Sociologie des conversions txt 1999

publicité
Stefano Allievi
Pour une sociologie des conversions:
Lorsque les Européens deviennent musulmans
Introduction: l’Europe face à ses convertis
La présence musulmane en Europe a été étudiée de plusieurs points de vue. L’un de moins connus,
curieusement, est celui des européens devenus musulmans. “Etrange silence!”, pourrions-nous dire,
à la suite d’un constat identique dressé par les Bennassar (1989) étudiant les “chrétiens d’Allah” du
passé.
Ce constat est encore plus étrange face au rôle significatif joué par les convertis dans les
dynamiques de l’islam européen. Il se fait encore plus étonnante dans la mesure où leur présence,
leur simple existence, posent des problèmes théoriques intéressants et intensement débattus, bien
au-delà des questions concernant strictement l’islam. Il s’agit entre autre de la définition de
l’identité individuelle et collective, de la persistence du religieux, du pluralisme et de ses
dynamiques, de la construction d’une communauté (en liaison avec le débat sur le communitarisme
et sur le néo-communitarisme), du multiculturalisme et de ses frontières, du concept même de
culture et du rapport entre in-group et out-group. Ces questions touchent certes l’immigration, mais
pas seulement: qui est le “nous” et qui est l’étranger lorsque l’on ne reléve pas du même groupe
d’origine, lorsque le rapport se joue entre autochtones et immigrés, mais que l’on partage pourtant
la même religion, les mêmes lieux de prière et les mêmes réseaux associatifs? Qu’en est-il de ces
identités lorsque, tout en restant évidemment autochtones et citoyens d’un Etat européen, on choisit
d’appartenir à une religion perçue par la majorité de ses concitoyens non seulement comme
minoritaire, mais comme étrangère voire ennemie?
Ce silence relatif est à nos yeux d’autant plus surprenant que l’idée d’approfondir une étude des
convertis s’est posée dès notre première approche de l’islam en Europe (Allievi et Dassetto, 1993),
notamment en relation avec le fait que les convertis ont étés parmi les premières rencontres que
nous avons faites dans le monde associatif islamique, dans les mosquées, et nous offrent des
itineraires parmi les plus surprenants et riches d’interrogation.
Par ailleurs, lors de notre étude de terrain sur les conversions à l’islam (Allievi, 1998), nous avons
découvert, non sans une certaine surprise, le manque quasi total d’études sur ce thème, alors que les
recherches sur les conversions à d’autres groupes religieux, souvent beaucoup moins importants
tant du point de vue quantitatif que symbolique, et moins riches d’implications théoriques, sociales
et politiques, étaient nombreux.
L’étude des convertis à l’islam nous semble d’autant plus intéressante qu’elle s’insére dans un
paysage et un ‘moment religieux’ de l’occident, selon l’expression de Simmel (1989, 181),
caractérisé par d’importantes modifications ‘structurelles’ concernantes le rôle de la religion dans
les sociétés dites développées. Les plus importantes de ces modifications sont liées aux processus
concomitants de sécularisation, de privatisation et de pluralisation du religieux. Il nous semble en particulier intéressant de souligner que ces transformations objectives, de et dans
la réalité sociale – sécularisation, privatisation et pluralisation religieuse – induisent ou, du moins,
sont accompagnées, de transformations subjectives dans la façon de croire. Aux côtés de
l’appartenence dite traditionnelle, on voit ainsi de plus en plus intervenir trois autres modèles ou
modalités de croire1: le modèle luckmanien du pick and choose, du ‘supermarché’ des biens
religieux (Luckmann, 1963), celui de l’inclusion ou de la contamination cognitive2 (entre autres,
Campiche, 1993) et, de plus en plus fréquemment, celui de la conversion, de la rupture
biographique, du changement de religion. Les conversions ne sont qu’un élément de ce processus
en cours, à la fois conséquence et facteur de multiplication.
Cette situation place l’islam européen, mélange complexe d’immigrés, d’autochtones devenus
musulmans, de mariages mixtes, sujet au changements souvent spectaculaires liés au passage de la
première à la deuxième genération de facto ‘autochtonisée’, dans une configuration à plusieurs
égards inédite pour l’islam: comparable, à la limite, à la situation mécquoise avant l’Hégire. L’islam
se retrouve tout d’abord dans une situation minoritaire dans un contexte pluraliste et, du moins en
principe, relativement indifférente au religieux ou officiellement laïcisée. A cela s’ajoute la
conscience, à l’exception des vélléités militantes de groupuscules, que cette position de minorité ne
changera pas: qu’on n’islamisera pas la societé (et, au fond, que la majorité des musulmans en
Europe ne le veut vraiment pas, ou du moins que ce problème n’est même pas à l’ordre du jour dans
la conscience collective musulmane). De ce point de vue le cas des convertis peut être considéré comme paradigmatique des évolutions
de l’islam européen dans sa globalité, en particulier à partir des deuxièmes et troisièmes
générations, là où l’islam devient de moins en moins un héritage culturel importé de l’étranger
(dont on oublie progressivement la langue et les coutumes), et de plus en plus un choix, une
véritable construction identitaire – non moins significative à cause de cette naissance “artificielle”,
de cette “fécondation éthérologue”, et probablement encore plus durable et enracinée précisément
suite à ce processus (Allievi, 1999).
On y retrouve en effet de façon implicite une certaine récupération de la subjectivité de l’acteur
social, récupération souvent problématique sur le plan théorique: “la sociologie contemporaine
semble souvent sous certains aspects une ‘sociologie sans sujet’: l’homo sociologicus y est décrit
tant comme programmé par les ‘structures sociales’ que comme déterminé par ses origines et sa
position sociale” (R. Boudon, 1977). Le problème se retrouve dans les théories sur la conversion
religieuse, sur lesquelles nous revenons à partir de l’expérience de notre recherche empirique sur les
conversions à l’islam, et de l’insuffisance que nous avons mesuré des théories courantes à expliquer
la réalité sociale de cet objet.
Préalables: définir la conversion
Le premier problème auquel n’importe quelle étude sur les conversions (à l’islam ou à toute autre
religion) doit faire face, est la définition même de l’objet d’étude: de quoi parle-t-on? Qu’est-ce que
la conversion? S’agissant d’un processus, celui-ci n’etant pas, en soi, observable et définissable3,
quels sont ou quels peuvent en être les attributs, les indices, les étapes, les conséquences? 1!
Ils interviennent simultaneiment: aucun d’eux n’est une explication exclusive, ce qui a été peut-être l’un des
problèmes des théorisations sur la religion et la façon de croire, à savoir la tentation de trouver tousjours une clé
explicative et une seule.
2!
