’ (must) en effet:!
9
1. avoir expérimenté de fortes tensions;!
2. être à la recherche d’une solution, à l’intérieur de ce que l’on appelle une religious problem-solving perspective;!
3. avoir une attitude de seekership, mais qui estime les réponses données par les institutions religieuses
conventionnelles inadéquates;!
4. avoir rencontré le groupe auquel on se convertira à l’occasion d’un turning point de sa propre vie;!
5. avoir des affectives bonds avec les membres du groupe;!
6. avoir neutralisé d’autres extra-cult attachments;!
7. être exposé à une intensive interaction avec les membres du groupe.
! a) réponses psychophysiologiques à coercition ou situations de stress;!
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b) traits de personnalité ou orientations cognitives comme facteurs prédisposants à la conversion (ce que plusiers études
ont appelé la seekership orientation);!
c) facteurs de situation qui engendrent le stress;!
d) attributs sociaux prédisposants (ce que Taylor (1978) a appelé la convertibility);!
e) formes diverses d’influence sociale (le rôle joué par les reseaux sociaux, ou les interactions affectives avec un
membre d’un groupe);!
f) processus causaux qui entraînent divers éléments.
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