« Non pas une danse avec masque mais une danse du lien au

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Entretien
« Non pas une danse avec masque
mais une danse du lien au masque »
Entretien réalisé par Gérard Mayen en février 2015 sur une commande du CDC Atelier de
Paris – Carolyn Carlson/ Centre de développement chorégraphique, dans le cadre de la
résidence de création de Lenio Kaklea, avec Lenio Kaklea (chorégraphie, textes,
interprétation) et Lou Forster (collaboration à la dramaturgie). Droits de reproduction
réservés.
La création Margin Release sera présentée le jeudi 19 mars 2015 au CDC Atelier de Paris.
Le masque est au cœur de la dramaturgie de Margin Release. Il constitue un accessoire
emblématique dans de nombreuses traditions des rituels et des arts de la scène, depuis des
temps souvent anciens, avec une forte charge symbolique, mais aussi des significations très
diverses. Quelle est la singularité de l'approche que vous en avez dans cette nouvelle
pièce ?
Lenio Kaklea : En m'intéressant au masque, je me suis tournée vers deux théories touchant à son
origine. L'une de ses théories voit dans le masque un dérivé du bouclier ; cela suggère le mouvement
de se couvrir et de se cacher derrière. L'autre de ces théories voit dans le masque un dérivé du
tatouage ; selon cette optique, le visage se détache, en quelque sorte, et se fait l'objet même du
théâtre. Ce sont deux théories fort connues dans le champ de l'anthropologie. Elles fondent un débat
classique, remontant à la préhistoire du théâtre. En tant qu'artiste, je retiens, à tout le moins, qu'il y a
là un objet très lié aux traditions du théâtre et de la danse.
Lou Forster : Nous nous sommes souvenus de la reprise de La sorcière, de Mary Wigman, par Latifa
Laâbissi. Et j'avais oublié qu'il y avait, là aussi, un masque en jeu. Cela suggère une autre généalogie
de la danse.
Lenio Kaklea : Et Mary Wigman porte un masque qui reproduit les traits de son propre visage ; il y a
donc absence du personnage. Mais, partant du tatouage, mon intérêt s'est déplacé vers l'empreinte ;
ce qui est différent du masque. La prise d'empreinte est un geste dont l'origine réside dans le contact
d'un matériau avec le corps, un corps à corps d'une certaine manière. Il s'agit aussi, alors, d'un
rapport de temps à la matière : un temps donné, imprimé dans notre corps, laisse sa trace et se
détache.
Lou Forster : Et cela fonde aussi une marque de mémoire.
Pouvez-vous clarifier cette distinction entre masque et empreinte, mais surtout expliquer
votre option qui a été, en définitive, de vous intéresser à l'empreinte, plutôt qu'au masque.
Lenio Kaklea : Contrairement à un masque d'apparence purement fictive, dans le cas de l'empreinte,
le masque a les traits de notre propre visage. Il y a là une manière d'extérioriser notre image, la
possibilité offerte de l'observer, peut-être la cannibaliser. Il y a aussi matière à commenter le
narcissisme de la montée sur scène. L'empreinte permet de créer notre propre masque, pour nous
dévoiler.
Lou Forster : C'est un mouvement qui n'est pas direct. On associe volontiers l'idée de se dévoiler
avec celle d'enlever le masque, se retrouver visage à nu, dans un rapport direct à l'altérité. Si, tout
autrement, on se dévoile en se masquant, on évite les rapports de projection narcissique du
performeur vers le public, mais aussi de reconnaissance, tout aussi narcissique, du public vers le
1 performeur. Il y a un déplacement du jeu. Et mettre un masque consiste alors, principalement, en une
façon de changer le regard, de produire un autre regard.
Sans doute trop naïvement, on s'attend à ce que l'usage du masque se confonde tout entier
avec le fait de le tenir, le fixer, devant le visage. Or, c'est loin d'être systématiquement le
cas dans certains rendus d'étapes de travail que vous avez pu montrer. Vous situez
volontiers l'emplacement du masque ailleurs qu'au niveau du visage, vous le faites circuler
vers d'autres lieux du corps…
Lenio Kaklea : La production de l'empreinte s'effectue par moulages. C'est très léger, très simple à
manipuler. On utilise des thermoplastiques, qu'il faut chauffer, et qu'on applique sur la partie du corps
dont on veut prendre l'empreinte. C'est du matériau conçu, à l'origine, pour la réalisation de prothèses,
dans une optique de précision fonctionnelle. L'empreinte produite est très fine.
Lou Forster : Les nouveaux matériaux ont révolutionné le masque, dans un rapport d'intrication
beaucoup plus forte entre la prothèse et le corps. Le lien avec la chirurgie esthétique est très fort.
Toute cette évolution remonte d'ailleurs à l'issue de la Première Guerre mondiale, quand il a fallu
rendre des visages à des gueules cassées produites en masse par la guerre industrielle.
Lenio Kaklea : Dans notre projet, nous obtenons ces objets qui ne sont pas des masques de théâtre à
proprement parler, pas des personnages, et qui ne représentent rien d'autre que notre propre corps.
Cela entre en contradiction avec la plupart des traditions de masques très élaborés, porteurs de toute
la dramaturgie d'une pièce.
Lou Forster : Mais ce ne sont pas non plus des sortes de marionnettes, qui seraient intégralement
manipulées par l'acteur.
