De l’éthique économique musulmane à la finance islamique : Vers un renouvellement du concept de rationalité Photo d’identité Chapellière Isabelle Professeure agrégée de Sciences Sociales, Docteure en Sciences Economiques [email protected] Résumé Mots-clefs : ISLAM, FINANCE, ETHIQUE, RATIONALITE Abstract Abstract : ISLAM, FINANCE, ETHICS, RATIONALITY Introduction S’il n’existe actuellement dans le monde aucun cas d’économie totalement islamisée, la finance islamique constitue le seul exemple directement observable de transposition de préceptes directement issus du Coran. En effet, la banque islamique peut permettre l’interdiction du riba1 et, dans les pays où cela est permis, la collecte de la zakat2. Loin de se limiter à ces deux aspects réducteurs, elle renforce, par des relations contractuelles entre épargnants et investisseurs, les liens au sein de la communauté des croyants. Basée sur cinq principes (l’interdit de l’intérêt, le partage des profits et des pertes, l’interdiction de la spéculation, le rattachement d’une opération financière à un actif non monétaire et l’interdiction d’activités jugées illicites par le Coran), elle représente un modèle d’entreprise financière conciliant, a priori, une éthique musulmane et des objectifs économiques de profitabilité. Le modèle de banque islamique tel qu’il a été imaginé et conçu par les économistes islamistes 1 Interprété comme étant soit l’usure préislamique, soit généralisé à toute forme d’intérêt. On distingue le riba al-fadl (intérêt perçu sur le principal d’une dette) et le riba al-nâsia (intérêt perçu sur une dette non remboursée à l’échéance convenue). Cette dernière forme pouvait entraîner le doublement de la somme due et était alors assimilée à une pratique usuraire. Au sens le plus large, il s’agit de toute augmentation injustifiée, jugée inéquitable, car lésant un des partenaires d’une transaction économique. 2 La zakat peut être considérée comme une aumône légale, sorte d’ « impôt islamique » portant sur l’ensemble des revenus et du patrimoine, qui peut être prélevée par l’Etat et redistribuée au bénéfice de populations définies comme nécessiteuses ou qui peut faire l’objet d’une redistribution individuelle volontaire de la part du croyant conformément à l’esprit de la Charia. 1 apparait comme un idéal-type, au sens de représentation mentale présentant certains caractères spécifiques, et est inséparable de la conceptualisation d’une économie islamique. Les valeurs prônées dans les textes religieux fondamentaux, le Coran et la Sounna3, bien que souvent partagées par les autres religions monothéistes, ont pu produire une éthique économique musulmane. La Charia4 est ainsi la base de l’éthique économique musulmane. Ainsi, grâce à la jurisprudence islamique qui a pu, à partir du Coran et de la Sounna, extraire des prescriptions religieuses à propos des principaux comportements économiques concernant les fonctions économiques de production, de répartition, de consommation, d’épargne et d’investissement, il est possible d’élaborer une conception islamique de l’homo oeconomicus. Peut-on, à l’image des travaux de Max Weber, évoquer « une éthique musulmane et un esprit du capitalisme » ? Si la morale islamique comporte de nombreux points communs avec celle des autres religions monothéistes, la question de l’intérêt dans l’Islam est essentielle quant à l’élaboration d’une finance islamique avec une éthique différente de celle de la finance conventionnelle. Peut-on y voir un mode de financement alternatif avec une rationalité spécifique ? Il est actuellement simpliste d’opposer deux grands types de morales, les morales utilitaristes d’une part, et les morales dites déontologiques, d’autre part, les premières posant comme moral ce qui produit un résultat objectivement désirable, les secondes recherchant la moralité dans la pureté objective des intentions 5. La finance islamique peut être le moyen de réconcilier éthique et capitalisme, en renouvelant la notion de rationalité dans ces comportements économiques individuels, d’ordre privé, que sont l’épargne et l’investissement. I - De l’éthique économique musulmane… Les fondements théoriques traitant des principales opérations économiques dans le Coran et la Sunna font l’objet d’un relatif consensus de la part des docteurs de l’islam, bien que les textes fondamentaux ne fassent pas apparaître leur sens de façon explicite et soient sujets à interprétation. Le contenu économique, au sens moderne, de ces textes est restreint et ceux-ci peuvent davantage être qualifiés de principes de « morale appliquée » aux relations entre individus que de réelles prescriptions économiques. 1- La philosophie économique musulmane à propos des grandes opérations économiques 1.1. Production, travail et capital M. RODINSON6 a dénoncé l’idée selon laquelle le travail ne serait pas valorisé dans l’islam : « On a pu parler d’une déficience dans l’Orient musulman de l’esprit d’entreprise et attribuer à l’Islam médiéval un fatalisme nonchalant qui s’en remet à Dieu de pourvoir l’homme des biens nécessaires à la vie si toutefois Il le juge utile. 3 La Sounna regroupe les Hadiths, paroles et actes du prophète Mohamed transmises par ses fidèles. La Charia est la loi islamique, telle qu’elle apparaît dans le Coran et la Sounna. Son interprétation oriente les comportements des musulmans. 4 5 CAILLE A., INSEL A., « Ethique et Economie, L’impossible (re)mariage ? », in Revue du MAUSS, n°15, 1er semestre 2000, p. 16. 6 RODINSON M., Islam et capitalisme, Seuil, 1966. 2 Cette thèse est, on le sait, une des plus courantes qui soient en Europe et a même acquis un statut de vérité établie, de dogme pour la conscience collective européenne… Elle a été développée par d’innombrables auteurs européens au dix-huitième et au dix-neuvième siècles qui pouvaient s’appuyer sur le spectacle de l’Empire ottoman, le Maroc, l’Iran ». Les auteurs musulmans qui se référent aux fondements mêmes de la religion soulignent, au contraire, la valorisation du travail dans le Coran, l’homme ayant pour mission de faire fructifier les ressources naturelles, notamment la terre, mises à sa disposition par Dieu. Le travail est à la fois un acte aussi pieux que la prière et la justification de tout accès à la richesse et à la propriété temporaire. Reconnu comme un facteur de production, il doit être rémunéré : le salaire est alors accepté comme « cas particulier de loyer » (ijara)7. L’Islam rejette l’esclavage, le servage et toute autre forme d’exploitation du travail jugée injuste et condamne également certaines alternatives possibles au travail, comme l’oisiveté, considérée comme un péché, ou la mendicité, dans la majorité des cas : par exemple, il propose l’expropriation de toute personne n’exploitant pas sa terre, interdit les jeux de hasard, ainsi que la pratique de l’intérêt, qui peuvent apporter un enrichissement sans travail et n’accorde aucune assistance aux personnes capables de travailler et leur interdit la mendicité, même si l’Islam valorise, par ailleurs, l’acte de charité. La notion de capital apparaît dans le Coran et la Sounna beaucoup moins explicitement que celle de travail. Le capital, souvent exprimé sous forme de résultat d’un travail, peut engendrer des profits financiers (makâsib) et donner lieu à une accumulation sous forme de « fonds » (riyâsh) ou de capital (mutamawwil). L’investissement est recommandé, s’il ne constitue pas un abandon à la chance ou au hasard et une manière de refuser l’effort de travail. Inséparable d’un calcul du risque et d’un effort permanent pour entreprendre et produire, la propriété du capital ne doit jamais représenter une assurance ou une garantie, comme cela peut l’être, par exemple, lors d’un prêt monétaire rapportant le riba, activité sans risque et sans travail, condamnée par le Coran. 