La science historique face à la théo-histoire

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Approche critique de la pensée orthodoxe islamique :
Contraintes et espoirs d’un chantier de recherche
C’est à propos d’un chantier de recherche, de sa pertinence, des difficultés
inhérentes à son terrain, que tente de se consacrer ce travail de réflexion.
La réapparition au temps présent, d’une certaine théo-histoire ou d’une
démarche qui essaie de puiser le sens dans l’Au-delà et dans une théologie mise
en place pour organiser des sociétés qui avaient existé il y’a bien plus de dix
siècles, donne à réfléchir sur les causes profondes de ce qui se présente
aujourd’hui comme un comportement singulier aux peuples de l’Islam. Cette
tendance à la théologisation des rapports sociaux et culturels au sein des
sociétés musulmanes traduit certainement une multitude de failles caractérisant
l’histoire contemporaine de ces sociétés. Elle nous révèle d’autre part, la
dimension inentamée et sclérosée de la pensée orthodoxe musulmane, pensée à
laquelle, continuent pourtant à s’adosser, les acteurs actuels de cette théohistoire.
La pensée orthodoxe ou théologique, (et il faudrait rappeler ici, en substance,
la définition que donnent les spécialistes de celle-ci, c’est à dire la théologie,
comme ensemble de postulats et de présupposés mis en place pour défendre la
cohérence d’un système de croyance et garantir sa crédibilité, et qui en se
précisant
au gré des débats se mue en orthodoxie1( J.Y Lacoste(
dir),1998,1126-1132)), se présente aujourd’hui dans le champ islamique en
acteur offensif de médiation dans le rapport à soi et au monde. Cette
caractéristique nous met , d’ailleurs, devant la pertinence d’une idée il y’a
longtemps avancée par H. Djait2(1974 , 1978) affirmant que l’islam se
présente, pour ses croyants en conscience historique, fortement attachée à celle
religieuse, idée édifiante, tant elle traduit une vérité et tant elle invite à mieux
comprendre les complications d’une dialectique qui unit une conscience se
ressourçant dans une affirmation d’absolu, à une autre redevable d’historicité et
de relativité.
D’un autre coté, l’Islam, empêtré aujourd’hui dans les complications de sa
propre histoire, ne se trouve pas plus épargné par un certain contexte de
racisme mondial. Un racisme qui, conformément aux lois de fragmentation
inhérentes à cette « troisième mondialisation », délaisse ses références et ses
1
Lacoste.J.Y,,1998 : La théologie, in Dictionnaire critique de théologie,(dir. J.Y Lacoste) Paris, PUF,,p 11261132, 1298 p
2
Notamment dans ses livres : 1974, La personnalité et le devenir arabo-musulman, éd, Esprit-La condition
humaine, Paris et 1978 ,: L’Europe et l’islam, éd, Esprit/ Seuil . 187 p
1
arguments traditionnels d’ordre anthropologique et de race, pour s’orienter vers
les cultures ciblant d’une manière récurrente celle islamique. Il n’est pas besoin
de rappeler, à ce propos, la ligne qui part de Huntington, pour arriver à
Redecker via Benoît XVI, ….
Mais ainsi mis à l’index, cet islam ne réagit pas moins, à travers ses masses
croyantes, par un réflexe aveugle de communauté3 d’autant que ces masses se
trouvent aujourd’hui encadrées par un corps extrêmement autoritaire de
« cheikhs satellitaires »4. Ces derniers se présentent comme porte parole d’un
islam orthodoxe mondialisé, en même temps qu’ils réitèrent une rhétorique
anachronique et un attachement à une identité religieuse pré- moderne.
I- La religion dans l’histoire : L’état des lieux
Ce comportement, de son coté, nous remet dans la réalité réelle de cette
religion qui se maintient généralement dans un état de sclérose et qui n’exprime
pas d’embarras à se présenter jusqu’au jour d’aujourd’hui, dans des contours
théologiques établis à une période bien lointaine, remontant aux 8è et 12è
siècles de notre ère.
En effet et à l’opposé par exemple de ce que avance Régis Debray dans son
livre « Dieu, un itinéraire, matériaux pour l’histoire de l’éternel en Occident, »
( 2001, 13) quand il affirme que pour l’Occident « les sciences religieuses
depuis un quart de siècle ont pris une avance redoutable sur la conscience
religieuse… (et que) les datations, les lieux-dits, les surhommes de la saga
biblique,…. sont des clichés et des croyances réflexes que les mieux instruits des
croyants eux-mêmes mettent posément en pièces »5 , la réalité actuelle dans le
champ islamique se trouve caractérisée par une forte résurgence, d’une
conscience religieuse qui a du mal à départager la foi du sens que lui avait fixé
une épistèmé médiévale dépassée et qui tente de prendre une redoutable
avance sur l’état des sciences religieuses, des sciences sociales et humaines et
de la conscience savante en général.
Il est ainsi clair qu’une telle situation annonce, pour la réalité islamique
toutes les difficultés qui pointent à l’horizon du processus de sécularisation,
d’autant que celui-ci n’est réalisable qu’au prix d’un rapport de confrontation
3
Les manifestations de colère à l’occasion de l’affaires des caricatures en 2006, les menaces de mort contre
Redecker.. ;;
4
Qui prêchent à travers des dizaines de chaînes satellitaires, notamment celles financées par le pouvoir saoudien
wahhabite face à beaucoup d’autres financées par le pouvoir chiite iranien.
5
Régis Debray ,2001, Dieu, un itinéraire : Matériaux pour l’histoire de l’éternel en Occident; Paris éd, Odile
Jacob, 396 p
2
continuelle entre les droits de la connaissance et ceux de la croyance comme l’a
prouvé, notamment, l’histoire du christianisme.
Par ailleurs, cette situation se caractérise par un certain état de fait et un état
des lieux dont nous essayerons de traiter les cotés qui relèvent du politique, du
théologique et de l’épistémologique et dont l’imbrication, par ses effets graves,
met les sciences sociales dans l’urgence d’une prise en charge d’un tel chantier.
1- Le national et le religieux : pertinence et ratage
La réflexion autour de la dimension politique nous emmène à regarder du
coté du rapport établi entre le national et le religieux dans la plupart des
sociétés musulmanes ou arabo-musulmanes postcoloniales.
