villes intelligentes : outil de gestion collective ou simple concept de

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ANALYSE
2014
VILLES INTELLIGENTES : OUTIL
DE GESTION COLLECTIVE
OU SIMPLE CONCEPT DE
MARKETING PUBLIC ?
Par Sandra Evrard
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles asbl
Avec le soutien du service de
l’Éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
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VILLES INTELLIGENTES : OUTIL DE GESTION COLLECTIVE OU SIMPLE CONCEPT DE MARKETING PUBLIC ?
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
Aujourd’hui, une personne sur deux vit en ville. Mais cette tendance
s’accélère. Les estimations indiquent un taux d’urbanisation de 75% (dans
les pays développés) à 84% (dans les pays en développement) d’ici 2030
. Ces chiffres nous invitent à repenser notre approche de la ville, pour la
rendre plus durable, viable… voire rentable ? Cette question en forme de
boutade nous incite à être prudents face aux schémas appétants des villes
dites « intelligentes » ou « créatives », proposés pour préparer la cité idéale
de demain. C’est surtout le moment de réétudier la question de la place
réservée à l’humain, à la participation citoyenne et à la culture, en terrain
urbain.
Une analyse de Sandra Evrard
A
ujourd’hui, le vocable « d’intelligent » est mis à toutes les sauces. On parle entre autres
d’objets intelligents, de voitures intelligentes, mot encore employé pour qualifier certaines
cités. Notons d’emblée que plusieurs définitions de « villes intelligentes » coexistent et
semblent employées en fonction du but poursuivi par ceux qui s’y intéressent. Nous reprenons ici la définition de Wikipédia, qui résume relativement bien les critères qui les caractérisent :
l’expression « ville intelligente » est une traduction de l›expression smart city. Ce concept émergent
- dont les acceptions sont mouvantes en français - désigne un type de développement urbain apte à
répondre à l’évolution ou à l’émergence des besoins des institutions, des entreprises et des citoyens,
tant sur le plan économique que social et environnemental. Une ville peut être qualifiée d’intelligente
quand les investissements en capitaux humains, sociaux, en infrastructures d’énergie (électricité,
gaz), de flux (humains, matériels, d’information) alimentent un développement économique durable
ainsi qu’une qualité de vie élevée, avec une gestion avisée des ressources naturelles, au moyen d’une
gouvernance participative.1 Parmi les ambitions positives des villes intelligentes, on trouve donc en
bonne place la nécessité d’atteindre une plus grande durabilité, tant sur le plan environnemental que
social.
DES VILLES MODERNES DURABLES
Les villes intelligentes sont censées améliorer leurs performances énergétiques et établir une meilleure gestion des ressources vitales, notamment grâce à la technologie du « smart grid », autrement
dit d’un réseau intelligent qui permet d’optimaliser la gestion de distribution d’énergie (eau, électricité). Cela étant plus facile à implémenter au sein des nouvelles villes intelligentes, conçues selon
ce concept, de A à Z. A Séoul, en Corée du Sud, un nouveau quartier a par exemple été construit
sur 53 Km2 de terres asséchées, au cœur de la zone portuaire. Songdo, tel est son nom, accueillera
d’ailleurs le nouveau Fonds vert de l’ONU, dédié à l’aide climatique attribuée aux pays en développement. Cette nouvelle ville intelligente, conçue de toute pièce, est édifiée pour être hyper efficiente
au niveau du traitement des déchets (installation d’un réseau de tuyaux d’aspiration sous-terrain et
utilisation des déchets pour produire de l’énergie) et des eaux usées, grâce à l’utilisation de tech1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente
3
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nologies pointues et de la domotique. Mais elle fait aussi la part belle aux espaces verts, aux pistes
cyclables, à l’utilisation de la télémédecine, pour les personnes à mobilité réduite. Il devrait donc être
agréable de vivre à Songdo !
