L’islam et le post-orientalisme
américain
Ziad Hafez
Le monde académique américain sur le Proche Orient se
caractérise par deux aspects : il est intimement lié à la
politique du Département d’Etat dans la région et il
assume la responsabilité de la promotion d’un islam poli-
tique rétrograde et violent au détriment des véritables
promoteurs d’une réforme de l’islam compatible avec la
modernité, qui eux sont passé sous silence.
L’islam est-il en crise ? Telle est la question que se pose Richard
M. Bulliet, professeur d’Histoire du Proche-Orient à la presti-
gieuse université de Columbia, dans le dernier numéro de la
très respectable revue trimestrielle Wilson Quarterly, publiée par un
think tank, le Woodrow Wilson International Center for Scholars. A
l’origine de la question, se trouve la timidité, sinon la tiédeur, des
chefs islamiques dans leurs condamnations des attaques du 11
septembre 2001, symptôme d’une crise d’autorité qui date de plus
d’un siècle et qui doit être en fin de compte résolue1. L’article en ques-
tion est typique d’une catégorie de «spécialistes» du Proche-Orient ou
du monde musulman développant une vue qui se veut sympathisante
de l’objet de leurs recherches, mais qui «observe» le sujet à partir d’un
prisme qui devient «politique» du fait de l’usage que l’on se fait du
«sujet». C’est ce que l’on peut appeler le nouvel orientalisme ou plutôt
un post-orientalisme. En d’autres termes, l’analyse objective du sujet
devient matière à orientation ou stratégie politique pour les autorités
intéressées. A notre avis, les post-orientalistes américains assument la
responsabilité d’une promotion d’un islam politique rétrograde et
violent, étranger aux enseignements de l’islam en général et en parti-
culier au détriment des véritables promoteurs d’une réforme de
l’islam compatible avec la modernité. Ceci est vraiment lamentable eu
égard aux immenses efforts accomplis par ces chercheurs pour une
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meilleure compréhension des divers aspects de l’islam dans un
monde occidental en proie à des fantasmes à propos de l’Orient arabe
et assujetti à l’intense propagande israélienne et à celle des divers
milieux qui lui sont acquis en Occident. La lecture tronquée du monde
de l’islam politique par ces orientalistes a contribué à l’élaboration
d’une couverture intellectuelle d’une politique intéressée par les
diverses administrations américaines depuis près de 50 ans. Les post-
orientalistes français ont également contribué à cette vision déformée
de l’islam, ce que nous aborderons ailleurs, notre intérêt se portant
dans cette étude sur la scène américaine uniquement. L’analyse ci-
dessous illustre notre point de vue.
La question de l’islam politique dans les milieux académiques
américains
L’auteur (Bulliet) s’interroge sur les raisons du silence des chefs
musulmans concernant la condamnation du terrorisme en général et
des attentats du 11 septembre en particulier. Selon lui, la cause se situe
dans l’absence d’une autorité centrale définissant la position des
musulmans, à l’instar de l’Eglise dans le monde chrétien, ce qui est à
la fois source de force et de faiblesse structurelle2. Les muftis, oulémas
et autres figures religieuses qui façonnaient la perception tradition-
nelle des musulmans et articulaient d’une manière convaincante les
principes de la foi ont vu leur autorité érodée et marginalisée par des
personnalités radicales plus innovatrices et ayant des attaches super-
ficielles avec la tradition3. De plus, les événements historiques qui ont
secoué le monde arabo-islamique depuis l’expédition de Bonaparte
ont largement contribué à l’affaiblissement d’une autorité centrale
islamique4. Les réformateurs issus du mouvement de la renaissance
arabo-islamique remplacèrent la sharia islamique par des codes juri-
diques d’inspiration européenne fortement teintés d’anticléricalisme5.
