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Action et Recherche Culturelles
Analyse
2012
Enjeux et questions dans le
secteur de l’éducation
permanente en matière
culturelle
Analyse n°6 :
Créativité et production
économique : l’ambivalence
de la figure de l’artiste
Créativité et production économique
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Action et Recherche Culturelles - Analyse 2012
Combien de fois n’entend-on pas parler de l’importance des départements
« Recherche et Développement » (R&D) dans les entreprises ? Comme pour
beaucoup d’entreprises, ces départements permettent de développer des nouveaux
produits ou des nouvelles méthodes de production et ainsi d’acquérir un avantage
compétitif en répondant aux besoins du marché. C’est ainsi que l’Europe investira,
pour atteindre ses objectifs économiques de 2020, 3% du PIB dans la recherche
et le développement. Combien de fois n’avons-nous pas entendu parler de
l’importance de l’innovation pour le développement de l’économie ? Pensons
seulement aux pôles de compétitivité lancés par les Plan Marshall et Plan Marshall
2.vert : les pôles de compétitivité wallons portent des projets développés en
partenariat qui sont créateurs d’activité et d’emplois. Ils tentent de développer de
nouvelles entreprises et de nouveaux produits.
Ainsi, l’innovation et la créativité semblent être des compétences recherchées dans le
contexte économique contemporain. En période de chômage structurel et de
faible croissance économique, la création de croissance économique et
d’emploi est devenue un enjeu majeurauquel semblent répondre, chez nous,
l’existence de départements R&D, de pôles de compétitivité, de pôles de recherche ;
bref, de lieux d’innovations et de créations.
La nouvelle économie et la création de valeur
Comme nous l’avons expliqué dans l’analyse « La culture populaire et la culture de
masse à l’heure des industries culturelles », les industries culturelles basent leur
production sur la « création de valeur » : en effet l'essentiel de la valeur de ces
produits tient dans leur contenu symbolique : livre, musique, cinéma, télévision, radio,
jeux vidéo, tourisme de masse. Comme nous l’avons déjà écrit, dans le cas des
entreprises culturelles « la valeur n’est pas fonction (…) du coût de production, mais du
prix attaché à la qualité perçue.
1
» C’est ce qu’on appelle la « nouvelle économie ». « La
« nouvelle économie » se caractérise par une structure de coûts totalement atypique. Un
1
VICENT A., WUNDERLE M., « Les industries culturelle », dans CRISP, Bruxelles, 2009, p16.
Créativité et production économique :
l’ambivalence de la figure de l’artiste
Créativité et production économique
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Action et Recherche Culturelles - Analyse 2012
logiciel coûte cher à concevoir, mais pas à fabriquer. »
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Elle est par ailleurs liée au passage
à un nouveau secteur de production.
Mais ce n’est pas le seul cas des industries culturelles. En
fait, de tout temps, les produits se sont différenciés sur
base « symbolique ». La valeur d’échange d’un produit
reflète rarement la valeur d’usage de celui-ci. Nutella et
Coca-Cola ne remplissent pas réellement des « besoins
alimentaires » mais créent, avec leur produit et leur
marque, une demande qui leur est propre. Si le prix
d’une paire de chaussures pourrait être fonction de son
coût de production et de sa qualité, en réalité, il en est
souvent autrement. La distinction qu’on peut faire entre
une paire de baskets Nike et une paire de baskets
Addidas dépendra du travail de positionnement des
entreprises au sein du marché de la basket. Ainsi, une
entreprise pourra chercher à se positionner sur le
marché des produits de luxe ou non et en faire fluctuer
son prix.
Ainsi, une grande partie de la production économique serait aujourd’hui conditionnée
à une forte innovation et à une communication orientée sur la création de besoins. En
ce sens, la créativité, conditionnée à la productivité, serait grandement
valorisée dans une société ou la création de richesses resterait l’objectif par
excellence.
L’ère du nouvel homme : l’entrepreneur-créatif
Sans surprise, la créativité est donc rentrée dans la liste des ressources humaines à
haut potentiel productif. Et être créatif est devenu un profil recherché… pour peu que
cette compétence débouche sur la création de nouveaux produits et/ou d’emplois.
Pierre-Henri Menger
3
explique à ce sujet que les modalités du travail artistique sont
« de plus en plus souvent revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux
modes de production
4
». Les qualités requises des artistes seraient celles que le système
capitaliste exige désormais de ses employés : hyperindividualisme, créativité, mobilité,
flexibilité, goût du risque et de la nouveauté…
2
VICENT A., WUNDERLE M., « Les industries culturelles », dans CRISP, Bruxelles, 2009, p13, 14
3
MENGER P-M., Portrait de l’artiste en travailleur, Métamorphoses du capitalisme, La République des Idées, Seuil, Paris,
2003.
4
« À plusieurs voix sur Portrait de l'artiste en travailleur », Mouvements 4/2003 (no29), p146-154.
URL : www.cairn.info/revue-mouvements-2003-4-page-146.htm.
En économie, on distingue 3 secteurs
de production :
1) le secteur primaire qui renvoie à
l’exploitation de la « terre » et de ses
matières premières,
2) le secteur secondaire relatif à la
transformation des matières premières
en bien manufacturés,
3) le secteur tertiaire qui ne fournit
plus des biens mais des services aux
personnes ou aux entreprises
Créativité et production économique
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Action et Recherche Culturelles - Analyse 2012
Boltanski et Chiapello
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suggèrent de leurs côtés que la critique artiste (dont la
révolution 68 et son slogan « L’imagination au pouvoir » furent le catalyseur) inspira
une nouvelle manière d’envisager la gestion en entreprise.