C’est-à-dire l’inclusion de l’un ou de plusieurs élements d’une religion ‘autre’, allogéne, dans sa propre religion, sans
pour autant changer d’appartenence. Un example classique est fourni par les chrétiens, de plus en plus nombreux selon
plusieures recherches, qui croyent en la réincarnation.
3! Au
sens propre du latin de-finire: établir les limites, les frontières, la finis.
a) Limites des approches classiques
Un premier problème concerne la spécificité sociologique de la conversion au regard d’autres
approches du thème, tout aussi légitimes et stimulantes, mais dont les objectifs (et la méthode)
divergent. De la psychologie des conversions4 à la reconstruction historique de leur
développement5, ou à leur définition théologique6, telles semblent être les pistes de recherche les
plus pratiquées et les plus communes autour du thème des conversions. Toutes ne sont pas d’utilité
heuristique immédiate à des fins sociologiques.
Le problème s’aggrave car la sociologie des religions n’a longtemps pas disposé d’outils théoriques
pour s’approcher d’un thème – les conversions – en soi contradictoire avec les definitions de la
religion, fonctionnalistes ou autres, normalement implicitement utilisées, surtout de la part des
classiques. Les définitions de la religion en terme de fonction, ou faisant référence uniquement au
niveau du système, peinent à comprendre un processus de changement de religion au niveau
individuel, impliquant des subsystèmes, tel que la conversion. Elles pourraient à la limite décrire,
avec leurs outils, les conversions collectives de peuples entiers, mais non pas la conversion comme
nous la définissons aujourd’hui.
En effet, la majeure partie d’entre elles considèrent la religion comme un élément de stabilité, de
continuité, et soulignent sa fonction intégrative, ou éventuellement sa mutation en pur résidu.
Berger (1967, 60 en note) souligne par exemple que “l’une des faiblesses de la théorie sociologique
de la religion de Durkheim est la difficulté d’interpréter, dans ce cadre, des phénomènes religieux
qui ne sont pas à la taille de la société – (…) la difficulté de traiter à la manière de Durkheim les
structures de crédibilité dans une sous-société”. Même chez Weber – qui rend possible
l’interprétation du changement, par exemple avec son analyse des types ‘église’ et ‘secte’, mais
toujours en référence et à l’intérieur du même ‘modèle’ ou du moins de la même réference – on ne
trouve pas quelque chose ressemblant à une théorie du choix religieux. Aucune conception classique de la religion ne semble capable d’expliquer réellement le
changement de religion, même si certaines décrivent les conditions qui le rendent possible.
Comme l’a fait remarquer Beckford (1989, 64), “malgré toute leur emphase à propos du
changement et de l’adaptation, les sociologues classiques et leurs successeurs immédiats préféraient
travailler avec des conceptions statiques de la religion”. Parce que justement ces définitions
concernent la religion en tant que fait objectif ou en quelque sorte objectivable, et non pas ce
processus typiquement subjectif qu’est la conversion.
b) Développements théoriques récents Il semble que, plus récemment, l’investigation sur les sectes et les new religious movements (NRM)
constitue une référence d’une utilité certaine, après les études sur les conversions au christianisme,
4!
Trop souvent réduite à souligner des attitudes d’adolescents et des complexes d’Oedipe irrésolus, et, en tout cas, des
états pathologiques. Allison (1969) insiste sur le manque ou la faiblesse de la figure paternelle (et, cas rare dans
l’analyse psychanalytique, il voit néanmoins la conversion comme un élément d’adaptation positif); Ullman (1989), qui
a aussi développé une des rares analyses comparatives des processus de conversion à propos de religions différentes, à
travers des cas ‘cliniques’ individuels, ajoute, outre des problèmes de relation avec la figure paternelle, une enfance
malheureuse et une histoire antérieure faite de ruptures et de relations personnelles altérées.
5!
Pour ce qui concerne l’islam, entre autres Levtzion (1979), Rostagno (1983), Bennassar (1989), Scaraffia (1993),
Garcia-Arenal (1999).
6! Tant
quant à la théologie de la communauté religieuse d’origine, qui est d’ailleurs seulement partiellement en cause
puisque souvent supposée plus que vérifiée -les convertis ne proviennent pas nécessairement d’un background
religieux-, que quant à la théologie de la communauté religieuse d’accueil.
en matière de définition du concept de conversion religieuse: une sorte de turning point théorique.
Cette investigation semble en effet le centre d’intérêt principal de la communauté scientifique, de
tradition surtout anglosaxone (Robbins 1988 pour un panorama), qui se pencha régulièrement
(particulièrement dans les années ‘70 et ‘80) sur cette problématique à travers grand nombre
d’études empiriques, y compris strictement consacrées aux conversions7.
Cet apport, curieusement, ne semble pas être allé beaucoup plus loin de la définition, d’ailleurs
souvent citée, de Nock (1933, 7), qui définit la conversion comme “a reorientation of the soul, (...) a
turning which implies a consciousness that a great change is involved”8. La tentative d’enumération
proposée par Snow et Machalek leur à permis de placer ces multiples définitions et leurs nuances
diverses dans un continuum de changements personnels sur l’échelle desquels il est toutefois
difficile de determiner, selon leurs mots, où commence et où finit la conversion (1984, 170). L’une
des tentatives récentes les plus complètes d’analyse en la matière semble du reste renoncer à toute
tentation de définition ‘objective’, se contentant de dire que “conversions is what a group or person
says it is” (Rambo 1993, 7).
Du côté de la demande: les ‘causes’ des conversions
Un des problèmes que le sociologue doit se poser, en abordant les phénomènes de conversion,
consiste en ses raisons : pourquoi les conversion ? Une partie considérable de la littérature
scientifique a consacré sa recherche à ce pourquoi, l’identifiant aux causes des conversions. L’approche sociologique qui a eu le plus de succès a été inauguré par le modèle de conversion
proposé par Lofland et Stark (1965), point de départ de toute une longue série d’études empiriques,
jusqu’à des années très récentes.
Cette théorie se base sur une série de sept facteurs qui, s’accumulant et réduisant petit à petit le
nombre de personnes potentiellement recrutées, devraient expliquer les conversions elles-mêmes.
Leur vision du problème part d’une critique explicite de l’excès de relief donné par beaucoup de
recherches aux predisposings conditions, qui n’expliquent qu’une potentialité de conversion, qui
7!
Snow et Machalek (1984, 167) parlaient de “dramatic increase in research on conversion”, et Richardson (1985, 163)
constate que “the topic of conversions has been a major theme in the sociology of religion for years, and this interest
has grown considerably with the advent of new religious groups”.
8!
Glock et Stark par exemple (cit. dans Wimberley et autres 1975, 162) définissent la conversion comme “the process
by which a person comes to adopt an all pervasive world-view or changes from one such perspective to another”.
