Humour et religion - Revue des sciences sociales

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MURIEL KLEIN-ZOLTY
Humour et religion
Dans les histoires
que racontent Juifs d'Alsace
et d'Europe de l'Est,
l'humour et la religion
ne s'opposent pas.
Au contraire,
ces deux éléments
sont indissociables.
Une interprétation
sociologique de l'humour.
Muriel
J
udith Stora note que : «L'humour juif
le phénomène, seraient bien en peine de le
est devenu à la mode en France ces
décrire et de l'analyser... Or peu d'études
dernières années. C'est grâce au
approfondies furent consacrées à la des-
cinéma américain et avant tout aux films de
cription de l'humour juif »
Woody Allen que le public français découvrit
Pour combler cette lacune, J. Stora a
son existence... Les mass médias se sont
écrit une monumentale étude de «l'humour
chargées de répandre l'expression et elle est
juif dans la littérature de Job à Woody
à présent sur toutes les lèvres... Malgré la
Allen».
large diffusion du terme, il faut bien
Dans mon ouvrage, «Contes et récits
reconnaître que la plupart de ceux qui
humoristiques du monde juif »*, je me suis,
emploient le mot, même s'ils reconnaissent
en ce qui me concerne, intéressée aux «his-
© Dessins Maurice Sendak, HarperCollins publisher. I.B. Singer "Une histoire i Ì paradis et autres
contes", Stock, 1978.
Klein-Zolty
Chercheur, Laboratoire de Sociologie
de la Culture Européenne
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
78
toires juives » qui ont vu le jour dans les
mondiale. Les histoires qu'ils m'ont con-
communautés d'Alsace et d'Europe de
tées, ou Moschelich, reflètent le vécu des
sont pourtant aussi, comme le révèlent ces
l'Est, à ces récits oraux de type humoris-
Juifs de la campagne alsacienne avant leur
histoires,
tique, nommés Moschelich en Alsace et
transplantation et mettent en scène les per-
ciables.
witz en Europe de l'Est, dont Freud et Reik
sonnages marquants de la vie juive rurale
ont effectué des interprétations psycholo-
traditionnelle.
2
giques ou psychanalytiques* ', mais dont
Mes interlocuteurs d'Europe de l'Est
aucune interprétation sociologique n'avait
sont les rescapés d'un monde englouti, le
encore paru.
Mais si humour et religion s'opposent, ils
complémentaires
et
indisso-
La religion,
une toile de fond
«Yiddishland». Cadre socio-politique aux
La vie religieuse est le cadre implicite de
J'ai recueilli plusieurs milliers de ces
frontières imprécises, le Yiddishland allait
beaucoup de witz et de Moschelich même
histoires auprès d'informateurs originaires
de la Baltique à la Mer Noire et était le lieu
lorsqu'elle n'en constitue pas le thème cen-
de ces communautés et installés actuelle-
de résidence des Juifs de langue yiddish.
tral. Reflet d'un vécu, les récits mettent en
ment dans l'Est de la France. Après les avoir
Nés pour la plupart au début du siècle, mes
scène les personnalités indispensables à la
retranscrites et donc sauvées de l'oubli, j ' e n
interlocuteurs ont passé leur enfance et leur
vie religieuse, rabatteur rituel, le chantre
ai tenté une interprétation socio-ethnogra-
adolescence dans ce milieu, marqué par son
(hazan), le bedeau (schamess), le rabbin...
phique. Je les ai considérées comme des
unité
sociologique
Les histoires peignent le menu peuple de la
documents et ai eu le souci constant de les
(shtetl , quartier juif de la grande ville).
bourgade juive d'Alsace et d'Europe de
rapporter au contexte culturel spécifique qui
Fuyant la misère et les persécutions, ils sont
l'Est, petites gens à la foi naïve et sincère,
les conditionne. Witz et Moschelich présen-
arrivés dans l'Est de la France à l'âge adul-
dont l'existence est rythmée par la vie reli-
tent des divergences fondamentales dues à
te
à
gieuse et qui portent en eux ses valeurs. Le
l'originalité indéniable de chacune des deux
l'époque de mon enquête d'environ quatre-
temps est celui du calendrier liturgique, les
géographique
et
<3)
dans
l'entre-deux-guerres.