Il est évidemment plus facile de créer une nouvelle ville intelligente de A à Z, en utilisant des technologies dernier cri et une planification urbaine contemporaine, que de trouver des solutions pour
des villes anciennes. « Les économistes Catherine Charlot-Valdieu et Philippe Outrequin dénoncent
ainsi cette conception d’îlots écologiques, coupés des autres quartiers. Le lien entre ces initiatives
et une politique générale de la ville est rarement pensé, prévu, anticipé, confirme l’urbaniste Taoufik
Souami ».2 Notons aussi que ce type de projet a un coût important, que beaucoup de villes et états
ne peuvent supporter. En revanche, atteindre une plus grande durabilité dans les cités anciennes et
déjà existantes, grâce à ces nouvelles technologies, permettrait de réduire les factures d’énergie. L’île
de Malte, qui achemine son eau potable par bateaux, a par exemple installé 250 000 compteurs d’eau
‘intelligents’ qui permettent un suivi chiffré en temps réel des besoins de la collectivité, mais également l’identification des fuites liées à des surconsommations. Ce système ayant permis la réduction
de 20% à 30% de consommation d’eau, ce qui est loin d’être négligeable3.
Schéma montrant tous les éléments impliqués dans une ville intelligente
Source : tecdev cité par ERDF
EVITER L’ÉCUEIL DE LA « MAGIE DU TECHNOLOGIQUE »
L’utilisation des technologies numériques ne doit cependant pas servir de baguette magique et nous
faire croire à l’apport de solutions techniques simples à des problèmes compliqués. Comme aime le
rappeler Sophie Pène, professeur à Paris Descartes et membre du Conseil national du numérique,
« la question numérique est une question politique. Un rappel utile à ceux qui pensent que les technologies ont la solution à tous les problèmes de la ville, et qu’il suffirait d’attendre une solution de
ville intelligente ‘clés en mains’ sans trop y penser ».4 Pierre Musso, enseignant-chercheur, titulaire
de la chaire « Modélisations des imaginaires, innovation et création » à l’Université de Rennes 2, af2 Sept modèles pour la ville du futur. La ville durable, in Sciences humaines, 28 avril 2014, p23.
3 Source : Sous les pavés, la terre, Le Soir, 11 juin 213, http://blog.lesoir.be/smartcities/2013/06/11/sous-les-paves-laterre/#more-136
4 Ibidem, p2.
4
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firme aussi son scepticisme à l’égard du slogan des ‘territoires’ ou des ‘villes numériques’ qu’il estime
« tout sauf heureux, car il met l’accent sur le numérique là où il faudrait le mettre sur les ressources
humaines, culturelles, sociales, etc., des territoires».5 Serait-ce l’arbre qui cache la forêt ?
Les pouvoirs publics se doivent d’être attentifs quant aux choix des projets sur lesquels ils axent
leurs priorités, en n’oubliant pas que les problèmes basiques, mais cruciaux, des villes restent à gérer : mobilité, ghettoïsation sociale, accès inégalitaire au logement entre autres. Mais la technologie
rassure et concevoir une « ville intelligente est une garantie, à la fois d’innovation par les nouveaux
services qu’elle pourra proposer, et de contrôle par les analyses quantitatives des activités, humaines
notamment ».6 Parfois, le citoyen est d’ailleurs mis à contribution pour signaler les « défauts » repérés dans sa ville ou son quartier. Leurs données sont récoltées au travers de sites Internet dédiés ou
via des applications de Smartphone (voir à ce sujet l’interview de l’architecte Cristina Braschi). Il faudra veiller à ce que cette omniprésente partie « technique » n’évince pas l’humain et les aspirations
citoyennes et participatives des différents projets. De même, les « techniques intelligentes » n’ont
de sens que si elles sont employées en vue de proposer des « services intelligents » à la population
et pour instaurer un vivre-ensemble plus harmonieux et non en tant que performance en soi. Par
exemple, les voitures à conduite automatique peuvent être envisagées comme une solution pour réduire les risques humains, notamment ceux liés à la consommation d’alcool au volant, mais l’analyse
du problème sous cet angle ne permet pas de répondre aux raisons qui sous-tendent l’alcoolisme.
Sous le concept de ville intelligente menace le « solutionnisme »7 : une tendance à vouloir trouver
une réponse technologique à tout problème posé au sein de nos villes, en occultant le fond et la
nécessité de réfléchir avant de prendre des décisions.