Travisano (1970, 600) la définit comme “a radical reorganization of identity, meaning and life”. D’autres auteurs ont
utilisé des expressions similaires. Heirich (1977, 673) parle de changements dans le “sense of ultimate grounding”. On a
aussi proposé une mise en parallèle du concept de conversion avec la théorie du changement des paradigmes
scientifiques de Kuhn. Snow et Machalek (1984) parlent, dans le sillon de Mead, plutôt de changement de l’univers de
discours. Nous pourrions également nous référer aux ‘provinces finies de signification’ schutziennes. Schutz n’hésite
pas à parler de passage ‘traumatique’ d’une province finie à l’autre: “c’est justement pour cette raison que nous sommes
autorisés à parler de provinces finies de significations. Un tel fini implique qu’il n’y a aucune possibilité de reporter une
de ces provinces à l’autre en introduisant une formule de transformation. Le passage d’une province à l’autre peut
seulement être réalisé avec un ‘saut’, comme l’appelle Kierkegaard, qui se manifeste dans une expérience subjective à
la façon d’un traumatisme” (Schutz 1961, 206). Nous pouvons peut-être ajouter que le ‘saut’ semble de moins en moins
traumatisant avec le temps. Toutes ces définitions présupposent quoi qu’il en soit un processus de révision radical, un
“point à la ligne” qui, à un certain moment de la biographie personnelle, devient en quelque sorte nécessaire.
doit s’accorder à des situational contingencies significatives afin de devenir effective. Toutefois,
leur modèle n’apparaît pas moins coactif9. Globalement, le sujet semble être plutôt passif quant au processus en cours, problème dont
s’apercevra aussi Lofland qui, dans une ‘révision’ de ces théories (1978), passera de manière
évidente à une perspective plus ‘activiste’: “the person is active rather than merely passive”.
Snow et Machalek (1984), dans leur overview des théories sur la question, ont regroupé en six
catégories principales les causes de conversions proposées dans la littérature scientifique sur ce
thème comme explications du phénomène10.
Nous ne pouvons nous pencher ici davantage sur ces études. Nous nous limitons à noter que, une
fois encore, on met surtout l’accent sur ce qui advient avant la conversion, et qui serait à son origine
(les fondements socioculturels ou les antécédents comportementaux); sous-évaluant donc
l’expérience de la conversion (laissée, semble-t-il, aux psychologues), et négligeant, entre autres,
ses implications concrètes.
Une explication causale des conversions est-elle possible?
Une des erreurs interprétatives que nous pensons pouvoir souligner à partir de cette analyse bien
que rapide de la littérature scientifique, consiste dans la confusion fréquente entre le comment des
conversions, visible à travers une série d’indications empiriques, et le à cause de quoi, dont le
résultat transforme une description factuelle en une interprétation causale. Nous pourrions plutôt
parler de fonctions, manifestes et latentes, auxquelles répond la conversion - fonctions que, une fois
encore, il ne faut pas confondre, par excès de simplification, avec les causes.
9!
Pour qu’il y ait conversion, disent-ils, une personne ‘doit’ (must) en effet:
1. avoir expérimenté de fortes tensions;
2. être à la recherche d’une solution, à l’intérieur de ce que l’on appelle une religious problem-solving perspective;
3. avoir une attitude de seekership, mais qui estime les réponses données par les institutions religieuses
conventionnelles inadéquates;
4. avoir rencontré le groupe auquel on se convertira à l’occasion d’un turning point de sa propre vie;
5. avoir des affectives bonds avec les membres du groupe;
6. avoir neutralisé d’autres extra-cult attachments;
7. être exposé à une intensive interaction avec les membres du groupe.
!
10
a) réponses psychophysiologiques à coercition ou situations de stress;
b) traits de personnalité ou orientations cognitives comme facteurs prédisposants à la conversion (ce que plusiers études
ont appelé la seekership orientation);
c) facteurs de situation qui engendrent le stress;
d) attributs sociaux prédisposants (ce que Taylor (1978) a appelé la convertibility);
e) formes diverses d’influence sociale (le rôle joué par les reseaux sociaux, ou les interactions affectives avec un
membre d’un groupe);
f) processus causaux qui entraînent divers éléments.
Le modèle proposé par Lofland et Stark a aussi donné naissance à une série de tentatives de
vérification empirique souvent très critiques11. Toutes ces vérifications semblent surtout montrer
que les parcours de conversion varient significativement selon les groupes examinés : “We suspect
that conversion motifs differ significantly from one historical epoch to another, across societal
boundaries, and even across subcultures within a single society” (Lofland et Skonovd 1981, 383).
Plus prosaïquement, Wallis et Bruce (cités dans Introvigne 1996, 76) expliquent l’appeal différent
des diverses religions en établissant un parallélisme avec les rapports conjugaux et extra-conjugaux:
“la ‘disponibilité’ (à la conversion) n’est pas une qualité fixe. Le fait d’être ‘disponible’ ou ‘à
risque’ pour l’adultère, malgré épouse, enfants, et emprunts à payer, dépend souvent de celui qui
nous offre sa compagnie”. Pour mettre à jour leur exemple, l’indisponibilité pour une relation avec
une vieille voisine pourrait se transformer en une situation ‘à risque’ si la proposition de relation
émanait de Naomi Campbell...
Ceci semble donc porter à croire en l’importance et le caractère incisif d’un facteur en quelque sorte
‘objectif’, qui a été sous-évalué dans les études de la conversion, à savoir l’offre spécifique produite
par les diverses propositions ou ‘idéologies’ religieuses, i.e. le fait que l’offre religieuse new age,
par exemple, est ‘intrinsèquement’ différente de celle des Témoins de Jéhovah, tout comme celle du
bouddhisme zen est différente de l’islam. Ceci expliquerait, plus simplement que d’autres facteurs
liés à la demande, le truisme constaté par Wilson (1984, 301) selon lequel “there is no uniform
process underlying conversions for all individuals in all groups”.
Cela implique qu’une part significative d’explication des conversions réside non dans une
quelconque prédisposition de l’individu, mais dans l’offre de la religion en question - ou mieux,
dans la rencontre entre ces deux perspectives. C’est ce qu’ont cherché à montrer Lofland et
Skonovd (1981) dans leur classification des conversions motifs, établissant une distinction entre les
conversions intellectuelles, mystiques, expérimentales, affectives, revivalistes et coercitives12. Cet aspect trop négligé de l’offre ressort clairement de certaines recherches empiriques sur des
mouvements religieux spécifiques, y compris de la nôtre.
!