Agés
communautés. Mais ils ont également de
vingts ans (beaucoup d'entre eux sont décé-
repères temporels sont en effet les princi-
nombreux points communs. Ces derniers
dés depuis lors), ils sont les dépositaires
pales fêtes (Shabbat, Pessah...), les lieux
s'expliquent par les analogies effectives que
d'un répertoire de witz considérable par son
sont ceux de la vie cultuelle (synagogue,
présentaient, malgré leur spécificité non
ampleur et sa richesse. Véritables récep-
bain rituel). La religion est omniprésente et
moins réelle, ces deux communautés, mais
tacles des aspirations profondes des Juifs
même le langage yiddish et judéo-alsacien,
aussi par le contact qui n'a jamais cessé
d'Europe
émaillé d'expressions hébraïques, en porte
entre celles-ci et qui a occasionné un échan-
angoisses et de leurs humiliations, ces récits
ge et une circulation de récits. Une illustra-
sont aussi le miroir de leurs conditions
tion probante de la ressemblance et des rap-
d'existence.
ports étroits entre ces deux yiddishkeit est
celle du parler juif : Yeddish-daitsch (judéoalsacien) et yiddish oriental, dont la commune origine est bien connue. On retrouve
dans ces deux parlers de nombreux termes
similaires, qui ne diffèrent que par leur pro-
judéo-alsacien et l'esprit yiddish se rejoi-
reflets
de
leurs
la trace.
Cadre de vie de la communauté, la religion détient en outre une fonction de résis-
Or la vie quotidienne des Juifs, aussi bien
tance et de survie. Ainsi dans les histoires,
dans la campagne alsacienne qu'en Europe
la fête de Shabbat et la fête de Pessah cris-
de l'Est, était marquée par la pratique reli-
tallisent les aspirations du Juif en proie à la
gieuse. Dans ces sociétés où le sacré et la
misère ou à la persécution et lui permettent
profane était intimement mêlés, la religion
d'y faire face dans la dignité, comme en
occupait une place prédominante.
témoigne, par exemple, cette histoire savou-
nonciation; or si le langage est un moule,
quoi d'étonnant en conséquence si l'esprit
Orientale,
Comment se conjuguent humour et religion? A première vue, ils semblent être
reuse qui m'a été contée par un témoin originaire de Pologne.
antinomiques. La religion, en particulier
«C'est l'histoire d'un pauvre Juif qui
quand elle se raidit et prend la forme d'un
était colporteur et dans le courant de ses
Mes témoins originaires de la campagne
intégrisme dogmatique, peut se sentir
pérégrinations, il était parfois amené à
alsacienne sont nés, en général, entre 1897
menacée par l'humour, ne pas le tolérer.
s'arrêter le Shabbat dans un village. C'est
et 1923. Aujourd'hui, ils résident tous à
Alors que la religion présuppose le sérieux
ainsi qu'un jour il arriva dans un village où
Strasbourg du fait de la disparition des com-
et une adhésion sans conteste à des normes
il n'y avait pas de Juifs, à l'exception d'une
munautés juives villageoises. La date de
et des valeurs, l'humour est teinté de scep-
seule famille. Comme il ne pouvait pas aller
leur urbanisation se situe entre les deux
ticisme; il repose sur une vision ludique et
plus loin parce que la nuit allait tomber, il
guerres ou à la fin de la seconde guerre
critique et sur un effet de distanciation.
arriva dans la maison de la famille en ques-
gnent à bien des égards ?
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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tion et dit : «Voilà, je suis pris par le temps,
«Rabbin, dit le pauvre petit tailleur,
l'humour est l'expression d'un doute, d'une
est-ce que je peux venir passer le Shabbat
donne-moi une «eitse» (un conseil). Je n'ai
faille, sorte de déchirure de la toile de fond
chez vous ? »
plus de place à la maison nous n'avons
où Dieu régnait en maître.
