Le devoir integral de la philosophie
MAURICE
BLONDEL
Univereité d'Aix-Marseille
C'est avec une grande joie que j'ai regu l'aimable invitation k
participer á votre ler. Congrés de Philosophie, á Mendoza, en des
circonstances qui donnent tout leur prix á la recherche des condi-
tions pouvant apporter le máximum de prospérité spirituelle á votre
Patrie, fidéle aux inspirations chrétiennes. Et j'aurais été heureux
de connaítre votre beau pays. Mon grand age et mon état de santé
m'ont interdit de soñger á un voyage jusqu'á oes CordUleres des Andes
que j'avais toujours revé d'explorer, au temps oü j'aimais les ascensions
et les grandes initiatives scientifiques et morales, comme celles de la
grande et jeune Argentine.
L'impossibilité physique qui me prive d'un des plus grands plai-
sirs de mon existence est un peu adoucie et compensée par la nouvelle
invitation que je regois. C'est done de tout coeur que je vous adresse
ma modeste communication, avec mes remerciements et mes voeux
pour le succés le plus complet et le plus bienfaisant des enseigne-
ments salutaires que vous désirez fournir pour la prospérité durable
et croissante de votre patrie et pour Favenement si désirable de la
paix mondiale. Car á mesure que les ressources scientifiques procu»
rent des moyens d'agir et offrent des ambitions de puissance matérielle,
il importe davantage que les études philosopbiques, en toute leur
extensión, dans leur rapport avec les forces spirituelles et l'éducation
des ames, cooperent, pour l'harmonie de rhumanité et les conditions
du bonbeur et de la pacification. Celles ci ne régneront qu'avec une
organisation équitable des droits et des devoirs, en des ententes justes
et cordiales pour l'usage des richesses, en tenant compte des legitimes
aspirations, partout respectueuses les unes des autres chez les per-
sonnes, comme chez les peuples et entre les diverses nations.
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Actas del Primer Congreso Nacional de Filosofía, Mendoza, Argentina, marzo-abril 1949, tomo 2
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Qu'il me 80Ít permis, malgré ou a cause de ma 88 eme amiée, de
presentar quelques réflexions que j'aurais aimé definir avec vous,
afín de rapporter de votre hospitalité un surcroit de lumiére pour
l'achévement des demiéres legons que je voudrais publier comme
une conclusión d'ensemble de mon témoignage spirituel.
Quel est le role normal du philosophe et quel est celui de l'his-
torien en face des faits et des dogmes chrétiens? La difficulté nail
de ce que ees faits semblent rentrer dans la serie des événements
temporels, relatifs et contingents, tandis que la foi les présente com-
me ayant une valeur étemelle, absolue, universelle et indispensable
au salut de tous. D'autre part, ees réalités historiques supportent
ou incament, d'aprés la révélation surnaturelle, des vérites qui pa-
raissent inaccessibles, déconcertantes méme pour la raison, en sorte
que l'on voit surgir, parmi les esprits critiques et métaphysiques, une
opposition, pour ainsi diré a priori, contre l'intelligibilité et la possi-
bilité méme de tout cet ordre, prétendu surnaturel, et cependant
imposé á la conscience.
Pour résoudre cette question préalable qui arréte tant d'ámes de
bonne volonté et qui entretient chez un nombre croissant Tidée que
le christianisme, apres avoir rendu de précieux services, en des temps
oii la pensée n'avait encoré que des exigences limitées, ne peut plus
méme étre sérieusement discute, exige un examen méthodique, une
reprise en sous-ceuvre de notre conception philosophique elle-méme.
Soit au point de vue historique, soit sous l'aspect métapbysique, nous
avons á montrer que le témoignage de la foi est non seulement receva-
ble,
maís que I'historien et le philosophe, sans empiéter sur un domainc
qui n'est pas le leur, ont, chacun pour leur part, á jouer un double
role dont ils ne peuvent se dispenser sans étre inconséquents avec
eux-mémes et sans manquer á une part, essentielle, de leur tache, sur
le terrain de leur compétence et de leurs obligations.