11
Parmi celles-ci, on trouve Seggar et Kunz (1972), qui parlent de “very little heuristic value” de Lofland et Stark, au
point que seulement un seul des 77 convertis Mormons qu’ils ont interviewés entre dans ce modèle (p.183); Austin
(1977) ; Richardson et Stewart (1977) ; Downton (1980) ; Rambo (1980) ; Snow et Phillips (1980), limitent
pratiquement la perspective interprétative aux seuls effets de l’affective and intensive interaction au lieu de l’élargir.
Ces derniers ont du reste remarqué que plutôt que de véritables vérifications empiriques, un grand nombre des auteurs
moins critiques se sont limités à utiliser le modèle de Lofland et Stark, comme cela arrive souvent aux paradigmes
sociologiques plus attestés (et à ceux qui ne le sont pas, mais qui sont ‘commodes’), comme un “post factum ordering
scheme for classifying data”. On trouve encore parmi ces tentatives de vérification empirique celles de Bankston et
autres (1981), Greil et Rudy (1983), Kox, Meeus et Hart (1991), qui considèrent ce modèle comme une explication
adéquate des conditions de la conversion, mais pas de son processus, etc.
!
12
Dans notre recherche (Allievi 1998) nous avons egalement élaboré une typologie des parcours qui ont mené les
convertis que nous avons rencontrés à l’islam, mais dans l’optique d’une description plus ‘faible’ des itinéraires plutôt
que d’une explication plus ‘forte’ des motivations. En particulier, nous avons distingué (avec des sous-distinctions
internes plus détaillées) les conversions relationnelles et les conversions rationnelles. Les conversions relationnelles sont celles issues d’un ensemble d’occasions et de relations sociales qui produisent,
induisent ou même forcent un choix, ou qui du moins déclenchent un processus décisionnel qui peut revêtir tant l’aspect
faible de l’acceptation-soumission que celui plus fort de l’engagement. Elles peuvent être instrumentales (par exemple
par mariage – en islam obligatoire pour l’homme qui veut épouser une femme musulmane: la conversion est en ce cas
un moyen pour atteindre une fin spécifique) ou non instrumentales (impact avec une culture ‘autre’ à cause d’un
voyage, de migration, de rencontres personnelles, etc.).
Les conversions rationnelles (que nous avons distinguées entre intellectuelles, politiques et mystiques) sont nettement
individuelles et naissent par contre d’une recherche explicite d’un système de significations et de sens qui peut avoir
une origine intellectuelle au sens large du terme (on pourrait dire ‘froide’), répondre à une soif d’absolu plus
proprement religieuse (mystico-spirituelle), ou réinterpréter d’un point de vue religieux un système de significations
antérieur (normalement politique).
Nous en déduisons donc qu’il n’est pas possible, ou du moins qu’il est pour l’instant imprudent, aux
niveaux de sophistication et d’opérationalisation rejoint jusqu’à présent par la théorie sociologique,
de chercher à avancer un modèle unique d’explication des mécanismes de conversion. Il ne s’agit
d’ailleurs peut-être pas de ce qu’il faut réellement chercher. Bien qu’il soit en principe possible
d’atteindre un degré de généralisation toujours plus haut, jusqu’à présent, la grande partie de ces
recherches, comme l’ont remarqué Snow et Machalek (1984, 184), “confuses natural histories with
casual processes”, ou, comme l’a remarqué synthétiquement avant eux Taylor (1976, 10), elle
“confuses ecology with etiology”.
Comme l’a proposé Greil (1977, 122), il est peut-être opportun, avec un peu d’humilité scientifique
supplémentaire lorsqu’on parle des facteurs de conversion, d’utiliser le mot anglais influence plutôt
que determine.
L’alternative entre demande et offre (push or pull) est toutefois trop simplificatrice. En réalité, les
conversions sont un processus à la fois de push and pull. Comme tel, ce processus doit être abordé
dans sa globalité.
Du côté de l’offre: la spécificité religieuse comme facteur de conversion
Pourquoi se convertit-on? Nous avons cherché à donner jusqu’à présent, à partir du modèle de la
littérature sur le sujet, quelques interprétations du phénomène ‘du côté de la demande’. Nous avons
aussi vu combien ces explications sont insuffisantes, et à quel point elles ne permettent que de
larges généralisations, étant donné que le processus de conversion est “multiple, interactive and
cumulative” (Rambo 1993, 5). Nous voulons donc proposer ici quelques explications ‘du côté de l’offre’. En effet, il serait peutêtre plus correct de chercher à répondre avant tout, et plus modestement, à la question ‘pourquoi se
convertit-on à une religion déterminée?’, plutôt qu’à la question plus générale ‘pourquoi se
convertit-on?’, les deux questions n’impliquant pas nécessairement la même réponse. De toute
façon, l’une peut préparer l’autre, et servir ne fût-ce que de vérification empirique, dans l’attente
d’analyses comparatives plus amples et systématiques. En effet, la diversité ne concerne pas
seulement le contenu des croyances. Comme l’a écrit Simmel (qui en avait aussi une expérience
personnelle étant donné que, de formation juive, il s’est ensuite converti au catholicisme) dans un
essai de 190213, “la foi en un autre Dieu est une autre foi (...). Le fait de croire en Jéhovah, dans le
Dieu des chrétiens, en Ormuzd et Ariman ou en Vitzliputzli ne diffère donc pas seulement du point
de vue du contenu mais aussi du point de vue fonctionnel, et annonce un autre Etre de l’homme”.
Dans le cas des conversions, la forme est également, en quelque sorte, le contenu, c’est-à-dire que
le type de croyance détermine ou peut déterminer un type d’action spécifique, et ce, non seulement
en ce qui concerne l’action à l’intérieur d’un système religieux, mais aussi pour l’action vers un
système religieux, c’est-à-dire à la recherche d’un autre système religieux. Une croyance promeut donc certains types d’actions, et vice versa un type d’action peut ‘partir à la
recherche’ d’une croyance, d’une forme de légitimation14. Dans le premier cas, il s’agit d’aller voir
quelle est l’offre religieuse spécifique, le contenu de la croyance (ou mieux, étant donné qu’il s’agit
de structures complexes, du système de croyances). Dans le second cas, il s’agit d’analyser le
!
13
Contribution à une gnoséologie de la religion, dans Simmel (1989, 88).
! A propos
14
des nouveaux mouvements religieux, Volinn a dit que: “How one becomes a Moonie... would differ from
how one becomes an ashram member” (Volinn 1985, 148). Mais il ne s’agit pas seulement du how: le why est différent
lui aussi.
discours de légitimation, en le croisant avec les formes de ‘continuité’ de comportement et de
pensée observables.