Le maître de maison lui dit : «Oui, il n'y
qu'une seule pièce qui sert à la fois d'ate-
La religion dans les histoires ne saurait
a pas de problème mais cela va te coûter très
lier pour travailler, de cuisine, et de cham-
se limiter à une toile de fond où à un rôle de
cher.
bre à coucher, pour moi, ma femme, mes six
résistance face à l'usure du quotidien. Elle
-
Comment cela très cher ?
enfants. Et ma femme attend le septième.
est également objet de dérision.
Combien as-tu ? »
Que faut-il faire ?
Il dut remettre toute sa fortune ; mais il
-
-
Prends une chèvre à la maison et reviens
dans huit jours.
était très fâché parce qu'il s'est dit: «Les
lois de l'hospitalité auraient voulu qu'il
-
Quoi?
m'ouvre tout grand les bras, qu'il me reçoi-
-
Oui, une chèvre à la maison ».
La religion,
cible de la dérision
Une des particularités de l'humour de
ve, qu'il me traite comme il faut. Mais
Huit jours plus tard, le pauvre petit
ces histoires est d'être dirigé contre le Juif
puisque c'est comme cela, alors autant bien
tailleur revient chez le rabbin en larmes :
lui-même et son univers culturel. L'image
faire; je vais profiter de ce Shabbat».
«Mais c'est encore pire qu'avant, je suf-
du Juif qui ressort de certaines d'entre elles
foque.
n'est guère flatteuse. Ce sont ses défauts et
Alors on lui a servi à manger, on lui a
donné une chambre, il s'est mis à l'aise et il
-
s'est conduit comme en terre conquise. Le
A présent, dit le rabbin, débarrasse-toi
ses faiblesses qui y sont mis en scène de
de la chèvre».
manière parfois grandiose. Mais cette auto-
Shabbat se termine et à la fin du Shabbat,
« Merci rabbin, à présent que je n'ai plus
agression ne se départit pourtant jamais
quand on fait la bénédiction de séparation
la chèvre, ma femme et mes enfants ont lar-
d'une charge de sympathie et d'affection;
entre le sacré et le profane, le babelous
gement assez de place».
critique et tendresse se confondent, l'adhé-
(maître de maison) vient avec la bourse, la
Dans cette histoire contée par un infor-
sion et l'attachement aux valeurs se dou-
tend au colporteur et lui dit: «Reprends ton
mateur d'Europe de l'Est, le rabbin par une
blent d'une vision ironique sur soi-même.
astuce, entreprend de surmonter la misère
Comme le souligne Wladimir Jankélévitch :
argent».
du tailleur. Le fondement commun à l'atti-
Cet humour réflexif «n'est pas sans la sym-
ce que cela signifie ?
tude humoristique et à la foi dans le surna-
pathie... L'humour compatit avec la chose
-
Il lui dit: «Qu'est-ce que c'est, qu'estTu vois, lui répond le maître de maison,
turel est la substitution de l'imaginaire au
plaisantée, il est secrètement complice du
je voulais que tu te sentes à l'aise, si je
réel. Il s'agit dans les deux cas de tech-
ridicule et se sent de connivence avec lui...
t'avais dit: «Viens vivre à mon compte
niques de survie dont le but est de nier une
Au fond, l'humour a un faible pour ce qu'il
ici », tu aurais fait des manières, tu aurais
situation douloureuse. En un certain sens,
raille» .
(4)
marché sur la pointe des pieds pour ne
l'humour participe des attitudes magiques.
En outre l'auto-critique, aussi acerbe
pas déranger, comme cela, tu t'est senti
Cependant si le surnaturel suppose la
soit-elle, reste symbolique, l'humour sert en
chez toi à la maison» et il lui a souhaité
croyance en une transformation effective du
effet de masque, il permet d'exprimer
bon voyage».
réel (sauf lorsque celui-ci est objet de scep-
l'inavouable sous une forme socialement
Shabbat est pour le pauvre une béné-
ticisme et a perdu son pouvoir), l'humour
acceptable et de se libérer des étreintes
diction, sorte de manne qui compense pour
est un subterfuge. S'il transcende la réalité,
d'une culture qui est par ailleurs valorisée.
un moment toutes les privations dont il a
il ne la transforme pas pour autant. Certes
L'humour a ainsi un aspect libérateur mais
souffert. Cette bénédiction est souvent
pour le petit tailleur, l'imaginaire a su
également catalyseur, les histoires n'ont pas
dans les histoires présentée sous la forme
triompher du réel. Mais l'histoire nécessite
fonction de porter atteinte aux fondements
d'un succulent repas octroyé par un Juif
la présence d'un réfèrent (narrateur, audi-
de la société juive, mais à la régénérer en
riche.
teur, groupe social propagateur de l'histoi-
exorcisant les conflits.
