Raphaëlle Cazal - Henri Maldiney, la transpassibilité, l`Ouvert Corrigé

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Introduction*:*
Henri Maldiney, en forgeant le concept de transpassibilité, aborde une question qui se
trouve au cœur des réflexions de la phénoménologie : celle de savoir en quoi consiste
l’essence du sentir et de la réceptivité humaine, quelle aptitude rend en nous possible un tel
accueil.
Aussi est-il primordial de s’interroger sur la façon dont Maldiney a répondu à cette
question, dans l’optique de compléter l’analyse qu’en a faite Renaud Barbaras, dans son
article magistral « L’essence de la réceptivité : transpassibilité ou désir »1. Ce dernier, après
avoir souligné la spécificité et l’originalité de l’approche maldinéenne du sentir, poursuit
l’article en mettant au jour certaines limites de la conception maldinéenne de la
transpassibilité. Une analyse de ce concept et de ses implications semble en effet nous
confronter à la résurgence chez Maldiney lui-même d’une forme d’empirisme, d’empirisme
ici « événemential », empirisme par rapport auquel la phénoménologie a toujours cherché à
marquer sa différence. Comme le rappelle Barbaras, l’empirisme se caractérise par sa
propension à rabattre la réceptivité sur la réception, sur ce qui est reçu, autrement dit sur
l’impression, de sorte que la réceptivité procède de cette impression, plus qu’elle ne la
commande, plus qu’elle ne nous y ouvre activement2. Et de fait, dans certains passages3,
Maldiney semble pousser la logique du caractère non intentionnel de la transpassibilité au
point que cette dernière en vient à n’être proprement ouverture que dans la rencontre de
l’événement. Maldiney écrit en effet que notre attente ne s’ouvre qu’au moment
l’événement la comble. Si elle n’existe qu’au moment l’événement advient, elle n’est plus
à proprement parler une attente, une ouverture. Tout se passe comme si elle procédait de ce
qu’elle recevait, était rabattue sur ce qu’elle ouvrait, comme dans les théories empiristes.
Selon Barbaras, c’est parce que Maldiney reste tributaire du partage intentionnel-
inintentionnel, et part du principe qu’il n’y a d’intentionnalité qu’objectivante, que visant des
objets, que sa pensée rencontre de telles difficultés et la transpassibilité de telles limites4.
1 In Maldiney, une singulière présence, Paris, Éditions Les Belles Lettres, coll. encre marine, 2014, pp. 15-31.
2 L'empirisme n'opère pas de distinction claire entre les deux sens possibles de la sensation, qui peut renvoyer
soit à l'objet senti, au contenu de la sensation, soit à la sensation comme épreuve de sentir, comme acte de sentir.
3 Par exemple in Henri Maldiney, Penser l'homme et la folie À la lumière de l'analyse existentielle et de l'analyse
du destin, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 424 et Henri Maldiney, « Existence, crise et création » in Henri
Maldiney, André du Bouchet, Roland Kuhn, Jacques Schotte, Existence, crise et création, Fougères, encre
marine, 2001, p. 103.
4 Renaud Barbaras, « L'essence de la réceptivité : transpassibilité ou désir », op. cit., p. 31.
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Or si, de facto, une intentionnalité non objectivante est pensable (comme en témoigne
l’intentionnalité motrice merleau-pontienne), et constitue effectivement une critique possible
à l’endroit de Maldiney, il nous semble cependant que sa pensée ne s’identifie pas à un
empirisme événemential, et c’est ce point que nous souhaiterions argumenter tout en
présentant le concept maldinéen de transpassibilité.
Nous tenterons de le démontrer en soulignant notamment deux aspects de la pensée de
Maldiney que Barbaras n’évoque pas, sans doute parce qu’il prenait surtout appui sur le
chapitre de Penser l'homme et la folie intitulé « De la transpassibilité »5 (ainsi que sur la
conférence « Existence, crise et création »), les aspects que nous souhaiterions souligner
n’apparaissent pas de façon explicite - mais le sont en revanche dans son ouvrage Art et
existence6 ainsi que dans un certain nombre d’articles, sur lesquels nous prendrons appui dans
le cadre de cet exposé.