Jugées trop hiérarchiques, oppressantes, planifiées, les entreprises des années 60 vont
se muer en entreprises aux projets modulables et dont la gestion du travail sera plus
horizontale et flexible. Les maîtres mots deviendront alors la polyvalence, la flexibilité,
l’autonomie, la créativité, l’adaptabilité, les compétences relationnelles… toutes formes
de capacités qui devront permettre de générer de l’activité.
Les aptitudes à la créativité pourraient donc être à l’origine de nouvelles
formes de hiérarchisation sociale. Cette figure de l’entrepreneur-créateur
favoriserait de nouvelles formes d’exclusion, davantage basées sur nos capacités à
s’autonomiser, à être original et créatif.
L’ambivalence de la figure de l’artiste
Le rôle de l’artiste et l’intérêt de la créativité seraient donc, dans nos sociétés, à
l’origine de mouvements contraires. En ce qui concerne l’image de l’artiste, d’un côté,
nous ferions face à un individu contemporain entrepreneur, innovant et créateur de
richesse, de l’autre, pour peu que sa créativité débouche sur une absence de profit
économique, à un individu relégué au rang des « inutiles ».
La figure de l’artiste est donc très ambivalente : à la fois assimilé à un individu
autonome, créatif et auto-engendré, l’artiste peut aussi être associé à un être
paresseux manquant de la lucidité: peu efficace et sans « utilité sociale », il a peu
conscience des nécessités vitales qui devraient l’amener à travailler (c’est-à-dire à
produire quelque chose de rentable économiquement !). L’artiste peut donc être
dépeint comme un être insouciant, inconsistant, inconscient des conditions réelles
5
BOLTANSKI et CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.
Boltanski et Chiapello dans « Le nouvel esprit du capitalisme » distinguent deux types de
critiques faites à l’égard du capitalisme : la critique « sociale » et la critique « artiste ». La
critique sociale consiste en la dénonciation d’injustices sociales en matière de
redistribution. Elle prit forme par le truchement des luttes ouvrières. L’intérêt de la
thèse du nouvel esprit du capitalisme tient cependant dans l’identification d’une deuxième
ligne de critique du capitalisme. Elle « met en avant la perte du sens et, particulièrement,
la perte du sens du beau et du grand, qui découle de la standardisation et de la
marchandisation généralisée, touchant non seulement les objets quotidiens mais aussi les
œuvres d’art (le mercantilisme culturel de la bourgeoisie) et les êtres humains. » (1999 :
83-84).
Créativité et production économique
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Action et Recherche Culturelles - Analyse 2012
d’existence mais aussi comme un être indépendant, original, flexible, fonctionnant par
« projets », bref, un personnage emblématique de la société du travail.
On remarque donc bien la prépondérance du critère économique pour juger
de la valeur d’un individu. En effet, dans ce système du « tout à l’économie », il y a
un écrasement de la valeur de la personne sous l’impératif du profit. Il
faudrait donc arriver à sortir du réflexe de pensée qui nous invite à qualifier les
« improductifs » de « déficitaires » (dont l’exemple emblématique est le chômeur) et à
retrouver de la valeur dans les choses simples, qui ne « produisent rien » en termes de
PIB.
L’absence de création de richesse et les surnuméraires
Actuellement, on pourrait donc largement faire l’hypothèse d’un déclassement
inhérent dans le cas d’une improductivité : la réduction des allocations de
chômage, la baisse des pensions sont justifiées à l’aune d’une inactivité économique de
ces individus. Or inactivité économique ne veut pas dire inactivité tout court… ni
improductivité. Femmes au foyer, bénévoles, personnes âgées, artistes…
tous peuvent être actifs - même quand ils ne rapportent pas de l’argent.
Pensons à ce sujet uniquement aux surnuméraires dont nous parlait dernièrement
6
Isabelle Stengers : « Trop nombreux sont les intermittents du spectacle. Mais trop nombreux
aussi sont les enseignants, les étudiants, les chômeurs, les inactifs, les vieux, les artistes (…).
On en vient à se demander à la longue si les politiques néolibérales contemporaines ont
d’autre fonction que de fabriquer des déficits et d’utiliser les populations comme variable
d’ajustement
7
». En effet, ceux qui ne participeraient pas à la croissance économique,
ces déficitaires d’ « aptitudes productives », n’auraient pas leur place dans la société.
Pourtant, ils ne sont pas forcément moins productifs. Ils produisent seulement
moins de richesse économique… et ce, uniquement aux yeux du Produit
Interne Brut.
Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte
Au travers de leur étude baptisée « Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que
l’on compte », Isabelle Cassiers et Géraldine Thiry, économistes à l’UCL, incitent à
remettre en perspective l’utilisation du PIB comme indicateur de croissance
économique et à élaborer des indicateurs alternatifs de richesse.
Actuellement, si le Produit Intérieur Brut calcule l’activité économique… il le fait en
considérant la production de déchets, d’armes à feu ou l’existence de maladies comme
des apports à la création de richesse. En effet : la gestion des déchets produit de
6
Dans son dernier livre « Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient ».
7
http://colblog.blog.lemonde.fr/2009/01/20/isabelle-stengers-au-temps-des-catastrophes-resister-a-la-barbarie-
qui-vient/
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