Des lignes à courant continu ou alternatif ?

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Regards
IDÉES DE PHYSIQUE
Des lignes à courant continu ou alternatif ?
Le courant alternatif est plus facile à produire, à transformer et à utiliser.
Mais pour le transporter, c’est une autre histoire...
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK
D
un geste anodin et routinier, vous appuyez sur
un interrupteur et tout
s’éclaire. Mais vous avez
rarement conscience que l’énergie électrique qui allume votre lampe a été produite
à plusieurs dizaines, centaines ou milliers de kilomètres de distance – et facilement acheminée par des lignes aériennes,
souterraines ou sous-marines.
Le plus souvent, les lignes sont à haute
tension et à courant alternatif. Pourquoi
une haute tension ? Pour limiter les pertes,
comme nous le verrons. Et pourquoi du courant alternatif et non du courant continu ?
Cette prédominance est avant tout la conséquence d’une guerre industrielle livrée à
’
la fin du XIXe siècle aux États-Unis entre
les compagnies de Thomas Edison et de
George Westinghouse. À l’époque, le courant alternatif promû par Westinghouse
était techniquement plus mûr et triompha.
Aujourd’hui, des considérations environnementales et économiques relancent le
courant continu.
Hautes tensions
pour moins de pertes
Voyons d’abord pourquoi l’utilisation de
hautes tensions réduit les pertes d’énergie dans le transport de l’électricité. Lorsqu’un courant électrique circule dans un
câble, celui-ci s’échauffe : une partie de
l’énergie électrique est dissipée par « effet
Joule », dû à la résistance qu’oppose la
matière au mouvement des charges électriques. Cette dissipation croît comme le
carré de l’intensité du courant. Or la puissance électrique transportée est égale au
produit de la tension entre les câbles par
l’intensité du courant. Par conséquent, à
puissance constante, on peut augmenter
la tension tout en abaissant l’intensité du
courant électrique, ce qui diminue la dissipation d’énergie. Pour transporter une
puissance électrique de l’ordre de deux gigawatts – la production de deux cœurs de
centrale électronucléaire –, on utilise ainsi
couramment des tensions et intensités
atteignant 735 kilovolts et 3 000 ampères.
Capacitance
++
––
++
––
++
––
1. DEUX CONDUCTEURS
PROCHES où circule
un courant interagissent
électriquement
et magnétiquement.
Qu’il s’agisse de courant
continu (en rouge)
ou alternatif (en vert),
la paire de câbles
équivaut à un circuit
où se succèdent
résistances, inductances
et capacitances.
152] Idées de physique
Inductance
Résistance
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Le retour en grâce
du courant continu
Toutefois, pour le transport, le courant alternatif a quelques inconvénients, dus au fait
que les câbles parallèles qui composent une
ligne de transport interagissent électriquement et magnétiquement. La différence
de tension entre les divers câbles de la ligne
provient de la présence de charges électriques situées sur ceux-ci en vis-à-vis. Autrement dit, chaque portion de ligne se comporte
comme un condensateur qui stocke des
charges et de l’énergie électrostatique. Cet
effet capacitif est faible dans les lignes
aériennes, où les câbles sont relativement
espacés. Il est en revanche particulièrement
marqué dans les lignes souterraines ou sousmarines, où les câbles sont groupés.
Le courant qui circule dans chaque câble
crée par ailleurs un champ magnétique.
Si le courant varie, il en est de même pour
le champ magnétique, et cette variation
induit un courant supplémentaire dans les
câbles voisins : c’est l’effet d’inductance
mutuelle, qui est prédominant dans les
lignes aériennes.
Pour les lignes à courant continu, une
fois le courant établi, les câbles sont chargés une fois pour toutes et le champ magnétique, constant, n’induit aucun courant :
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Coût d’investissement
ALTERNATIF
CONTINU
Environ
600-800 km
Ligne
(continu)
Dessins de Bruno Vacaro
Mais les hautes tensions ne sont adaptées ni à la production de l’électricité ni,
surtout, à sa consommation. Elles nécessitent ainsi des dispositifs capables de les
convertir en basses tensions (telle la tension
domestique de 220 volts) et inversement.
Contrairement au cas du courant continu, il
existe pour les tensions alternatives des
convertisseurs simples, par exemple le transformateur composé d’un noyau en acier
laminé autour duquel sont enroulés deux fils
de cuivre : ce système multiplie la tension
d’entrée par le rapport des nombres de spires
des deux enroulements.
La nécessité de convertir les tensions
confère donc un avantage au courant alternatif. Qui plus est, la plupart des machines
électriques fonctionnent grâce à un champ
magnétique tournant, qu’il est facile de créer
avec un courant alternatif (triphasé).