Le premier aspect qui ressortira de notre analyse, et que Claudia Serban a très bien mis
au jour dans l'exposé intitulé « Du possible au transpossible », qu’elle fit le 19 janvier 2015
dans le cadre du séminaire « Maldiney et la phénoménologie », organisé par Frédéric Jacquet
avec le partenariat du Collège International de Philosophie, est un aspect de la pensée de
Maldiney qui passe souvent inaperçu, alors qu’il est déterminant, dans la mesure où il
constitue le pôle de dynamisation de la transpassibilité, avec laquelle il est en intrication
étroite : il s’agit de ce que Maldiney nomme dans Art et existence mon transpossible. La
conception maldinéenne de la transpassibilité et de la transpossibilité n’est pas en effet
binaire, mais ternaire : Maldiney ne se contente pas de mettre au jour les modalités de la
relation du sujet transpassible et de l’événement transpossible. Outre l’événement
transpossible, auquel s’ouvre la transpassibilité, Maldiney conçoit une transpossibilité
inhérente au sujet et articulée à sa transpassibilité, via lesquelles ce dernier est à même
d’exister en transcendance : alors en effet que ma transpassibilité est définie par Maldiney
comme capacité infinie de sentir, ma transpossibilité est qualifiée de capacité infinie de faire
donc comme pouvoir-être infini (Pour distinguer ces deux transpossibles, Claudia Serban
propose de parler de transpossible existential, pour le transpossible du sujet, et de
transpossible de l’événement, pour l’événement transpossible. Cette distinction nous semble
judicieuse).
Si encore une fois cette intrication existant entre ma transpassibilité et ma
transpossibilité mérite d’être soulignée, c’est parce que c’est elle qui rend ma passivité active
et qui explique que ma transpassibilité n’est pas qu’un pur subir, déterminé par ce qu’il reçoit.
En ce sens, Maldiney parvient fort bien selon nous à : « (…) penser l’identité originaire d’un
recevoir et d’un faire, d’un subir et d’un agir (…) »7.
5 Henri Maldiney, « De la transpassibilité », Penser l'homme et la folie op. cit., pp. 361-425.
6 Henri Maldiney, Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003.
7 Renaud Barbaras, « L'essence de la réceptivité : transpassibilité ou désir », op. cit., p. 18.
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Le deuxième point qui méritera d’être souligné est qu’il ne semble pas être possible,
ou du moins conforme à la pensée de Maldiney, de considérer la relation de la transpassibilité
du sujet et de la transpossibilité de l’événement, dans les termes d’un rapport de constituant à
constitué, comme l’on pourrait être tenté de le faire dans une optique (transcendantale)
husserlienne. L’on ne peut pas en effet considérer que l’une procède de l’autre, dans la mesure
la pensée de Maldiney est moins une philosophie de la constitution qu’une philosophie de
la corrélation, et plus précisément de la rencontre comprise comme relation de réciprocité et
de co-originarité, l’influence de Viktor von Weizsäcker, d’Erwin Straus mais aussi de
Lévinas se font sentir, et dont la raison d’être nous apparait clairement si nous considérons
que les œuvres d’art et autrui sont pour Maldiney les événements par excellence.
Notre présentation sera ainsi structurée en trois temps : il s’agira, en partant d’une
analyse de la notion de transpassibilité, dans une confrontation assez serrée avec Heidegger,
d’expliciter dans un second temps les modalités de son articulation avec la transpossibilité du
sujet (articulation dans laquelle le rythme joue un rôle majeur) ; et de terminer sur les
modalités de la corrélation phénoménologique telle que la comprend Maldiney, entre ma
transpassibilité/transpossibilité, et l’événement transpossible, corrélation (caractérisée par une
instabilité foncière) dont le rythme s’avère aussi être l’opérateur privilégié, et qui est elle-
même rendue possible par ce que Maldiney appelle « l’Ouvert », condition de possibilité de
toute manifestation.
*
Commençons donc par l’analyse du concept de transpassibilité. Maldiney forge ce
terme dans le but de déterminer ce qui constitue en propre la sensibilité humaine. L’originalité
de cette notion réside dans l’articulation de la notion de passibilité, et du préfixe trans-, qui
fait signe vers une transcendance.