Les expériences nationales contemporaines, celle de la Turquie d’Atatürk,
de l’Egypte nassérienne, de la Tunisie bourguibienne, et celles des expériences
ba’athistes qui étaient notamment laïques à leur début, avaient toutes, sous des
formes et des expressions différentes et inégales, essayé de nationaliser un islam
qui s’imposait auparavant dans l’espace transnational de la Umma.
L’Islam est, en effet, théologiquement organisé pour être la matrice d’une
supra-nation, celle de la Umma islamique réelle ou même potentielle, dans le
sens d’une humanité appelée à devenir entièrement musulmane6.
Ce sentiment d’appartenance à la Umma, entité transnationale virtuellement
unifiée, a d’ailleurs survécu à l’éclatement qui a très vite fait de caractériser
l’histoire politique de l’islam classique7et l’emprise de cette appartenance est
telle qu‘au cours même de l’histoire contemporaine des sociétés musulmanes, le
fait de s’en départir n’a pas été chose aisée. Les dissensions, les orientations
6
Denny F.M,1991, « Umma », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd, Leiden. E.J. Brill, G.P Maisonneuve et
Larose, , p 927.
7
Après les Omeyyades, l’empire islamique a très vite fait de perdre son unité politique donnant lieu à celui des
Abbassides à Bagdad, celui des Fatimides au Caire et de ceux qui avaient survécu de la famille Omeyyade en
Andalousie. Mais ceci n’a entamé ni l’expansion de l’islam ni son apparition comme civilisation à dimension
mondiale égale à celle greco-hellénistique et romaine qui l’avait précédé.
3
contradictoires et les débats soulevés au sein des mouvements de libération
nationale autour de cette question en sont témoins.
Par ailleurs, cette même histoire ne manque pas de nous rappeler que le
nationalisme arabe est né à la fin du XIXè s et au début du XXè s, contre
l’intégration ottomane qui s’était réalisée sur la base de l’islamité, et que le
courant intellectuel panarabe de cette époque, élaborait sa pensée en prenant
l’islam comme expression du génie arabe et non pas comme élaboration
théologique. L’issue historique de ces mouvements ayant, la plupart du temps,
donné raison et pouvoir aux élites anti- panislamistes, le traitement de la
question religieuse était promis à un avenir de changement.
En effet, et jusqu’aux années soixante-dix, ces expériences avaient plus ou
moins réussi à cantonner l’islam dans les limites des enjeux de l’Etat-nation, la
religion était mise dans l’Etat et soumise à ses projets, alors qu’auparavant, elle
avait toujours prétendu soumettre l’Etat à son autorité (notamment sous la
grande idée du califat, pouvoir qui se disait théocratique). Ces expériences
avaient réellement permis un certain intermède « libéral » caractérisé par la
relativisation et la réduction du magistère de la religion sur la société à travers
différentes mesures touchant aux législations et à la gestion sociale et culturelle
des ces sociétés. En relativisant les prétentions universelles du religieux, le
national a limité du même coup son magistère sur les sociétés.
Dans ce sens, une démarche de comparaison avec l’histoire du
christianisme8, nous met devant l’évidence que le plus grand changement
historique intervenu dans le rapport entre le politique et le religieux fut celui
porté par la montée des nations en Europe à l’époque moderne, et qu’en
intégrant le mouvement d’idées qu’avait représenté en s’accumulant,
l’Humanisme, la Réforme, la Renaissance et les Lumières, au mouvement
politico-historique de cette montée des Etats-nations, un rapport radicalement
nouveau, d’autonomie et d’équilibre vivable entre le politique et le religieux, a
pu être instauré. Ce même rapport, a pu perdurer- faut-il le rappeler- à la faveur
d’une condition primordiale qui est celle du règne des systèmes démocratiques,
les seuls à avoir prouvé, historiquement, leur capacité à assurer un équilibre sûr
entre les deux.
Dans le cadre des expériences nationales arabes, cet intermède libéral a très
vite fait de s’épuiser, pour des raisons qui lui sont intrinsèques d’abord et dont
la plus grave est la défaillance démocratique qui continue à caractériser ces
expériences, causant du même coup leur perte en crédibilité ; et pour des
raisons d’ordre exogène ensuite, liées aux effets de la mondialisation qui, en
8
O. Roy, dans un élan de générosité incompréhensible au vu de l’objectivité scientifique, nous incite à ne pas comparer, notamment dans
son livre « La laïcité face à l’islam, éd, Stock, 2005, 172 pages ». Pour nous le relativisme n’est pas un a priori mais une démarche, ou un
résultat appelé à être solidement établi par une démarche de comparaison.
4
exacerbant paradoxalement la fragmentation culturelle, a permis à cet islam
transnational de ressusciter et de reconquérir son ancien espace, celui très large
de la Umma ou de ce « vouloir vivre ensemble » que L. Gardet9 (977,14- ss)
considère à raison, comme l’une des caractéristiques théologiques de l’islam. A
ce juste titre d’ailleurs, on voit l’islamisme d’aujourd’hui revendiquer tout haut
la fin des Etats-nations et l’intégration des sociétés musulmanes sur la base
absolue de l’islamité.10
Enfin, qu’ils soient une création d’inspiration colonialiste, comme le
défendent quelques uns, ou qu’ils soient l’incarnation réelle d’un mouvement
historique, les Etats-nations représentent le cadre politique le plus adéquat à
assurer un équilibre entre le religieux et le politique. En ceci leur existence
même participe au processus de sécularisation.
Néanmoins, leurs ratages politiques expliquent, en large partie, les
prétentions que montre actuellement l’islam radical, porte parole d’une pensée
orthodoxe révolue, à se présenter en alternative « plus légitime ».
De son coté, une raison intellectuelle moderniste, restée longtemps «
distraite » par rapport à son rôle critique et à celui de réflexion autour de la
question religieuse, a manqué gravement d’accompagner ces expériences de
« sécularisation » dans ces mêmes pays.
2-Une certaine négligence intellectuelle :
En effet, l’élite intellectuelle réconfortée par l’orientation « moderniste » de
ces Etats, n’a pas moins réconforté, à son tour, ces mêmes Etats en négligeant
lourdement toute démarche de distance critique par rapport aux anomalies et
défaillances de ce rapport.