Parmi les personnages de la vie religieuse, celui dont la fonction par excellence est
d'aider le Juif dans la détresse est le rabbin.
Aussi bien dans les Moschelich que dans les
witz, il joue un rôle de consolateur; son but
est de soulager par des paroles réconfortantes.
re), conscient de l'inefficacité du subterfuge et de la non-efficience de son auteur.
Certes celui-ci n'en est pas moins valorisé
pour son esprit astucieux, pour son pouvoir
d'illusionner le petit tailleur, néanmoins sa
puissance est symbolique et non pas réelle;
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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Mais si l'humour permet une auto-critique sous une forme symbolique, sa fonction essentielle dans la plupart des histoires
est une fonction de revanche ou de défense.
Force des faibles, arme des désarmés, il
constitue une manière d'affronter un réel
invivable, de surmonter une situation dou-
mais qui n'en conserve pas moins une cer-
-
Non.
loureuse en l'observant avec détachement
taine grandeur, il est l'anti-héros par excel-
-
Alors, donne-moi une cigarette.
-
et même en l'utilisant comme facteur de
lence. En proie à la pitié, il est incapable de
plaisir. Certes, l'humour des Moschelich
toute action agressive, comme dans cette
tout de suite que c'était une cigarette que
repose sur une vision plus optimiste que les
histoire qui souligne avec complaisance sa
tu voulais».
witz de l'environnement non-juif, plus tolé-
dévotion.
Et ils se quittèrent en se serrant la main ».
rant en Alsace qu'en Pologne. Le rire du
Juif alsacien n'exprime pas la même détres-
Ah ! dit l'autre, tu aurais dû me le dire
Elle m'a été contée par une informatrice
originaire de Gelniow en Pologne.
se lancinante que celui du Juif d'Europe de
La dérision
des personnages
de la vie religieuse
«Il y avait une fois un schlemiehl qui
l'Est. Mais s'il reste serein et enjoué, il
n'avait plus de parnousse (gagne-pain), qui
porte cependant aussi le poids de la souf-
n'avait pas d'argent. Il était misérable. Il
france et de la négativité et joue son rôle de
n'avait pas assez pour nourrir ses enfants et
Aussi bien les Moschelich que les witz
revanche. Or si l'autodérision est un procé-
sa femme lui reprochait sans cesse d'être un
tournent en dérision les personnages de la
dé critique interne, elle permet aussi la sati-
schlemiehl. Il décida de devenir brigand et
vie religieuse, comme par exemple le hazan
re du monde environnant. En effet, dans
peut-être fera-t-il ainsi fortune. Un matin, à
(chantre) dans le witz suivant.
beaucoup de récits, aussi bien en Alsace
l'aube, il partit, prit son couteau, son talith
«C'est Shabbat, un Juif est invité chez le
qu'en Pologne, la satire de l'environnement
(châle de prière aux franges duquel sont
rabbin pour passer Shabbat, il demande au
non-juif passe par le biais de la dépréciation
attachés quatre cordons, les tsitsi), ses
rabbin de lui garder son portefeuille et ses
du Juif lui-même.
tephilin (petites boîtes de cuir noir conte-
papiers.