Lenio Kaklea : Notre danse n'est pas une danse avec des masques, mais une danse du lien au
masque, avec toute la complexité introduite par le fait que c'est aussi une danse du lien à notre propre
image, tirée en négatif – un dernier point qui redouble encore notre perspective dramaturgique. Voilà
pourquoi nous ne développons pas un jeu du port du masque. Ca ne m'intéressait pas vraiment de
travailler là-dessus. Mais on retrouvera bien quand même dans la pièce une part de « mascarade » à
proprement parler.
Ce que vous expliquez du statut de l'empreinte peut faire songer aux termes les plus actuels
des théories de la performance et de la construction identitaire. Vous évoquez une image de
soi comme directement détachée de soi, toujours soi mais mis à distance et à même de
s'envisager en position d'altérité. Toute une part du réel relèverait en fait d'un pacte autour
d'une élaboration imaginaire à double face : celle à laquelle procède le sujet lui-même, et à
laquelle il veut bien adhérer, mais qui ne tient aussi que par la manière dont les autres la
considèrent eux-mêmes, et veulent bien la valider. Tout, ici, serait empreint de
performativité interprétative. Est-ce là un des enjeux de votre recherche ?
Lenio Kaklea : Cette recherche ne vise pas à révéler un régime généralisé de la mascarade qui
déterminerait les rapports sociaux. Nous travaillons le masque comme un outil d'observation de soimême dans son rapport à l'autre. Nous activons cette double face du rapport à l'altérité.
Lou Forster : Cet enjeu s'est clarifié sur le terrain de l'intimité, au moment où Kerem Gelebek a
rejoint Lenio Kaklea comme son partenaire de jeu sur le plateau. Kerem et Lenio se connaissent déjà
bien, ils ont une habitude de collaboration artistique. Cette pièce n'a rien d'autobiographique, elle ne
consiste pas du tout à raconter la relation entre Kerem Gelebek et Lenio Kaklea. Il existe néanmoins
entre eux quelque chose de l'ordre de la complicité, qui a redoublé les possibles du jeu avec les
masques.
Lenio Kaklea : Il faut le redire de manière très claire : cette pièce ne traite pas du masque en tant
que tel, mais de l'empreinte. Elle traite du masque en tant qu'empreinte. On y retrouve d'ailleurs
d'autres éléments scénographiques que le masque : il y a aussi un vase, traité comme une forme
2 d'empreinte, une chape, qui est la lourde forme de matière résiduelle de la fabrication traditionnelle du
masque. Certes, le geste de se représenter aurait à voir, de près, avec la question de masque. Mais ça
n'est pas la question de cette pièce.
La question de cette pièce est celle de l'empreinte, du contact direct par quoi passe l'empreinte, de la
ressemblance obtenue à travers le contact. Georges Didi-Huberman a proposé des réflexions
puissantes à ce propos. L'empreinte, c'est ce qui reste d'un contact qui a eu lieu, c'est une trace
toujours agissante, mais affranchie de sa source, ayant conquis son autonomie par rapport à son
origine qui a résidé dans ce contact désormais perdu. L'empreinte consiste-t-elle en une possibilité de
retrouver l'origine, ou bien en consacre-t-elle la perte ?
On entend la phrase suivante dans la pièce : « Voici le visage que je n'ai jamais vu, le visage que je
n'ai jamais eu ». Notre propre corps pourrait-il s'envisager comme corps étranger ? Pourrait-on le
manipuler comme s'il nous était étranger ? Y aurait-il possibilité de palper les empreintes du corps de
l'autre comme s'il était le tien ? De l'intégrer, l'assimiler ?
Lou Forster : On retrouve là les questions bien connues de la constitution du sujet par une prise de
distance de soi à l'autre, bien entendu, mais aussi de soi à soi-même. Mais tout autant la question
d'un rapprochement, la question d'un corps autre qui serait si proche.
Pouvez-vous préciser ce qui se joue dans la relation entre les deux performeurs sur le
plateau, vous-même Lenio Kaklea, et Kerem Gelebek que nous avons précédemment
évoqué ?
Lenio Kaklea : Qui sommes-nous ? Le recours aux empreintes permet de nous rendre fictions de
nous-mêmes, et de « fictionnaliser » cette relation, tout en répétant, j'insiste, que cette pièce est vide
d'intention autobiographique. Cela posé, une amitié et une proximité artistique nous lient, et cela
opère sans doute dans la situation au plateau. Mais il y a autant de raison de s'intéresser au fait que
nous pouvons tous les deux êtres reconnus, par les spectateurs, en tant qu'Orientaux, et qu'il faudrait
parvenir à désamorcer les projections de nature exotique, ou politique, qui peuvent s'y rattacher.
Que signifie le titre de cette pièce, Margin Release ? Cette expression désigne une option offerte par un
clavier au moment de configurer un format d'écriture d'un texte. Elle désigne la latitude laissée au fait
de pouvoir écrire dans ce qui a été désigné comme la marge, l'autorisation donnée à sortir du cadre, à
jouer à la marge, à la périphérie.
Je voudrais aussi rappeler que dans la mascarade, il y a une idée de mort. C'est un enjeu pour nous,
cette idée de se donner la mort pour se réinventer à nouveau. Considérons que notre danse pourrait
être le rituel de cela, qui est aussi rituel de la représentation de soi. Représentation scénique. Mais
représentation dans tous les instants : ne sommes-nous pas, en permanence, en train de créer de la
fiction, du récit de nous-mêmes, par nos empreintes laissées par nos gestes ?
Lou Forster : Dans cette pièce, le sujet est mis en question, certes. Mais cela ne produit aucune
performance héroïque du sujet. Tout se joue dans la zone grise des récits par lesquels nous tenons, et
qui incluent leur part d'échec et d'inaboutissement.
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