De plus, l’introduction de l’imprimerie donna naissance à la presse et
à un mouvement littéraire et intellectuel contestant les vues de l’islam
officiel, contribuant significativement à l’affaiblissement des autorités
religieuses. Ce point de vue est largement répandu parmi les figures
de proue des post-orientalistes6. (Il faut noter que la lecture post-
orientaliste de l’islam semble aboutir à une condamnation implicite
des efforts de modernisation entrepris par les véritables réformistes
musulmans occultés de ce fait dans leurs écrits !). L’analyse que l’au-
teur effectue aboutit nécessairement à une injonction à caractère
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politique que doivent suivre les chefs musulmans. Ce dont ont besoin
les musulmans, en ce moment particulier de crise, c’est de l’établisse-
ment d’une autorité religieuse qui pourra d’une manière claire, sans
équivoque, prendre des positions condamnant les actes de terrorisme
sans avoir pour autant à endosser la politique des Etats-Unis7!
Nous ne partageons pas cette analyse que nous estimons superfi-
cielle, voire erronée. Le problème de l’islam n’est pas tant l’absence
d’une autorité centrale que celui de la subordination des «profession-
nels» de l’islam à la volonté du pouvoir en place. Ceci est vrai depuis
le califat omeyyade qui a subordonné les chefs religieux aux besoins
du pouvoir central. La source d’autorité a toujours été le pouvoir poli-
tique et non le pouvoir religieux toujours au service du politique. La
désintégration du pouvoir central au XIIe siècle a amené la clôture de
l’effort d’interprétation (ijtihad) ou même la condamnation de la
raison. De nos jours, la faiblesse structurelle des états arabo-musul-
mans, malgré leur grande capacité de répression, explique la margi-
nalisation des autorités cléricales (si l’on peut parler de clergé en l’oc-
currence). La réforme entreprise par les principales figures de la
Renaissance Arabe du XIXe siècle à la suite des contacts avec
l’Occident a abouti à la résurgence de l’islam et non à son affaiblisse-
ment. L’incorporation des divers codes juridiques dans le monde de
l’islam a permis une centralisation de la jurisprudence, voire son
unification. Vouloir redonner une autorité politique aux chefs reli-
gieux va dans le sens du khomeinisme et de la doctrine de la souve-
raineté de l’autorité religieuse (wilayat al faqih) ou tout simplement de
l’établissement d’une théocratie. Est-ce là l’objectif de Richard Bulliet?
Tendance des études orientales aux Etats-Unis
A partir de ce type d’analyse se profile une nouvelle tendance, voire
école, des études islamiques et/ou proches-orientales, qui devrait être
un instrument de la politique étrangère des Etats-Unis ou plutôt de
leurs intérêts sécuritaires. En vérité, c’est toute la raison d’être des
études islamiques et arabes ou proches-orientales qui semblent
devenir l’objet d’une révision fondamentale, au lendemain des
attaques du 11 septembre. Le chef de file de cette tendance est incon-
testablement Martin Kramer qui, dans un récent ouvrage, a attaqué
d’une manière particulièrement virulente toutes les chaires proches-
orientales dans les universités américaines8. Son approche est beaucoup
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plus étroite que ne laisse suggérer le titre de son livre et ignore toute
une série de disciplines couvertes par ces départements, pour se
concentrer sur l’islamisme et l’islam politique. Il nous faut noter aupa-
ravant que Martin Kramer a probablement un agenda politique bien
déterminé. Sa double appartenance israélo-américaine et la publica-
tion de son livre par une institution très proche des milieux pro-
Likoud peuvent soulever de sérieuses réserves quant à l’objectivité de
son analyse. De plus, Kramer vient de créer sur Internet un site9ayant
pour objectif la dénonciation de tous les professeurs critiquant Israël
et la politique des Etats-Unis. Un nouveau maccarthysme académique
est en place accompagnant l’influence israélienne dans tous les
rouages de l’administration américaine. Nous avons malgré cela
décidé de le citer en tout état de cause car une partie de ses critiques
rejoint les nôtres, même si les objectifs diffèrent et que nous ne parta-
geons pas ses conclusions. En fin de compte, Kramer n’est qu’une
version de l’orientaliste décriée par Saïd dans laquelle on peut aussi
classer tous les post-orientalistes.
