L`aide humanitaire peut aussi «Tu donnes une maison à des

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16 FEVRIER 2012
EVENEMENT
BRÉSIL
L’aide humanitaire peut aussi
«T
u donnes une maison à des
pauvres et, cinq ans après, ils
lont revendue. Tu construis une école
et, dix ans plus tard, il nen reste que
les murs: pourquoi?» Ces questions
taraudaient une jeune diplômée en
Hautes études internationales de lUni-
versité de Genève, Ilaria Schnyder
von Wartensee. Elle en fait le sujet de
sa thèse défendue à Milan: pourquoi
laide humanitaire est-elle inefficace?
Et pourquoi, à l’inverse, certains pro-
jets réussissent-ils au point de chan-
ger la vie de leurs bénéficiaires? De
passage en Suisse, elle raconte ce qu’elle
a découvert à l’occasion de ses recher-
ches et comment a changé son regard
sur les autres.
Ses questions ne sont pas nouvelles.
LAméricain William Easterly, profes-
seur à l’Université de New York, les a
illustrées de manière formidable dans
Le fardeau de lhomme blanc (Markus
Haller 2009). Son livre fourmille dhis-
toires édifiantes sur léchec des plans
daide massifs, les «thérapies de choc»
et autres Objectifs du Millénaire. De-
puis les années 1950, les pays riches
ont dépensé des dizaines de milliards
sans réussir à libérer les pays pauvres
de leur misère.
Ilaria Schnyder connaît les travaux
d’Easterly et d’autres auteurs quelle
évoque dans la première partie de
sa thèse. Elle dit le découragement
qui frappe les humanitaires. Comme
cette hygiéniste dentaire de Lugano
qui se rend chaque année en Afrique
noire depuis cinq ans: «J’apporte cha-
que fois du désinfectant qui devrait
suffire pour cinq mois. En deux se-
maines, il est gaspillé!».
LA MORT DANS LE SABLE
Plus dramatique encore est lhistoire
de ce coopérant danois au Niger que
raconte Ilaria Schnyder. Pendant des
années, il a mis toute son énergie
Des milliards sont déversés
chaque année sur le tiers-monde,
la plupart en pure perte. Certains
projets réussissent pourtant. Une
chercheuse de Suisse démontre
l’importance du facteur humain.
La baie de Ribeira Azul à
Salvador de Bahia sur une photo
de 1984. Les habitations sur
pilotis sont visibles dans la baie. AVSI
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dans lentretien de dizaines de puits
au bénéfice de la population locale.
«Lors d’une crise de malaria, il a dû
aller à lhôpital. Quand il en est sorti,
il a trouvé ses puits ensablés, aban-
donnés. Les gens navaient rien fait. Il
sest suicidé!»
«LES GENS VENDAIENT»
Une issue aussi tragique est rare, heu-
reusement, et il y a dautres histoires.
Comme celle des 40’000 familles qui,
en 1995 encore, vivaient dans des ca-
banes pourries plantées sur des pieux
fichés dans la baie de Ribeira Azul, à
Salvador de Bahia. Risquant chaque
jour de basculer dans la boue et les
détritus. Dix ans plus tard, la favela a
disparu et les familles vivent dans des
maisons en dur. Il y a des écoles, des
locaux communs, des activités cultu-
relles. Et moins de drogue et de vio-
lence.
Ce happy end qui a retenu l’attention
de la Banque mondiale est l’un des
deux projets étudiés par Ilaria Schny-
der. Ayant vécu sur place pendant
plusieurs mois et accumulé des dizai-
nes dentretiens, elle explique aujour-
d’hui ce qui a permis le succès: le
changement des personnes. C’est
aussi le témoignage de Cleuza Ramos
à São Paolo: «Le gouvernement cons-
truisait des maisons, il donnait un sa-
laire, mais il ny avait pas de dévelop-
pement parce que les gens vendaient
la maison. Le développement social
passe par la personne. Si elle ne chan-
ge pas, rien ne chan-
ge». LAssociation des
travailleurs sans ter-
re que préside Cleuza
a permis à quelque
20’000 familles de
construire leur mai-
son. C’est le deuxiè-
me projet étudié par Ilaria Schnyder.
Mais, encore une fois, pourquoi cer-
tains changent-ils et dautres pas?
ELLE SE LÈVE LE MATIN
La première condition est la rencon-
tre: avant dêtre un expert, le collabo-
rateur humanitaire est une personne
qui rencontre d’autres personnes. Le
déclic se fait ou ne se fait pas. Dans
ses livres «coup de poing», la journa-
liste genevoise Laure Lugon Zugravu
a dit le mur de verre qui sépare sou-
vent les humanitaires occidentaux de
la population miséreuse qu’ils veulent
aider (voir encadré).