Nous pouvons en définitive résumer notre thèse comme suit: au-delà des raisons subjectives,
psychologiques ou sociologiques, qui expliquent peut-être les conversions, toutes les conversions,
mais aucune conversion particulière à une religion particulière, et malgré l’espace qu’il sera de
toute façon opportun de laisser au hasard, chaque religion a une offre particulière et spécifique de
biens religieux qui peut ‘intéresser’ certaines personnes. Pour être exact, dans les cas de systèmes
religieux complexes, comme c’est le cas de l’islam, elle en a même plus d’une, qui peuvent
intéresser une pluralité de publics possibles. Cela ne veut pas dire que les offres auxquelles font directement ou indirectement allusion les
parcours de conversion que nous avons analysé ne se trouvent que dans l’islam, mais seulement
qu’elles sont particulièrement évidentes dans cette religion (où dans certaines de ses modalités). En
effet, une dernière fois, nous n’avons pas l’intention d’expliquer les conversions à l’islam (comme à
toute autre religion) seulement ou principalement avec l’offre mise sur le marché, mais bien avec
elle également, sachant qu’il s’agit d’une hypothèse explicative particulièrement négligée dans les
études sur les conversions. Comme nous l’avons déjà dit, la conversion est un mécanisme complexe
de push and pull, où les ‘facteurs d’attraction’ (pull factors) et les ‘facteurs de rejet’ ou
‘d’expulsion’ (push factors), pour reprendre la terminologie, qui est en fin de compte très
pertinente, des études sur les mouvements migratoires (il s’agit ici aussi d’un ‘mouvement’), jouent
tous deux un rôle important.
Quelques éléments de l’offre islamique
Comment élaborer une explication en terme d’offre religieuse dans le cas de l’islam? “Pour préparer
un plat plus appétissant, les historiens mélangent souvent un brin de cuius regio, eius religio avec
un autre brin de ‘réminiscences païennes’, et pimentent le tout d’une pincée de zèle missionnaire,
d’un peu de fanatisme de néo-conversion, et d’une généreuse cuillerée de motivation économique”.
C’est ainsi que Bulliet (1979, 88) décrit le ‘plat’ type servi par les historiens dans leurs tentatives de
décrire les processus de conversion à l’islam des origines. Inutile de dire que les sociologues des
processus actuels de conversion courent également un risque semblable, d’autant que certains des
‘ingrédients’ cités jouent encore un rôle aujourd’hui. Nous nous limiterons ici à énumérer quelques
éléments de l’offre de l’islam, parmi ceux que nous avons pu observer le plus souvent, et à renvoyer
a notre recherche pour une analyse plus en profondeur.
Il semble que l’islam soit en mesure d’offrir, pour reprendre la classification de Troeltsch, tant des
éléments de la religion ‘d’église’ que des éléments de la religion ‘de secte’, ou encore des éléments
de mysticisme. La pluralité de contextes permet ainsi une pluralité d’issues - que l’on peut toutes
définir comme islamiques, mais parfois relativement divergentes quant aux contenus et aux
priorités. De la religion ‘d’église’, l’islam offre certainement, outre le cadre dogmatique qui
possède certaines particularités et qui ont ‘intéressé’ de nombreux convertis (par exemple la
simplicité: tawhid vs. trinité, Dieu transcendant vs. Fils incarné, etc). De la religion ‘de secte’ et de
la voie mystique, toutes deux plus favorables aux processus de conversion, l’islam offre par contre
davantage d’éléments.
Avant tout, nous tenons à souligner le caractère relativement omni-englobant de l’islam, propriété
qu’ont aussi d’autres religions, mais pas la majorité des sectes ou des new religious movements, à
propos desquels on a le plus étudié les processus de conversion et on a le plus élaboré de théories
explicatives (ce qui en explique en bonne partie, selon nous, l’unilatéralité et les faiblesses, si elles
sont appliquées à d’autres contextes). En tant que système complexe, divers sujets à l’intérieur de
l’islam sont en mesure de produire des offres spécifiques qui peuvent intéresser des publics
différents. La plus évidente démonstration en est l’existence, à l’intérieur de l’islam fortement
centré sur l’orthopraxie et peu enclin aux élans mystiques, d’un courant soufi qui joue un rôle
important dans les conversions d’occidentaux à l’islam lui-même. Selon nous, les principaux pôles d’attraction de l’offre islamique peuvent être identifiés en relisant
les itinéraires de conversion à l’islam de notre enquéte (voir note 12) dans une macro-perspective.
Les conversions relationnelles indiquent déjà certaines pistes de réflexion à propos de ce que nous
avons défini comme les conversions par rencontre d’une culture ‘autre’, diverse de la sienne. Ce qui
est attirant, c’est souvent, dans ce cas, la chaleur d’une culture partagée, le principe communautaire
contre l’individualisme égoïste et dépersonnalisant considéré comme le principe fondateur de
l’Occident, un sens de la vie et un comportement quotidien qui inclut, plutôt qu’il n’excluent, la
dimension du sacré, le groupe même et une dimension de vie collective15, etc. Plus spécifiquement islamiques sont les conversions rationnelles, dans leur particularité d’offre. La voie intellectuelle, ne fût-ce que parce que c’est celle que parcourent les intellectuels convertis à
l’islam (par exemple les orientalistes), est la première à attirer notre attention. Qu’est-ce qui peut
attirer dans l’islam étudié ‘froidement’ et rationnellement? Il suffit pour le savoir de suivre le récit
de certains d’entre eux16.
Etudions les raisons religieuses, avant tout. La première est la recherche d’une foi claire, simple,
compréhensible, rationalisable, loin des mystères complexes tels que les sacrements, la trinité,
l’incarnation ou la rédemption. Il s’agit d’une foi qui n’attend pas une capitulation de la raison face
à quelque chose qui serait plus grand qu’elle (les musulmans eux-mêmes considèrent explicitement
cet aspect comme un des motifs de leur succès dans le Tiers-Monde, et avant tout en Afrique).
L’islam, outre que comme religion rationnelle, se propose comme religion modérée, comme
religion du juste milieu entre deux extrêmes (p.e. dans Cor. II, 143: “Ainsi vous constituons-nous
communauté médiane”), une religion, donc, facilement acceptable. Entre autres, l’islam ne sépare
pas l’âme du corps, l’esprit de la chair, donnant un sens religieux aux deux, tandis que le
christianisme, à tort ou à raison, est ressenti comme ‘séparant’. Pour parler encore des aspects intellectuels, théologiques en l’occurrence, le refus de l’incarnation,
qui constituait selon beaucoup un obstacle à la compréhension et à l’acceptation du christianisme,
rationalise pour ainsi dire le christianisme lui-même, en le rendant ‘faux’ dans ses fondements et
donc en permettant un refus en rien traumatisant de celui-ci. Il faut en outre considérer l’aspect
‘tranquillisant’ souvent invoqué, qui dans l’islam ne se trouve cependant pas dans le maître ou dans
le gourou à qui l’on fait confiance, mais dans le livre directement consultable pour tous : il ne reste
qu’à chercher une réponse là où elle est déjà présente, dans le livre.