Selon Kramer, la prolifération des chaires de l’islam est le résultat
pervers de la critique de l’orientalisme10 développée par Edward
Saïd11, éminent professeur de littérature comparée à la prestigieuse
université de Columbia. Jusqu’à la parution du livre de Saïd, l’orien-
talisme était défini comme l’ensemble des études académiques dans la
tradition européenne sur le monde arabo-islamique. Depuis, et grâce
à la virtuosité de Saïd dans son maniement de la polémique, l’orien-
talisme a été redéfini dans le sens d’une idéologie de la suprématie et
de la différence, promue par l’Occident pour justifier sa domination
de l’Orient. Selon lui, l’orientalisme n’est qu’un racisme subtil basé
sur l’européo-centrisme des experts12. L’objet de notre étude n’est pas
de procéder à l’analyse de sa thèse mais de montrer les effets pervers
qu’elle a entraîné sur les études du Proche-Orient. Le sous-titre du
livre de Kramer est en ce sens particulièrement révélateur, à savoir
L’Echec des Etudes Moyen-Orientales aux Etats-Unis. Selon ce dernier,
ces études durant les vingt dernières années ont été des usines à fabri-
quer de l’erreur13. Les spécialistes, aveuglés par leurs préjugés et des
habitudes bien ancrées, n’ont pu anticiper l’avènement des crises
majeures qui ont secoué le Proche-Orient14. Leur peur de se voir
accuser d’orientalisme les a amenés à une complaisance vis-à-vis de
l’islamisme et de l’islam politique qui les a empêchés de voir le danger
qu’ils constituent. De plus, selon Kramer, une espèce de diktat inter-
disant toute critique des mouvements islamiques sous le risque d’être
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considéré comme le propagateur du discours hégémonique de
l’Amérique15 a étouffé toute velléité d’identification de véritables
réformistes musulmans.
L’occultation des réformistes musulmans
En effet, Kramer cite la tentative d’un éminent spécialiste, Dale
Eickelman, de promouvoir aux Etats-Unis Mohammad Shahrour,
l’auteur de l’ouvrage intitulé Le Livre et le Coran : Une Lecture
Contemporaine16. Eickelman avait fait l’éloge de Shahrour dans un
article publié par l’association américaine des études du Moyen-
Orient (Middle East Studies Association- MESA) en 199317, suggérant
qu’une lame de fond balayerait le monde islamique. Quelques années
plus tard, Eickelman revenait à la charge, comparait Shahrour à
Martin Luther et l’invitait à Chicago en 1998. Selon Kramer, peu de
spécialistes furent impressionnés par Shahrour et ce dernier fut accusé
même de tentative d’islamisation de la connaissance en invoquant
l’usage de la raison18 ! Bien sûr, l’accusation d’islamisation de la
connaissance est dénuée de fondement car la connaissance est univer-
selle selon Shahrour. Ce dernier propose l’usage de la raison sur une
base de connaissance accumulée aux cours des âges pour une lecture
contemporaine du Coran. Notons la notion de «contemporanéité»
utilisée par l’auteur pour lire le texte coranique plutôt que celle de
modernisme, ce qui implique une certaine relativisation des conclu-
sions et par conséquent de la possibilité d’évolution des interpréta-
tions.
Qui est Shahrour ? C’est l’auteur d’un livre de plus de 800 pages à
grand retentissement dans le monde islamique. Ce fut un best seller
avec plusieurs réimpressions, ce qui est particulièrement remarquable
pour un sujet de ce genre dans le monde arabe. L’ouvrage aurait
demandé vingt années de recherches et propose une approche parti-
culièrement novatrice de la lecture du Coran. L’auteur suggère que la
sclérose dans laquelle l’islam est tombé est due à plusieurs facteurs.
Dans un premier temps, il soutient que toute une série de jugements
est basée sur une lecture erronée du Coran causée par une mauvaise
connaissance de la langue arabe d’une part, et par l’absence d’une
approche linguistique qui refléterait le niveau de connaissances des
sociétés d’autre part. Il propose l’incorporation des sciences pures et
des sciences sociales dans la lecture du Coran. Les oulémas avaient
transformé une religion dynamique, valable en tout temps et en toute
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