Dans Tordre des faits d'abord, Fhistorien n'a pas á se prononcer
sur le caractére transcendant des faits chrétiens; mais il n'a pas non
plus á les contredire, car jamáis, dans l'ordre empirique ou méme
selon l'interprétation des faits contingents qui sont á sa portee, le
critique le plus érudit et le plus averti ne saurait ni definir ni
discemer en fait ce qui est simplement naturel et transitoire ou ce
qui est supérieur aux contingences et aux relations communes des
états successifs dans la nature ou rhumanité. Qu'a-t-il done á faire
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80Ít pour ne pas dépasser sa fonction propre, soit pour la remplir
entiérement? Au premier point de vue, il doit réserver la part de
l'inexpliqué: il peut légitimement indiquer ce qui luí parait uníque
dans les faits consideres, ce qui est permanent et inaccoutumé dans
les répercussions de certains faits qui, d'abord localisés dans le temps
et dans l'espace, sous des formes qui auraient pu paraitre négligeables
comme de bañáis faits divers, ont eu cependant une influence pro-
longée et hors de proportion avec l'ébranlement primitif de ees
évenements. A un autre point de vue, rhistorieñ doit marqpier les
difficultés qui résultent de cette disproportion méme, et son role,
qui ne se borne pas á l'étude extérieure des faits, Taméne á soulever
des problémes humains, á chercher, dans l'aspect moral et religieux
de ees problémes, un principe ou plutót un lieu d'explication, sauf
á laisser á d'autres que luí le soin de fournir des solutions la oü il
n'a pu que poser des questions et que montrer le caractére précis,
tres réel, vraiment inevitable de ees questions. Ainsi l'histoire, si elle
est pleinement consciente de sa portee et de ses méthodes, ne saurait
s'enclore dans son propre champ: elle doit maintenir, ouvrir méme
des perspectives, des avenues qui découvrent des vues ultérieures et
suscitent des explorations aboutissant au domaine de la vie morale
et spéculative.
Quelle va étre maintenant la tache, que nous disions double elle
aussi, du philosophe? Elle est d'abord préparatoire, puis elle devient
positive et, si l'on peut diré, assimilatrice et digérante.
Au premier point de vue, nous nous heurtons á une erreur presque
universellement régnante depuis plusieurs siécles: on considere com
me chose acquise qui n'a plus besoin d'étre discutée ou méme comme
une évidence primitive, que la philosophie établit des vérités solides
et définitives; se suffisant a elles-mémes dans le plan oü elles se
déploient. Pour beaucoup, ce plan domine tout l'ensemble de la
conna'ssance, de l'action, de la réalité qui se raméne méme, pour les
idéalistes, á cette science elle-méme. Pour d'autres, quoique le plan
philosophique laisse au-dessus de lui un domaine oü nous eleve la
foi,
cependant les vérités obtenues p^r la reflexión rationnelle sont,
si l'on peut diré, absolument autonomes, suf f isantes, étales, c'est-á-dire
qu'elles ne procédent pas d'un élan dynamique qui les entraine au
delá d'elles-mémes. En sorte que la spéculation semble légitimement
pouvoir se borner á ce champ clos oü s'édifíent dialectiquement les
Actas del Primer Congreso Nacional de Filosofía, Mendoza, Argentina, marzo-abril 1949, tomo 2
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systémes d'idées, les classifications des veriles naturelles. Or, c'est
la un présupposé qui est insoutenable des lors qu'on étudie la genése
de notre vie mentale et les conditions de notre développement person-
nel. L'attitude nórmale du philosophe, comme elle est d'ailleurs celle
de rhomme en tout l'exercice de ses facultes, c'est l'effort, sans doute
toujours encouragé par des progrés et des conquétes, mais toujours
inachevé et aboutissant, pour l'essentiel, á poser des questions dont
la réponse complete lui échappe. Par conséquent, afín de rester
clairvoyante et honnéte, la philosophie ne peut faire comme si elle
atteignait les vérités achevées, les Solutions entiéres qu'elle vise, mais
qu'elle ne procure jamáis. Done aussi, au lieu d'étre fermée, séparée,
presque méprisante á l'égard de la religión et de ses offres surnatu-
relles,
elle demeure, par devoir, attentive, prudente, ouverte, sans
crédulité, mais sans parti-pris. Cette disposition n'est pas une attitude
vague, préalable; elle demande a étre précisée avec ime scrupuleuse
exactitude par I'étude continué et intégrale de tous les éléments que
la philosophie met en oeuvre.
