
-rait bien, dans la situation comme dans le langage, don-
ner à lire une culture populaire en action. Deux person-
nages, dont un abbé, attablés dans un café, boivent de la
bière et en recommandent, non sans commenter lestement
l’entrée d’une jolie fille. De l’interrogation sur la formule la
plus appropriée pour faire remplir leurs verres, ils glissent
immédiatement à une réflexion philosophique sur l’identi-
té et l’altérité ; ils notent, non sans étonnement, quelle com-
munauté de sens les réunit alors.
Ainsi, au fil de quelques phrases drolatiques, le lecteur
est conduit à s’interroger sur ce qui sépare le populaire de
ce qui ne l’est pas ; l’identité, de la différence. Puis, à l’ima-
ge des deux mondes semblables et pourtant opposés
construits dans le récit de Jacques Roubaud, il appert que
l’identité et la différence ne sont que deux aspects com-
possibles du même univers. Bien sûr, une fois le roman
remis dans la bibliothèque, il convient de repenser tout
cela. S’agissant de “ culture populaire ”, il incite à s’intéresser
aux systèmes de sens multiples, donc à ce qui relie : aux
compatibilités, à ce qui oscille, aux échanges... plutôt qu’aux
barrières supposées infranchissables (dans les deux sens
: impossibles à franchir
et
qui ne doivent pas être fran-
chies) qui existeraient entre “ populaire ” et “ non populai-
re ” (savant, bourgeois, mondain, cultivé, snob ?), entre
cultures présentées comme différentes. Dès lors, s’il faut
s’intéresser aux conditions dans lesquelles certains phénomènes
apparaissent au sein de certains groupes, sur la manière,
le moment, les raisons qui les font devenir emblématiques
de ces groupes, il faut aussi observer si, au-delà des spé-
cificités apparentes, affichées, revendiquées, ne les relient
pas en réalité des structures communes.
Des tas de filets
Analyser des manifestations de “ culture populaire ” de-
mande que soient d’abord définis les sens de “ culture ” et
de “ populaire ”. Pour ce faire, compte tenu du sujet que nous
tâchons de traiter, nous avons choisi de nous inspirer des
leçons de l’anthropologie et de la philosophie de l’esthétique.
Michel Leiris, anthropologue et poète, nous fournit le
point de départ. Dans un texte écrit pour l’UNESCO, au
début des années 1950, sous le titre “ Race et civilisation ”,
il propose cette définition générale :
“ La culture doit donc être conçue comme comprenant, en vérité, tout
cet ensemble plus ou moins cohérent d’idées, de mécanismes, d’insti-
tutions et d’objets qui orientent — explicitement ou implicitement — la
conduite des membres d’un groupe donné. En ce sens, elle est étroi-
tement liée à l’avenir aussi bien qu’à l’histoire passée du groupe puis-
qu’elle apparaît d’un côté comme le produit de ses expériences [...] et
que d’un autre côté elle offre à chaque génération montante une base
pour le futur [...] ” (Leiris 1969 : 39).
Michel Leiris approche ainsi la culture comme une tota-
lité où idées, mécanismes, institutions et objets interagis-
sent. Cette totalité tisse des liens signifiants entre le pas-
sé et l’avenir ; elle fournit aussi des orientations susceptibles
de modeler les attitudes et les comportements collectifs. Cet-
te première définition peut être développée à l’aide des tra-
vaux de Clifford Geertz. Alors, de la totalité dont parle Lei-
ris on passe à l’idée qu’existent des structures de signification
et d’entendement partagées à l’intérieur d’un groupe, qu’elles
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