L`aide humanitaire peut aussi «Tu donnes une maison à des

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BRÉSIL
L’aide humanitaire peut aussi
Des milliards sont déversés
chaque année sur le tiers-monde,
la plupart en pure perte. Certains
projets réussissent pourtant. Une
chercheuse de Suisse démontre
l’importance du facteur humain.
La baie de Ribeira Azul à
Salvador de Bahia sur une photo
de 1984. Les habitations sur
pilotis sont visibles dans la baie.
16 FEVRIER 2012
EVENEMENT
donnes une maison à des
«T upauvres
et, cinq ans après, ils
l’ont revendue. Tu construis une école
et, dix ans plus tard, il n’en reste que
les murs: pourquoi?» Ces questions
taraudaient une jeune diplômée en
Hautes études internationales de l’Université de Genève, Ilaria Schnyder
von Wartensee. Elle en fait le sujet de
sa thèse défendue à Milan: pourquoi
l’aide humanitaire est-elle inefficace?
Et pourquoi, à l’inverse, certains projets réussissent-ils au point de changer la vie de leurs bénéficiaires? De
passage en Suisse, elle raconte ce qu’elle
a découvert à l’occasion de ses recher-
AVSI
ches et comment a changé son regard
sur les autres.
Ses questions ne sont pas nouvelles.
L’Américain William Easterly, professeur à l’Université de New York, les a
illustrées de manière formidable dans
Le fardeau de l’homme blanc (Markus
Haller 2009). Son livre fourmille d’histoires édifiantes sur l’échec des plans
d’aide massifs, les «thérapies de choc»
et autres Objectifs du Millénaire. Depuis les années 1950, les pays riches
ont dépensé des dizaines de milliards
sans réussir à libérer les pays pauvres
de leur misère.
Ilaria Schnyder connaît les travaux
d’Easterly et d’autres auteurs qu’elle
évoque dans la première partie de
sa thèse. Elle dit le découragement
qui frappe les humanitaires. Comme
cette hygiéniste dentaire de Lugano
qui se rend chaque année en Afrique
noire depuis cinq ans: «J’apporte chaque fois du désinfectant qui devrait
suffire pour cinq mois. En deux semaines, il est gaspillé!».
LA MORT DANS LE SABLE
Plus dramatique encore est l’histoire
de ce coopérant danois au Niger que
raconte Ilaria Schnyder. Pendant des
années, il a mis toute son énergie
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réussir
DR
jour de basculer dans la boue et les
détritus. Dix ans plus tard, la favela a
disparu et les familles vivent dans des
maisons en dur. Il y a des écoles, des
locaux communs, des activités culturelles. Et moins de drogue et de violence.
Ce happy end qui a retenu l’attention
de la Banque mondiale est l’un des
deux projets étudiés par Ilaria Schnyder. Ayant vécu sur place pendant
plusieurs mois et accumulé des dizaines d’entretiens, elle explique aujourd’hui ce qui a permis le succès: le
changement des personnes. C’est
aussi le témoignage de Cleuza Ramos
à São Paolo: «Le gouvernement construisait des maisons, il donnait un sa- rencontre réussie: «La personne délaire, mais il n’y avait pas de dévelop- couvre qu’elle a une valeur, une dipement parce que les gens vendaient gnité qu’elle croyait avoir perdue pour
la maison. Le développement social toujours». Et cela a un effet au quotipasse par la personne. Si elle ne chan- dien: des femmes qui traînaient en
peignoir jusqu’au mige pas, rien ne chanlieu de l’après-midi se
ge». L’Association des
Des femmes qui
lèvent et se maquiltravailleurs sans tertraînaient en
lent pour emmener
re que préside Cleuza
peignoir se lèvent leurs enfants à l’école.
a permis à quelque
20’000 familles de pour emmener leurs A ce stade se produit
ce qu’Ilaria appelle
construire leur maienfants à l’école.
une «auto sélection».
son. C’est le deuxième projet étudié par Ilaria Schnyder. Parce qu’ils se méfient ou qu’ils ont
Mais, encore une fois, pourquoi cer- subi trop de désillusions – combien
d’ONG ou de projets gouvernementains changent-ils et d’autres pas?
taux se succèdent parfois sur le même
ELLE SE LÈVE LE MATIN
projet! –, certains renoncent. D’autres
La première condition est la rencon- se mettent en mouvement.
tre: avant d’être un expert, le collaborateur humanitaire est une personne UNE LONGUE PATIENCE
qui rencontre d’autres personnes. Le Ce processus éducatif – car c’est bien
déclic se fait ou ne se fait pas. Dans de cela dont il s’agit – demande du
ses livres «coup de poing», la journa- temps, beaucoup de temps. Trop de
liste genevoise Laure Lugon Zugravu projets humanitaires visent un résula dit le mur de verre qui sépare sou- tat à court terme qui est plus facile à
vent les humanitaires occidentaux de obtenir en bâtissant des routes ou une
la population miséreuse qu’ils veulent école. Le changement de la personne
demande une patience à toute épreuaider (voir encadré).