Une des cibles préférentielles à l'auto-
nant des passages de la Bible, que les
Le rabbin lui répond: «D'accord, mais
ironie du groupe est précisément la religion.
hommes s'attachent sur les bras et sur la tête
moi, j ' a i l'habitude que quand on me remet
Je mettrai ici en évidence quatre aspects de
à certaines prières ; on les appelle aussi par-
des choses de cette importance, je ne les
la vie religieuse que les histoires tournent
fois phylactères : mot chrétien) et s'en alla
prends pas sans témoin; qu'on m'amène le
en dérision.
dans la forêt. Il se cacha derrière un arbre et
hazan comme témoin ». Alors le hazan vient
La dérision du rituel
L'humour est un procédé de désacralisa-
attendit toute la journée. Finalement la nuit
et voit comment le Juif remet ses affaires au
commença à tomber, au moment où il
rabbin. On met les affaires de côté, le
s'apprêtait à dire la prière du soir, un Juif
Shabbat se passe très bien ; enfin arrive la
arriva.
fin de Shabbat; le Juif demande au rabbin
tion, de désenchantement parodique, il
implique le doute, le scepticisme et la pré-
Notre schlemiehl dit au Juif: «Je vais
prier maintenant, attends que j ' a i e fini».
carité; pourtant il ne véhicule aucune inten-
Quand il eut fini sa prière, il prit son cou-
tion sacrilège, ni blasphématoire; l'humo-
teau et lui dit d'un air menaçant : « Je suis un
de lui rendre ses affaires. Il dit : «Tu ne m'as
rien donné du tout.
-
Même que je t'ai donné mes affaires,
c'est que tu ne voulais pas les prendre
riste sait que sont sourire est innocent et ne
brigand, donne-moi ton argent sinon je te tue.
sans témoin, que tu as fait appeler le
signifie pas une réelle remise en cause de
-
hazan pour qu'il soit témoin».
Pitié, répondit l'autre. Je suis un bon yid
soi. Une méthode de dérision fréquente est
(Juif), un père de famille, aie pitié de
Le rabbin répond: «Écoute, c'est très
l'utilisation d'un rituel dans une significa-
mes enfants, je n'ai pas d'argent. Et si tu
simple; on va appeler le hazan et on va lui
tion symbolique déviée. De nombreuses
me tues, mes enfants seront orphelins».
demander s'il a vu ou s'il n'a pas vu, ven-
histoires en effet pervertissent le sens du
«Nebich (pauvre type), pensa le brigand.
dredi après-midi, avant l'entrée du Shabbat,
rituel religieux en l'appliquant à mauvais
C'est un pauvre homme». Il lui dit alors:
escient. Le rituel est en outre un élément
«C'est décidé, je ne te tue pas, mais donne-
constitutif de la « schlemiehlitude » du
moi dix roubles.
et en s'adressant au Juif : Mais je ne vous ai
schlemiehl. Personnage dont s'est volon-
-
Dix roubles, répondit sa victime en colè-
jamais vu.
re, mais je ne suis pas riche.
-
tiers emparé le folklore juif, le schlemiehl
si tu m'as remis quoi que ce soit».
On l'appelle, le hazan dit: «Bonjour»,
Mais, vous ne vous rappelez pas de moi,
est l'éternel abonné à la guigne. Il souffre
-
Alors un rouble.
hier, avant l'entrée du Shabbat, j ' a i
par essence d'une incapacité chronique à
-
Non, je ne les ai pas.
remis tous mes sous au rabbin?»
assurer son gagne-pain ou à réussir une
-
Deux kopecks? Insista le schlemiehl
quelconque entreprise. Personnage ridicule
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
timidement.
Le hazan dit: « Monsieur, vous divaguez, je n'ai rien vu». Et il s'en va.
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prend sa revanche, comme dans ce récit
relaté
par une
informatrice
originaire
d'Obernai.
«A la Schul (synagogue), le hazan a dit :
«Imbécile», au président de la communauté, ils se sont disputés, alors le rabbin est venu
chez le hazan, et lui a dit : «Écoutez, il faut
que vous vous excusiez devant toute la communauté de ce que vous avez dit: «Imbécile», au président; vous direz: «J'ai dit
imbécile au président, je n'avais pas raison ».
Alors le vendredi soir, le hazan avant
l'office dit devant toute la communauté:
J'ai traité d'imbécile le président, je n'avais
pas raison?».