LE MARIAGE PUBLIC/PRIVÉ
D’un point de vue structurel, les instances gouvernantes n’étant pas des gestionnaires techniques,
une série de grandes entreprises ont été sollicitées pour piloter des projets de villes intelligentes. On
retrouve notamment plusieurs noms (IBM, Siemens, Cisco) issus des multinationales de l’IT, puisque
l’outil informatique est essentiel pour développer ces projets. « La ville intelligente est d’abord une
ville mieux gérée grâce aux NTIC. Cependant, l’utilisation des TIC ne crée pas en soi une ville intelligente. Ces technologies doivent être déployées en complément d’une stratégie plus globale pour la
ville consistant à bâtir une cité répondant aux besoins des citoyens sur le long terme ».8
Si nous prenons le parti de ne pas critiquer cette association public/privé, qui dérange néanmoins
certains détracteurs des villes intelligentes, mais qui nous semble inéluctable, nous pouvons par
contre dénoncer le fait que ce mariage est parfois instrumentalisé à des fins marketing. Il faut demeurer conscient que mettre en avant l’image positive de villes très modernes, hyperconnectées,
hypertechnologiques, fait partie des stratégies adoptées par les pouvoirs publics pour attirer des
investisseurs et des touristes. Ce qui n’est certes pas négatif en soi, mais ne constitue pas l’objectif
premier du concept ou de la mission publique !
MORCELLEMENT DES DONNÉES UTILES
Une autre difficulté rencontrée se situe dans l’hétérogénéité des approches de développement
des villes intelligentes, morcelées par domaines, au niveau des sciences économiques, sociales, de la
5 La Smart City : une vitrine technologique pour les municipales, Serge Escalé, 11 février 2014, in Humeurs numériques.
http://humeursnumeriques.wordpress.com/2014/02/11/la-smart-city-un-enjeu-electoral-avant-les-municipales/
6 De la ville intelligente à la ville complexe à la ville idéale, Fabien Pfaender, MonZen Tzen, XiuLin Sun, and WangGen
Wan, Université de Technologie de Compiègne et Shanghai University, pp4-5
7 Terme employé par Emile Hooge, consultant en innovation et stratégies territoriales à Nova7.
8 Les caractéristiques d’une ville intelligente, SmartGRIDS, www.smartgrids-cre.fr
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mobilité, de la gouvernance, de l’environnement et de la qualité de vie. « Chacune est ensuite redivisée dans des champs disciplinaires différents sans que les liens entre ces champs ne puissent être
dégagés. (…) Au final, la ville intelligente dont l’objectif est de rassembler les données d’une ville
pour en faire émerger des connaissances se retrouve face à un morcellement dans leur captation,
leur stockage, leur appartenance, leur traitement et leur devenir dans les disciplines considérées ».9
Pourtant, les réseaux sociaux et autres services à destination des urbains connectés pourraient
offrir de nouvelles perspectives pour l’étude de la ville, en fournissant des données à toutes les
disciplines qui le souhaiteraient.10 Cela pourrait aussi réactiver le débat démocratique, dans une
version contemporaine de l’Agora de la Grèce Antique, pour autant que les citoyens soient investis
dans le processus en cours. Et ce ne sont certainement pas les volontés citoyennes qui manquent.
De plus en plus de personnes souhaitent et estiment même avoir le droit de participer et de donner
leur avis sur certains aménagements ou décisions prises quant à leur environnement. Enfin, certains
argueront encore qu’il faut veiller à ne pas tomber dans le travers de l’injonction au participatif (voir
analyse sur le sujet11), puisqu’il est aussi avéré que tous les habitants n’ont pas forcément envie de
s’investir dans des projets de gestion de leur cité, que c’est également leur droit et que les y inciter
pourrait se résumer à une vision utilitariste des projets.
