LES IDÉES EN MOUVEMENT LE MENSUEL DE LA LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT N° 204 DÉCEMBRE 2012 13.
dOssier
Jean Baubérot : Pas vrai-
ment. Prenons un fait : la société
française, juridiquement, fonc-
tionne selon le principe de l’éga-
lité hommes-femmes. À partir de
là, on peut faire un premier
constat qui est que dans certaines
religions, cela ne fonctionne pas
ainsi (dans la religion catholique,
une femme ne peut pas être
prêtre, sur le mur des Lamenta-
tions, les femmes se battent pour
avoir le même espace que les
hommes, à la mosquée, les hom-
mes et les femmes sont séparés,
etc.) : la société accepte donc
qu’il y ait des sous-groupes qui
fonctionnent autrement. Deu-
xième constat : la société fonc-
tionne-t-elle selon le principe
de l’égalité hommes-femmes ?
C’est là qu’intervient la remise
en question de la société. Un
exemple récent vient illustrer
mon propos : le fait qu’Éric
Raoult, le rapporteur sur le voile
intégral, qui se fait le héraut de
l’égalité hommes-femmes, soit
mis en examen pour violence
conjugale… La morale laïque
peut avoir un effet boomerang.
La morale laïque à l’école ques-
tionnera forcément l’école et la
manière dont elle fonctionne.
Guy Coq : C’est pour cela
qu’on ne peut pas accuser le pro-
jet de Vincent Peillon de morali-
sation. Ici, il s’agit d’apprendre
aux gens à se faire la morale à eux-
mêmes et à dégager les enjeux
fondamentaux de valeurs de la
société. Dans une société libre, il
y a une pluralité de valeurs
contradictoires (celles du publici-
taire, du trader). Il y a au sein
même de l’école des contre-va-
leurs. On n’est pas ici dans le
débat « valeurs ou pas valeurs »,
on est dans le conflit de valeurs.
Et l’éducation morale doit travail-
ler dans ces conflits.
Jean Baubérot : Pourquoi la
morale laïque historique est
morte ? Parce que, peut-être, n’a-
t-elle pas assez assumé cet effet
boomerang. À l’époque les écoles
n’étaient pas mixtes, on ensei-
gnait aux filles et aux garçons la
même éducation à la citoyenneté,
sans jamais dire aux filles qu’elles
n’étaient pas citoyennes, sans
droit de vote. Que se passait-il
alors dans la tête des institu-
trices ? Avaient-elles tellement
intériorisé cette différence ou
avaient-elles une stratégie plus
subtile, ce que je crois, en se
disant qu’en enseignant la ci-
toyenneté, les filles allaient
d’elles-mêmes s’apercevoir du
problème ? Autre explication de
ce déclin de la morale laïque : il
y a eu, à cette époque, une exal-
tation de la nation et du patrio-
tisme. À partir des années 30, on
se rend compte que la Grande
Guerre est une victoire mais aussi
la victoire à la Pyrrhus de la mo-
rale laïque. Les officiers catho-
liques, qui avaient été à l’école
privée et à qui on avait enseigné
qu’une école sans dieu était une
école immorale, se sont aperçus
que leurs soldats étaient soli-
daires, braves avec des qualités
morales incontestables… À la
Pyrrhus, car cette jeunesse mo-
rale a été formée pour une guerre
qui a fait un million de morts.
Une guerre qui a montré que le
progrès technique pouvait abou-
tir au progrès dans la mort, alors
qu’il y avait, dans la morale
laïque, l’idée d’un lien entre pro-
grès technique et progrès moral.
Aujourd’hui, il ne faut plus
faire d’impasse : la morale laïque
sera forcément une morale qui
questionnera la société, l’État…
Comme le disait Condorcet : « Il
faut qu’en aimant les lois, on sache
les juger. » Le fondement actuel,
c’est le préambule de la Constitu-
tion et sa réactualisation. La
Constitution ne prétend pas être
un fondement métaphysique.
« Croire en la vertu
de l’éducation, c’est aussi
un des fondamentaux de
l’idée républicaine. »
Quelle est la place de la morale
laïque à l’école ?
Guy Coq : Une morale à
l’école doit d’abord avoir comme
visée une culture de la conscience
personnelle et de la capacité
éthique de chaque être. Et ce, en
toute liberté. Il ne s’agit pas de lui
inculquer quelque morale que
ce soit. Le modèle, c’est l’ensei-
gnement philosophique où l’on
prétend initier à la méthode phi-
losophique en traversant les diffé-
rents argumentaires de manière
rationnelle et avec un esprit cri-
tique. C’est effectivement un tra-
vail d’éducation puisqu’il s’agit
d’aider à faire naître des per-
sonnes autonomes.
La morale laïque doit se trans-
mettre et s’inculquer. Même si
c’est une morale que la société dé-
mocratique est censée produire, la
société a tout de même besoin que
certains de ses repères soient pro-
posés à l’assentiment des plus
jeunes. S’il n’y a pas de culture
éthique, je préfère cette notion à
la celle de morale d’ailleurs, il n’y
a pas accession aux valeurs
communes.
Comment cette culture de
l’éthique peut-elle prendre forme
dans l’école ?