La réussite des fractions de libération nationales à orientation panarabe et
celles d’un nationalisme à connotation plus locale, maghrébine par exemple
face à l’échec de celles panislamistes, a donné lieu à une sous-estimation de ce
qui pourrait être un rebond religieux, ou une résurrection d’une conscience
historique profondément liée à celle religieuse. Cette sous-estimation s’est
traduite, du coté des intellectuels, par une intériorisation d’un certain « système
officiel » consistant à tenir l’islam à distance en le considérant – à la manière
des croyants d’ailleurs – comme religion anhistorique et atemporelle et donc
non apte à être approchée par la connaissance et le savoir.
9
Louis Gardet : Les hommes de l’Islam. Approche des mentalités, éd, Complexe, Paris 1977, p 14 et
suivantes.445 pages
10
Dans son ouvrage paru en 1997 et intitulé à juste titre « Islamiser la modernité », le cheïckh Abdessalam
Yassine revendique la fin de l’Etat nation au profit d’un pouvoir intégratif de toute la Umma islamique.
5
Du coté de l’Etat tunisien par exemple, les nécessités de la fondation
républicaine aux premiers moments de l’indépendance nationale, avaient fait
que le discours idéologique dominant insistait surtout sur la dimension politique
et sociale de la nation. A la dimension culturelle et religieuse étaient réservées
des solutions plutôt autoritaires, et bien que moderniste, cet Etat n’avait pas jugé
nécessaire de s’investir dans la réflexion sur la modernité de l’islam. L’Etat
s’est contenté d’un bricolage sommaire11 répondant à l’urgence qu'imposaient
les conditions de la fondation postcoloniale.
Un tel constat nous permettrait de conclure que, même si la raison
politique ne coïncide pas toujours avec la raison savante, elle peut la
conditionner fortement. Cette raison savante semble avoir intériorisé ce système
étatique au point d’exclure tout intérêt sérieusement critique pour la question
religieuse et on peut affirmer sans risque d’erreur que cette intériorisation a
empêché, pour longtemps, la raison savante de prendre l’islam en sujet de
réflexion distanciée. Au lieu de cela, elle a tenu l’étude de cette religion à
distance.
Ce comportement est d’autant plus remarquable qu’il relève d’une situation
générale, largement musulmane, où le fait de confronter la religion au savoir et
à la connaissance moderne, dans le cas où il a été tenté, s’est présenté en acte
intellectuel fragmenté. Et, s’il est vrai que généralement, pour les pays
maghrébins par exemple, les recherches en sciences humaines et sociales se
situent dans ce qui est appelé « utilité sociale », il n’en reste pas moins vrai que
ces recherches se font jusque là en pratiquant une certaine exclusion à l’égard
d’une demande intellectuelle consistant à repenser, à redéfinir et finalement à
intégrer le sens du religieux et le rapport au religieux à la modernité
intellectuelle.
L’implication des historiographies nationales modernes dans l’histoire
religieuse de l’islam est ainsi très relative et la réflexion autour du rapport entre
le national et le religieux a été, le plus souvent absente, comme en témoigne le
traitement de l’histoire des mouvements de libération nationale qui s’est
souvent fait d’une manière désincarnée par rapport à la dimension religieuse
et où tout était pris dans une démarche cherchant à soumettre à l’analyse, plus
les attitudes politiques de ces mouvements contre l’impérialisme, leurs
dissensions internes et leur racines socio-économiques, que leurs dialogues,
leurs conflits ou leurs ruptures avec leurs sociétés autour des questions relatives
à cet ancrage religieux.
11
Bricolage louable aussi, il faut avouer, par certains cotés notamment en ce qui concerne la promulgation en
août 1956 du code du statut personnel le plus émancipateur au monde arabe. Il faut avouer aussi que l’ego très
gonflé de Bourguiba, lui a fait croire qu’il peut être le modèle absolu pour son peuple et que son discours et son
profil d’homme d’Etat moderniste sont assumés d’office par celui-ci, et qu’ainsi la question religieuse est pour
l’essentiel résolue.
6
Il est vrai que la critique historique, l’objectivité, le rapport à l’universalité
sont les principes qui régissent le plus souvent les démarches des
historiographies nationales maghrébines, mais un regard critique vers
l’historiographie contemporaine notamment, nous permettrait d’en relever une
dimension quelque part « impersonnelle ».
Et s’il y avait accord pour affirmer que l’histoire est une discipline qui
participe à la formation de la conscience collective, on ne pourrait que s’étonner
du fait qu’elle soit neutre ou silencieuse à l’égard de la question religieuse, au
moment même où elle se propose d’étudier une ou des sociétés où quasiment
tout est imprégné du religieux.
En y pensant, en tout cas pour une partie de la génération des années
soixante-dix, il est probable qu’en cela a été intériorisée très fortement une
vision faussement ou superficiellement marxiste, consistant à croire que le
superstructurel dont la religion fait partie, ne mérite pas la préoccupation de
l’historien, en tout cas pas en premier lieu, sous l’argument qu’il ne se présente
pas comme un élément actif dans la dialectique historique et qu’il ne représente
pas le foyer de l’histoire. D’après cette estimation, ce dernier se loge « en
dernière instance » 12 dans l’infrastructure.
*L’emprunt idéologique et la sécularisation des autres
Plus encore, un regard critique sur l’histoire intellectuelle contemporaine
maghrébine13 par exemple, conduit à réfléchir davantage sur « l’espace
d’ordre » sur lequel s’élève cette démarche de mise à distance du religieux, et à
se demander s’il ne serait pas vrai que le plus souvent les recherches en sciences
sociales sont entamées à partir d’un postulat relevant de l’ordre de l’emprunt en
l’occurrence ici l’a priori laïciste
Il n’est pas besoin d’expliquer que cette manière de penser est empruntée à
une culture très française où, selon René Rémond ( 2001) 14et beaucoup
d’autres, la problématique du rapport au religieux est marquée par les stigmates
de la guerre de religion, et où cette guerre prolongée par la révolution française,
a généré un laïcisme sous forme d’idéologie anti-religieuse. Ce rapport si
spécifique au religieux et si lié à l’histoire moderne de la France a permis aux
recherches en histoire et en sciences sociales un détachement confortable par
12
- A ce propos, Georges Duby considère qu’« une société ne s’explique pas seulement par ses fondements
économiques, mais aussi par la représentation qu’elle se fait d’elle-même… car ce n’est pas en fonction de leur
condition véritable, mais de l’image qu’ils s’en font et qui n’en livre jamais le reflet fidèle, que les hommes
règlent leurs conduites », cité par Jacques Dalarun dans son introduction à G. Duby
« Féodalité »,Gallimard,1996, p 21
13
Surtout celles algérienne et tunisienne
14
René Rémond, 2001 Religion et Société en Europe : La sécularisation aux XIXè et XXè siècles : 1780-2000.