Les enjeux thématiques d’une ville intelligente
Source : tecdev cité par ERDF
IMPLIQUER DAVANTAGE (ET MIEUX) LA POPULATION
Ces postulats sur la participation citoyenne posés, il faut aussi rappeler que de nombreux projets
collaboratifs citoyens visant un « mieux vivre ensemble au cœur de la cité » sont d’abord nés spontanément, en dehors de toute demande provenant d’instances publiques ou de tout projet de ville
intelligente. « La dimension culturelle et éducative ou la création artistique - dans les opérations
de renouvellement urbain, comme dans les projets métropolitains - ainsi que la place laissée à des
projets d’initiatives citoyennes ou associatives, sont des ingrédients de plus en plus importants pour
l’attractivité des territoires et pour l’appropriation des projets par les habitants. Ils peuvent contribuer à faire évoluer la conception spatiale et à donner plus de sens aux projets, particulièrement en
9 Ibidem, p6
10 Idem
11 La culture du réseau permet-elle plus d’autonomie ?, Sandra Evrard, 2013.
6
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cette période de crise »12. Le risque existe de plugger du technologique et du numérique à tout-va,
comme une cloche qui viendrait chapeauter de manière programmée des initiatives citoyennes déjà
existantes. Il s’agit souvent de démarches artificielles et ne tenant pas compte de la réalité de terrain. De plus, cela pourrait avoir tendance à brimer le potentiel innovateur des initiatives citoyennes
spontanées. Certains appellent cela « l’écueil du tableau de bord » : pour que la smart city réponde
aux besoins de ses habitants, il ne faut surtout pas planifier son évolution d’une façon trop rigide13.
Selon le sociologue Jérôme Denis, il serait préférable de « rompre avec une vision de villes intelligentes pré-programmées, entièrement calculables, qui nie la réalité urbaine, pour penser un projet
de numérisation de la ville qui ne suppose pas une politique de table rase et qui accepte en toute
modestie d’équiper des pratiques et des métiers de la ville au plus près de leur propre intelligence.
(…) Les technologies sont bonnes lorsqu’elles permettent de gagner en autonomie de pensée et
ouvrent des processus d’engagement par lesquels elles peuvent servir d’excuse ou d’activateurs de
la créativité sociale et civique ».14 Tel devrait en effet être l’intérêt des pouvoirs publics et autres
instances instigatrices de ce type de projets.
PISTES DE GOUVERNANCE CITOYENNE
Les pistes pour améliorer la gouvernance des projets participatifs et citoyens existent. Antonin Torikian, Lead Project Manager chez Faber Novel, estime par exemple que pour que la ville intelligente
s’imprègne d’un véritable élan démocratique, elle pourrait élire des représentants. « Constatant
que les rapports entre les individus et les institutions évoluent, que les pouvoirs publics perdent
en légitimité et en représentativité, il considère que le numérique permet de renégocier le contrat
entre le citoyen et ses représentants locaux ».15 L’expansion de cette dynamique n’est certes pas
aisée à concrétiser, mais bien pensée et organisée, elle pourrait permettre aux citoyens d’être davantage acteurs de leur ville et faire remonter d’une manière pragmatique leurs problèmes, envies
et souhaits de ville idéale vers les instances décisionnelles. Cela pourrait notamment se concrétiser par la sollicitation en ligne de l’avis des habitants sur la pertinence de certaines dépenses
publiques. Concrètement, cela permettrait par exemple de comparer, grâce à l’ouverture des données publiques, les impôts locaux et les dépenses publiques des différentes villes.16 Cela pourrait
éventuellement favoriser le financement participatif d’infrastructures urbaines, par exemple via le
crowdfunding. Mieux orienter le travail des développeurs afin que les données publiques apportent
un réel bénéfice en termes de contrôle démocratique, constitue une autre pise. Les suggestions ne
s’arrêtent pas là, mais c’est en résumé, la voie que cela pourrait prendre.
VILLES INTELLIGENTES ET CRÉATIVES ?
On peut aussi s’interroger sur l’intérêt d’affubler la ville du qualificatif « intelligente ». Ce terme
ne regroupe-t-il pas d’autres concepts déjà utilisés afin d’améliorer nos cités ? S’agirait-il d’une histoire de communication, de marketing ? La gestion de l’image de la ville, et de son attractivité, fait
désormais partie des missions que se sont fixés les pouvoirs publics. Selon le sociologue Jean Viard,
la ville est «un totem identitaire. On pense la ville par son identité, par la mise en scène de
sa propre histoire, de sa mémoire, de son territoire. C’est sur la force des totems que se
joue la concurrence entre les villes. C’est ça qui fait la ville, car, contrairement aux villages,
12 Dossier villes créatives, Prise de position, in Revue Urbanisme, N°373, juillet-août 2010, p23
13 Smart city : comment rendre la ville plus intelligente ?, par Usbek & Rica, 24 février 2014, in Demain la Ville, p2.
14 Ca changera quoi de vivre dans une ville intelligente ?, Tommy Pouilly, le 11 décembre 2013, in RSLN (regard sur le
numérique), p2.
