performeur. Il y a un déplacement du jeu. Et mettre un masque consiste alors, principalement, en une
façon de changer le regard, de produire un autre regard.
Sans doute trop naïvement, on s'attend à ce que l'usage du masque se confonde tout entier
avec le fait de le tenir, le fixer, devant le visage. Or, c'est loin d'être systématiquement le
cas dans certains rendus d'étapes de travail que vous avez pu montrer. Vous situez
volontiers l'emplacement du masque ailleurs qu'au niveau du visage, vous le faites circuler
vers d'autres lieux du corps…
Lenio Kaklea : La production de l'empreinte s'effectue par moulages. C'est très léger, très simple à
manipuler. On utilise des thermoplastiques, qu'il faut chauffer, et qu'on applique sur la partie du corps
dont on veut prendre l'empreinte. C'est du matériau conçu, à l'origine, pour la réalisation de prothèses,
dans une optique de précision fonctionnelle. L'empreinte produite est très fine.
Lou Forster : Les nouveaux matériaux ont révolutionné le masque, dans un rapport d'intrication
beaucoup plus forte entre la prothèse et le corps. Le lien avec la chirurgie esthétique est très fort.
Toute cette évolution remonte d'ailleurs à l'issue de la Première Guerre mondiale, quand il a fallu
rendre des visages à des gueules cassées produites en masse par la guerre industrielle.
Lenio Kaklea : Dans notre projet, nous obtenons ces objets qui ne sont pas des masques de théâtre à
proprement parler, pas des personnages, et qui ne représentent rien d'autre que notre propre corps.
Cela entre en contradiction avec la plupart des traditions de masques très élaborés, porteurs de toute
la dramaturgie d'une pièce.
Lou Forster : Mais ce ne sont pas non plus des sortes de marionnettes, qui seraient intégralement
manipulées par l'acteur.
Lenio Kaklea : Notre danse n'est pas une danse avec des masques, mais une danse du lien au
masque, avec toute la complexité introduite par le fait que c'est aussi une danse du lien à notre propre
image, tirée en négatif – un dernier point qui redouble encore notre perspective dramaturgique. Voilà
pourquoi nous ne développons pas un jeu du port du masque. Ca ne m'intéressait pas vraiment de
travailler là-dessus. Mais on retrouvera bien quand même dans la pièce une part de « mascarade » à
proprement parler.
Ce que vous expliquez du statut de l'empreinte peut faire songer aux termes les plus actuels
des théories de la performance et de la construction identitaire. Vous évoquez une image de
soi comme directement détachée de soi, toujours soi mais mis à distance et à même de
s'envisager en position d'altérité. Toute une part du réel relèverait en fait d'un pacte autour
d'une élaboration imaginaire à double face : celle à laquelle procède le sujet lui-même, et à
laquelle il veut bien adhérer, mais qui ne tient aussi que par la manière dont les autres la
considèrent eux-mêmes, et veulent bien la valider. Tout, ici, serait empreint de
performativité interprétative. Est-ce là un des enjeux de votre recherche ?
Lenio Kaklea : Cette recherche ne vise pas à révéler un régime généralisé de la mascarade qui
déterminerait les rapports sociaux. Nous travaillons le masque comme un outil d'observation de soi-
même dans son rapport à l'autre. Nous activons cette double face du rapport à l'altérité.
Lou Forster : Cet enjeu s'est clarifié sur le terrain de l'intimité, au moment où Kerem Gelebek a
rejoint Lenio Kaklea comme son partenaire de jeu sur le plateau. Kerem et Lenio se connaissent déjà
bien, ils ont une habitude de collaboration artistique. Cette pièce n'a rien d'autobiographique, elle ne
consiste pas du tout à raconter la relation entre Kerem Gelebek et Lenio Kaklea. Il existe néanmoins
entre eux quelque chose de l'ordre de la complicité, qui a redoublé les possibles du jeu avec les
masques.
Lenio Kaklea : Il faut le redire de manière très claire : cette pièce ne traite pas du masque en tant
que tel, mais de l'empreinte. Elle traite du masque en tant qu'empreinte. On y retrouve d'ailleurs
d'autres éléments scénographiques que le masque : il y a aussi un vase, traité comme une forme