Le*moment*pathique*
L’emploi du terme de passibilité pour déterminer l’essence du sentir en général
(animal comme humain) est en effet d’emblée déterminant, dans la mesure il vise à faire
droit à la dimension à la fois passive et active de la sensibilité, de la réceptivité sensible.
Maldiney hérite à cet égard d’Erwin Straus et de Viktor von Weizsäcker. Sentir, en effet, ce
n’est pas avoir des sensations, recevoir passivement des sensations (il n’y aurait en effet plus
proprement de réception dans la mesure ce qui est reçu n’est reçu qu’en tant qu’il est
accueilli par quelqu’un). Le sentir est fondamentalement un « ressentir », ressentir qui n’est
pas à comprendre comme une activité réflexive, comme un retour de soi sur soi-même, car
une telle réflexivité impliquerait déjà une activité objectivante, une distanciation du moi par
rapport à ce qu’il appréhende, et donc déjà une scission du sujet et de l’objet. Concevoir ainsi
le ressentir reviendrait à faire primer l’activité sur la passivité, et même à annihiler cette
dernière. Le ressentir exprime au contraire une capacité pré-intentionnelle de nous ouvrir au
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monde (qui est déjà dynamique par le fait même d’être non intentionnelle)8, de communiquer
avec lui, avec les « données hylétiques, avant toute référence et en dehors de toute référence à
un objet perçu »9. Dans le sentir en effet, nous ouvrons à la fois au monde et à nous-mêmes,
antérieurement à toute polaridu sujet et de l’objet. Notre être-au-monde y a la forme d’un
être-avec le monde (Straus10), d’une « communication symbiotique avec le monde », par
laquelle nous nous ouvrons à un sens inintentionnel, correspondant aux directions de sens de
Binswanger. Il s’agit en effet d’un sens vécu et non conçu, d’un sens originairement signifiant
et non conceptuellement significatif, d’un sens où s’unissent les trois sens de ce terme comme
sens sensation, sens direction et sens signification. Donc d’un sens vécu comme une certaine
tonalité affective : j’éprouve l’ascension et la luminosité comme joie, la chute et
l’assombrissement comme effroi ou tristesse.
On le voit, ce sens immanent aux sensations, cette Stimmung, relève davantage du
comment, du wie, que du quoi, du was, de l’apparaître, de sa manière de se déployer et non de
son contenu objectif, et c’est cette capacité d’ouverture pré-thématique qu’exemplifie
également la Befindlichkeit heideggérienne, que Maldiney présente dans « De la
transpassibilité » comme étant la « dimension pathique du Dasein, la capacité qu’il a
dimensionnellement d’être toujours accordé à un ton »11.
Mais ce vers quoi fait également signe la notion de pathique, cest vers l’idée
d’épreuve (comme l’exprime le verbe grec pathein). Comme le souligne Maldiney (« De la
transpassibilité »), dire que le sentir est passible c’est dire qu’il est « capable de pâtir, de
subir », capacité qui « implique une activité, immanente à l’épreuve, qui consiste à ouvrir son
propre champ de réceptivité »12. Maldiney hérite ici de Viktor von Weizsäcker, qui distinguait
le pathique de l’ontique, le premier qualifiant le mode d’être des êtres vivants en tant qu’ils
subissent, et qu’ils ne sont pas simplement, comme les étants inanimés, dont le mode d’être
est ontique. Weizsäcker soulignait déjà tout ce que ce subir pouvait contenir d’actif, dans la
mesure subir c’est toujours en même temps endurer, l’endurance impliquant « une
8 Cf Henri Maldiney, Regard Parole Espace, Paris, Éditions du Cerf, 2012, p. 145 : « Le non-thématique est la
dimension de la transcendance, du dépassement capable de déplacer l’horizon des situations et des conduites.
(…) Le non-thématique conditionne toute expérience authentique, c'est-à-dire capable d’anticiper le el selon
certaines directions de sens dans l’ouverture desquelles il peut s’exprimer ».
9 Ibid., p. 189.
10 Erwin Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, 1935, trad. G.
Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 245 - cité par Maldiney in Regard Parole Espace,
op. cit., p. 189.