1.2- Echanges et contrats L’effort de production est considéré, d’un point de vue religieux, comme une lutte permanente contre le hasard. L’augmentation de la production n’est qu’un objectif intermédiaire, puisque l’accroissement de la richesse doit permettre le bien-être de tous, l’effort individuel et le bien-être collectif étant indissociables, grâce à une répartition équitable des richesses. La satisfaction des besoins de tous est possible, si chacun fait fructifier les ressources naturelles abondantes que Dieu lui aurait fournies8 : « C’est lui qui a créé les cieux et la terre, et qui a fait descendre du ciel une eau grâce à laquelle il fait pousser des fruits pour votre subsistance ». Le Coran impose, d’autre part, à la puissance publique (l’imam ou le calife) de fournir du travail à tous « afin que ce (les richesses) ne soit pas attribué à ceux d’entre vous qui sont riches » (sourate LIX, verset 7). Même si l’accumulation des richesses est souhaitable et valorisée dans le Coran, elle doit être mesurée et ne doit pas se faire au détriment de l’intérêt communautaire. Il est hasardeux, à partir du Coran, de déduire des normes concernant une attitude particulière du musulman à propos de l’investissement, l’économie étant alors surtout agricole et pastorale. Toutefois, certains auteurs comme ABD ASSAMI ALMISRY9 ont pu percevoir une 7 GHAUSSY G., « Etude sur la théorie de l’ordre économique islamique », in BEAUGE G. (coord.), Les Capitaux de l’Islam, Presses du C.N.R.S., 1990, pp. 35-47. 8 Coran, Sourate XIV, verset 32 : « C’est lui qui a créé les cieux et la terre, et qui a fait descendre du ciel une eau grâce à laquelle il fait pousser des fruits pour votre subsistance ». ABD ASSAMI ALMISRY, Islamic Economics in Sonnah, Cambridge P. E., 1983. L’auteur rapporte que le prophète Mahomet donna un jour un dinar à Hakim Ibn Khouzam pour qu’il lui achète un agneau pour le sacrifice. Celui-ci l’acheta et trouva sur le chemin du retour l’occasion de le revendre pour deux dinars, ce qu’il fit. Ayant racheté ensuite un autre agneau pour un dinar, il l’apporta à Mahomet et lui proposa de sacrifier l’agneau et d’utiliser l’autre dinar pour faire la charité, ce que Mahomet approuva vivement. D’après l’auteur, cette histoire nous enseigne que le commerce doit être valorisé, que l’on doit saisir l’opportunité du gain futur, quitte à se dessaisir d’une somme immédiate et que le producteur doit être libre dans ses choix économiques, à condition qu’ils soient au service de Dieu et de la communauté. 9 3 attitude favorable à l’investissement chez les commerçants musulmans de l’époque. Tout entrepreneur est censé investir sa richesse, ses compétences et son énergie dans l’intérêt général. Remarquons la similitude avec l’éthique calviniste décrite par Max Weber, même si l’accroissement de la production signifie ici un accroissement général du niveau de vie de la population. L’intérêt particulier se confond avec l’intérêt général, comme dans la fable des abeilles de MANDEVILLE10. L’enrichissement, grâce à l’effort de travail et d’investissement, est considéré, dans le Coran, comme un signe de la bonté d’Allah ; chez les Calvinistes, il était perçu comme une preuve de l’appartenance au cercle des élus de Dieu, un signe de la grâce divine, conformément à la doctrine de la prédestination. Toutefois, à la différence de l’éthique protestante de certains milieux calvinistes, valorisant l’individualisme, la religion musulmane survalorise les relations économiques entre individus, faisant de l’échange un véritable acte social au service du lien communautaire affirmant les valeurs de solidarité et d’entente et renforçant les liens à l’intérieur de l’Oumma. Ceci n’exclut pas pour autant la concurrence, considérée comme positive, car mettant à l’épreuve les capacités des individus. Le Coran parle de « rivaliser dans la quête du bien ». On qualifie souvent l’Islam de religion de l’échange et du commerce. Le Coran peut donner naissance à un code de bonne conduite commerciale, donnant aux échanges économiques interindividuels une dimension pieuse où la fonction économique se trouve ainsi mêlée à une fonction sociale et religieuse. De nombreux versets du Coran indiquent au musulman la voie à suivre dans les contrats et les pactes. La fraude est toujours condamnée : « Remplissez la mesure et pesez au poids juste » (sourate VI, verset 153) ; « Pesez avec une balance juste » (sourate XVII, verset 37). Dans le contexte d’une société où les contrats sont le plus souvent oraux et reposent sur l’honneur, le Coran incite à la loyauté, à l’équité, qist, parfois synonyme, dans le Coran, de la justice, ‘adl, au respect de la parole donnée et menace, en cas de défaillance, de sanction divine. Cette morale dans les échanges est également présente dans de nombreux Hadiths distinguant, dans le comportement des partenaires, ce qui est licite, halal, recommandé, de ce qui est illicite, haram, interdit. « Dans la vente entre musulmans, on ne doit pas se faire de mal, ni user de tromperies illégitimes ou de subterfuges » (Sunna, VII, 46) ». La religion musulmane interdit la fraude dans les mesures, le mensonge dans les transactions et tout autre comportement jugé immoral. L’idée de contrat ou de pacte (‘ahd) est le plus souvent avancée pour signifier un engagement (mithâq) du fidèle dans sa relation avec Dieu. Le contrat au sens d’engagement bilatéral est rarement évoqué, l’Islam faisant le plus souvent état des relations d’ensemble de la communauté des croyants, l’Oumma. Des règles précises de contrats commerciaux sont explicitées dans la Sounna. Ainsi, la vente avec paiement différé est autorisée, mais quand il s’agit de vente à crédit, il faut que l’un des termes de l’échange soit monétaire, car, dans le troc sans échanges simultanés, la valeur des marchandises peut évoluer entre la conclusion du contrat et sa réalisation. Si la marchandise connaît une baisse de sa valeur à cause d’un défaut, le client peut la retourner ou recevoir une compensation, selon le principe de la liberté de retournement (muhayyer). Si une ou plusieurs marchandises comportent quelque chose d’illicite, l’échange est annulé, comme par exemple pour le cas de marchandises volées. Personne n’a le droit de vendre une marchandise qui ne lui appartient pas ou qui comporte un élément d’incertitude, comme « les fruits sur l’arbre, le blé à l’état d’épi, l’agneau dans le ventre de sa mère ». Les contrats doivent toujours être basés sur la recherche de l’équité et présenter un caractère de sécurité : aucun des partenaires ne doit être floué par la volonté de l’autre ou par le résultat d’un caractère aléatoire. 