Si beaucoup d'histoires qui se moquent
des personnalités de la vie religieuse sont
communes à l'Alsace et à l'Europe de l'Est,
celles qui mettent en scène le personnage du
rabbin hassidique sont spécifiquement est(5>
européennes, le Hassidisme , en effet, est
un mouvement qui s'est développé dans ces
contrées. La satire du Rebbe (rabbin hassidique) est corrosive; dépourvu de toute
éthique et de pouvoir spirituel, il apparaît en
dernière instance comme un charlatan, se
présentant comme un Rebbe miraculeux.
Ces witz visent à démythifier son pouvoir surnaturel en en montrant le caractère
manifestement absurde et tournent simultanément en dérision la candeur et la crédulité de ses disciples.
«Un disciple se vantait des pouvoirs surnaturels de son Rebbe : «Toutes les nuits, il
a la révélation du prophète Elie», dit-il.
«Comment le sais-tu?» demande un
sceptique.
«Le Rebbe lui-même me l'a dit.
© Maurice Sendak, HarperCollins publisher. IB. Singer "Une histoire de paradis et autres contes", Stock, 1978.
Le Rebbe peut avoir menti.
Comment oses-tu dire une chose pareille
sur mon Rebbe ? dit le disciple. Pensestu qu'un homme qui a chaque nuit la
Je voulais te montrer ce qu'on a comme
révélation du prophète Elie ait besoin de
tête à tête, à ce moment là, le rabbin sort de
hazan, ici».
dire des mensonges ? »
son tiroir la bourse et la remet au Juif.
Mais si on se gausse du hazan, on le ridi-
La technique de la plupart de ces récits
culise avec délectation, il est aussi un humo-
consiste à mettre en évidence la contradic-
riste de talent qui à travers ses sarcasmes
tion entre l'incapacité foncière du Rebbe à
Le Juif et le rabbin restent ensemble, en
Alors le Juif: «Mais qu'est ce que tu
m'as fait comme histoire, là?
-
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
82
accomplir tout miracle, et l'aveuglement de
miennes. Voilà, je les ai trouvées, elles sont
ment, en même temps qu'un mépris total
son disciple qui interprète l'impuissance du
sur mon nez».
pour la réalité matérielle, l'un justifiant
l'autre.
Rebbe comme signe de son pouvoir. En ten-
Dans ce type de récits, le comique réside
tant de justifier l'injustifiable, avec une
dans le gâchis que représente un important
Mais ces histoires n'épuisent pas leur
excessive mauvais foi et une argumentation
dispositif réflexif pour un résultat qu'on
sens dans la description d'un état d'esprit,
spécieuse, il révèle en fait le contraire de ce
aurait pu atteindre par la perception ou par
elles opèrent aussi et en même temps la sati-
qu'il voudrait prouver.
une réflexion bien plus courte. L'abstraction
re de cet esprit entièrement tourné vers le
de la
La satire
spéculation talmudique
systématique y atteinte l'idéalisme, un idéa-
spéculation. La satire porte sur la tendance
lisme qui ignore délibérément le réel, et, au
du Juif à considérer la vie quotidienne
besoin, le nie. La matière perd consistance et
comme un problème de Talmud, le raison-
l'obstacle ne peut être que d'ordre intellec-
nement apparaît comme trop compliqué,
Les histoires pastiches de la spéculation
tuel. Le protagoniste, qui s'enferme dans sa
trop sophistiqué par rapport au réel beau-
talmudique sont elles aussi propres à l'Eu-
logique, oublie de se servir de ses sens et rai-
coup plus simple, les histoires montrent la
rope de l'Est juive. En effet la société juive
sonne en dehors de toute référence. La réali-
disproportion entre la finesse de tous les rai-
alsacienne n'était pas soumise à la même
té sensible n'est que le sens apparent, derriè-
sonnements possibles et la prégnance du
prépondérance que celle-ci, où la place pri-
re elle, se cache le sens profond, le sens réel,
réel. Mais, plus profondément, la satire
mordiale accordée à l'étude du Talmud
auquel il tente d'accéder. Aucune situation ne
porte également sur la méthode du Pilpul
imprégnait les mentalités, les modes de pen-
saurait ainsi être simple, elle se prête néces-
(spéculation talmudique) en elle-même. Les
sée et les comportements. Beaucoup de witz
sairement à une interprétation. Dans une
anecdotes se moquent de l'esprit tortueux
sont le reflet de cette imprégnation tout en
conversation les propos de l'interlocuteur
qu'il nécessite, et comme le formule une de
effectuant une satire mordante de cette tour-
prêtent nécessairement à interprétation, ceux-
nos interlocutrices, de «la tendance à cou-
nure d'esprit.