Autre raison importante d’attraction, et autre spécificité d’offre, une foi sans clergé et sans
intermédiaires, ce qui permet un accès direct et de ne pas avoir de comptes à rendre, donc de ne pas
devoir reconnaître une autorité supérieure qui ne soit pas Dieu lui-même; et en même temps la
!
15
L’islam s’y prête particulièrement bien justement car l’umma, la communauté islamique, renvoie à une ‘communauté
émotionnelle’ à la fois ample et tangible.
!
16
Outre nos interviews, nous avons choisi la biographie de V.Monteil 1978, mais nous aurions pu choisir les
autobiographies beaucoup plus prolixes d’autres convertis intellectuels (p.e. Garaudy). Ce qui nous intéresse le plus,
c’est que l’on retrouve, dans les interviews ‘privées’, les mêmes éléments que nous avons retrouvé dans ces textes, mais
avec un souci mineur d’autojustification face à un public de ‘pairs’
possibilité relativement ‘facile’ de pouvoir devenir responsable associatif ou autre, donc partie
d’une élite, d’une leadership (quelque fois, une sorte de clergé de facto).
Viennent ensuite les raisons sociales et politiques au sens large du terme. La première et principale
de ces raisons semble le fait que la conversion à l’islam permet d’entrer dans un rapport, qui n’est
pas que symbolique, avec une communauté plus ample, l’umma, jouissant alors de possibilités
significatives d’‘exploitation’ de ce nouveau marché (il est important de noter à quel point cette
interaction est importante rien que pour les communautés d’immigrés musulmans, et à quel point
elle apporte au néo-converti un espace concret d’activités, comme en témoignent plusieurs
recherches). L’islam offre à un cadre religieux et culturel indépendant une possibilité relativement
large d’action et d’intervention, en mettant à sa disposition un réseau relationnel et politique de
dimensions potentiellement considerables, sans prétendre au renoncement à une vie mondaine (au
sens littéral, c’est-à-dire dans le monde).
Intervienne ensuite le problème fondamental du choix politique en faveur des plus pauvres, du
Tiers-Monde, des immigrés, dont la valeur est reconnue jusque dans leur identité religieuse. L’islam offre également la possibilité de réinterpréter religieusement les options ‘politiques’ en
faveur d’un ordre social sacralisé empreint d’une vision religieuse, d’une ‘religiosisation’, pour
ainsi dire, de la lutte politique en termes de jihad, etc., vision dont nous savons qu’elle est un aspect
important des motivations des conversions politiquement caractérisées. L’islam, du reste, est loin
d’être une fuga mundi. Cette volonté offre un champ d’action particulièrement intéressant pour les
militants politiques dotés d’une sensibilité religieuse - ce que n’offre généralement pas, par
exemple, le marché pourtant ample des sectes, qui ont plus souvent tendance à se séparer du monde,
et sont donc destinées à l’insignifiance politique. L’islam permet au contraire d’associer ce dont
nous avons parlé avec l’existence de pouvoirs qui se réclament de l’islam, bien que situés dans
d’autres parties du monde, qui jouissent de centres économiques et financiers, etc. L’islam offre en
fin de compte d’amples possibilités de ‘spiritualisation’ de la politique, de restructuration des
convictions politiques à l’intérieur du système-islam, attraits idéaux pour les convertis provenant
justement d’expériences politiques. Cette ‘spiritualisation’ sert à la limite d’alibi, mais aussi
d’espoir religieux effectif, qu’accompagnent des intentions radicales sinon ‘révolutionnaires’. Ceci,
ainsi que l’insatisfaction existentielle mesurée dans d’autres types de conversions, explique peutêtre pourquoi les convertis provenant d’un background explicitement politique sont issus des
‘extrêmes’ et jamais du ‘centre’. L’islam, plus globalement, est une religion de l’action, de l’action
publique. Il offre donc un rôle, et en un certain sens un statut religieux, à l’action publique et dans
l’espace public (contrairement à la majorité des sectes et de nombreuses versions de religions
‘orientales’ que nous connaissons en occident). Cet aspect est plus généralement visible dans la
priorité que donne l’islam à l’orthopraxie, aux lois, à la vie quotidienne, loin de toute emphase sur
la contemplation ou sur l’amour.
A ceux qui ont plutôt une prédilection pour l’approche mystique, l’islam est en mesure d’offrir un
panorama varié de possibilités, selon le degré de raffinement et d’engagement. Il y a la possibilité
d’un rapport direct de type charismatique à l’intérieur du parcours initiatique, avec un maître. Ce
choix initiatique ne présuppose ni une vie à proprement parler monacale (au contraire, la famille est
presque une condition de ce choix et est fortement conseillée), ni un détachement des logiques les
plus générales qui gouvernent l’islam, comme la possibilité de se réclamer de l’umma. Ces raisons
constituent probablement l’explication du fait que cette voie mystique minoritaire dans l’islam
d’origine est par contre ‘surestimée’ dans l’islam apprécié par les occidentaux, même s’ils ne sont
pas convertis, comme en témoigne la diffusion de la littérature soufie en dehors du cercle à
proprement parler islamique.
Outre les aspects auxquels nous avons fait allusion, nous pensons pouvoir souligner d’autres
caractéristiques de l’offre islamique.
D’abord, il s’agit d’une identité qui vient ‘de dehors’, qui n’appartient pas à l’héritage occidental
(ou du moins n’est pas perçue comme lui appartenant), et peut donc être considérée comme non
compromise par celui-ci. Le fait qu’elle soit associée à la présence des immigrés, des étrangers (le
fait d’être en définitive une identité étrangère) donne à sa présence un caractère concret que ne
possèdent pas d’autres religions ‘orientales’. En effet, souvent on ‘importe’, de ces religions,
seulement certains exposants religieux et leaders charismatiques, sans que ne soit assurée la
connexion avec une communauté réelle (et son soutien), les rendant donc plus ‘cloisonnées’ à
l’intérieur d’une réalité qui s’offre comme terrain favorable à la pluralité, que vraiment enracinées
et en mesure d’avoir une quelconque influence sur cette réalité même (beaucoup de ces religions,
du reste, ne le désirent même pas).
Ensuite, il s’agit (consciemment dans la perception des convertis, mais peut-être inconsciemment
dans la vie religieuse de beaucoup d’immigrés) d’un élément de persistance du facteur religieux à
l’intérieur d’une société sécularisée. Il semble que pour beaucoup de convertis, la présence de
l’islam en Europe soit vécue comme la revendication d’une identité ‘forte’ dans un contexte perçu
comme ‘faible’ (religieusement et moralement). En témoignent les références fréquentes à des
dualismes tels que permanence-non permanence, durée-précarité, cohérence-incohérence, unicitépluralité, homogénéité-hétérogénéité, etc., les premiers caractérisant l’islam et les seconds les
sociétés occidentales. L’islam, auquel est difficilement applicable le concept même de
sécularisation17, est conçu comme un outil de contestation, mais aussi comme un modèle alternatif
de régulation sociale.