Certains y réussissent pourtant, sans
doute parce qu’ils ont une humanité
forte et désintéressée. Dans ses inter-
views, Ilaria constate l’impact d’une
réussir
rencontre réussie: «La personne-
couvre quelle a une valeur, une di-
gnité quelle croyait avoir perdue pour
toujours». Et cela a un effet au quoti-
dien: des femmes qui traînaient en
peignoir jusquau mi-
lieu de laprès-midi se
lèvent et se maquil-
lent pour emmener
leurs enfants à l’école.
A ce stade se produit
ce qu’Ilaria appelle
une «auto sélection».
Parce qu’ils se méfient ou qu’ils ont
subi trop de désillusions – combien
dONG ou de projets gouvernemen-
taux se succèdent parfois sur le même
projet! –, certains renoncent. D’autres
se mettent en mouvement.
UNE LONGUE PATIENCE
Ce processus éducatif – car cest bien
de cela dont il sagit demande du
temps, beaucoup de temps. Trop de
projets humanitaires visent un résul-
tat à court terme qui est plus facile à
obtenir en bâtissant des routes ou une
école. Le changement de la personne
demande une patience à toute épreu-
ve, et cela pendant des années.
Ce temps long fait que le rapport avec
la population locale devient un rap-
port d’amitié et plus seulement das-
Des femmes qui
traînaient en
peignoir se lèvent
pour emmener leurs
enfants à l’école.
DR
Ilaria Schnyder
a enquêté
longuement
sur le terrain.
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Ancienne journaliste, Laure Lugon Zugravu vit aujourd’hui près
de Genève. Dans son premier livre (Au crayon dans la marge,
Editions Faim de siècle 2009), elle dénonçait les «égoïstes de la
générosité» qu’elle avait rencontrés dans ses nombreux repor-
tages. «L’Unicef, l’ONU, le Programme alimentaire mondial
sont des machines énormes. Ils créent des réflexes d’assistanat,
de dépendance, et je pense qu’ils profitent davantage aux cé-
réaliers américains ou à la pharma qu’à ceux qu’ils sont censés
aider. Quand une armada d’humanitaires et de médias débar-
que dans une région en crise, tout ce monde est logé dans les
meilleures conditions. Cela provoque une flambée de l’immobi-
lier. On amène des tonnes de nourriture par avion qui sont dis-
tribuées gratuitement. Ça fait baisser la production locale et en-
courage le marché noir. Bref, ça déstructure complètement le
peu de tissu économique qui existe», disait-elle dans Coop ma-
gazine de février 2009 en présentant son livre.
Elle a remis ça l’an dernier avec un roman intitulé Déroutes
(même éditeur). Une déroute qui est celle de tous les personna-
ges de son livre: politiciens véreux, fonctionnaires onusiens cor-
rompus ou dépassés, écolos intégristes ou journalistes blasés,
personne n’échappe à la satire. Et tout ce beau monde couche
ensemble à la va-vite, «comme des condamnés».
Le plus frappant est la distance entre la population locale et les
«nouveaux colons» que sont les Occidentaux même quand ils
sont bourrés de bons sentiments. «Ce qui fait mal, c’est notre
impossibilité à traverser le vitrage entre eux et nous», écrit Laure
Lugon Zugravu. Tout le contraire de l’expérience faite par Ilaria
Schnyder.IPF
Le roman d’une déroute
sistance. Décisif aussi est le témoi-
gnage réciproque: en racontant com-
ment elles ont pu s’en sortir, des fa-
milles encouragent dautres qui nosent
pas y croire.
Ces facteurs, note Ilaria Schnyder,
sont «reproductibles»: elle les a ob-
servés dans ces deux projets brési-
liens très différents lun de l’autre et
elle les retrouve en Afrique où elle
poursuit ses recherches. Ses conclu-
sions sur «le rôle décisif du facteur
humain» rejoignent dailleurs les ob-
servations du Prix Nobel indien Amar-
tya Sen: «Le développement n’impli-
que pas seulement le fait d’avoir plus
dopportunités, mais la capacité des
individus à les connaître et à les uti-
liser».
LA MAISON ET L’INFINI
En même temps, l’implication des
humanitaires qu’elle décrit est excep-
tionnelle: «Si tu offres une maison à
la personne dans le besoin, mais que
tu ne réponds pas à son besoin d’in-
fini, rien ne se passe», dit-elle en évo-
quant des rencontres si fascinantes
quelle-même ne voulait plus repar-
tir. Le développement est intégral,
donc aussi spirituel, ou il nest pas.
La plupart des humanitaires quelle
a côtoyés ont une foi vive et elle en
parle comme du «Christ devenu
chair». Rien à voir avec les experts
neutres envoyés par lONU ou la Ban-
que mondiale pour superviser les car-
gaisons déversées sur les régions si-
nistrées.
L’intéressant est que ce type de travail
a été reconnu par une faculté déco-
nomie prestigieuse telle que la Boc-
coni à Milan, où Ilaria a défendu son
doctorat en 2010. Les cadeaux em-
poisonnés de laide humanitaire peu-
vent devenir une expérience d’huma-
nité. IPatrice Favre
DR
La baie aujour-
d’hui: les habita-
tions en dur ont
remplacé les bara-
ques dangereuses.
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