10 La Fable des abeilles (The Fable of the Bees or Private Vices, Public Benefits, 1714) de Bernard de Mandeville développe de façon satirique la thèse de l’utilité sociale de l’égoïsme : les vices des particuliers sont nécessaires au bien être. L’Angleterre y est comparée à une ruche prospère et corrompue, qui se plaint néanmoins du manque de vertu. Le sens réel de cette fable reste controversé : Friedrich Hayek y vit une apologie du libéralisme économique, alors que Keynes souligna la défense de l’utilité de la dépense. 4 1.3 - L’éthique de la dépense Le Coran condamne l’avarice11 alors qu’il conseille la consommation12, à condition qu’elle soit modérée13. Le désir de jouir de ses biens est légitime 14, ainsi que celui de vivre dans l’aisance 15, mais le gaspillage16 et la prodigalité17 sont condamnables. La consommation est valorisée, dans la mesure où elle permet les échanges économiques et sociaux et la circulation des richesses. Le musulman n’a pas à faire preuve d’ascétisme pour prouver sa foi par un renoncement à la jouissance des biens. Les fêtes religieuses musulmanes, comme celles du sacrifice et de la fin du Ramadan, ainsi que les circoncisions et les mariages sont d’ailleurs souvent l’occasion d’une consommation accrue. G. TRIBOU18 considère « qu’une religion qui autorise de tels débordements consommatoires, participe plus qu’une autre à la croissance économique ». Néanmoins, toute dépense excessive peut être considérée comme répréhensible, quand elle est la preuve d’un gaspillage de richesses attribuées par Dieu, ou quand elle entraîne une modification des relations sociales au détriment de la solidarité communautaire. 1.4 - L’attitude face à l’épargne et à la thésaurisation La Charia ne prône pas l’ascétisme, mais recommande toutefois l’épargne, comme assurance sur l’avenir. Toutefois, le verset LXX, sourate 17 du Coran condamne ceux qui « thésaurisent cupidement ». L’enrichissement peut être condamnable, s’il sert à accroître son pouvoir sur les autres et non à accroître l’activité productive. La thésaurisation est considérée comme un signe de manque de confiance envers une vie postérieure à la mort, donc comme un manque absolu de foi. Ceux qui thésaurisent l’or et l’argent sont condamnés à un châtiment douloureux19. La religion musulmane prône une économie de la « dépense », au sens large du terme puisque celle-ci peut être aussi bien assimilée à la jouissance des biens par la consommation qu’à l’aumône. Thésauriser est à la fois la négation de ce principe de « dépense » et un acte qui, contrairement à l’échange économique et au don, ne favorise pas les liens entre membres de l’Oumma. CORAN, sourate IV, verset 37 : « Dieu n’aime pas…ceux qui sont avares et ceux qui ordonnent l’avarice aux hommes, ceux qui dissimulent ce que Dieu leur a donné de sa grâce » 11 12 CORAN, sourate II, verset 168 : « Ô vous, les hommes ! Mangez ce qui est licite et bon sur la terre… » CORAN, sourate VII, verset 31 : «Ô fils d’Adam, Portez vos parures en tout lieu de prière. Mangez et buvez ; Ne commettez pas d’excès. Dieu n’aime pas ceux qui commettent des excès ». 13 14 CORAN, sourate IV, verset 5 : « Ne confiez pas aux insensés les biens que Dieu vous a donnés pour vous permettre de subsister ». 15 CORAN, sourate XLII, verset 36 : « Tout ce qui vous a été donné n’est que jouissance éphémère de la vie de ce monde… ». 16 CORAN, sourate VI, verset 141 : « Mangez de leurs fruits, quand ils en produisent ; payez-en les droits le jour de la récolte. Ne commettez pas d’excès ; Dieu n’aime pas ceux qui commettent des excès ». 17 18 CORAN, sourate XVII, verset 27 : « Les prodigues sont les frères des démons… » TRIBOU G., L’Entrepreneur musulman, L’Harmattan, 1995, p. 93. CORAN, sourate IX, verset 35 : « le jour où ces métaux seront portés à incandescence dans le feu de la Géhenne et qu’ils serviront à marquer leurs fronts, leurs flancs et leurs dos : « Voici ce que vous thésaurisiez ; goûtez ce que vous thésaurisiez ! ». 19 5 1.5 – L’équité dans la répartition des revenus : « juste » salaire, « juste » profit20 La religion musulmane ne remet pas en cause la répartition primaire des revenus qui rémunèrent les facteurs de production, comme la rente ou le salaire. Le principe du salariat parait présent dans le Coran : « Dieu rétribue chaque âme selon ses œuvres. Il est prompt dans ses comptes » (Sourate XIV, verset 51) ; « Dieu est exact dans ses comptes » (Sourate XXIV, verset 39) ; « Dieu leur paiera exactement leur salaire » (Sourate IV, verset 172). Le travail apparaît donc comme une source de rémunération monétaire et l’esclavage fait l’objet d’une condamnation divine. L’idée de « juste salaire » prend sa source dans l’équité, qui doit permettre d’ajuster la rémunération du travail au travail fourni : « L’homme n’aura que ce qu’il a gagné. Son travail sera apprécié. Il en sera récompensé d’une rétribution scrupuleuse ». (Sourate LIII, verset 40). La Sounna précise la notion de salaire économique et insiste sur la nécessité d’un « juste salaire ». Ainsi, le Prophète Mahomet se serait élevé contre l’injustice de rémunération du travail salarié : « Il y a trois espèces d’hommes dont je serai l’adversaire au jour du Jugement dernier (…), celui qui, ayant embauché un ouvrier, en reçoit le travail convenu et ne lui paye pas son salaire » (Sounna, IX, 33). Le « juste salaire » résulte du refus moral de l’exploitation et non d’un mécanisme économique et si certains auteurs y voient l’ajustement entre une offre et une demande, c’est plutôt au sens du résultat d’un accord contractuel entre deux partenaires sur ce qui est jugé juste et acceptable pour chacun d’entre eux. Le principe de « juste rémunération » n’exclut pas la légitimité de différences de revenus fondées sur le travail réalisé, l’Islam ne prônant pas l’égalitarisme, mais proposant une correction des inégalités selon le principe de justice sociale. L’équité est recherchée, ainsi qu’une grande dispersion des revenus, afin que les richesses ne soient pas accumulées par une élite. La notion de profit dans les textes fondamentaux recouvre non seulement le bénéfice matériel, mais aussi spirituel : il peut s’agir d’un profit économique immédiat, mais également des conséquences positives à long terme de comportements conformes aux valeurs islamiques : « Celui qui se présentera avec une bonne action recevra en récompense dix fois autant »21. L’acquisition de profits est permise, sous réserve qu’il ne provienne pas de l’usure ou de l’intérêt (riba), interdits par le Coran et que, précise la Sunna, l’équilibre des forces entre les protagonistes de l’échange soit respecté : est prohibé le profit qui résulterait d’une domination d’un partenaire sur l’autre. S’enrichir est un comportement normal de l’homme, naturellement porté vers la richesse, que le Coran encourage (sourate XXX, verset 22). Il s’agit