15 Idem, p6.
16 Smart city : comment rendre la ville plus intelligente ?, Idem.
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les villes sont en concurrence».17 Ceci a un impact économique direct sur l’économie, grâce à
l’attractivité touristique et à celle des industries des loisirs et de l’Horeca. Les villes avant-gardistes,
originales, pensées pour le bien-être des populations, attirent bien entendu des classes sociales plus
éduquées et au capital culturel élevé. Or, ce sont aussi ces personnes-là qui contribuent économiquement, et souvent avec créativité, à la dynamique urbaine. De là à affirmer que les villes intelligentes attireraient davantage de gens intelligents, il n’y a qu’un pas, que certains osent franchir !
Cette tendance a été épinglée au travers d’un concept transversal à celui des villes intelligentes.
Docteur de l’Université Columbia et géographe, Richard Florida18 utilise le vocable de « villes créatives » pour classer les villes en fonction de leur attractivité et selon une approche davantage axée
sur les êtres humains qui la composent. « Il y est postulé que la culture et des classes de citoyens
dites créatives comme les développeurs open-source ou les musiciens et autres artistes, de même
qu’une communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) sont des catalyseurs d’innovation dans une ville. Il postule également qu’attirer et cultiver dans la ville des lieux et événements
qui constitueraient un fort attrait pour ces classes est de fait un levier important pour favoriser l’innovation. Celles-ci profitant ensuite au tissu industriel classique avec des répercussions positives sur
l’ensemble de l’économie. On retrouve dans la ville créative des principes de la ville idéale, ouverte
culturellement, ou encore pilotée par l’innovation. Les disciplines et enjeux se recouvrent différemment, mais on retrouve le planning urbain et l’économie, voire les smart city différemment, dans ce
qu’elles permettent aux citoyens qui savent créer des services de produire de l’innovation ».19
UN CONCEPT CONTESTABLE
Cette classe créative talentueuse et tolérante serait porteuse de transformation urbaine, ce qui est
positif ! Selon Richard Florida, « on peut ainsi repérer une ville à fort potentiel créatif en mesurant,
par exemple, le nombre de brevets par habitant ou de concerts de quartier… Ces indices permettent ainsi d’établir un classement des villes ‘branchées’, et les municipalités n’auraient plus qu’à
élaborer des stratégies en conséquence pour gagner des places ».20 Mais les détracteurs de Richard
Florida mettent en doute la corrélation claire qu’il pourrait y avoir entre la présence d’une certaine
catégorie sociale et l’impact réel sur une ville. Est également critiquée la survalorisation qu’il fait de
certains types de personnes (les créatifs, les homosexuels) pour disposer certaines villes sur une
échelle de valeurs et effectuer un classement, subjectif par essence. Le sociologue Alain Bourdin, qui
se méfie autant des notions floues que des a priori tranchés sur les supposées attentes des habitants,
s’interrogent sur l’existence-même de cette classe dite créative. Selon lui, la méthode utilisée pour
identifier ce groupe est biaisée et trop peu précise. Le sociologue estime aussi que la corrélation
entre une supposée classe créative et le développement économique n’est pas scientifiquement
fondée. « Pour les décideurs urbains, l’enjeu est bien de faire converger aspirations des habitants et
dynamiques de développement. D’où l’intérêt évident d’une classe créative qui serait à la fois présente localement et vecteur d’insertion dans la mondialisation économique et culturelle. Comme
nous l’expliquait récemment Ariella Masboungi au terme de nombreux déplacements dans des villes
d’Europe à l’occasion de ses ateliers “Projet urbain”, les villes soucieuses de leur attractivité doivent
d’abord (re)donner une estime de soi à l’ensemble de leurs habitants – pas seulement cibler ladite
17 Fabriquer la ville : nouvelles attentes, nouvelles cultures, in Traits urbains supplément n°14, avril 2007, p2
18 Richard Florida a inventé la notion de classe créative (creative class, en anglais), qui rassemblerait environ 40 millions
de personnes aux États-Unis, soit 30 % de la population active environ, mais 50 % des salaires et 70 % du pouvoir d’achat
disponible. Il a orienté ses recherches vers la compréhension sociologique de l’attractivité des villes. Cette classe se définit
principalement par le Talent, la Technologie et la Tolérance. Il a voulu démontrer qu’il existe une corrélation entre la présence de la « classe créative » dans les grandes villes et un haut niveau de développement économique. La classe créative
est attirée par les certains lieux de vie dont elle renforce encore l’attractivité. Ainsi se crée un cercle vertueux, le talent
attirant le talent, mais aussi les entreprises, le capital et les services. Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Florida
