villes intelligentes : outil de gestion collective ou simple concept de

ANALYSE
2014
VILLES INTELLIGENTES : OUTIL
DE GESTION COLLECTIVE
OU SIMPLE CONCEPT DE
MARKETING PUBLIC ?
Par Sandra Evrard
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles asbl
Avec le soutien du service de
l’Éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
2Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
VILLES INTELLIGENTES : OUTIL DE GESTION COLLECTIVE OU SIMPLE CONCEPT DE MARKETING PUBLIC ?
Aujourd’hui, le vocable « d’intelligent » est mis à toutes les sauces. On parle entre autres
d’objets intelligents, de voitures intelligentes, mot encore employé pour qualier certaines
cités. Notons d’emblée que plusieurs dénitions de « villes intelligentes » coexistent et
semblent employées en fonction du but poursuivi par ceux qui s’y intéressent. Nous re-
prenons ici la dénition de Wikipédia, qui résume relativement bien les critères qui les caractérisent :
l’expression « ville intelligente » est une traduction de l›expression smart city. Ce concept émergent
- dont les acceptions sont mouvantes en français - désigne un type de développement urbain apte à
répondre à l’évolution ou à l’émergence des besoins des institutions, des entreprises et des citoyens,
tant sur le plan économique que social et environnemental. Une ville peut être qualiée d’intelligente
quand les investissements en capitaux humains, sociaux, en infrastructures d’énergie (électricité,
gaz), de ux (humains, matériels, d’information) alimentent un développement économique durable
ainsi qu’une qualité de vie élevée, avec une gestion avisée des ressources naturelles, au moyen d’une
gouvernance participative.1 Parmi les ambitions positives des villes intelligentes, on trouve donc en
bonne place la nécessité d’atteindre une plus grande durabilité, tant sur le plan environnemental que
social.
DES VILLES MODERNES DURABLES
Les villes intelligentes sont censées améliorer leurs performances énergétiques et établir une meil-
leure gestion des ressources vitales, notamment grâce à la technologie du « smart grid », autrement
dit d’un réseau intelligent qui permet d’optimaliser la gestion de distribution d’énergie (eau, élec-
tricité). Cela étant plus facile à implémenter au sein des nouvelles villes intelligentes, conçues selon
ce concept, de A à Z. A Séoul, en Corée du Sud, un nouveau quartier a par exemple été construit
sur 53 Km2 de terres asséchées, au cœur de la zone portuaire. Songdo, tel est son nom, accueillera
d’ailleurs le nouveau Fonds vert de l’ONU, dédié à l’aide climatique attribuée aux pays en dévelop-
pement. Cette nouvelle ville intelligente, conçue de toute pièce, est édiée pour être hyper efciente
au niveau du traitement des déchets (installation d’un réseau de tuyaux d’aspiration sous-terrain et
utilisation des déchets pour produire de l’énergie) et des eaux usées, grâce à l’utilisation de tech-
1 hp://fr.wikipedia.org/wiki/Ville_intelligente
Aujourd’hui, une personne sur deux vit en ville. Mais cette tendance
s’accélère. Les estimations indiquent un taux d’urbanisation de 75% (dans
les pays développés) à 84% (dans les pays en développement) d’ici 2030
. Ces chiffres nous invitent à repenser notre approche de la ville, pour la
rendre plus durable, viable… voire rentable ? Cette question en forme de
boutade nous incite à être prudents face aux schémas appétants des villes
dites « intelligentes » ou « créatives », proposés pour préparer la cité idéale
de demain. C’est surtout le moment de réétudier la question de la place
réservée à l’humain, à la participation citoyenne et à la culture, en terrain
urbain.
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nologies pointues et de la domotique. Mais elle fait aussi la part belle aux espaces verts, aux pistes
cyclables, à l’utilisation de la télémédecine, pour les personnes à mobilité réduite. Il devrait donc être
agréable de vivre à Songdo !