Conclusions Les faits empiriques sur lesquels repose notre réflexion étaient les suivants:
a) il existe un phénomène de sécularisation, de privatisation et de pluralisation religieuse en Europe;
b) il existe une migration musulmane, et la présence de l’islam en Europe en est une conséquence; c) il existe un phénomène de conversions d’européens à l’islam.
Mettre en connection ces trois facteurs à été le point de départ de notre recherche.
Dans les conclusions auxquelles nous sommes parvenu, nous pensons avoir démontré dans notre
recherche:
A) du point de vue empirique:
A1) le rôle joué par les conversions d’européens à l’islam dans la définition entière de l’image, du
statut et de la perception de l’islam même, et les spécificités qu’elles introduisent;
A2) comment et à quel point les convertis, titulaires de la double identité d’occidentaux et de
musulmans, jouent un rôle dans l’enracinement d’une nouvelle culture islamique, et aussi dans une
certaine mesure à quel point et comment cette même culture se modifie dans la rencontre avec
l’occident et dans les processus d’assimilation de la part d’occidentaux;
B) du point de vue théorique (et c’est l’aspect sur lequel nous avons insisté dans cet article):
!
17
Entre autres: “Si l’on observe les mouvements de revitalisation religieuse à l’échelle mondiale, on constate que deux
d’entre eux sortent du lot. Le premier est le mouvement musulman, le second est le mouvement protestant évangélique”
(P. Berger, 1992: 37). “In Islam, we see a pre-industrial faith, a founded, doctrinal, world religion in the proper sense,
which, at any rate for the time being, totally and effetively defies the sécularisation thesis” (E. Gellner, 1992: 18).
“L’urbanisation, la diffusion de l’alphabétisme et l’expansion de l’instruction supérieure dans le monde islamique ont
été accompagnés d’une augmentation, plutôt que d’une diminution, de l’intérêt religieux de la part de la majorité de la
population” (Arjomand, 1986: 160).
B1) que l’analyse des conversions ‘du côté de la demande’, sur laquelle s’est centrée une grande
partie de la recherche sur ce sujet, ne suffit pas à expliquer le processus de conversion même. Par
conséquent, une explication exclusivement causale des processus de conversion n’est pas possible;
B2) qu’une telle lecture doit nécessairement être associée à une analyse ‘du côté de l’offre’. On ne
se convertit pas dans l’abstraction, mais on se convertit toujours à une religion spécifique.
Le type de considérations théoriques qu’il est possible de faire à partir du phénomène des
conversions peuvent être utilement transposées à d’autres domaines de recherche, comme nous
l’avons suggéré en introduction. Le problème des conversions pourrait et devrait devenir une sorte
de ‘preuve’ de la théorisation en matière religieuse et, de manière plus générale, culturelle. En ce
qui concerne les sociétés dites avancées, il semble bien en effet qu’aucune théorie sur les fonctions
et la signification sociale de la religion (mais aussi de toute autre agence de socialisation et
idéologie légitimante, et de manière plus générale du pacte social lui-même), excluant la possibilité
d’entrée ‘allogène’ et contextuellement de sortie de l’‘indigène’, avec tout ce que cela implique en
termes de précarité, d’instabilité, de transition, de pluralité, ne devrait être acceptée comme ayant
valeur explicatif.
Les conversions pourraient alors devenir ce qu’avait été pour T.W.Adorno l’analyse de la rubrique
astrologique du Los Angeles Times, à savoir une excuse (ou mieux: un point de vue) pour analyser
et éclairer un problème bien plus ample: “Nous voulons utiliser nos études sur l’astrologie comme
clé d’accès aux potentialités sociales et psychologiques les plus courantes. En d’autres termes, nous
voulons analyser l’astrologie pour trouver ce qu’elle indique comme ‘symptôme’ de certaines
tendances de notre société” (Adorno 1975, 117).
D’une certaine manière, nous pourrions considérer les conversions tout comme les sociologues de
la famille analysent les divorces, c’est-à-dire comme un fait digne d’attention en soi, mais aussi
comme un indicateur de dynamiques et de tendances du couple - l’élément de crise qui nous indique
l’état de solidité réelle d’une institution sociale vécue implicitement comme persistante.
L’analyse des conversions permet de regarder d’un autre point de vue, celui de la mobilité plutôt
que celui de la stabilité, le problème bien plus large du rôle de la religion (des religions) dans le
monde contemporain. A un degré de généralisation encore plus élevé, elle permet de se pencher
différemment sur le rôle des identités culturelles et sur leur rapport avec les identités individuelles ce qui constitue en quelque sorte l’antique et éternel problème du rapport entre l’individu et la (les)
société(s), qui est à l’origine de la sociologie comme discipline.
Bibliographie
Adorno, T.W.
1975 The Stars Down to Earth: The 'Los Angeles Times' Astrology
Column. A Study in Secondary Superstition, in Soziologische
Scriften II, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, trad. it.
Stelle su misura, Torino, Einaudi, 1985
Allievi, S.
1996 “Islam e occidente: lo specchio e l’immagine”, dans S.Allievi
(ed), L’occidente di fronte all’islam, Milano, Franco Angeli,
pp.11-48
1998 Les convertis à l’islam. Les nouveaux musulmans d’Europe, Paris, L’Harmattan
1999 Les conversions à l’islam.Redéfinition des frontières identitaires, entre individu et communauté, dans F.Dassetto (ed), Paroles d’islam, Paris, Maisonneuve et Larose Allievi, S. et Dassetto, F.
1993 Il ritorno dell'islam. I musulmani in Italia, Roma, Edizioni Lavoro
Allison, J.
1969 Religious Conversion: Regression and Progression in Adolescent Experience, dans "Journal for the Scientific Study of
religion", n.8, pp.23-38
Arjomand, S.A.
1986 Mutamenti sociali e movimenti di rivitalizzazione nell'islam
contemporaneo, in J.A. Beckford (a cura di), New Religious
Movements and Rapid Social Change, London, Sage-Unesco,
trad.it. Nuove forme del sacro. Movimenti religiosi e mutamento
sociale, Bologna, Il Mulino, 1990
Austin, R.L.
1977 Empirical Adequacy of Lofland's Conversion Model, dans "Review
of Religious Research", n. 3, pp.282-287
Bankston, W.B., Forsyth, C.J. et Floyd, H.H.