L'examen détaillé de la pensée et de l'action en leurs formes les
plus diverses tend á révéler cette solidante d'états progressifs qui
cherchent á s'organiser, á s'achever, mais dont on doit diré qu'ils
n'échouent ni ne réussissent jamáis entiérement. Aussi le témoignage
que doit rendre la critique philosophique en toute son étendue,
depuis la connaissance sensible, la vie organique, Pavénement de la
conscience, doit-il mettre en évidence des besoins qui certes ne sont
pas chimériques puisqu'ils expliquent seuls toutes ees étapes auxquel-
les on voudrait se borner, mais qui nous forcent á les dépasser toutes.
Comme conséquence du présupposé faux que nous signalions plus
haut, nous avons ici á dénoncer le vice secret dont souffrent maintes
doctrines: elles se servent de données soi-disant immédiates, de certi-
tudes soi-disant incontestées, comme des blocs erratiques auxquels on
se heurte brutalement dans le champ de l'exploration; mais elles ne
paraissent pas soupgonner que ees assertions admises impliquent des
vérités antérieures dont on fait abstraction ou qu'on renie méme
expressément. Faute de soupgonner comment ees prétendus blocs ont
été charriés la et ont appartenu á un systéme géologique, on commct
cette faute insigne de nier ce qui seul a rendu possibles et intelligibles
les affirmations partidles auxquelles on s'attache comme si elles
avaient une valeur indépendante.
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A un second point de vue, la philosophie qui a preparé la place
libre á un achévement possible et désirable peut et doit servir á
exaininer l'offre transcendante, á en discerner les garanties (ratio-
nahile obsequium), á écarter les objections tirées de rincommensu-
rabilité des deux ordres qui doivent cependant former en nous unité
de pensée et de vie. Si sous ees premiers aspects le role salutaire de
la spéculation rationnelle a été traditionnellement admis, loué, pra-
tiqué, c'est sous ce dernier chef que des controverses se sont engagées
en ees derniers temps, parce que jusqu'ici l'évolution de la pensée
critique n'avait pas rendu nécessaire la discussion de cette difficulté
pourtant bien réelle. Mais de plus en plus la lumiére et la paix se
font parmi les hommes compétents et croyants sur le role non seule-
ment legitime, mais bienfaisant, voire méme théoriquement indispen-
sable de Finviscération du surnaturel dans l'organisme naturel et la
vie intérieure de Thommé. Comment le don divin peut-il étre intro-
duit, employé, assimilé en nous sans qu'il y ait confusión possible
et cependant sans que la distinction fonciére de la créature et du
Créateur empéche cétte intime unión dont saint Paul disait: vivo,
sed jam non ego... mihi vivere Christus est. Et saint Augustin
declare que cette présence divine nous est plus intime que nous ne
pouvons l'étre á nous-méme: interior intimo meo, superior summo meo,
L'étude de ce probléme suppose sans doute que la Révélation nous a
fait connaitre le mystére du Christ incarné et donné, et, en ce sens,
le philosophe ne peni que méditer sur cette donnée, sans pouvoir la
découvrir. Mais une fois en possession de cette vérité enseignée, il a
un travail vraiment philosophique á tenter afín de comprendre la
convenance de ce don gratuit avec les besoins et les aspirations que
lui avait manifestés son enquéte rationnelle préalable, et afín d'en
exposer, a parte hominis, les modes d'insertion et d'utilisation corres-
pondant á toutes les exigences de notre vie spirituelle et de la civili-
sation humaine.
C'est sur ees derniers points que peut porter le plus utilement
Fefíort d'une philosophie qui se veut et se doit d'étre vraiment
intégrale et fídéle a son office total, de maniere á écarter les objections
partout répandues contre le message évangélique dont on declare
regretter qu'il soit périmé, alors que (comme plusieurs de nos écrivains
nostalgiques) l'on ne semble pas admettre un instant qu'une telle
"absurdité" puisse étre vivifiée de nouveau. II s'agit au contraire de
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