toires juives » qui ont vu le jour dans les
communautés d'Alsace et d'Europe de
l'Est, à ces récits oraux de type humoris-
tique, nommés Moschelich en Alsace et
witz en Europe de l'Est, dont Freud et Reik
ont effectué des interprétations psycholo-
giques ou psychanalytiques*2', mais dont
aucune interprétation sociologique n'avait
encore paru.
J'ai recueilli plusieurs milliers de ces
histoires auprès d'informateurs originaires
de ces communautés et installés actuelle-
ment dans l'Est de la France. Après les avoir
retranscrites et donc sauvées de l'oubli, j'en
ai tenté une interprétation socio-ethnogra-
phique. Je les ai considérées comme des
documents et ai eu le souci constant de les
rapporter au contexte culturel spécifique qui
les conditionne. Witz et Moschelich présen-
tent des divergences fondamentales dues à
l'originalité indéniable de chacune des deux
communautés. Mais ils ont également de
nombreux points communs. Ces derniers
s'expliquent par les analogies effectives que
présentaient, malgré leur spécificité non
moins réelle, ces deux communautés, mais
aussi par le contact qui n'a jamais cessé
entre celles-ci et qui a occasionné un échan-
ge et une circulation de récits. Une illustra-
tion probante de la ressemblance et des rap-
ports étroits entre ces deux yiddishkeit est
celle du parler juif : Yeddish-daitsch (judéo-
alsacien) et yiddish oriental, dont la com-
mune origine est bien connue. On retrouve
dans ces deux parlers de nombreux termes
similaires, qui ne diffèrent que par leur pro-
nonciation; or si le langage est un moule,
quoi d'étonnant en conséquence si l'esprit
judéo-alsacien et l'esprit yiddish se rejoi-
gnent à bien des égards ?
Mes témoins originaires de la campagne
alsacienne sont nés, en général, entre 1897
et 1923. Aujourd'hui, ils résident tous à
Strasbourg du fait de la disparition des com-
munautés juives villageoises. La date de
leur urbanisation se situe entre les deux
guerres ou à la fin de la seconde guerre
mondiale. Les histoires qu'ils m'ont con-
tées, ou Moschelich, reflètent le vécu des
Juifs de la campagne alsacienne avant leur
transplantation et mettent en scène les per-
sonnages marquants de la vie juive rurale
traditionnelle.
Mes interlocuteurs d'Europe de l'Est
sont les rescapés d'un monde englouti, le
«Yiddishland». Cadre socio-politique aux
frontières imprécises, le Yiddishland allait
de la Baltique à la Mer Noire et était le lieu
de résidence des Juifs de langue yiddish.
Nés pour la plupart au début du siècle, mes
interlocuteurs ont passé leur enfance et leur
adolescence dans ce milieu, marqué par son
unité géographique et sociologique
(shtetl<3), quartier juif de la grande ville).
Fuyant la misère et les persécutions, ils sont
arrivés dans l'Est de la France à l'âge adul-
te dans l'entre-deux-guerres. Agés à
l'époque de mon enquête d'environ quatre-
vingts ans (beaucoup d'entre eux sont décé-
dés depuis lors), ils sont les dépositaires
d'un répertoire de witz considérable par son
ampleur et sa richesse. Véritables récep-
tacles des aspirations profondes des Juifs
d'Europe Orientale, reflets de leurs
angoisses et de leurs humiliations, ces récits
sont aussi le miroir de leurs conditions
d'existence.
Or la vie quotidienne des Juifs, aussi bien
dans la campagne alsacienne qu'en Europe
de l'Est, était marquée par la pratique reli-
gieuse. Dans ces sociétés où le sacré et la
profane était intimement mêlés, la religion
occupait une place prédominante.
Comment se conjuguent humour et reli-
gion? A première vue, ils semblent être
antinomiques. La religion, en particulier
quand elle se raidit et prend la forme d'un
intégrisme dogmatique, peut se sentir
menacée par l'humour, ne pas le tolérer.
Alors que la religion présuppose le sérieux
et une adhésion sans conteste à des normes
et des valeurs, l'humour est teinté de scep-
ticisme; il repose sur une vision ludique et
critique et sur un effet de distanciation.
Mais si humour et religion s'opposent, ils
sont pourtant aussi, comme le révèlent ces
histoires, complémentaires et indisso-
ciables.
La religion,
une toile de fond
La vie religieuse est le cadre implicite de
beaucoup de witz et de Moschelich même
lorsqu'elle n'en constitue pas le thème cen-
tral. Reflet d'un vécu, les récits mettent en
scène les personnalités indispensables à la
vie religieuse, rabatteur rituel, le chantre
(hazan), le bedeau (schamess), le rabbin...
Les histoires peignent le menu peuple de la
bourgade juive d'Alsace et d'Europe de
l'Est, petites gens à la foi naïve et sincère,
dont l'existence est rythmée par la vie reli-
gieuse et qui portent en eux ses valeurs. Le
temps est celui du calendrier liturgique, les
repères temporels sont en effet les princi-
pales fêtes (Shabbat, Pessah...), les lieux
sont ceux de la vie cultuelle (synagogue,
bain rituel). La religion est omniprésente et
même le langage yiddish et judéo-alsacien,
émaillé d'expressions hébraïques, en porte
la trace.
Cadre de vie de la communauté, la reli-
gion détient en outre une fonction de résis-
tance et de survie. Ainsi dans les histoires,
la fête de Shabbat et la fête de Pessah cris-
tallisent les aspirations du Juif en proie à la
misère ou à la persécution et lui permettent
d'y faire face dans la dignité, comme en
témoigne, par exemple, cette histoire savou-
reuse qui m'a été contée par un témoin ori-
ginaire de Pologne.
«C'est l'histoire d'un pauvre Juif qui
était colporteur et dans le courant de ses
pérégrinations, il était parfois amené à
s'arrêter le Shabbat dans un village. C'est
ainsi qu'un jour il arriva dans un village où
il n'y avait pas de Juifs, à l'exception d'une
seule famille. Comme il ne pouvait pas aller
plus loin parce que la nuit allait tomber, il
arriva dans la maison de la famille en ques-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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