Paris, Seuil,, 303 p.
7
rapport au religieux tant il coïncide avec la réalité historique et avec une réelle
décantation du rapport au religieux, ce qui est loin d’être le cas pour l’histoire
maghrébine ou celle plus généralement musulmane.
Or, partir d’un « espace d’ordre » qui n’est pas propre au terrain historique
que nous voudrions aborder pourrait présenter une erreur scientifique grave,
dans la mesure où cet « espace d’ordre » a sa propre histoire et où cette dernière
ne pourra en aucun cas répondre aux sollicitations posées par un champ
historique travaillé par l’islam15.
La différence, faudrait-il le souligner est ici évidente, le processus de
sécularisation en Europe remonte au moins à la Réforme, voire aux premières
manifestations de l’humanisme. Il a été le fruit d’un profond mouvement
dialectique qui partait du champ des mutations économiques, sociales et
politiques vers celui de la religion chrétienne dans sa forme institutionnalisée et
cléricale.
Ces mutations avaient déstabilisé et avaient mis en crise la religion
chrétienne. Cette dernière pourtant très forte institutionnellement et très
hégémonique au sein des sociétés aux XVI et XVII siècles, était ainsi acculée à
réagir et à donner lieu à des débats stimulant la curiosité scientifique et les
recherches historiques. La forte revendication des protestants avec Luther de la
« Scriptura Sola », avait permis, en même temps la naissance de l’exégèse
critique de la Bible. Gramsci qu’on a toujours défini comme le théoricien de la
superstructure affirmait, en substance, dans ses écrits que de la grossière pensée
de Luther était partie la modernité intellectuelle de l’Europe. Lucien Febvre
dans « Martin Luther : Un destin, » (1988,195), confirme en avançant que
« Luther lui-même n’était pas un homme moderne, pas plus qu’il n’était un
protestant, cela ne l’empêche pas d’être à l’origine du monde moderne, comme
il est à l’origine du protestantisme ».16
La Réforme a provoqué une faille intéressante pour l’horizon historique
chrétien. Une confrontation à dimension historique avait commencé pour
l’Europe, opposant un mouvement intellectuel cherchant à relativiser le
magistère de la théologie et de la scolastique, à une religion fortement élaborée
et institutionnalisée, confrontation qui a commencé depuis les humanistes
comme Rabelais, Montaigne ou encore Erasme dont les travaux sur les textes
bibliques ont été condamnés par l’Université et le Parlement de Paris, parce
qu’ils étaient assimilés à l’hérésie. La philosophie des lumières est venue
15
Il n’est pas besoin d’insister sur l’idée que cette différence ne signifie aucunement que l’islam a des
spécificités qui le mettent en dehors du processus d’évolution historique et qui l’éloignent des voies menant à la
modernité. Une histoire différente impose des voies culturellement différentes vers un destin pouvant être
universellement commun.
16
L.Febvre ,1988,Martin Luther : Un destin, Quadrige//PUF,210 p
8
renforcer cette quête de « sortie de la minorité » au sens kantien. L’éclosion
depuis le milieu du XIXè siècle des grandes philosophies de l’histoire avec
Hegel, Spengler, Toynbee,…, n’a pas moins contrebalancé le grand récit de la
théohistoire cléricale. Jusqu’à la fin du XIXème et même jusqu’au début du
XXème siècle cette confrontation a continué à s’exprimer avec « la crise
moderniste », qui s’est déclarée au sein même de l’Eglise en France et en Italie,
pour exprimer cette nécessité d’ouverture sur la modernité.
L’univers occidental a confirmé ainsi sa rupture avec le religieux à travers
l’idée philosophique de « la mort de Dieu » de Nietzsche, du « désenchantement
du monde » comme l’ont expliqué Weber et Gauchet ou même à travers des
idées réitérées par nombre de penseurs comme par exemple Ernest Renan, qui
en substance affirmait en 1883 dans ses « souvenirs d’enfance et de
jeunesse »17( E. Renan, 1993), que la religion était devenue irrévocablement une
affaire de conscience individuelle, signifiant par là le reflux du religieux et le
déplacement de Dieu de l’espace large de l’histoire comme construction
publique commune des hommes, vers l’espace de leur intimité et de leur
intériorité.
Ainsi, la naissance de la modernité et de la vision démocratique du monde, a
poussé ces sociétés à consommer leur rupture avec la religion et
dialectiquement cette rupture, a renforcé de son coté la modernité de leur
univers en permettant à la raison de se substituer à l’autorité qui a régné au
sein des sociétés auparavant sous l’ordre religieux de l’Eglise.
Ce grand mouvement de l’histoire et de la pensée a fini par faire admettre à
l’Eglise elle-même le décalage dangereux qui existe entre ses positions
théologiques et la société en voie de sécularisation. Il en est résulté que dans
son expression protestante et sous l’influence du Kantisme et de l’idéalisme
allemand, l’Eglise a fini par enfanter au XIXeme siècle le protestantisme libéral,
fruit d’une conciliation historique entre les acquisitions modernes du savoir
d’un coté, et les exigences de la foi de l’autre, comme elle est parvenue aussi
sous son expression catholique, à digérer la crise du modernisme en consentant
à réfléchir au rapport entre la science au sens large et la foi et à accepter
l’application des méthodes de la critique historique et littéraire, à l’Ecriture
Sainte et à l’histoire des origines de l’église.
Le « concile de Vatican II » tenu à Rome en 1965 avait officialisé cette
ouverture sur la modernité intellectuelle en avalisant le libre examen des textes
et leur soumission à l’épistémologie moderne tout en intégrant le concept de
droits de l’homme et de la liberté de croyance.
17
Ernest Renan , 1993, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Flammarion,, 314 p
9
Il est important de souligner que tous ces mouvements d’idées étaient portés
par des transformations
touchant aux structures mêmes des sociétés
occidentales, que dans un fort mouvement dialectique, l’ambiance
d’émancipation intellectuelle a été, entre autres le fruit de l’offensive des idées
et qu’à son tour cette liberté acquise au prix d’un grand labeur continue d’être à
même de soumettre la religion au savoir et à la connaissance,
Face à cela, un départ vers la recherche et la réflexion sur la base d’un a
priori laïciste, alors même que le processus de sécularisation dans le champ
islamique est en grande partie factice et fragile, fait que le passage par les voies
d’émancipation attend encore à se faire dans ce même champ.