ci sont d'emblée suspectés de cacher un sens
per les cheveux en quatre». Son application
«Un yid (Juif) a perdu ses lunettes. Il
se dit: «Si je n'ai plus de lunettes, c'est
que quelqu'un me les a prises. Celui qui
me les a prises, soit il possède des lunettes,
ou alors il n'en a pas. Mais s'il a déjà des
(6)
profond ou des raisons secrètes qu'il impor-
à la banalité du monde, loin d'être unique-
te de découvrir. Puisque tout discours est un
ment moyen de satire, est également objet
masque en voilant un autre et est par consé-
de satire, elle représente une caricature du
quent un mensonge, le dialogue est éminem-
raisonnement talmudique et son imitation
ment problématique.
parodique. Le style et la démarche talmu-
lunettes, alors pourquoi en prendre une
«Il y a deux Juifs qui se rencontrent à la
autre paire? Donc il n'a pas de lunettes.
gare. L'un demande à l'autre: «Où vas-tu?
diques sont détournées à des fins humoristiques.
S'il n'a pas de lunettes, il y a deux possi-
-
A Lemberg, dit l'autre.
bilités, il voit bien ou il est myope. Mais
-
Quel menteur, répond le premier. Tu dis
inadapté, gratuit et stérile et ainsi tourné en
s'il voit bien, il n'a pas besoin de lunettes.
que tu vas à Lemberg pour me faire croi-
ridicule, perd sa valeur de méthode de
Donc il est myope. Le responsable est
re que tu vas à Cracovie. Mais je sais
réflexion sérieuse.
donc un homme qui est myope et qui n'a
bien que tu vas vraiment à Lemberg.
pas de lunettes. Mais alors, il n ' a pas pu
Alors pourquoi mens-tu ? »
trouver les miennes.
Face à la réalité, il revêt un caractère
Dans ces histoires pastiches du pilpul, on
peut déceler également une fonction de sur-
Si aucune réalité n'est simple, aucune
vie car elles constituent un mode de néga-
Donc, celui qui me les a prises n'est ni
réponse simple ne peut être donnée à une
tion du réel sensible. Si le Juif méprise le
quelqu'un qui a des lunettes, ni quelqu'un
question. Il n'y a jamais de réponse défini-
réel, c'est parce qu'il sait que celui-ci est
qui n'a pas de lunettes. Donc elles sont ici.
tive, tout peut être questionné. Même une
parsemé de tsouress (soucis).
Pourtant je vois bien qu'elles ne sont pas là.
question peut être questionnée. Il y a ainsi
Mais si je vois... c'est donc que j ' a i des
une particularité chez le Juif, répondre à une
lunettes sur le nez. Mais alors si j ' a i des
question par une autre question.
lunettes sur mon nez, c'est soit les miennes,
«Pourquoi un Juif répond toujours à une
soit celles de quelqu'un d'autres. Mais com-
question par une autre question ? - Pourquoi
ment les lunettes d'un autre arriveraient-
pas ? »
La satire des formules
de la liturgie
Un procédé de raillerie plutôt affectionné quant à lui par le Juif d'Alsace que par
elles sur mon nez? Puisque ce ne sont pas
Ce type d'histoire met en évidence un
le Juif d'Europe de l'est est le calembour sur
les lunettes d'un autre, ce sont donc les
goût immodéré du Juif pour le raisonne-
les formules religieuses. Un aspect spéci-
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fique de l'humour judéo-alsacien qui lui
idéologie antireligieuse telle que le Bund a
donne sa richesse consiste dans l'utilisation
pu l'exprimer à certains moments. Certes,
de formules liturgiques dans la quotidienne-
la dérision est cinglante et si mes informa-
té. Celles-ci sont, par un jeu de mots, inté-
teurs les plus éloignés de la religion expri-
grées dans la langue courante, moyennant
ment à travers elles leurs scepticisme, leur
parfois une déformation d'un ou de plu-
regard distancé reste un regard interne; la
sieurs mots de la phrase. Ainsi quand un
critique même la plus acerbe ne se sépare
terme en judéo-alsacien (qu'il soit hébreu
pas d'un sentiment de connivence, voire
ou non), rappelle par sa consonance un mot
d'identification avec son objet.