même d’une obligation morale et « dans cette communauté de marchands du 1er siècle de l’Hégire, le riche peut ajouter la respectabilité religieuse à la parure dorée de son prestige matériel. Car Dieu est comptable non seulement des bonnes actions mais aussi des richesses » affirme G. TRIBOU22. La légitimation de la richesse peut être considérée, comme pour les calvinistes étudiés par M. WEBER23, comme un moyen d’assurer son salut, qui s’accompagne d’une condition essentielle, celle de respecter la morale. Toutefois, l’Islam rejette l’accumulation indéfinie des richesses et les situations dans lesquelles l’excès de richesses dispenserait leur détenteur de tout effort. L’utilisation de la richesse comme Pour certains auteurs de l’économie des conventions, le juste peut s’entendre soit comme ce qui convient à une situation, ou à ce qui peut être justifié et argumenté ou enfin à ce qui est le contraire de l’injuste, qui répond à la justice sociale. Nous l’entendons ici dans la dernière acception qui suppose qu’un projet politique soit envisagé. Cf. François EYMARD-DUVERNAY, L’économie des conventions a-t-elle une théorie politique ? in Philippe BATIFOULIER, Théorie des conventions, Economica, 2001. 20 21 CORAN, sourate VI, verset 160. 22 TRIBOU G., L’Entrepreneur musulman, Op. cit., p. 95. 23 WEBER M., L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964. 6 assurance ou comme garantie est bannie, car elle représente un refus du destin24. Il faut souligner l’apparente contradiction dans le Coran entre, d’une part, une incitation forte à l’enrichissement, et d’autre part, une condamnation aussi virulente de certaines formes de richesses. Par exemple, le verset 19 de la sourate LVII avertit les riches marchands : « Sachez que la vie de ce monde n’est que jeu, divertissement, vaine parure, lutte de vanité entre vous, rivalité dans l’abondance des richesses et des enfants(…) La vie de ce monde n’est qu’une jouissance éphémère et trompeuse ». On pourrait imaginer que de telles injonctions sont un appel à un idéal de pauvreté. Il faut alors faire appel à la Sunna pour lever cette ambiguïté. L’étalage de la richesse et le luxe ostentatoire est davantage réprouvé que l’enrichissement lui-même. De nombreux Hadiths incitent à ne pas porter de vêtements de soie, à ne pas boire dans des vases d’or ou d’argent, à ne pas manger dans des plats faits en ces métaux ou à mépriser les biens matériels. 1.6 - Pauvreté et redistribution des revenus La doctrine islamique supporte une certaine inégalité des conditions dans une logique méritocratique, à cause des différences de compétences dans la mise en valeur des ressources dont les hommes disposent 25; les inégalités, qui seraient voulues par Dieu, autorisent l’existence d’une hiérarchie sociale et ne nuisent pas obligatoirement à l’équilibre social. Néanmoins, une redistribution, qui doit engager la responsabilité personnelle du musulman, l’oblige à transférer une partie de ses revenus aux personnes nécessiteuses grâce au principe de solidarité et de justice sociale. Le mot faqîr, employé dans le Coran pour désigner un pauvre, signifie littéralement « l’homme au dos brisé », celui à qui il est arrivé un malheur. L’état de pauvreté – fâqîra - viendrait de « ce qui brise le dos », comme une calamité, un accident, une déchéance qui fait perdre à l’homme son état normal, au sens d’habituel 26. La pauvreté est perçue comme un fléau, qui peut conduire un individu à des comportements négatifs et le rendre incapable de tout raisonnement27. Une situation anormale, source d’appauvrissement, peut survenir si l’individu ne peut tenir sa place dans son environnement social à cause de facteurs comme le handicap, la maladie, par exemple, ou s’il est éloigné de son cercle habituel (famille, clan, tribu…), en voyage, par exemple. L’aumône fait partie des cinq obligations rituelles déterminées par la Charia. Elle a d’abord un sens religieux : l’individu doit s’acquitter d’une dette envers Dieu, en restituant une part de ce que Dieu a créé pour lui, avant de consommer, quelque soit le niveau de ses richesses ; cette règle morale témoigne alors de l’appartenance à la société musulmane naissante. « Dieu reçoit son dû par l’intermédiaire de l’indigent… C’est en nourrissant le pauvre qu’on rend gloire à Dieu ; en un acquittement médiatisé (par le pauvre) de sa dette, l’homme reconnaît à Dieu la maîtrise de tous les biens de ce monde »28. Les interprétations divergent à propos de la signification du terme zakât, certains auteurs la qualifiant d’aumône obligatoire, d’autres d’impôt. Dans le premier cas, mettant l’accent sur l’aspect solidaire, elle apparaît comme une sorte de denier du culte, se distinguant des autres aumônes par son caractère obligatoire. Dans le second cas, elle se présente comme un système d’imposition CORAN, sourate XXIII, verset 18 : « Nous avons fait descendre l’eau du ciel, avec mesure; nous l’avons maintenue sur terre, alors que nous pourrions la faire disparaître ». Sourate XLII, verset 27 : « Si Dieu avait dispensé largement ses dons à ses serviteurs, ils auraient été insolents sur la terre. Mais il fait descendre avec mesure ce qu’il veut ». 24 25 CORAN, sourate XIII, verset 4 : « Il y a sur la terre des parcelles voisines les unes des autres ; des jardins plantés de vignes ; de céréales et de palmiers, disposés en touffes ou bien dispersés. Ils sont tous arrosés avec la même eau, mais nous rendrons les uns plus savoureux que les autres. » 26 DECOBERT C., Le Mendiant et le Combattant : L’institution de l’islam », Seuil Anthropologie, 1991, p. 196. 27 ABD ASSAMI ALMISRY, Islamic Economics in Sonnah, Op. cit. 28 DECOBERT C., Op. cit., p. 196. 7 organisé, perçu sur le capital et les revenus par des autorités légales ou religieuses. A. MARTENS 29 parle d’impôt redistributif, prélevé par l’Etat, au profit des pauvres, mais aussi « des esclaves désireux de s’affranchir, des endettés pour une cause pieuse, des volontaires de la guerre sainte, des voyageurs dans le besoin ». Toutefois, le taux de la zakat, fixé à 2,5% du revenu annuel, n’est pas progressif pour ne pas créer de désincitation au travail. La Sunna cite également de nombreuses situations qui peuvent donner lieu à l’aumône, comme par exemple la fête de rupture du jeûne du Ramadan et précise son mode de calcul – elle est le plus souvent proportionnelle et n’est exigible qu’au-delà d’un certain seuil de revenu ou de patrimoine, ce que confirme le Coran (sourate LXV, verset 7): « Point de sadaqa pour moins de cinq onces, point de sadaqa pour moins de cinq chameaux, point de sadaqa pour moins de cinq charges de grains ou de dattes… » (Sounna, VI60). L’aumône, qu’elle soit obligatoire ou volontaire, a donc une fonction économique de redistribution qui s’appuie sur des principes éthiques destinés, avant tout, à resserrer les liens au sein de la communauté musulmane. Partager la richesse ne signifie pas strictement faire acte de charité, mais également renforcer la fraternité et la cohésion sociale. Les préceptes que l’Islam pose à travers les textes fondamentaux pour réglementer les rapports économiques – distinguer les actes licites, illicites, recommandés – constituent les bases d’une éthique économique. Mais le contenu économique « moderne » directement applicable de nos jours est restreint. Les juristes de l’Islam, par leur effort d’interprétation, créent des principes complémentaires. La loi islamique, la Charia, serait ainsi une source d’inspiration pour les comportements économiques des musulmans, mais il faut rester très prudent quant à la portée actuelle des textes fondamentaux et face aux analyses qui tentent de dégager un comportement économique spécifiquement musulman à partir de la lecture du Coran et de la Sounna. 