Maintenant, en 2008, ils ont un pseudonyme, on peut les retrouver plus facilement ; mais, à
l’époque où j’ai fait mon étude de terrain à Montréal [...], il n’y avait pas cette vague actuelle
comprenant toute une génération de tags, allant jusqu’aux pièces monumentales. Ce phénomène
typiquement new-yorkais, mais parisien également, existait aussi dans plusieurs autres grandes
villes du monde. Mes frères, qui étaient alors en Australie, me racontaient qu’il y en avait même
à Sidney. Depuis, on peut se renseigner sur Internet ; mais, en 1989, Internet n’était pas encore né
[...] Je me demandais avec curiosité : « Est-ce que Montréal va échapper à cette tendance ? »
C’est en 1992 que la vague de ce phénomène est arrivée à Montréal. Lorsque j’ai fait ma thèse,
c’était encore des graffitis comme je les définis : « Un texte et/ou une image inscrit(s) sur une
surface qui est non destinée à cette fin. » [...] Au fond, ce qui m’intéressait, c’était le mot [...] le
langage. Ceci dit l’image est langage. Mais il reste que en tout cas, moi je préférais ma phrase.
D’ailleurs, le graffiti qui me hantait à l’époque de ma thèse et dont je parle était : « Un silence
comme un cri à l’envers ». Pour moi, le graffiti, c’est une charge poétique philosophique, inscrite
sur le mur. Arrivée à Montréal, je photographie beaucoup de graffitis, évidemment. Ma démarche
a d’abord consisté à observer, une observation non participante. Explorer la ville, apprendre à la
connaître, cela a donné une lecture de Montréal un peu particulière, et ce, parce que je suis
anthropologue. Un sociologue aurait pu le faire aussi, mais, par ma formation, je ne suis pas
restée dans ma culture, j’ai quitté mon univers confortable. Ce sujet comporte une espèce
d’inconfort, de déstabilisation. Je suis allée dans des coins de la ville où la plupart des gens
n’iraient pas ; j’ai vraiment circonscrit mon territoire en fonction de ma recherche. J’étais alors
étudiante, locataire et je cohabitais avec quelqu’un. J’avais installé d’immenses cartes que j’étais
allée chercher à la Ville de Montréal. Je les projetais en diapositives, afin de comprendre où ces
images et ces textes se situaient [...] Le procédé était très simple, mais la frontière du boulevard
Saint-Laurent, est-ouest, anglophone-francophone, ressortait à travers le graffiti de l’époque. [...]
Généralement, il y avait toujours un intermédiaire, ami, connaissance ou nouvelle rencontre, à qui
je disais : « Essaie de me mettre en contact avec cette personne-là » [...] Au moyen du bouche à
oreille, j’ai finalement rencontré une trentaine de graffiteurs de 15 à 55 ans à peu près. Ça aussi,
c’est important, ça déboulonne le mythe selon lequel les graffiteurs sont toujours des jeunes.
C’est vrai en grande partie, mais la révolte n’est pas l’apanage de la jeunesse, même si, quand on
est jeune, la révolte vient plus facilement. Pour moi, les graffiteurs transportent en eux une espèce
d’éternelle adolescence. Cela cadrait bien avec l’idée du tableau et du rituel de passage, parce
qu’effectivement, c’est comme si tous les graffiteurs, même ceux de 55 ans, étaient porteurs
d’une telle révolte qu’ils décidaient de la transposer quelque part. [...] Vous savez, j’ai fini le livre
en disant que le graffiti, le « graffité », est à la frontière de l’individu et de la culture. Bon, je me
suis toujours demandé pourquoi j’avais écrit cela. C’est assez simple, parce qu’au fond, on
pourrait étudier un phénomène du point de vue psychologique ; d’ailleurs, cela se fait
couramment. Le graffiti a été étudié par des psychologues, des géographes, des sociologues…