*suivisme par rapport à l’islamologie
Il est à remarquer d’un autre coté, que cette même raison savante n’a pas
eu, non plus, suffisamment de recul par rapport aux insuffisances de
l’islamologie ni au rôle inachevé qu’elle a joué dans l’agencement et dans la
réorganisation des catégories de cette pensée islamique.
Il est banal de dire que l’islamologie a investi par les approches les plus
sérieuses les différents volets de cette pensée théologique et de cet islam
orthodoxe, la meilleure illustration et non la seule, en est peut-être la
monumentale encyclopédie de l’islam. Mais, un recul critique nous fait
constater que l’islamologie n’a pas mis en perspective positive son objet d’étude
et n’a par conséquent pas ouvert des voies d’émancipation devant cette religion.
La cause essentielle en est qu’elle a souvent traité l’islam comme un phénomène
dont les spécificités culturelles et théologiques entravent le passage par les voies
universelles d’évolution, l’éloignant du même coup de toute possibilité de
passage à la modernité.18
D’un autre coté, en essayant de traiter le monde musulman non pas comme il
est réellement mais souvent d’après l’image qu’elle s’en est fabriquée,
l’islamologie, très liée à l’orientalisme, ne l’a pas moins chargé de certains
mythes d’exotisme
risquant de fausser, précisément, ses perspectives
d’émancipation. Pour n’en évoquer rapidement que le plus entretenu, il est
intéressant de citer celui qui soutient l’idée d’une pratique sociale de l’islam
absolument affranchie des lois de son orthodoxie, comme celle se manifestant
dans le domaine de la jurisprudence, dans celui du rapport aux lois coutumières,
ou dans celui du maraboutisme, mythe largement soutenu par des études
18
G.E. Von Grunebaum, 1973, L’identité culturelle de l’islam, traduit de l’anglais par Roger Stuvéras. Gallimard
, 294 p
10
sociologiques et anthropologiques qui, s’efforcent, d’une manière souvent
implicite, d’en tirer des conclusions optimistes sur la permissivité et la
souplesse de l’orthodoxie notamment. Or, pour s’en remettre à J.P Deconchy
spécialiste de la pensée orthodoxe, la structure de l’orthodoxie « ne perdure que
par le jeu raffiné de lentes oscillations habilement rattrapées aussitôt que
déclenchées » 19(J.P Deconchy,1989, 41). Devant le fonctionnement de cette loi
inhérente à toute orthodoxie, il serait, peut-être, alors plus édifiant de
reconsidérer la question sous l’angle de cette nuance de taille et de ne pas voir
en cette liberté plus que ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire, un phénomène de
contestation interne au système même de cette orthodoxie et surtout un
phénomène d’auto-régulation nécessaire à la pérennité du même système. La
disposition qu’avait montré l’islam orthodoxe, surtout avec Al Gazali, à
reconnaître le soufisme et l’islam confrérique sous la condition primordiale de
leur soumission au magistère de la charia’ et de l’orthodoxie islamique n’en est
pas la moindre preuve.
De son coté le néo-orientalisme n’est pas toujours plus éclairant, car se
transformant souvent aujourd’hui en science politique, il s’accroche beaucoup
plus à l’étude des expressions immédiates de l’islam qu’à ce qui continue à le
caractériser d’une manière profonde, cherchant par là surtout des solutions
rapides à la crise qui secoue le rapport entre l’Occident et ce dernier.
3- La sclérose théologique
Tous ces manquements participent évidemment à l’état de sclérose de cet
ensemble théologico- charaïque qui règne d’une façon inentamée jusqu’au
temps présent sur la conscience et même sur l’intellect des musulmans, ce qui
ne laisse évidemment pas d’étonner ni de soulever encore plus la curiosité
quant aux causes d’une telle stagnation. Cette même curiosité ne peut
qu’orienter notre réflexion vers la voie d’émancipation dans laquelle s’est établi
le rapport intellectuel au christianisme. Cette comparaison pourrait permettre de
détecter les éléments de blocage qui caractérise la voie d’émancipation pour
l’islam.
S’appuyant sur le sens théologique qu’avait généré l’organisation
institutionnelle du christianisme, et devant l’inexistence d’une organisation
cléricale semblable en islam, dans «Les schismes dans l’islam » Henri Laoust20
(1983,370) estime que dans la mesure où il n’a pas de clergé ni de conciles
pour formuler ses dogmes, l’islam se présente en religion laïque. Pour
Tocqueville dans ses « Notes sur le Coran » (2007, 49). cette caractéristique
19
20
J.P Deconchy 1989, Psychologie sociale, croyances et idéologies,p41, Paris,éd,Meridiens Klincksieck,249
H. Laoust,1983, Les schismes dans l’Islam, Paris, Payot,500 pages ,
11
qui ne fait que répondre au caractère bédouin et pastoral de la société d’origine
dans laquelle s’est déclaré l’islam, ne préjuge d’aucune laïcité de fond. Pour lui
l’islam se présente sur le plan théologique en religion totalitaire qui joint «
intimement un corps d’institutions civiles et politiques à une croyance
religieuse »21 Cependant, et quelque soit l’avis comparatif de l’un et de l’autre,
il est sûr que cette caractéristique d’absence de clergé bien réelle, en tout cas
pour l’islam sunnite majoritaire, ne diminue en rien la dimension autoritaire
qu’avait prise à travers l’histoire, la tradition théologico-juridique, élaborée tout
au long des cinq premiers siècles de l’islam. Et, s’il est vrai que les Uléma ne se
constituent pas en cadre institutionnel, il n’est pas moins vrai qu’ils constituent
un corps investi d’une légitimité incontestée pour parler au nom d’une
communauté entière.
Il s’ensuit qu’au fond, le sens d’une différence entre la religion chrétienne et
celle musulmane ne découle pas tant des formes institutionnelles qu’avait
prises chacune d’elles, formes représentant, somme toute, dans leur différence,
la même autorité, que dans l’orientation et les thèmes élaborés par chacune
des théologies au sein de ces deux religions.