2 – Conception de la monnaie et de l’intérêt 2.1 - La conception de la monnaie Les théologiens de la religion musulmane sont unanimes pour penser que la monnaie est avant tout un moyen d’échange et un instrument de mesure de la valeur. La demande de monnaie doit être équivalente à la demande de marchandises et la monnaie ne doit pas être désirée pour elle-même. Dans cette conception instrumentale de la monnaie, tout bien licite peut être utilisé comme monnaie et l’histoire montre que de nombreuses marchandises ont fait office de monnaie. AL GHAZZALI attire l’attention sur le fait que l’or et l’argent peuvent avoir une valeur intrinsèque, donc peuvent être désirés pour eux-mêmes, ce qui gênerait leur fonction de monnaie. La monnaie est conçue pour faciliter les échanges des marchandises en excèdent et permet de mesurer la valeur des marchandises : elle est un équivalent général. 2.2 – La question de l’intérêt Le Coran considère la pratique du riba comme un péché d’une extrême gravité (haram), conduisant à la damnation. De nombreux auteurs30, à propos du terme de riba, effectuent une distinction entre l’usure de crédit 29 30 MARTENS A., l’Economie des pays arabes, Economica, 1983, p.25. BENMANSOUR Hacène, L’Islam et le ribâ : pour une nouvelle approche du taux d’intérêt, Dialogues Éditions, Paris, 1996. 8 et l’usure de vente. L’usure de crédit correspondrait à un taux d’intérêt excessif exigé par le prêteur pendant la période préislamique, alors que l’usure de vente, ou usure de la Sunna, est le surplus exigé lors de l’échange de deux produits de même nature et de même valeur. Quatre sourates évoquent le riba, assimilé à l’usure lors d’un crédit : la Sourate 2, versets 275 à 279 ; la Sourate 3, verset 130 ; la Sourate 4, verset 161 et la Sourate 30, verset 39. Les versets 275 à 279 de la Sourate Al Baqara (dite Sourate de la vache) interdisent de façon formelle l’usure: “Ceux qui se nourrissent de l’usure ne se dresseront, au Jour du Jugement, que comme se dresse celui que le Démon a violemment frappé. Il en sera ainsi, parce qu’ils disent : “La vente est semblable à l’usure”. Mais Dieu a permis la vente et il a interdit l’usure. Celui qui renonce au profit de l’usure, dès qu’une exhortation de son Seigneur lui parvient, gardera ce qu’il a gagné. Son cas relève de Dieu. Mais ceux qui retournent à l’usure seront les hôtes du Feu où ils demeureront immortels.” Dans la Sounna, les Hadiths confirment l’interdiction de l’usure, mais il y a ici polémique, car les compagnons du Prophète auraient rapporté certains propos divergents où Mahomet précisait quelles formes d’usure sont interdites : il s’agirait parfois uniquement de l’usure du crédit, à cause de l’existence d’une échéance, parfois également de l’usure de vente. La définition du riba dépasse largement celle de l’intérêt ou même de l’usure, au sens contemporain. La polémique s’articule tout d’abord sur le domaine d’application du riba : s’exerce-t-il dans le crédit ou dans la vente ou à la fois dans les sphères financière et commerciale ? Les juristes en droit islamique s’accordent pour considérer que l’on nomme ribâ toute opération pouvant entraîner des situations d’iniquité. A partir de l’observation de la disparité des pouvoirs entre le prêteur et l’emprunteur, R. EGE donne une définition large du terme riba, qui rend bien compte de l’enjeu de la polémique autour du terme : “Il y a riba lorsque le partenaire qui possède un pouvoir de négociation plus grand impose sa loi et exige un surplus que l’emprunteur n’a pas la possibilité de refuser”. Riba signifie ici opération économique dans laquelle un des partenaires est lésé. Cette définition, basée sur les rapports de force engagés lors d’une vente ou d’un crédit, est influencée par la représentation que les observateurs ont de la relation entre le prêteur et l’emprunteur : à quel degré de dépendance est soumis l’emprunteur ? Quel est son degré de liberté dans l’acceptation des termes d’un contrat de prêt ? Peut-il refuser d’emprunter ? Selon un raisonnement utilitariste, on peut alors envisager que l’emprunteur souhaite dans tous les cas payer un intérêt nul. Le mot “usure” désignerait alors “tout intérêt que produit l’argent, quel qu’en soit son taux et c’est par extension que ce mot caractérise plus généralement un profit illégal”. Comme dans la religion catholique autrefois, l’usure n’est pas interdite en soi, mais pour ses conséquences négatives, comme l’appauvrissement des plus démunis. Pour ces derniers, le Coran propose la suppression pure et simple de la dette. Cette volonté de ne pas asservir un individu endetté peut être étendue à une communauté entière : il est probable que Mahomet, dès 622, a eu la volonté de soustraire la communauté musulmane naissante au risque d’esclavage et d’asservissement vis-à-vis des autres communautés31. Le souci d’éviter inégalité et iniquité était déjà présent et le prêt représentait une relation économique dont les partenaires n’étaient pas dans des positions égalitaires. Si la première cause explicative de l’interdiction semble être d’ordre moral, M. RODINSON invoque également deux autres possibilités concernant les premiers musulmans : la stigmatisation des premiers musulmans qui refusaient de prêter de l’argent à des conditions raisonnables dans la communauté musulmane naissante et freinait ainsi son essor, ainsi que la volonté de faire préférer aux premiers musulmans la zakat, l’aumône légale, collectée par Mahomet, au prêt à intérêt, plus profitable. On trouve à l’origine de ce refus de l’exploitation la conception aristotélicienne de la monnaie : “Aussi a-t-on parfaitement raison d’exécrer le prêt à intérêt, parce qu’alors les gains acquis proviennent de la monnaie elle-même et non de ce pourquoi on l’institua. La monnaie n’a été faite qu’en vue de l’échange ; l’intérêt, au contraire, multiplie cet argent même ; c’est de là qu’il a pris 31 EGE R., Op. cit. 9 son nom (tokos), parce que les êtres produits sont semblables à leurs parents, et l’intérêt est de l’argent d’argent ; aussi l’usure est-elle de tous les modes d’acquisition le plus contraire à la nature”32. Les explications contemporaines de nombreux juristes de l’islam33 interdisant la pratique de l’intérêt dans les banques islamiques rejoignent ces conceptions et ajoutent d’autres arguments moraux : l’intérêt est un moyen d’exploiter les pauvres, de concentrer la richesse entre les mains de quelques-uns et de dévier de la justice