Jean Baubérot : Il ne faut pas
opposer l’idée d’activités spéci-
fiques, que je préfère d’ailleurs à
l’idée de cours, et puis celle de la
globalité. Si j’ai bien compris le
ministre, il veut réduire de 6 à
5 heures le temps scolaire quoti-
dien et aménager un temps pour
des activités. Dedans, il pourrait y
avoir un aspect de réflexivité mo-
rale, dispensé sous différentes
formes. Par exemple, il y avait
dans les cours de morale classique
du début du XX
e
siècle, des cours
sur la différence entre la calomnie
et la médisance. La possession de
la langue et des outils argumenta-
tifs fait partie de la réflexivité mo-
rale. Vu l’ensemble des messages
que l’on reçoit avec la communi-
cation de masse, cela me semble
très important. Enquêtes, prépa-
rations d’exposés, théâtre, fo-
rums… sont des choses qui
peuvent provoquer des discus-
sions entre élèves et entre élèves
et professeurs.
Guy Coq : Il y a des parties
un peu didactiques qui doivent
s’intégrer, notamment tout ce qui
tourne, en effet, autour de l’ap-
prentissage du vocabulaire : savoir
utiliser les mots, les distinguer, de-
venir capable d’une argumentation
dans le champ de l’éthique. Avant
de penser à faire taire l’autre, il faut
le reconnaître comme un alter égo,
lui aussi porteur d’une argumenta-
tion. Ce n’est pas en tuant l’autre
qu’on tue ses idées. Le but de
l’éducation éthique n’est pas de ré-
soudre le problème de la violence
mais il s’agit de faire qu’à l’école,
qui est le lieu de la réflexion,
l’éthique devienne une forme
consciente. Sur le débat sur la
bioéthique, donner les argumen-
taires des deux écoles qui s’af-
frontent et accepter d’entendre les
raisons de l’autre, sur des grands
sujets qui divisent l’humanité. La
morale laïque ne va pas trancher
entre ce qui est bien et ce qui est
juste, mais il y a des impératifs de
justice qui affleurent par rapport
aux lois qui existent.
Jean Baubérot : Le débat dé-
mocratique n’est pas un débat ab-
solu ! La formation sera extrême-
ment importante. Le souci :
pouvoir montrer qu’il y a une cer-
taine cohérence interne dans le
débat démocratique même si ce
débat n’est pas absolu. Comme le
dit Guy Coq, l’école ne va pas
trancher mais engager le débat, en
secondaire, sur le mariage homo-
sexuel, l’adoption… La mission
aura à délimiter le périmètre et la
progressivité de ces sujets. Quant
à son évaluation, elle ne pourra pas
se faire sur des critères classiques.
La morale aurait-elle disparu de
l’école ? Une école imparfaite
est-elle en mesure de l’inculquer ?
Guy Coq : Il y en a déjà, pour
le meilleur et pour le pire. L’école
a fait beaucoup pour que le ra-
cisme recule par exemple. Sans
qu’il y ait de grandes leçons là-
dessus, elle accueille à égalité tous
les enfants, quelle que soit leur
origine. L’institution a eu un côté
vertueux en elle-même. L’école
peut-être porteuse de justice.
Jean Baubérot : Si la morale
laïque était la seule réforme de
l’école, on pourrait l’accuser de
moralisation. Mais c’est cohérent
avec un projet global. Bien sûr, ce
sont les 12 travaux d’Hercule mais
si on veut que l’école ne reproduise
plus des inégalités, ce qui est le but
de la réforme, il faut faire un pari
de l’utopie qui peut réussir. On ne
peut changer les choses que s’il y a
du volontarisme. C’est une pièce
essentielle du projet.
Guy Coq : Tout à fait. On ne
peut pas attendre que les institu-
tions soient toutes justes pour que
les hommes deviennent justes.
On ne va pas supprimer en
quelques mois l’échec de ces mil-
liers de jeunes qui sortent démolis
de l’école. Mais même une insti-
tution éducative qui n’est pas par-
faite peut être porteuse de choses
très positives. Mettre de l’éduca-
tion éthique dans l’école aura
pour effet un retour sur la morale
même des agents de l’école qui de-
vront essayer de mettre leur parole
en harmonie avec le message. Oui,
il faut faire le pari d’une espérance
possible. Croire en la vertu de
l’éducation, c’est aussi un des fon-
damentaux de l’idée républicaine
en France. Il faut créditer l’école de
la possibilité d’ouvrir à des idéaux,
de faire progresser la société. Les
institutions fortes, les « officiels »
ont la responsabilité d’un discours.
Quand Vincent Peillon affirme que
certaines valeurs sont plus impor-
tantes que d’autres « la connais-
sance, le dévouement, la solidarité
plutôt que les valeurs de l’argent, de la
concurrence et de l’égoïsme », c’est
courageux. Je reprends ce qu’il dit :
« Il faut assumer que l’école exerce un
pouvoir spirituel dans la société. »
Jean Baubérot :… En préci-
sant que ce pouvoir spirituel est
troué, qu’il n’est pas global.
●Propos recueillis par
Ariane Ioannides
1. Guy Coq est spécialiste de la
philosophie de l’éducation. Il est membre
de la rédaction de la revue Esprit. Il
est l’auteur, entre autres, de La laïcité,
principe universel, Le Félin, 2005 et
de La démocratie rend-elle l’éducation
populaire ?, Parole et silence, 2000.
2. Jean Baubérot a été titulaire de la
chaire d’Histoire et sociologie de la
laïcité à l’École pratique des hautes
études, de sa création (1991) à 2007.
À lire : La Morale laïque contre l’ordre
moral, Seuil, 1994. Son dernier
ouvrage : La laïcité falsifiée, La
Découverte, 2012.
3. André Comte-Sponville, Le
capitalisme est-il moral ?, Albin Michel,
2004.
© Ligue de l’enseignement
Jean Beaubérot.