Si dans le christianisme, la théologie est une élaboration spéculative prenant
pour sujet primordial les questions de la Foi et de la Grâce et si en ceci elle est
une intelligence de la Foi comme la définit Saint Augustin, elle représente pour
l’islam, l’hégémonie d’une élaboration de type juridique fiqhiste, où la Foi et le
Salut sont tributaires de la soumission du croyant aux prescriptions légales de
régulation et de normalisation de la société. D’ailleurs, on retrouve largement à
ce niveau, la prégnance de la raison politique et le souci de la gestion sociétale
qui avaient accompagné dès le départ la Révélation, sur l’élaboration de cette
théologie islamique.
La théologie en tant que mouvement interne à la foi comme dans le
christianisme et comme il l’a été par la suite dans certains courants du soufisme,
a vite fait d’être suspendu en islam, probablement à cause de la dangerosité et
de la violence politique qu’il a induit suite au conflit entre mutazilisme et
hanbalisme au IXè siècle à Bagdad, la capitale abbasside.
Cette clôture de la théologie spéculative a été fortement consacrée par la
suite, par le mot d’ordre brandi par le charismatique Al Gazali vers la fin du 11è
siècle, celui du « sans comment », « bila keif », et par le triomphe historique de
la « ‘aquida » ashra’aite dirigée contre le rationalisme mutazilite. La théologie
de la foi asha’arite, écartant autoritairement l’un des principes élémentaires de
la rationalité, celui de la causalité, a consisté depuis à entretenir l’idée
21
Alexis de Tocqueville, 2007, Notes sur le Coran et autres textes sur les religions .Présentation et notes de JeanLouis Benoît, éd Bayard, 175 p
12
d’adhésion aux vérités indémontrables, du fait qu’elles sont révélées. D’ailleurs,
la qualification de « sciences charaïques », Ulum Chari’a, attribuée à
l’ensembles des lois et normes qui soutiennent la foi, ne connote pour cette
théologie aucune « Scienticité » en dehors de celle interne à un raisonnement
qui s’efforce à démontrer combien le Salut est absolument tributaire de la
soumission aux prescriptions légales. La conséquence naturelle de cet état de
fait est, faut-il le rappeler, la prépondérance d’une culture juridiste, fiqhiste et
formaliste se situant au fondement premier de la croyance. La culture du
« licite » et de « l’illicite » résume l’intelligence de la foi et, ainsi dotée de la
plus grande légitimité, règne sur la conscience croyante des gens.
Ce processus d’appauvrissement aussi bien que de rigidification de cette
théologie, ne manque, évidemment pas d’expliquer les difficultés que rencontre
cette dernière à problématiser son rapport au Texte fondateur et aux
communautés qu’elle entend gérer et surtout, son mal à entrer en dialogue avec
la pensée philosophique, y compris celle arabe de l’époque classique. De cet
état de fait découle probablement, sa très grave sclérose, sa résistance aux
chocs historiques et ses difficultés à changer ses paradigmes au plein cœur de la
modernité.
Les tentatives entreprises par le mouvement réformiste dit islahiste, à la fin
du XIXè siècle et au début du vingtième, témoignent de ce blocage dans la
mesure où, malgré un effort louable d’adaptation à la modernité, elles étaient
loin d’avoir soulevé des débats théologiques de l’ampleur de ceux provoqués
par la crise moderniste au sein de l’Eglise catholique presque à la même époque.
Elles étaient encore plus éloignées des problématisations soulevées par les
débats au sein du protestantisme libéral allemand si imprégné de pensée
philosophique.
La théologie musulmane continue, aujourd’hui même, à fonctionner sur la
base des mêmes postulats et à générer le même sens qu’ à ses commencements,
à un tel point qu’on peut aisément lui attribuer le sens que donne Saint
Augustin à la mémoire : « Elle est le présent du passé ».
II- La théologie islamique à l’épreuve de la rationalité des sciences
sociales
Pourtant, aussi bien l’avènement de la crise du modernisme que celui du
protestantisme libéral sont des exemples inspirateurs d’espoir pour ce qui est du
rapport entre islam et modernité intellectuelle ainsi que pour ce qui est de la
place que peuvent se procurer les sciences sociales dans l’approche de la
13
théologie islamique, en vue de participer à problématiser la culture croyante
qu’elle génère et à la mettre aux prises avec les rationalités modernes.
La possibilité d’un tel espace met la science historique devant une bonne
matière à défricher et devant une multitude de tâches.
L’une de ces tâches est d’abord de définir le statut réel de la théologie en
essayant de la détacher de ses diverses prétentions comme celle à s’assimiler à
la Révélation. La théologie, pour la rationalité historienne, n’est qu’une forme
de lien et de médiation entre les croyants et la révélation. Son rôle est de donner
une forme historique à celle-ci, ce qui implique pour elle l’utilisation d’un
langage humain, des catégories de pensée profanes et un dispositif puisé dans
l’espace cognitif de son époque, en l’occurrence et pour la pensée théologique
musulmane celle des premiers siècles de l’Islam. Régis Debray nous explicite
encore mieux l’espace de cette intervention quand il affirme que « pour qu’un
être transcendant survive à son acte de naissance, il a besoin d’organes … d’un
organisme spirituel … d’un viatique »22( Ibid, 23). Car s’il est à juste titre, du
rôle de la théologie d’instituer ce viatique c’est à dire ce chemin reliant Dieu
aux croyants, en faisant passer Dieu de l’état d’une croyance intuitive, sauvage
à l’état d’une croyance domestiquée et institutionnalisée, il revient à l’historien
de soumettre ce viatique à la raison critique, à la confrontation avec l’histoire et
à la mesure objective. Ainsi défini, ce statut permet, aisément, de soumettre la
théologie à la critique historique, dans un travail qui, faut-il le souligner, ne peut
tirer sa pertinence que de l’histoire des cadres de cette pensée théologiques.
Cette tâche met l’historien devant un ensemble de besoins, tant il est
question pour lui, d’essayer de soumettre les méthodes d’une théologie aux
méthodes de la science historique et de ceux des sciences sociales.
Par méthodes d’une théologie, il est entendu ici, aussi bien la rhétorique que
l’arsenal conceptuel formés par ce qui est appelé «sciences charaïques».
