La psychologie sociale expérimentale de la religion.

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La psychologie sociale expérimentale
de la religion.
L’état des choses
Jean-Pierre Deconchy
Université de Paris-Ouest (Nanterre-La Défense).
Sous presse dans Bulletin de Psychologie (2011)
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D’une certaine façon, l’auteur reprend la question où, pour sa part, il l’avait laissée dans le
Manuel de L.B. Brown (1985). A examiner la production scientifique récente, il lui semble
que, dans le champ de la psychologie sociale de la religion, le recours à la méthode
expérimentale reste rare, hésitant, peu orienté vers la réflexion théorique et largement
minoritaire par rapport à la vogue des études corrélationnelles. Pour lui, le problème est
d’abord d’ordre épistémologique. La logique expérimentale renvoie d’elle-même au projet de
mettre en évidence des lois « inéluctables » du comportement humain : un projet qui, dans la
société comme probablement chez le chercheur, suscite encore un certain nombre d’auto-
censures. Après avoir travaillé à établir ces auto-censures, l’auteur fait saillir, dans la
littérature récente, un certain nombre de « frémissements » nouveaux, porteurs à la fois de
promesses et d’incertitudes : qu’il essaie d’inventorier. Pour terminer, il se demande si la
plupart des travaux actuels ne se limitent pas à mettre en relation d’application des concepts
classiques (influence, conformisme, attribution, etc…) et des opérateurs culturellement ou
cliniquement « religieux » (psychologie sociale et religion) : alors qu’on pourrait envisager
l’étude –éventuellement expérimentale- des modalités de production du « religieux », lui-
même défini indépendamment des conventions de langage accrédités par les institutions qui
veulent le réguler (psychologie sociale de la religion).
Mots-clés. Psychologie sociale de la religion, épistémologie, expérimentation, censures
cognitives, socio-cognition.
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A.- Un état des lieux, naguère.
Une trentaine d’années, déjà, que, notamment aux Etats-Unis, en France et en
Australie (Brown, 1985), les chercheurs en sciences des religions –comme on disait alors-
avaient senti le besoin de se demander -de façon plus systématique qu’à l’accoutumée- quelle
place l’expérimentation peut prendre dans leur champ de recherche. Dans un texte fondateur,
Daniel Batson avait considéré que l’idée-même de construire une psychologie expérimentale
de la religion relevait du rêve et d’« un rêve impossible » (Batson, 1977). De façon latérale et
épistémologiquement un peu floue, Yeatts et Asher pensaient qu’on ne pouvait pas se passer
de la méthode expérimentale si l’on voulait valider l’efficacité des pédagogies catéchistiques
(1979). Avec clairvoyance, Batson exigeait immédiatement que, dans le débat, on distinguât
les finalités de la pédagogie et ceux de la recherche fondamentale (Batson, 1979 ; Batson &
Deconchy, 1978). On se demandait aussi si, tout rêve qu’il semblait être, l’emploi de la
méthode expérimentale en psychologie de la religion n’était tout de même pas un rêve
stimulant (Deconchy, 1979). S’ensuivirent quelques revues de questions aussi raisonnées qu’il
se pouvait alors : en ce qui concernait très précisément le recours à la méthode expérimentale
dans le champ de la religion et les réticences que cet emploi éventuel suscite (Deconchy,
1977, 1980a) ; en ce qui concernait, dans ce champ, la mise en vis-à-vis des méthodes
expérimentales et des méthodes non-expérimentales (Deconchy, 1985) ; en ce qui concernait
les premiers frémissements que l’on pouvait observer dans la pratique commune (Deconchy,
1987a) : au-delà même des travaux canoniquement considérés comme fondateurs sur le rôle
de la psilocybine dans l’éveil de l’expérience mystique (Pahnke, 1966) et sur les effets
compulsifs de l’échec personnel dans une population d’étudiants en théologie (Dittes, 1959,
1961).