1981 Toward a general model of radical conversion: An Interactionist
perspective on the transformation of self-identity, dans
"Qualitative Sociology", n.4, pp.279-297
Beckford, J.A.
1978 Accounting for conversion, dans "British Journal of Sociology", n.29, pp.249-262
1989 Religion and Advanced Industrial Society, London, trad. it.
Religione e società industriale avanzata, Roma, Borla, 1991
Bennassar, B. et L.
1989 Les chrétiens d'Allah, Paris, Perrin
Berger, P.L.
1967 The Sacred Canopy. Elements of a Sociological Theory of Religion, New York, Doubleday, trad. it. La sacra volta, Milano, Sugarco, 1984
1992 A Far Glory. The Quest for Faith in an Age of Credulity, New York, Free Press, trad. it. Una gloria remota, Bologna, Il Mulino, 1994
Berger, P.L. et Luckmann T.
1966 The Social Construction of Reality, New York, Doubleday and Co., trad. fr. La construction sociale de la realité, Paris,
Méridiens-Klincksieck, 1986
Boudon, R.
1977 Effets pervers et ordre social, Paris, Presses Universitaires de
France
Bulliet, R.W.
1979 Conversion to Islam and the Emergence of a Muslim Society in
Iran, dans N.Levtzion (ed), Conversion to Islam, New York
-London, Holmes & Meyer, pp.30-51
Campiche, R.J.
1993 Individualisation du croire et recomposition de la religion, in
"Archives de Sciences Sociales des Religions", n.81, pp.117-131
Downton, J.V.
1980 An evolutionary theory of spiritual conversion and commitment: the case of the Divine Light Mission, dans "Journal for the Scientific Study of Religion", n.19, pp.381-396
Garcia-Arenal, M. (ed)
1999, Conversions en islam Mediterranéen, Paris, Maisonneuve et Larose
Gellner, E.
1992 Postmodernism, Reason and Religion, London-New York, Routledge
Greil, A.L.
1977 Previous Dispositions and Conversion to Perspectives of Social and Religious Movements, dans "Sociological Analysis", n.38, pp.115-125
Greil, A.L. e Rudy, D.R.
1983 Conversion to the world view of Alcoholic Anonymous: A
refinement of conversion theory, dans "Qualitative Sociology",
n.6, pp.5-28
Heirich, M.
1977 Change of heart: a test of some widely held theories about religious conversion, dans "American Journal of Sociology",
n.85, pp.653-680
Introvigne, M.
1996 Il sacro postmoderno. Chiesa, relativismo e nuovi movimenti
religiosi, Gribaudi, Milano, 1996
Kox, W., Meeus, W. et Hart, H.
1991 Religious Conversion of Adolescents: Testing the Lofland and
Stark Model of Religious Conversion, dans "Sociological
Analysis", n.52, pp. 227-240
Levtzion, N. (ed)
1979 Conversion to Islam, New York-London, Holmes & Meyer
Lofland, J.
1978 "Becoming a World-Saver" Revisited, dans "American Behavioral
Scientist", n.20, 1977, pp.805-817
Lofland, J. et Skonovd, L.N.
1981 Conversion motifs, dans "Journal for the Scientific Study of Religion", n.20, pp.373-385
Lofland, J. et Stark, R.
1965 Becoming a world-saver: a theory of conversion to a deviant perspective, dans "American Sociological Review", n.30, pp.862-
875
Luckmann, T.
1963 The invisible religion, New York, Macmillan Co., trad. it. La religione invisibile, Bologna, Il Mulino, 1969
Monteil, V. 1978 Pourquoi et comment je suis devenu musulman, dans "France-Pays arabes", n.75, pp.15-17
Nock, A.D.
1933 Conversion: the Old and the New in Religion from Alexander the
great to Augustine of Hippo, New York, Oxford University Press
Rambo, L.R.
1980 Psychological perspectives on conversion, dans "Pacific
Theological Review", n.13, pp.21-26
1993 Understanding Religious Conversion, New Haven-London, Yale University Press
Richardson, J.T.
1985 The active vs. passive convert: paradigm conflict in conversion/recruitment research, in "Journal for the Scientific Study of Religion", n.24, pp.163-179
Richardson, J.T. e Stewart, M.
1977 Conversion process models and the Jesus movement, in "American
Behavioral Scientist", n.20, pp.819-838
Robbins, T.
1988 Cults, converts and charisma, London, Sage Publications
Robbins, T. et Anthony, D.
1979 The sociology of contemporary religious movements, dans "Annual
Review of Sociology", n.5, pp.75-89
Rostagno, L.
1983 Mi faccio turco, Roma, Istituto per l'Oriente
Scaraffia, L.
1993 Rinnegati. Per una storia dell'identità occidentale, Bari, Laterza
Schutz, A.
1961 Collected Papers, The Hague, Nijhoff, trad. it. Saggi sociologici, Torino, Utet, 1979
Seggar, J. et Kunz, P.
1972 Conversion: evaluation of a step-like process for problem-
solving, dans "Review of Religious Research", n.13, pp.178-184
Simmel, G.
1989 Gesammelte Schriften zur Religionssoziologie, Berlin, Duncker &
Humblot, trad.it. Saggi di sociologia della religione, Roma,
Borla, 1993
Snow, D.A. et Machalek, R.
1984 The sociology of conversion, dans "Annual Review of Sociology", n.10, pp.167-190
Snow, D.A. et Phillips, C.
1980 The Lofland-Stark conversion model: a critical reassessment,
dans "Social Problems", n.27, pp.430-447
Taylor, B.
1976 Conversion and Cognition. An Area for Empirical Study in the Microsociology of religious knowledge, dans "Social Compass", n.1, pp.5-22
1978 Recollection and membership: Converts' talk and the
ratiocination of commonality, dans "Sociology", n.12, pp.316-
324
Travisano, R.V.
1970 Alternation and conversion as qualitatively different
transformations, dans G.P.Stone e H.A.Faberman (ed), Social Psychology through Symbolic Interaction, Waltham (Mass), Ginn-
Blaisdell, pp.594-606
Ullman, C.
1989 The transformed self. The Psychology of Religious Conversion, New York, Plenum Press
Volinn, E.
1985 Eastern Meditation Groups: Why Join?, dans "Sociological
Analysis", n.46, pp.147-156
Wilson, S.R.
1984 Becoming a Yogi: Resocialization and Deconditioning as
Conversion Processes, dans "Sociological Analysis", n.45,
pp.301-314
Wimberley, R.C., Hood, T.C., Lipsey, C.M., Clelland, D.A., Hay, M.
1975 Conversion in a Billy Graham Crusade: Spontaneus event or
ritual performance, dans "Sociological Quarterly", n.16, pp.162
-170
Téléchargement