19 Ibidem, p8
20 Un kaléidoscope social, la classe créative, un leurre ?, in Sciences Humaines, Avril 2014, N°258, p21.
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classe créative. L’ambiance d’une ville se ressent d’ailleurs, pour ceux qui la découvrent, dès la montée dans un taxi ou à la réception d’un hôtel… Il est indéniable que la ville marketing, décrite avec
réalisme par Isabelle Baraud-Serfaty21 ou fustigée par Yoann Morvan22 au nom d’une certaine idée
des valeurs d’aménité urbaine, est désormais notre réalité. Mais qu’en résultera-t-il pour les équilibres territoriaux et les liens sociaux ? »23
CRÉATIVE, PARTICIPATIVE, MAIS TOUJOURS INÉGALITAIRE !
La principale critique formulée à l’encontre de ce classement des villes créatives repose sur le fait
que celles-ci sont axées sur une classe spécifique de la population, plutôt privilégiée, et que cela
risque de ne pas favoriser la participation de l’ensemble des citoyens. L’écueil de la ghettoïsation demeure ! Et il s’agit, ici encore, d’une vision assez fortement axée sur la croissance économique. Car
même si l’on peut se réjouir qu’une ville soit riche en musées, en lieux de divertissements trendy et
attractifs, que cela draine des « cerveaux » et « personnalités créatives », le risque est grand que les
plus démunis demeurent dans une position marginalisée et peu intégrée au sein de cette ville idéale.
La dimension sociale semble le parent pauvre de ce concept, à l’instar de celui des villes intelligentes.
Le sociologue français Alain Bourdin corrobore lui aussi le fait que le nouveau modèle urbain basé
sur l’innovation et les transformations culturelles ne doit pas pour autant négliger les effets qu’il
peut y avoir sur la stratification sociale. « L’innovation, bien qu’elle soit au centre de beaucoup de
choses, comme le développement économique, n’est pas automatiquement gage de réussite pour
une ville. Ce n’est pas en transformant la ville en un lieu propice à la créativité par la combinaison
de ressources, de talents et de technologies par l’entremise d’artistes, d’intellectuels et de prestataires de services aux grandes firmes, qu’une ville se développera sur le long terme. Le problème
de la théorie de la classe créative, c’est qu’elle semble sauter certaines étapes dans son édification,
passant de l’énoncé des problèmes urbains constatés, à l’énoncé de réflexions sur les solutions à
apporter à ces problèmes. Le questionnement sur ce qui doit être créé et sur ce qui sera créé pour
régler les problèmes soulevés est totalement évité »24. L’argument positiviste du participatif ne suffit
pas à donner ses lettres de noblesses au concept. Aussi trendy, riche culturellement et en infrastructures soit-elle, une ville qui ne se préoccuperait pas de ses exclus n’atteindrait jamais l’idéal que
suggère l’utopie des villes créatives ou intelligentes.