Certains y réussissent pourtant, sans ve, et cela pendant des années.
doute parce qu’ils ont une humanité Ce temps long fait que le rapport avec
forte et désintéressée. Dans ses inter- la population locale devient un rapviews, Ilaria constate l’impact d’une port d’amitié et plus seulement d’as-
dans l’entretien de dizaines de puits
au bénéfice de la population locale.
«Lors d’une crise de malaria, il a dû
aller à l’hôpital. Quand il en est sorti,
il a trouvé ses puits ensablés, abandonnés. Les gens n’avaient rien fait. Il
s’est suicidé!»
«LES GENS VENDAIENT»
Une issue aussi tragique est rare, heureusement, et il y a d’autres histoires.
Comme celle des 40’000 familles qui,
en 1995 encore, vivaient dans des cabanes pourries plantées sur des pieux
fichés dans la baie de Ribeira Azul, à
Salvador de Bahia. Risquant chaque
Ilaria Schnyder
a enquêté
longuement
sur le terrain.
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sistance. Décisif aussi est le témoignage réciproque: en racontant comment elles ont pu s’en sortir, des familles encouragent d’autres qui n’osent
pas y croire.
Ces facteurs, note Ilaria Schnyder,
sont «reproductibles»: elle les a observés dans ces deux projets brésiliens très différents l’un de l’autre et
elle les retrouve en Afrique où elle
poursuit ses recherches. Ses conclusions sur «le rôle décisif du facteur
humain» rejoignent d’ailleurs les observations du Prix Nobel indien Amartya Sen: «Le développement n’implique pas seulement le fait d’avoir plus
d’opportunités, mais la capacité des
individus à les connaître et à les utiliser».
LA MAISON ET L’INFINI
En même temps, l’implication des
humanitaires qu’elle décrit est exceptionnelle: «Si tu offres une maison à
la personne dans le besoin, mais que
tu ne réponds pas à son besoin d’infini, rien ne se passe», dit-elle en évoquant des rencontres si fascinantes
qu’elle-même ne voulait plus repartir. Le développement est intégral,
donc aussi spirituel, ou il n’est pas.
La plupart des humanitaires qu’elle
a côtoyés ont une foi vive et elle en
parle comme du «Christ devenu
chair». Rien à voir avec les experts
DR
neutres envoyés par l’ONU ou la Banque mondiale pour superviser les cargaisons déversées sur les régions sinistrées.
L’intéressant est que ce type de travail
a été reconnu par une faculté d’éco-
nomie prestigieuse telle que la Bocconi à Milan, où Ilaria a défendu son
doctorat en 2010. Les cadeaux empoisonnés de l’aide humanitaire peuvent devenir une expérience d’humaPatrice Favre
nité. I
La baie aujourd’hui: les habitations en dur ont
remplacé les baraques dangereuses.
Le roman d’une déroute
Ancienne journaliste, Laure Lugon Zugravu vit aujourd’hui près
de Genève. Dans son premier livre (Au crayon dans la marge,
Editions Faim de siècle 2009), elle dénonçait les «égoïstes de la
générosité» qu’elle avait rencontrés dans ses nombreux reportages. «L’Unicef, l’ONU, le Programme alimentaire mondial
sont des machines énormes. Ils créent des réflexes d’assistanat,
de dépendance, et je pense qu’ils profitent davantage aux céréaliers américains ou à la pharma qu’à ceux qu’ils sont censés
aider. Quand une armada d’humanitaires et de médias débarque dans une région en crise, tout ce monde est logé dans les
meilleures conditions. Cela provoque une flambée de l’immobilier. On amène des tonnes de nourriture par avion qui sont distribuées gratuitement. Ça fait baisser la production locale et encourage le marché noir. Bref, ça déstructure complètement le
peu de tissu économique qui existe», disait-elle dans Coop magazine de février 2009 en présentant son livre.
Elle a remis ça l’an dernier avec un roman intitulé Déroutes
(même éditeur). Une déroute qui est celle de tous les personnages de son livre: politiciens véreux, fonctionnaires onusiens corrompus ou dépassés, écolos intégristes ou journalistes blasés,
personne n’échappe à la satire. Et tout ce beau monde couche
ensemble à la va-vite, «comme des condamnés».
Le plus frappant est la distance entre la population locale et les
«nouveaux colons» que sont les Occidentaux même quand ils
sont bourrés de bons sentiments. «Ce qui fait mal, c’est notre
impossibilité à traverser le vitrage entre eux et nous», écrit Laure
Lugon Zugravu. Tout le contraire de l’expérience faite par Ilaria
Schnyder. I
PF
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