sociale. Il est actuellement également tenu par les banquiers islamiques comme le facteur essentiel de l’inflation, dont les banques ordinaires seraient responsables par leur création monétaire ex nihilo, à partir des crédits accordés. Les banques islamiques auraient le mérite de chercher à redonner à la monnaie la fonction d’instrument d’échange. Si l’épargne rémunérée n’est pas interdite dans l’islam, la spéculation est condamnable : “L’accumulation de la richesse n’est pas le but final ; le but final est de servir Allah ; la richesse doit être au service de tous”34. Les mêmes arguments ont été évoqués plusieurs siècles plus tôt par Thomas d’AQUIN 35. Celui-ci considérait également que la rémunération du prêteur est tout à fait justifiée quand celui-ci se trouve associé à l’entreprise commerciale ou artisanale auprès de l’emprunteur. Il s’agit bien ici d’une participation au bénéfice semblable à celle de la Moudharaba islamique. II – …A la finance islamique A l’horizon 2010, la finance islamique est estimée à près de 1000 milliards de $ (700 millards d’€) d’actifs, mais surtout, sa croissance dans les 5 prochaines années est annoncée comme 2 fois plus rapide que celle de la finance conventionnelle (environ 15 % par an). Les banques occidentales multiplient l’offre de fonds gérés « islamiquement », n’hésitant pas à s’installer directement dans les pays musulmans. Ainsi, U.B.S. (Union des Banques Suisses) a ouvert, dès 2002, après Citigroup, une succursale à Bahreïn, Noriba Bank. Citibank et Barclays Bank ont à la fois des succursales d’opérations islamiques et comptent des clients non musulmans tels que IBM, Xerox, General Motors et Daewoo. Actuellement, la banque islamique (environ 300 dans le monde) comprend deux modes d’implantation : les banques totalement islamiques : 80 % sont dans les Etats du Golfe (principalement E.A.U, Bahreïn principale place), 10% en Asie du Sud (Malaisie) et 10% en Afrique et Europe ; et les guichets islamiques de banques conventionnelles comme BNP-Paribas, la Société Générale ou le Crédit Agricole qui opèrent depuis des filiales hors territoire français métropolitain. On assiste actuellement, dans les pays musulmans en premier lieu, mais également de plus en plus fréquemment dans les pays occidentaux, à une interpénétration croissante entre finance conventionnelle et finance islamique, la frontière entre les deux étant de moins en moins étanche. Cette dernière est basée sur trois principes essentiels : La prohibition de l’intérêt, le riba, remplacé par un partage des profits et des pertes (PPP), qui réduit l’antagonisme entre les apporteurs de capitaux et ceux qui les font fructifier par leur travail et leur savoir-faire. Loin de représenter une alternative au capitalisme financier actuel, elle correspond 32 ARISTOTE, La Politique, trad. J. Aubonnet, Ed. Les Belles Lettres, 1968-1973, Livre 1, 1258b, p.31. 33 ABD ASSAMI ALMISRY, Islamic economics in sonnah, Cambridge P.E., 1983. 34 ABD ASSAMI ALMISRY, Op. cit., p. 6. 35 THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, “La justice”, trad. Gillet et Delos, Desclée, 1948. 10 davantage à une réponse des banques conventionnelles pour mobiliser, dans l’avenir l’épargne de musulmans tant au niveau national, – on compte environ 5 millions de musulmans en France - que pour attirer les fonds souverains issus des excédents pétroliers des pays du Golfe. L’interdiction du garhar, du maysir, de l’incertitude et du hasard, qui donnent lieu à la spéculation. Le risque calculé d’un investissement est autorisé, mais pas la spéculation, d’où la contrainte d’adosser tout financement à un actif tangible (principe de l’asset-backing). Par exemple, un investissement peut être financé par une obligation islamique, une soukouk, adossée à un immeuble qui donnera lieu à un flux monétaire de loyers générant une rémunération du créancier. La titrisation est interdite. L’interdiction du financement d’activités considérées comme illicites, haram, par la loi islamique, comme les jeux de hasard (pas de casinos), la prostitution, la production d’armes ou d’alcool, l’industrie porcine… On retrouve ce principe d’exclusion dans la finance éthique en faveur du développement durable et dans l’investissement socialement responsable. Il existe environ une quinzaine de types de placements dans la banque islamique, difficilement standardisables. Néanmoins, on peut distinguer deux grandes catégories de produits islamiques : les techniques de financement participatif (Moudharaba, Moucharaka) et celles basées sur un actif (Mourabaha, Ijara et Ijara wa Iktina). 2.1- Les techniques de financement participatif (basées sur le PPP) 2.1.1. Moudharaba Une des techniques de financement des banques islamiques la plus connue et la plus conforme à la logique de partenariat est la moudharaba,un contrat par lequel la banque islamique avance la totalité du capital lors d’une association, alors que le client apporte ses compétences commerciales et en matière de gestion. Il s’agit de prêter un capital à une personne physique ou morale, le moudarib pour qu’elle le fasse fructifier et de partager ensuite le profit obtenu entre les deux partenaires, selon une répartition prévue par les termes du contrat. Le remboursement du capital s’effectuera soit au terme d’une période convenue a priori, soit au terme du projet qui avait été engagé, majoré d’une rémunération calculée à partir des profits réalisés pendant cette période grâce au capital investi. Etant rémunérés sur la base des profits et pertes, les détenteurs de comptes de participation partagent le risque avec la banque. Ce type de contrat est très utilisé pour financer le capital productif des entreprises, mais également des opérations de commerce local et international. 2.1.2. Mousharaka Dans ce contrat d’association, la banque et le client apportent conjointement capital, travail et savoir-faire et partagent, à terme, les profits et les pertes, selon une répartition décidée à l’avance d’un commun accord. Le client reçoit d’abord entre 15 et 60% du profit retiré, en fonction de son travail de mise en valeur du capital, le reste étant partagé avec la banque. Les pertes sont supportées en proportion du capital engagé. Ce contrat diffère de la moudharaba par le fait que le client participe également au financement. On peut citer comme exemple de ce type d’association une des premières réalisations du début des années 1980 par une banque islamique du Caire. La banque s’était entendue avec une grande agence de voyages pour importer des bus pour les sites touristiques du pays. Chaque bus coûtait cinq millions de livres égyptiennes. La banque en payait quatre et la compagnie de voyages, un. La somme apportée par la banque était remboursée par des traites annuelles d’une 11 même valeur, sur une période de cinq ans calculées grâce aux profits rapportés par l’exploitation commerciale de ces bus. 12 La participation au capital, simple ou dégressive, peut prendre, au départ, des formes différentes pour les banques islamiques ou les investisseurs qui peuvent acheter une part des actions ou des parts de capital des entreprises. Il peut s’agir d’obligations négociables en bourse (les soukouk), supports achetés pour une durée limitée et qui donnent droit à une part des bénéfices. Le transport et la construction sont deux secteurs bien adaptés à ce type d’association, mais il peut être utilisé pour financer à moyen et long terme des projets dans l’industrie, l’agriculture ou le commerce. Ce type de contrat est, avec la moudharaba, le plus conforme à l’esprit du Coran, mais il suppose un engagement durable des associés. C’est pour cette raison que les banques islamiques affirment toujours dans leurs rapports financiers annuels vouloir développer ce type de contrats, mais qu’elles préfèrent, dans la réalité, des engagements à plus court terme, souvent moins risqués et leur permettant une liquidité plus grande. 