CONCLUSION
Les concepts de villes intelligentes et villes créatives sont certes intéressants et porteurs de projets
innovants et certainement nécessaires à l’aube d’une urbanisation encore plus massive. Mais les multiples définitions des concepts, le danger de leur commercialisation, effet secondaire des partenariats
nécessairement créés avec les industriels pour répondre aux projets techniques à implémenter, et
la tentation des instances publiques d’en faire une vitrine marketing sont à surveiller. « Plusieurs
approches concordent et discordent donc pour imaginer la ville de demain. Chacune propose un
angle nouveau sur les différents aspects qu’il conviendrait de traiter pour rendre la ville idéale. Du
21 Qui pourra encore produire la ville demain ?, Isabelle Baraud-Serfaty, Etudes Foncières, 2009.
22 Yoann Morvan est chercheur associé au Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement. Il a effectué un
Post-doc (CNRS) à l’Institut Français d’Études Anatoliennes au sein duquel il est coresponsable de l’Observatoire Urbain
d’Istanbul. Il a soutenu une thèse en urbanisme (Institut d’Urbanisme de Paris/Paris Est) sur Les Territoires urbains de
l’échange, sous la direction de Thierry Paquot.
23 La classe créative existe-t-elle, Allain Bourdin, in Urbanisme, n°344, sept-oct 2005. www.urbanisme.fr/issue/report.
php?code=344&code_menu=FOCUS#article245
24 Conférence d’Alain Bourdin, L’urbanisme après la crise : peut-on faire une ville durable ?, mardi 9 février 2010, p3.
http://www.vrm.ca/documents/Synthese_Bourdin.pdf
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point de vue de l’analyse, et d’une science possible de la ville, on mobilise là un éventail très large
de compétences sans qu’aucune ne semble plus légitime qu’une autre. La ville intelligente propose
une vision technologique sous-tendue par les TIC qui va de la captation au service citoyen tandis
que la ville durable et les villes créatives proposent des villes sous un angle plus analytique, qu’il soit
social, environnemental, économique ou culturel ».25 Si ces objectifs sont en tant que tels positifs
et louables, si l’on peut imaginer qu’il serait agréable de vivre dans une ville les ayant concrétisés, il
semble nécessaire d’interpeller les porteurs de projets et instances publiques sur la nécessité de ne
pas oublier leurs missions de base et notamment la bonne gestion du bien commun. Car même si
une partie des citoyens attend d’eux qu’ils gèrent la ville avec une certaine ambition, comme des managers, ne pas se laisser subjuguer par le tout technologique est crucial. Ce type de développement
n’ayant de sens que s’il se déploie au service de l’humain et de ses besoins essentiels.
Notons encore cette crainte que les concepts de villes intelligentes et créatives, fortement axés sur
une catégorie particulière de la population, ne permet pas de prendre en considération l’intelligence
collective globale. La distribution des pouvoirs et l’implication de chacun au sein de la cité est certes
plus « horizontale ou participative », mais pas pour tout le monde ! « Aujourd’hui, il existe une
asymétrie considérable entre ceux qui produisent les données (nous tous) et ceux qui contrôlent
les données (les sociétés qui ont des ressources et des outils pour les instrumentaliser) ».26
Une véritable ville intelligente, dont la gouvernance tiendrait compte des aspirations contemporaines
de ses habitants, devrait laisser une belle part à la concertation avec ses citoyens et leur permettre
de réellement participer aux projets qui les concernent. Fabriquer la ville avec ses habitants constitue une ambition à atteindre. Au vu de la multiplication des comités de quartiers ou des groupes de
citoyens se réunissant autour d’un projet de gestion locale, c’est une demande croissante émanant
d’une partie de la population et il est finalement logique qu’elle soit reprise dans la définition de ville
intelligente. Mais cela ne doit pas être qu’un porte-drapeau !
Par Sandra Evrard
Chargée de recherche à l’ARC asbl
25 Idem
26 Ca changera quoi de vivre dans une ville intelligente ?, Tommy Pouilly, 11/12/2013, p5
10
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BIBLIOGRAPHIE
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http://www.express.be/business/fr/technology/classement-des-villes-belges-les-plus-intelligentesgenk-est-la-ville-intelligente-la-plus-avancee-du-pays/178517.htm
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http://hal-ujm.ccsd.cnrs.fr/halshs-00967787/
http://lesclesdedemain.lemonde.fr/villes/le-projet-clout-place-le-citoyen-au-coeur-de-laville-intelligente_a-13-3383.html
Dr. Nathalie Crutzen, Chargée de Cours, Accenture Chair in Sustainable Strategy, HECEcole de Gestion de l’Université de Liège (29 mai 2013)
http://www.liberation.fr/economie/2012/12/02/seoul-porte-le-futur-sur-songdo_864602
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