Ces dernières se composent de l’exégèse coranique qui, somme toute, s’est
faite selon les moyens cognitifs et les possibilités linguistiques ainsi que selon
les représentations de l’époque classique de l’islam, ces « sciences » puisent
aussi dans l’institution du hadith en corpus et sa compilation très contestable et
très problématique23 parce que ce hadith est en réalité un prolongement de la
parole divine par celle humaine très imprégnée des cultures, des mentalités et
des psychologies collectives spécifiques aux différents contextes dans lesquels
22
R Debray, Ibid, p23
Mahmoud Abou Riyya , 1994 ,adhwa’a’la as-sunna al muhammadya, Dar al Maarif, , le Caire , 6ère édition,
395 p
23
14
elle fut collectée, et enfin dans les fondements du fiqh conçus au sein des enjeux
profanes de la construction politique et sociale de l’époque.
Il va de soi à ce niveau, que pour mieux rompre avec l’esprit de cette
théologie, l’historien est tenu de maintenir avec elle un rapport de connaissance
permettant de partir de son intériorité, de sa logique et de ses concepts. Une
approche extérieure à l’intimité du discours risque de mener à des fausses
pistes.
Mais au delà de cette prétention et s’il est entendu que la théologie
islamique, tout comme celles dans les autres monothéismes, puise son autorité
de son lien à la Révélation et de sa vocation à produire le sens donné au croire
ceci n’exclue pas que cette même autorité lui vient de sa capacité à transformer
la Révélation en normes pensées d’après une raison relative et humaine, en
l’occurrence celle des Uléma, exégètes, traditionnistes et mutaqallimun et à les
ériger du même coup en idées absolues. L’espace d’intervention des sciences
sociales, réside en deuxième lieu, dans l’analyse de cette raison qui s’est chargé
de concevoir la Foi en lui donnant une forme qu’elle n’acquiert pas d’emblée,
tant il est vrai que, quelques soient ses prétentions, cette raison « s’accomplit
dans une multiplicité toujours historiquement déterminée, de pratiques
discursives et textuelle… ». (J.Y Lacoste, op. cit.1126)24
1-La raison théologique entre prétentions autoritaires et vérités
historiques
Cette raison théologique est relative puisqu’elle est historique et on peut s’en
remettre à Gadamer qui dans « Vérité et méthode » (1976, 114) affirme que :
« L’idée d’une raison absolue ne fait point partie des possibilités historiques de
l’humanité. Pour nous la raison n’est qu’en tant que réelle et historique c’està- dire qu’elle n’est pas son propre maître.» 25
Cette raison relative, obligatoirement soumise aux conditions historiques
dans lesquelles elle a fonctionné et à une épistémé comme dirait Foucault de
son coté, celle dans laquelle avait fonctionné la pensée fondatrice de
l’orthodoxie sunnite, notamment celle d’Al Gazali, de Chafii, de Tabari,
d’Ibn Hanbal , de Boukhari, d’Ibn Taymia …, cette raison a donné à la
conscience islamique l’illusion qu’elle n’a fait que reproduire la vérité des
données révélées alors même qu’elle les a forcement interprétées, parce que
24
J.Y.Lacoste, op, cit, p, 1126
Hans-Georg Gadamer , 1976, Vérité et Méthode , Seuil (347p),. Il ne nous échappe pas que dans son idée
d’expliquer l’historicité de la compréhension, Gadamer cible par ce propos la raison de l’Aufklärung dont
l’exigence de tout soumettre à la raison relève, selon lui, à son tour du préjugé. Mais trouvant que cette idée et
toutes les autres qui vont suivre, s’appliquent à fortiori et quasi parfaitement à la raison théologique musulmane,
nous nous sommes permis d’y recourir.
25
15
comme dit encore Gadamer « toute reproduction est d’abord interprétation en
ce sens qu’elle est aussi un comprendre »26( op cit, 121) . Le Tafsir, ou
l’exégèse coranique, le Hadith et Sunna, dires et gestes du prophète, le Fiqh,
science normative…. toutes ces opérations sont en fait, des élaborations postrévélation qui avaient appartenu à des contextes cognitifs ayant nécessairement
imprégné l’interprétation qui s’est faite autour de cette révélation.
Or, que tous ces théologiens aient compris la révélation d’après la raison qui
leur a été donnée en leur temps, est un fait extrêmement important à souligner
parce que, estimer ainsi les faits sur une base d’historicité pourrait dénoncer
l’histoire d’un préjugé. Ce préjugé commence quand cet esprit théologien établit
un comprendre qui lui est propre tout en lui attribuant un caractère de structure
éternelle et autoritairement anticipatrice du comprendre des musulmans,
abstraction faite de l’effet de l’histoire et des époques historiques traversées par
l’Islam.
Le système de pensée islamique est ainsi fondé sur une précompréhension
savamment instituée par l’esprit théologien des premiers siècles de l’islam.
Cette précompréhension s’est auto-érigée en autorité et s’il est ici question de
préjugé, c’est parce que justement « toute autorité est une source de préjugé »27
(Ibid, 110).
Cette « structure théologique » s’est installée pour barrer la route à toute
historicité, démarche certainement arrangeante pour sa propre fonction, mais
qui ne peut que susciter encore une fois, la critique de l’historien.
La littérature charaïque abonde en exemples sur cette démarche. A ce titre Al
Jurjanî, un théologien tardif du XV ème siècle, à travers la définition qu’il
donne à l’interprétation ou à l’herméneutique, dans son ouvrage « Taarifet »
peut être éclairant quand il affirme que : « L’interprétation dans le char’a, c’est
de déplacer le terme de son sens apparent vers celui qu’il pourrait signifier, si
cette signification correspond au Coran et à la Sunna ».28(1986, 34). Or, nous
voici dans le cercle vicieux car, le Coran qu’il désigne ici comme référence est
déjà celui assimilé et compris d’après toutes les opérations du Tafsir, quant à la
tradition ou la Sunna qu’il pose aussi en deuxième repère, elles sont déjà sujets
à discussion non seulement à cause du doute positiviste qu’avait commencé à
introduire la célèbre étude de Goldziher, à propos de leur authenticité, mais
aussi à cause du fait qu’elles soient une projection d’enjeux divers des sociétés
où elles furent élaborées.