Pour la période considérée, le bilan était déficitaire. Nous ne reproduirons pas les
nomenclatures (Batson, 1977 ; Brown, 1973 ; Daniel, 1978 ; Deconchy, 1979) et la
bibliographie que l’on avait alors produites, qui établissaient la rareté des publications
relevant du genre et de l’objet que l’on évoque ici. On rappellera seulement que l’entreprise
semblait ne pouvoir « fournir que des artefacts » (Vergote, 1972), qu’elle renvoyait à une
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« technique de recherche parmi les moins intéressantes et les moins fécondes » (Vaillancourt,
1979), que –futur auteur avec Beit-Hallahmi d’un excellent manuel sur la psychologie sociale
de la religion (1975)- Argyle l’avait d’abord déclarée « non-pertinente », notamment à cause
de l’« artificialité des conditions expérimentales » (1958) et, plus curieusement, qu’elle
reposait sur une stratégie « policière » (Legrand, 1975). Même si, pour Batson, elle relevait
d’un « rêve impossible », il en abordait l’analyse avec beaucoup plus de nuances (1977,
1979). Presque trente ans plus tard, il apparaît utile à quelques chercheurs d’en dresser un état
plus récent. On va s’y essayer.
Le temps des invectives semble désormais révolu : il n’est pas certain que le temps du
silence soit moins délétère. Si l’on essaie d’analyser l’évolution des choses au cours des
dernières années et à première vue, elles ne semblent pas avoir vraiment changé : même si des
perspectives nouvelles se font peut-être jour. Mais, devant la stabilité du bilan, il semble qu’il
soit désormais possible de dépasser l’inventaire des timidités pour tenter de mettre au jour les
censures qui peuvent fonctionnellement empêcher les chercheurs, indépendamment de leurs
propres appartenances idéologiques (voir toutefois : Beit-Hallahmi, 1977 ; Ragan, Malony &
Beit-Hallahmi, 1980), d’accorder une portée et une vraisemblance à l’approche expérimentale
de ce que, globalement et pour l’instant, on appellera « la » religion.
A ce point de notre réflexion, l’argumentation affronte une alternative : ou bien, on
établit d’abord les timidités de la recherche des dernières années –à peine démarquée des
années précédentes- puis on essaie d’en rendre compte par le jeu des censures qui y
interviennent probablement; ou bien, on évoque d’abord ces censures puis on essaie d’en
retrouver les réfractions dans l’ensemble de la production. Les deux termes de l’alternative
ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients. Nous avons opté pour le second : alors
même que, à leurs franges, les deux périodes se superposeront. Dans les travaux précédents,
l’examen de la littérature avait été à peu près exhaustif. Dans la réflexion d’aujourd’hui, nous
renoncerons à cette exhaustivité. On essaiera d’y progresser comme à cloche-pied, au fil d’un
chemin argumentaire à peu près assuré. Il demeure, pensons-nous, que la littérature mise à
disposition dans les travaux de naguère jointe à la littérature alléguée dans celui-ci propose, au
total, un fonds documentaire qui peut être utile à qui essaie de comprendre comment les
choses se passent.
B.- L’expérimentation : méthode et épistémologie.
Dans l’effervescence d’une fin de colloque (2008), j’ai entendu Jean-Léon Beauvois
déplorer que, au moins en France, la grande erreur avait été de présenter et d’enseigner
l’expérimentation en la réduisant à une méthode alors qu’il s’agit d’une épistémologie. C’est
une réflexion qui éclaire singulièrement notre propos.
1.- Une épistémologie.
Dans les limites qui sont les nôtres, on n’essaiera pas de rendre compte de tout ce qui
entre dans cette épistémologie, porteuse et portée. Ce qui est essentiel, c’est de comprendre
que, lorsque l’on est confronté à des données dont il s’agit de rendre « scientifiquement »
compte, le choix d’une méthodologie parmi celles qui sont disponibles n’est jamais
épistémologiquement vide et que, de ce fait mais encore trop tôt pour vraiment le dire, elle
n’est jamais idéologiquement inerte.