2.2- LES TECHNIQUES DE FINANCEMENT BASEES SUR UN ACTIF REEL 2.2.1.Mourabaha Dans la mourabaha, l’institution financière fournit à ses clients, non pas du capital monétaire, mais des biens de production, comme du matériel agricole, ou des marchandises diverses qui lui sont nécessaires pour la réalisation d’un projet ou pour sa production, comme des matières premières, par exemple. Dans un tel contrat, la banque achète des marchandises pour le compte d’un client à un tiers, résident ou non, et les lui revend à un prix majoré dans un délai convenu entre les deux parties (de 3 à 18 mois). Cette commission bancaire se justifie par le rôle d’intermédiaire commercial de la banque et dépend de la rentabilité du bien fourni au client, du degré de nécessité de la marchandise pour le client - s’il s’agit de produits de première nécessité, la marge sera moins forte - et de la provenance de la marchandise - si celle-ci est importée, la marge sera plus forte, car le risque, notamment de variation des cours des devises, sera plus élevé. Le risque est double pour la banque : il provient du délai accordé et de l’éventualité où le client ne rachèterait pas à la banque la marchandise comme prévu, la banque étant considérée, dans un premier temps, comme propriétaire. L’opération n’est donc pas purement financière, mais avec contrepartie d’un actif réel (principe d’asset-backing). D’un point de vue religieux, la rémunération peut se justifier par ces deux risques (l’un est lié à l’achat de la marchandise, qui peut être détériorée, de mauvaise qualité..., l’autre à un éventuel défaut de solvabilité du client) et par le fait que la banque fournit un réel travail (recherche des fournisseurs, du meilleur prix..., il s’agit en fait des coûts de transaction). Il apparaît, aux yeux de musulmans les plus critiques, que cette opération n’est en fait qu’un crédit déguisé, une ruse (hiyal) destinée à respecter, dans les apparences, la maxime : “Dieu a interdit l’intérêt, mais a permis le commerce” et visant à contourner l’interdiction du riba. Le fait que le risque encouru soit, en fait, faible pour la banque et que sa rémunération soit certaine, déterminée à l’avance, amène de nombreux observateurs à effectuer des rapprochements avec le crédit à intérêt. Le seul risque, minime, réside dans le fait que le client n’est pas obligé de racheter le bien, la banque devant alors trouver un autre client ; mais, en Islam, la promesse donnée équivaut à un engagement contractuel fort. L’attrait de ce type de contrat provient du fait qu’il s’agit souvent d’opérations à très court terme, parfois même à caractère spéculatif (achat de matières premières, par exemple). C’est la technique de financement la plus utilisée dans les banques islamiques, notamment pour financer des importations et des exportations, mais il doit s’agir pour les banques islamiques, d’une étape transitoire. Elles doivent progressivement grâce aux innovations financières se tourner vers des techniques plus conformes avec la volonté réelle de partage des risques. 13 2.2.2.Ijara et Ijara wa Iktina Assimilé à la pratique du leasing, ces types de contrats permettent au client de devenir à terme propriétaire d’un bien qu’il loue (par exemple, un chauffeur de taxi de son véhicule). Deux possibilités s’offrent au client : l’ijara, location d’un bien choisi et spécifié par le client ou l’ijara wa iktina, location-vente où le client peut devenir propriétaire du bien à la fin de la période de location. Ces types de contrats sont très répandus, la finance islamique occupant une part importante du secteur du leasing pour des raisons à la fois religieuses et économiques. Tout d’abord, la banque devient d’abord le propriétaire effectif du bien matériel, le Coran précisant que l’on ne peut vendre que ce que l’on possède déjà. Des critères extra financiers s’associent au filtrage financier, ce qui rapproche la finance islamique, de l’épargne solidaire et de l’investissement socialement responsable. L’enjeu est donc ici d’ordre éthique : la finance islamique est-elle capable de « civiliser » le capitalisme ? De réduire les risques systémiques ? De redonner à la banque son rôle premier d’intermédiation et de partage des risques ? III – Pour un renouvellement du concept de rationalité Outre la volonté de suppression de l’intérêt, la référence à la solidarité dans la prise de risque, que l’on ne peut toutefois pas attribuer à la seule religion, sont permanentes dans cette finance participative. La rationalité sociétale, que l’on pourrait définir ici comme la recherche de moyens économiques pour épargner tout en maintenant un lien social fort, n’est pas un objectif spécifique de la finance islamique. Cette recherche d’un sens à donner à son épargne se développe également à travers l’épargne solidaire, les placements de partage et l’investissement socialement responsable. La plus value est d’abord éthique : il s’agit de placer son capital dans des entreprises qui s’engagent à respecter certaines règles, à faire preuve de « responsabilité », ce qui n’implique pas de renoncer à une rentabilité équivalente à celle offerte par d’autres placements sur les marchés financiers. Les banques islamiques apparaissent actuellement comme des banques proposant des produits différenciés par une dimension éthique, mais pas comme un mode de financement alternatif remettant en cause le capitalisme libéral. Donner un sens à son épargne peut prendre plusieurs formes. Historiquement, les premiers fonds éthiques excluaient les investissements dans certaines activités, comme l’armement, de la même façon que les banques islamiques interdisent les placements dans des activités produisant ou faisant commerce de biens non conformes à l’islam, comme l’alcool ou la viande de porc. L’investissement socialement responsable se définit par l’exclusion des émetteurs qui ne respectent pas les 4 points du Pacte Mondial des Nations Unis : le respect des droits de l’homme, des droits du travail, de l’environnement et la lutte contre la corruption, ainsi que l’exclusion sectorielle (armement, alcool, jeux d’argent, pornographie). La finance islamique ne présente donc pas de spécificité quant à la référence explicite à un système de valeurs, que l’on retrouve dans la finance éthique et solidaire, même s’il n’y a