Terminaux
Ligne
(alternatif) (continu)
Terminaux
(alternatif)
Distance
2. LE TRANSPORT DE L’ÉLECTRICITÉ à longue distance, au-delà d’environ 600-800 kilomètres, se
révèle moins coûteux en courant continu. Pour des distances plus courtes, le courant alternatif est
favorisé, en raison du coût supérieur des équipements nécessaires aux deux extrémités d’une ligne
à courant continu (convertisseurs continu/alternatif, transformateurs en basse tension, etc.).
l’énergie électrique et l’énergie magnétique
stockées dans le câble restent constantes.
Ce n’est pas le cas pour un courant alternatif. Même si aucun appareil ne consomme
de la puissance à l’autre bout de la ligne, le
générateur d’électricité charge et décharge
périodiquement le câble, d’où des pertes
par effet Joule. De plus, le générateur doit
alternativement céder de l’énergie à la ligne
durant la moitié du temps, puis la récupérer durant l’autre moitié du temps. Pour
les lignes aériennes, où les effets sont principalement inductifs, on peut placer périodiquement de gros condensateurs qui
échangent leur énergie avec les câbles et
soulagent ainsi les générateurs. En
revanche, pour les câbles sous-marins, où
les effets sont surtout capacitifs, il faudrait
des impédances de compensation dont les
tailles seraient déraisonnables.
Le courant continu n’a pas ces inconvénients, et lui seul peut transporter la puissance électrique en sous-sol sur de longues
distances. Ainsi, le câble sous-marin IFA2000
transporte deux gigawatts sur 78 kilomètres
entre la France et la Grande-Bretagne.
Pour les lignes aériennes aussi, le continu
a ses avantages: une ligne à courant continu
est en général constituée de deux câbles
soumis à des tensions opposées, tandis
qu’une ligne à courant triphasé nécessite
quatre câbles (avec un câble neutre), voire
cinq (avec un câble de mise à la terre). La
construction d’une ligne à courant continu
exige donc moins de cuivre et des pylônes
moins larges : elle est moins onéreuse.
Comme le coût des convertisseurs alternatif-continu demeure important, le transport en courant continu ne devient avantageux
qu’au-delà de 600 kilomètres environ.
C’est le cas de la ligne aérienne Cahora Bassa
entre le Mozambique et l’Afrique du Sud, qui
achemine une puissance de 1,9 gigawatt sur
1 420 kilomètres. Notons qu’on utilise aussi
le courant continu pour transférer la puissance électrique entre réseaux alternatifs
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LES AUTEURS
Jean-Michel COURTY
et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
à l’Université Pierre
et Marie Curie, à Paris.
✔ BIBLIOGRAPHIE
L. Ruby, Why DC for longrange power transmission,
The Physics Teacher,
vol. 40(5), pp. 272-274, 2002.
Th. Wildi et G. Sybille,
Électrotechnique,
De Boeck Université
(4e édition), 2005.
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qui ne sont pas synchronisés, comme le sont
les réseaux de diverses régions d’Europe
ou des États-Unis.
Le choix semble donc clair : courant
continu pour de grandes distances de transport, courant alternatif pour les courtes distances. Mais c’est sans compter sur les
goulots d’étranglement, zones du réseau
électrique où doivent circuler des puissances
considérables. Par exemple, pour alimenter des zones urbaines très denses, qu’il
s’agisse de courant continu ou alternatif, les
solutions classiques restent encombrantes
et sources de perturbations.
Pour ces situations particulières, on
commence à faire appel aux matériaux
supraconducteurs à haute température
découverts dès 1987. Jusqu’à récemment,
la supraconductivité, c’est-à-dire la conduction d’un courant électrique sans aucune
résistance, donc sans pertes, était réservée à des applications très spécifiques : elle
exigeait un refroidissement à l’hélium liquide,
à des températures proches du zéro absolu
(–273 °C). Or les nouveaux supraconducteurs conservent leur propriété jusqu’à la
température de l’azote liquide (–196 °C),
fluide beaucoup moins cher et plus facile à
obtenir que l’hélium liquide.
Pour un encombrement inférieur, une
ligne supraconductrice peut transporter près
de cinq fois plus de puissance qu’une ligne
classique. Une telle ligne, à 138 kilovolts, a
été réalisée par la compagnie américaine
Nexans. Longue de 600 mètres, elle vient
d’être mise en service à Long Island, dans
l’État de New York (États-Unis) et intégrée
au réseau de distribution. À plein régime, elle
devrait transporter 574 mégawatts, de quoi
alimenter 300 000 foyers.
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