Il est évidemment plus facile de créer une nouvelle ville intelligente de A à Z, en utilisant des tech-
nologies dernier cri et une planication urbaine contemporaine, que de trouver des solutions pour
des villes anciennes. « Les économistes Catherine Charlot-Valdieu et Philippe Outrequin dénoncent
ainsi cette conception d’îlots écologiques, coupés des autres quartiers. Le lien entre ces initiatives
et une politique générale de la ville est rarement pensé, prévu, anticipé, conrme l’urbaniste Taouk
Souami ».2 Notons aussi que ce type de projet a un coût important, que beaucoup de villes et états
ne peuvent supporter. En revanche, atteindre une plus grande durabilité dans les cités anciennes et
déjà existantes, grâce à ces nouvelles technologies, permettrait de réduire les factures d’énergie. L’île
de Malte, qui achemine son eau potable par bateaux, a par exemple installé 250 000 compteurs d’eau
‘intelligents’ qui permettent un suivi chiffré en temps réel des besoins de la collectivité, mais égale-
ment l’identication des fuites liées à des surconsommations. Ce système ayant permis la réduction
de 20% à 30% de consommation d’eau, ce qui est loin d’être négligeable3.
Schéma montrant tous les éléments impliqués dans une ville intelligente
Source : tecdev cité par ERDF
EVITER L’ÉCUEIL DE LA « MAGIE DU TECHNOLOGIQUE »
L’utilisation des technologies numériques ne doit cependant pas servir de baguette magique et nous
faire croire à l’apport de solutions techniques simples à des problèmes compliqués. Comme aime le
rappeler Sophie Pène, professeur à Paris Descartes et membre du Conseil national du numérique,
« la question numérique est une question politique. Un rappel utile à ceux qui pensent que les tech-
nologies ont la solution à tous les problèmes de la ville, et qu’il sufrait d’attendre une solution de
ville intelligente ‘clés en mains’ sans trop y penser ».4 Pierre Musso, enseignant-chercheur, titulaire
de la chaire « Modélisations des imaginaires, innovation et création » à l’Université de Rennes 2, af-
2 Sept modèles pour la ville du futur. La ville durable, in Sciences humaines, 28 avril 2014, p23.
3 Source : Sous les pavés, la terre, Le Soir, 11 juin 213, http://blog.lesoir.be/smartcities/2013/06/11/sous-les-paves-la-
terre/#more-136
4 Ibidem, p2.
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rme aussi son scepticisme à l’égard du slogan des ‘territoires’ ou des ‘villes numériques’ qu’il estime
« tout sauf heureux, car il met l’accent sur le numérique là où il faudrait le mettre sur les ressources
humaines, culturelles, sociales, etc., des territoires».5 Serait-ce l’arbre qui cache la forêt ?
Les pouvoirs publics se doivent d’être attentifs quant aux choix des projets sur lesquels ils axent
leurs priorités, en n’oubliant pas que les problèmes basiques, mais cruciaux, des villes restent à gé-
rer : mobilité, ghettoïsation sociale, accès inégalitaire au logement entre autres. Mais la technologie
rassure et concevoir une «ville intelligente est une garantie, à la fois d’innovation par les nouveaux
services qu’elle pourra proposer, et de contrôle par les analyses quantitatives des activités, humaines
notamment ».6 Parfois, le citoyen est d’ailleurs mis à contribution pour signaler les « défauts » repé-
rés dans sa ville ou son quartier. Leurs données sont récoltées au travers de sites Internet dédiés ou
via des applications de Smartphone (voir à ce sujet l’interview de l’architecte Cristina Braschi). Il fau-
dra veiller à ce que cette omniprésente partie « technique » n’évince pas l’humain et les aspirations
citoyennes et participatives des différents projets. De même, les « techniques intelligentes » n’ont
de sens que si elles sont employées en vue de proposer des « services intelligents » à la population
et pour instaurer un vivre-ensemble plus harmonieux et non en tant que performance en soi. Par
exemple, les voitures à conduite automatique peuvent être envisagées comme une solution pour ré-
duire les risques humains, notamment ceux liés à la consommation d’alcool au volant, mais l’analyse
du problème sous cet angle ne permet pas de répondre aux raisons qui sous-tendent l’alcoolisme.
Sous le concept de ville intelligente menace le « solutionnisme »7 : une tendance à vouloir trouver
une réponse technologique à tout problème posé au sein de nos villes, en occultant le fond et la
nécessité de rééchir avant de prendre des décisions.