pas, dans la plupart des cas, de référence à une morale à caractère religieux. Toutefois, elle a pour originalité de contester le principe même de l’intérêt monétaire. Dans une perspective de rapprochement de la finance islamique et des placements éthiques et solidaires, des points de convergence possibles peuvent être envisagés : à propos des principes bancaires éthiques et de la Loi islamique : La Charia prône les principes de justice sociale et d’équité, comme la finance éthique ; le but est de contribuer par les pratiques financières ou par la destination des investissements à rendre le système financier plus solidaire ; à propos des pratiques commerciales justes et de la Mourabaha : les institutions financières à caractère éthique exercent généralement un soutien à des organisations prônant le commerce équitable, dans le but de favoriser la hausse du prix des produits du Tiers Monde, alors que les banques islamiques, très impliquées dans le financement du commerce, notamment par la Mourabaha, cherchent à financer des projets de développement dans certains pays; 14 La finance islamique apparait comme un segment de la finance éthique. En outre, les jurisconsultes dans les banques islamiques, bien que cela ne soit pas cité dans le Coran ou la Sunna, fixe à 33% le seuil maximal d’endettement pour éviter que celui-ci ne devienne dangereux pour le débiteur. La religion musulmane prône le retour à une conception instrumentale de la monnaie et suggère un principe de rémunération qui intègre l’incertitude au cœur des mécanismes économiques, à l’image de Keynes; ceci remet en cause la théorie classique de la formation du taux d’intérêt fondée sur l’aversion pour le risque et la préférence absolue pour le présent. L’épargnant et l’investisseur deviennent partenaires. La contradiction entre rationalité en valeur, adaptation des moyens à des objectifs, et la rationalité en valeurs, conformité à des valeurs morales ou religieuses, définies par Max Weber, n’existe alors pas. Il faut envisager un élargissement du concept de rationalité : si l’individu musulman est sous l’emprise d’une rationalité individuelle qui le conduit à effectuer comme tout homo-oeconomicus, des calculs coûts-avantages strictement économiques, il est également guidé par une rationalité sociétale qui lui propose de renforcer le lien social et d’aller dans le sens de l’intérêt économique de tous. Conclusion La philosophie économique de l’islam réduit l’opposition entre « la conception mécaniste de l’économie qui s’intéresse aux questions de logistique plutôt qu’aux fins ultimes » et la conception éthique qui tente de répondre à la question de savoir « comment l’on doit vivre » et comment on peut aboutir « au bien de l’homme ». La théorie économique se veut une science amorale, dont la seule préoccupation éthique possible réside dans une « éthique de l’intérêt personnel ». L’appartenance à une religion est un des éléments de l’éthique personnelle de l’individu sans laquelle, « l’homme purement économique est un demeuré social »36. Des tentatives dans les années 1990 pour réintroduire les valeurs au cœur de l’analyse économique, dans la théorie des jeux ont pu réduire l’opposition entre intérêt individuel et intérêt pour autrui. En effet, l’intérêt pour autrui a pu permettre, comme dans le dilemme du prisonnier, de maximiser son intérêt personnel : la prise en compte de l’intérêt de l’autre peut permettre, rationnellement, d’arriver au meilleur résultat possible pour soi-même. Cette optique est significative d’une volonté de certains économistes d’incorporer la dimension éthique dans le calcul de rationalité individuelle, mais ne remet en aucune façon en cause le postulat de rationalité de l’acteur économique. Une autre façon d’intégrer la dimension éthique dans un raisonnement classique de rationalité de type homo oeconomicus est d’analyser l’influence du facteur religieux sur les comportements économiques individuels, en examinant la façon dont le fait de partager des valeurs communes, à caractère religieux ou non, comme la confiance, la loyauté ou le sens de l’obligation sociale, peut être facteur d’accroissement de l’efficacité économique. Quand les agents économiques suivent les mêmes règles, ceci peut contribuer à réduire l’incertitude. La religion agirait alors comme un facteur puissant de réduction du hasard moral. Elle peut être alors considérée comme une « convention » entre individus, au sens de D.K. LEWIS 37, « la solution d’un problème de coordination qui, ayant réussi à concentrer sur elle l’imagination des agents, tend à se reproduire avec régularité », sens que l’on peut rapprocher du concept de norme chez WEBER, qui a également une signification fonctionnelle : faciliter la vie de celui qui adopte les normes. Etre un « bon musulman », c’est, par exemple, être loyal dans le commerce, partager solidairement les risques… donc adopter des comportements prévisibles au sein de la communauté musulmane, ce qui est réducteur d’incertitude et de coûts d’information. A. 36 SEN A., Ethique et économie, P.U.F., 1993. 37 LEWIS D.K., Conventional: a philosophal study, Cambridge, Harvard University Press, 1969. 15 ORLEAN38 cite deux définitions keynésiennes de la convention : il s’agit d’une « méthode qui règle l’activité prévisionnelle » dans le cas où un état des choses se poursuit, sauf si on a des raisons définies d’attendre un changement, et d’un processus d’imitation39. Les valeurs religieuses pourraient alors jouer ce rôle de « Common Knowledge »40. Mais loin de limiter les principes de la finance islamique à une simple convention entre croyants, il convient de ne pas limiter celle-ci à communauté musulmane. S’inscrivant dans un modèle de finance éthique et équitable, cette finance participative peut être considérée par certains comme ayant une dimension universaliste, constituant une forme de finance censée civiliser le capitalisme financier et une réponse pour remettre l’individu et la sphère productive au centre des préoccupations économiques. 38 ORLEAN A., Analyse économique des Conventions, P.U.F., 1994. Pour KEYNES J.M., dans une situation d’incertitude, la seule conduite rationnelle est alors d’imiter les autres, « sachant que notre propre jugement est sans valeur, nous nous efforçons de nous rabattre sur le jugement du reste du monde, qui est peut-être mieux informé », 1937. 39 40 Dans la Théorie des Jeux, la notion de Common Knowledge est basée sur le postulat que si un élément est vrai, si cet élément est connu de tous et si chacun sait que les autres le connaissent, l’incertitude est réduite et on tend vers l’information parfaite. 16 Bibliographie Austruy J. (2006), L’islam face au développement, Editions L’Harmattan. Abd Assami Almisry, (1986), Islamics Economics in Sonnah, Cambridge Press. Beaugé G. (2001) (coord.), Les capitaux de l’islam, Editions CNRS. Benmansour H. (1995), L’islam et le ribâ :pour une nouvelle approche des taux d’intérêt, Dialogues Editions, (1996), L’économie musulmane et la justice sociale, Dialogues Editions. Boudjellal M. 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