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Dans l’acte expérimental, ce qu’on met en motion –qu’on le dise explicitement ou non
et que l’on en ait clairement la perception ou non- c’est l’idée que toute donnée ou tout
évènement empiriquement repérable ne parler que de ceux-là) a une cause qui renvoie à un
déterminisme de nature, fût-il puissamment informé par le contexte. Quand il s’agit d’une
donnée ou d’un évènement humains, ce déterminisme ne s’épuise pas dans la célèbre
distinction contrôle interne/contrôle externe (Rotter, 1966) ou facteur dispositionnel/facteur
situationnel (Dubois, 1987). Il renvoie à la nature de l’espèce : naturellement non
adéquatement identifiée au seul biologique. A toute fin de validation et d’authentification de
la connaissance de ce déterminisme, dans le cadre d’une théorie et à propos d’une hypothèse
qui en est déduite, la donnée ou l’évènement (même « humains ») qui est mis en cause peut
être et doit pouvoir être reproduit ou même produit par le chercheur, pour peu qu’il mette en
action la technologie convenable et scientifiquement accréditée. La validation expérimentale
débouche donc, en elle-même et par elle-même, sur une action, qui s’intègre au jeu des
pratiques sociales gérées ou contre-gérées par et dans un contexte social particulier.
Bien entendu, ceci est dit ici sans les nuances et sans les précautions verbales et
conceptuelles qui seraient trop longues à formuler : les opérations cognitives qui, chez le
chercheur comme chez l’auditeur ou le lecteur, se greffent sur cet arrière-fond
épistémologique prennent une infinité de tons et de sons qui permettent d’appliquer la
méthode à des données humaines qui, à première vue, semblent pourtant lui échapper. C’est
tout le problème de la créativité théorique et méthodologique : on l’a abordé ailleurs
(Deconchy, 1981). Il demeure que le recours à la méthodologie expérimentale renvoie
implicitement à ce « nerf cognitif ». Faut-il s’étonner qu’il suscite un certain nombre de
timidités et de censures ? Qui pourraient expliquer, au moins partiellement, la parcimonie de
la production que l’on essaie d’explorer et d’évaluer.
2.- Timidités et censures.
On peut distinguer au moins trois strates différentes dans ces censures éventuelles,
dont les effets interfèrent inévitablement entre eux.
a.- Au coeur-même de la psychologie sociale et à propos du projet
expérimental, le débat est intense. Est-il possible d’appliquer à des systèmes
d’interactions complexes une méthodologie sous-tendue et animée par l’épistémologie
dont nous venons d’esquisser les contours? Les objets sociaux qui, dans l’acte
expérimental, font l’objet d’une sorte de synthèse artificielle sont-ils « les mêmes »,
une fois «produits », que ceux que l’on observe dans la « réalité » ? La question vaut
pour tous les champs sociaux que, à toutes fins d’étude scientifique « rigoureuse », on
n’a pas socialement émasculés. Plus particulièrement et d’évidence, les interactions
sociales religieuses -à forte implication et à forts enjeux personnels- s’insèrent dans ce
que l’on a appelé une « enveloppe sociale globale » (Deconchy, 2002) elle-même
culturellement lourde et intrinsèquement marquée par l’historicité. On comprend que
l’on puisse être réticent au projet de les produire artificiellement : en tant que variables
dépendantes dans des plans expérimentaux inévitablement épurés et sous l’effet de
variables indépendantes manipulables et donc simples sinon élémentaires. On retrouve
ici tout ce qui fait débat et éventuellement combat dans le champ de la psychologie
sociale, en particulier de la psychologie sociale française. Devant la difficulté et à
toutes fins de vraiment l’affronter, ce champ tend à s’organiser autour de deux pôles.
Devant l’évidente complexité de l’opération et des problèmes épistémologiques,
conceptuels et technologiques qu’elle soulève, un premier pôle s’immunise contre
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