LE MARIAGE PUBLIC/PRIVÉ
D’un point de vue structurel, les instances gouvernantes n’étant pas des gestionnaires techniques,
une série de grandes entreprises ont été sollicitées pour piloter des projets de villes intelligentes. On
retrouve notamment plusieurs noms (IBM, Siemens, Cisco) issus des multinationales de l’IT, puisque
l’outil informatique est essentiel pour développer ces projets. « La ville intelligente est d’abord une
ville mieux gérée grâce aux NTIC. Cependant, l’utilisation des TIC ne crée pas en soi une ville intelli-
gente. Ces technologies doivent être déployées en complément d’une stratégie plus globale pour la
ville consistant à bâtir une cité répondant aux besoins des citoyens sur le long terme ».8
Si nous prenons le parti de ne pas critiquer cette association public/privé, qui dérange néanmoins
certains détracteurs des villes intelligentes, mais qui nous semble inéluctable, nous pouvons par
contre dénoncer le fait que ce mariage est parfois instrumentalisé à des ns marketing. Il faut de-
meurer conscient que mettre en avant l’image positive de villes très modernes, hyperconnectées,
hypertechnologiques, fait partie des stratégies adoptées par les pouvoirs publics pour attirer des
investisseurs et des touristes. Ce qui n’est certes pas négatif en soi, mais ne constitue pas l’objectif
premier du concept ou de la mission publique!
MORCELLEMENT DES DONNÉES UTILES
Une autre difculté rencontrée se situe dans l’hétérogénéité des approches de développement
des villes intelligentes, morcelées par domaines, au niveau des sciences économiques, sociales, de la
5 La Smart City : une vitrine technologique pour les municipales, Serge Escalé, 11 février 2014, in Humeurs numériques.
http://humeursnumeriques.wordpress.com/2014/02/11/la-smart-city-un-enjeu-electoral-avant-les-municipales/
6 De la ville intelligente à la ville complexe à la ville idéale, Fabien Pfaender, MonZen Tzen, XiuLin Sun, and WangGen
Wan, Université de Technologie de Compiègne et Shanghai University, pp4-5
7 Terme employé par Emile Hooge, consultant en innovation et stratégies territoriales à Nova7.
8 Les caractérisques d’une ville intelligente, SmartGRIDS, www.smartgrids-cre.fr
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mobilité, de la gouvernance, de l’environnement et de la qualité de vie. «Chacune est ensuite redi-
visée dans des champs disciplinaires différents sans que les liens entre ces champs ne puissent être
dégagés. (…) Au nal, la ville intelligente dont l’objectif est de rassembler les données d’une ville
pour en faire émerger des connaissances se retrouve face à un morcellement dans leur captation,
leur stockage, leur appartenance, leur traitement et leur devenir dans les disciplines considérées ».9
Pourtant, les réseaux sociaux et autres services à destination des urbains connectés pourraient
offrir de nouvelles perspectives pour l’étude de la ville, en fournissant des données à toutes les
disciplines qui le souhaiteraient.10 Cela pourrait aussi réactiver le débat démocratique, dans une
version contemporaine de l’Agora de la Grèce Antique, pour autant que les citoyens soient investis
dans le processus en cours. Et ce ne sont certainement pas les volontés citoyennes qui manquent.
De plus en plus de personnes souhaitent et estiment même avoir le droit de participer et de donner
leur avis sur certains aménagements ou décisions prises quant à leur environnement. Enn, certains
argueront encore qu’il faut veiller à ne pas tomber dans le travers de l’injonction au participatif (voir
analyse sur le sujet11), puisqu’il est aussi avéré que tous les habitants n’ont pas forcément envie de
s’investir dans des projets de gestion de leur cité, que c’est également leur droit et que les y inciter
pourrait se résumer à une vision utilitariste des projets.
Les enjeux thématiques d’une ville intelligente
Source : tecdev cité par ERDF
IMPLIQUER DAVANTAGE (ET MIEUX) LA POPULATION
Ces postulats sur la participation citoyenne posés, il faut aussi rappeler que de nombreux projets
collaboratifs citoyens visant un « mieux vivre ensemble au cœur de la cité » sont d’abord nés spon-
tanément, en dehors de toute demande provenant d’instances publiques ou de tout projet de ville
intelligente. «La dimension culturelle et éducative ou la création artistique - dans les opérations
de renouvellement urbain, comme dans les projets métropolitains - ainsi que la place laissée à des
projets d’initiatives citoyennes ou associatives, sont des ingrédients de plus en plus importants pour
l’attractivité des territoires et pour l’appropriation des projets par les habitants. Ils peuvent contri-
buer à faire évoluer la conception spatiale et à donner plus de sens aux projets, particulièrement en
9 Ibidem, p6
10 Idem
11 La culture du réseau permet-elle plus d’autonomie ?, Sandra Evrard, 2013.
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