hébreu figurant dans une expression du
Chez mes témoins originaires de la bour-
rituel ou de la Bible, alors l'expression tout
gade juive d'Alsace, rescapés du Yiddish-
entière est prononcée, en plus du terme uti-
land, la tendresse se confond parfois avec la
lisé.
nostalgie et revêt, de ce fait, une intensité
«Un morceau chanté le Shabbat de
Hanouca
commence
par
ces
particulière.
mots:
« Scheney Zeysim » qui signifient deux oliviers. Or «Schnee» signifie neige en allemand. Quand il neigeait, il y avait un Juif
qui disait toujours : «Scheney Zeysim»».
De nombreuses histoires révèlent ce
plaisir tout particulier pour le Juif d'Alsace
de parsemer la conversation d'allusions
liturgiques en les détournant de leur sens et
en jouant sur les mots. Ce jeu sur la langue
confère à l'humour judéo-alsacien la marque de son originalité et de son génie. Plus
enjoué que l'humour yiddish même s'il
porte aussi le poids de la souffrance juive,
il est souvent fait de bons mots, de jeux de
mots, de bonhomie, de bonne humeur. Il se
cantonne volontiers au jeu verbal et en particulier aux calembours sur les formules
liturgiques.
Les sociétés juives d'Alsace et d'Europe
e
de l'Est, dès la fin du XIX siècle ont connu
l'irruption de la modernité avec son cortège
de conséquences : affaiblissement des pratiques religieuses, adhésion en masse, en ce
qui concerne les Juifs d'Europe de l'Est, à
des mouvements internationalistes ou à des
formes de judaïsme séculier comme par
exemple le Bund
<7)
. Pourtant, je n'ai pas
relevé d'histoires qui portent la trace d'une
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Notes
*. Klein-Zolty (M.), Contes et récits humoristiques
du monde juif, Paris, L'Harmattan, 1991
1. Stora (J), L'humour dans la littérature, de Job à
Woody Allen, Paris, PUF, 1984.
2. Freud (S.), Le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient, Paris, Gallimard, 1930.
3. Diminutif de Shtot : bourgade à forte concentration juive.
4. Jankélévitch (W.), L'ironie, Paris, Flammarion,
1936.
5. Mouvement populaire mystique qui se répandit
dans les petites villes de Pologne où il gagna
l'adhésion des masses populaires juives. La
principale caractéristique de ce mouvement est
l'exaltation de la ferveur religieuse, la communion mystique des fidèles autour de leur chef, le
Tsaddik (sage) ou Rebbe.
6. «Espèce de gymnastique mentale s'exerçant sur
le texte talmudique. On considérait dans ce système que l'excellence intellectuelle consistait à
établir une analogie artificielle entre différents
thèmes, à créer des distinctions compliquées
entre des passages reliés par le sens, à consnuire un syllogisme sur des textes qui n'avaient rien
à voir l'un avec l'autre, ou à considérer la fin
d'un traité et le début du suivant (concernant un
autre sujet) comme ne formant qu'un texte
continu». Cécile Roth, Histoire du peuple juif,
Paris, Stock, 1980, t. 2„p. 48.
7. Abréviation de Algemeiner yiddisher arbeter
bund fun Russland, Poïln, un Lite (Union générale des travailleurs juifs de Russie, Pologne et
Lituanie). Parti social-démocrate juif très
influent parmi les ouvriers juifs de la Russie tsariste et actif en Pologne indépendante entre les
deux guerres.
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