11 Henri Maldiney, « De la transpassibilité », op. cit., p. 387. L’affection (Befindlichkeit), écrit encore Maldiney,
est une épreuve, un pathos, « qui s’éclaire elle-même d’un pathei mathos : d’un savoir appris par l’épreuve.
Cette épreuve subie par l’être- est une façon d’apprendre et de comprendre il en est avec soi » (ibid., p.
389).
12 Ibid., p. 364.
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résistance ou un consentement qui sont actifs »13. Et c’est cette endurance qui fait que dans le
sentir, dans l’expérience pathique, il en va de nous-mêmes, que notre moi est engagé
(Weizsäcker qualifie ainsi le mode d’être des vivants de pathique et de personnel) et que nous
ressortons changés de cette épreuve (Nous apprenons par l’épreuve : pathei mathos, selon le
célèbre vers d’Eschyle). C’est cette idée d’épreuve qu’exprime la racine per*, du terme
expérience, qui signifie « à travers », et le préfixe « ex », qui veut dire « hors de ».
L’expérience est ainsi, comme l’écrit Maldiney dans « La rencontre et le lieu »14« ce que nous
extrayons ou qui ressort, à titre de résultat ou d’acquis d’une traversée (…) », avec tout ce que
cette traversée comprend de dangereux15.
Ainsi, pour Maldiney comme pour Weizsäcker avant lui, l’expérience sensible est
moins Erleben, Erlebnis, expérience vécue, qu’épreuve, Erleiden, avec toute la part de risque
que cette dernière exprime.
La*transpassibilité*:*trait*distinguant*essentiellement*le*sentir*humain*
du*sentir*animal*
Mais Maldiney s’émancipe de Straus et de Weizsäcker, en ce que, selon lui, la
différence du vivant et de l’existant se décèle dès le niveau du sentir (alors que pour Straus,
c’est par l’attitude cognitive du percevoir que l’homme se distingue de l’animal, tandis que
Weizsäcker ne trace pas entre eux de limite stricte, mais conçoit entre eux seulement une
différence de degré). Maldiney réinvestit au contraire la thèse heideggérienne d’une scission
(radicale) entre le vivant et l’existant, et souligne en outre que la transcendance humaine se
manifeste dans sa manière même de sentir. C’est cette transcendance inhérente à notre
réceptivité, qu’exprime la notion de transpassibilité.
L’homme est en effet non seulement à même d’ouvrir son champ de réceptivité, mais
de l’ouvrir au rien. C’est parce que seul l’existant est capable, à même son sentir, de faire
l’expérience de l’étant en tant que tel, et donc du rien en tant que non être, comme le souligne
Maldiney, qu’il est capable de transpassibilité. Contrairement au vivant, qui est incapable
d’en faire l’expérience, de même qu’il ne peut se rapporter à l’étant en tant que tel16. Ce à
13 Ibid., p. 382.
14 Henri Maldiney, « La rencontre et le lieu » in Chris Younès, dir., Henri Maldiney. Philosophie, art et
existence, Paris, Les Éditions du Cerf, 2007, p. 164.
15 « Experior » est lié à « expertus », « experientia », mais aussi « peritus », « periculum », qui signifie d’abord
« essai, épreuve », puis « risque ». Le sanskrit « para », qui marque l’autre té, donc l’ennemi, la menace,
véhicule la me idée (Henri Maldiney, « À l’écoute de Henri Maldiney » in Chris Younès, Philippe Nys et
Michel Mangematin, dir., L’Architecture au corps, Bruxelles, Ousia, 1997, p. 14).
16 Cet en tant que n’est pas, bien entendu, le fruit d’un acte thématisant, objectivant, mais une explicitation de la
compréhension, une compréhension explicitante dit Heidegger. L’en tant que considéré ici est herméneutique-
existential, antéprédicatif (il est la condition de possibilité de la prédication). Cf Martin Heidegger, Être et temps,
1976, trad. François Vezin, Paris, nrf Gallimard, 1986, §32, pp. 193-199. Dans la préoccupation, j’appréhende
d’emblée tel étant comme maison (c'est-à-dire endroit habiter), comme table (endroit manger) sans que
ceci passe par une explicitation thématisante, par un énoncé (où l’en tant que est apophantique, prédicatif et
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