26
op cit, p 121
Ibid, p 110
28
Al Jurjanî Abou Al Hassen ali Ibn Mohamed Ibn Ali : 1986 At Ta’arifet ( Les déninitions), éd, dar a’shououn
athakafia , Bagdad, , P,34
27
16
2-Discours théologique et sciences sociales : Pour un rapport de front
La fonction de l’historien serait aussi de saisir les moyens par lesquels
procède l’esprit théologien en vue de faire valoir ses vérités, ce qui le fait
accéder au terrain le plus adéquat à ce genre de travail, celui du discours et du
texte.
C’est, en effet, dans les textes et à partir de cet esprit théologique « en
action » et en pratique, qu’on peut saisir les moyens utilisés par ce savoir.
L’attitude des auteurs théologiens à travers leurs écrits, se cristallise en une
attitude d’autorité constante quelque soit, d’ailleurs l’époque réelle à laquelle ils
appartiennent. L’examen et l’interrogation de leurs textes, font constater que
l’une des caractéristiques les plus remarquables de leur démarche, est qu’ils ne
sont jamais dans la méthode de l’argumentation. Par leur discours, ils cherchent
pourtant à convaincre, à susciter l’adhésion de l’auditoire, mais ceci ne les met
nullement dans la logique d’une idée à établir, ils se trouvent toujours dans une
vérité préétablie.
C’est là une autre tâche qui incombe à la critique historique, celle de
démontrer que ces théologiens se trouvent en fin de compte dans une sorte de
manipulation communicationnelle beaucoup plus que dans l’argumentation,
qu’ils se trouvent dans « l’art de dire », dans la rhétorique, plus que dans l’art de
convaincre comme l’avance ici A.Moussaoui dans «Vocabulaire du droit et
syntaxe de l’histoire (1992 ), affirmant que « chaque question donne lieu à une
glose. C’est une occasion d’actualiser (de mettre en acte) le texte ancien, et
c’est aussi une stratégie discursive permettant au faqih de signaler son
érudition, garante de son autorité. Une érudition qui est prouvée aussi par
l’éloquence et le savoir dire. Un faqih convainc plus par la façon de dire, la
forme donc que par le fond qui somme toute est le même »29. Par ce dire, A.
Moussaoui résume parfaitement le triptyque constitutif rhétorique du savant
Alim : savoir-autorité-rhétorique.
Pour ce discours en effet, il s’agit à chaque fois d’une vérité postulée à
priori, d’un cadrage mis en place à travers un ensemble de présupposés
composé de Versets et hadith et lors duquel l’argument se transforme à chaque
fois en argument d’autorité. Cette démarche annule ainsi le débat et la réflexion
et devient manipulation. Or il est important de noter, comme le démontre
Ph.Breton dans son « Histoire des théories de l’argumentation »( 2000,108) que
29
Moussaoui .A , 1992, Le Fiqh : Vocabulaire du droit et syntaxe de l’histoire . In : Histoire et linguistique,
Rabat
17
la manipulation est une «variété du convaincre qui ne respecte pas la liberté de
réception de l’auditoire »30.
Et voilà que cette dernière constatation nous fait passer à une autre
spécificité de ce discours, car il va sans dire qu’il n’est pas du tout question
pour l’esprit théologien de respecter une quelconque liberté de réception, son
rôle est d’homogénéiser cette réception et de l’assurer autoritairement. Le poids
de cette attitude autoritaire et totalitaire nous expliquerait, enfin, pourquoi la
pensée musulmane contemporaine était restée enfermée dans l’horizon de
l’épistémologie et de la démarche de l’âge classique de l’Islam.
Enfin, l’historien est appelé à recourir aux différentes autres disciplines en
sciences humaines et sociales, d’autant plus que le propre de la pensée
théologique musulmane est de fonctionner sur la base d’un enchevêtrement
souvent implicite des thèmes appartenant à des catégories de pensée diverses
tels que savoir et pouvoir, norme juridique et métaphysique, événements réels et
idéaux...
Ainsi, des concepts et des catégories extérieurs à la discipline historique
s’imposent pour constituer la boite à outils adéquate à la nature de ce travail,
dans le sens où par exemple, il est important de comprendre le rapport entre la
raison graphique et la constitution d’une orthodoxie car les arabes passent avec
l’islam et surtout avec la constitution de l’Etat, des traditions de l’oralité à celle
de l’écriture, or J. Goody dans ses écrits tel que « La raison graphique »31(
1979, 85 ss), explique comment l’écriture développe l’esprit d’orthodoxie. Une
telle thèse est incontournable pour approcher la Tradition islamique, d’autant
plus que tous les scribes du temps classique de l’islam étaient en même temps
des théologiens ou du moins réfléchissaient tous dans un cadre de pensée
dominé par l’esprit orthodoxe.
L’intervention de la psychologie sociale et de l’étude de la constitution des
systèmes idéologiques, s’impose à son tour pour comprendre comment
s’imbriquent les normes de contrôle et de régulation sociale aux systèmes de
croyance et comment elles les fondent souterrainement.
Sont aussi sollicités, la démarche déconstructive comme interrogation des
présupposés sur lesquels se fonde le discours de la théologie, la linguistique
pour comprendre les structures et l’économie du discours théologique, le
structuralisme, pour saisir ce que c’est qu’un cadre de pensée, le poststructuralisme pour comprendre le rapport entre certains phénomènes comme
30
Philippe Breton/ Gilles Gauthier , 2000: Histoire des théories de l’argumentation, p, 108, éd :La découverte
Paris ; 123 p
31
Jack Goody ,1979,La raison graphique, Editions De Minuit,274p
18
celui qui lie savoir et pouvoir, rapport si caractéristique de la pensée
théologique islamique,
Le but de cette démarche pluridisciplinaire est de frayer des voies pour une
possibilité d’émancipation, et de chercher des éventualités de passage à la
modernité intellectuelle, en essayant de destituer les prétentions non fondées de
cette raison théologique.
III – Quelle perspective ? :
C’est dans la perspective de casser l’enfermement dans lequel se trouve
cantonnée la pensée religieuse musulmane contemporaine – perspective
souhaitée par nombre de penseurs arabes et pas seulement– que se situerait un
tel chantier de recherche et c’est à partir de cette perspective que la critique des
démarches de cette pensée théologique nous permettrait d’en postuler d’autres,
et de transformer la tension qui émane de la remise de la Tradition dans
l’historicité, en champ de production intellectuelle apte à participer à la
réalisation de la modernité religieuse de l’Islam.
Latifa Lakhdar
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