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Approche critique de la pensée orthodoxe islamique :
Contraintes et espoirs d’un chantier de recherche
C’est à propos d’un chantier de recherche, de sa pertinence, des difficultés
inhérentes à son terrain, que tente de se consacrer ce travail de réflexion.
La réapparition au temps présent, d’une certaine théo-histoire ou d’une
démarche qui essaie de puiser le sens dans l’Au-delà et dans une théologie mise
en place pour organiser des sociétés qui avaient existé il y’a bien plus de dix
siècles, donne à réfléchir sur les causes profondes de ce qui se présente
aujourd’hui comme un comportement singulier aux peuples de l’Islam. Cette
tendance à la théologisation des rapports sociaux et culturels au sein des
sociétés musulmanes traduit certainement une multitude de failles caractérisant
l’histoire contemporaine de ces sociétés. Elle nous révèle d’autre part, la
dimension inentamée et sclérosée de la pensée orthodoxe musulmane, pensée à
laquelle, continuent pourtant à s’adosser, les acteurs actuels de cette théo-
histoire.
La pensée orthodoxe ou théologique, (et il faudrait rappeler ici, en substance,
la définition que donnent les spécialistes de celle-ci, c’est à dire la théologie,
comme ensemble de postulats et de présupposés mis en place pour défendre la
cohérence d’un système de croyance et garantir sa crédibilité, et qui en se
précisant au gré des débats se mue en orthodoxie1( J.Y Lacoste(
dir),1998,1126-1132)), se présente aujourd’hui dans le champ islamique en
acteur offensif de médiation dans le rapport à soi et au monde. Cette
caractéristique nous met , d’ailleurs, devant la pertinence d’une idée il y’a
longtemps avancée par H. Djait2(1974 , 1978) affirmant que l’islam se
présente, pour ses croyants en conscience historique, fortement attachée à celle
religieuse, idée édifiante, tant elle traduit une vérité et tant elle invite à mieux
comprendre les complications d’une dialectique qui unit une conscience se
ressourçant dans une affirmation d’absolu, à une autre redevable d’historicité et
de relativité.
D’un autre coté, lIslam, empêtré aujourd’hui dans les complications de sa
propre histoire, ne se trouve pas plus épargné par un certain contexte de
racisme mondial. Un racisme qui, conformément aux lois de fragmentation
inhérentes à cette « troisième mondialisation », délaisse ses références et ses
1 Lacoste.J.Y,,1998 : La théologie, in Dictionnaire critique de théologie,(dir. J.Y Lacoste) Paris, PUF,,p 1126-
1132, 1298 p
2 Notamment dans ses livres : 1974, La personnalité et le devenir arabo-musulman, éd, Esprit-La condition
humaine, Paris et 1978 ,: L’Europe et l’islam, éd, Esprit/ Seuil . 187 p
2
arguments traditionnels d’ordre anthropologique et de race, pour s’orienter vers
les cultures ciblant d’une manière récurrente celle islamique. Il n’est pas besoin
de rappeler, à ce propos, la ligne qui part de Huntington, pour arriver à
Redecker via Benoît XVI, ….
Mais ainsi mis à l’index, cet islam ne réagit pas moins, à travers ses masses
croyantes, par un réflexe aveugle de communauté3 d’autant que ces masses se
trouvent aujourd’hui encadrées par un corps extrêmement autoritaire de
« cheikhs satellitaires »4. Ces derniers se présentent comme porte parole d’un
islam orthodoxe mondialisé, en même temps qu’ils réitèrent une rhétorique
anachronique et un attachement à une identité religieuse pré- moderne.
I- La religion dans l’histoire : L’état des lieux
Ce comportement, de son coté, nous remet dans la réalité réelle de cette
religion qui se maintient généralement dans un état de sclérose et qui n’exprime
pas d’embarras à se présenter jusqu’au jour d’aujourd’hui, dans des contours
théologiques établis à une période bien lointaine, remontant aux et 1
siècles de notre ère.
En effet et à l’opposé par exemple de ce que avance Régis Debray dans son
livre « Dieu, un itinéraire, matériaux pour l’histoire de l’éternel en Occident, »
( 2001, 13) quand il affirme que pour l’Occident « les sciences religieuses
depuis un quart de siècle ont pris une avance redoutable sur la conscience
religieuse (et que) les datations, les lieux-dits, les surhommes de la saga
biblique,…. sont des clichés et des croyances réflexes que les mieux instruits des
croyants eux-mêmes mettent posément en pièces »5 , la réalité actuelle dans le
champ islamique se trouve caractérisée par une forte résurgence, d’une
conscience religieuse qui a du mal à départager la foi du sens que lui avait fixé
une épistèmé médiévale dépassée et qui tente de prendre une redoutable
avance sur l’état des sciences religieuses, des sciences sociales et humaines et
de la conscience savante en général.
Il est ainsi clair qu’une telle situation annonce, pour la réalité islamique
toutes les difficultés qui pointent à l’horizon du processus de cularisation,
d’autant que celui-ci n’est réalisable qu’au prix dun rapport de confrontation
3 Les manifestations de colère à l’occasion de l’affaires des caricatures en 2006, les menaces de mort contre
Redecker.. ;;
4 Qui prêchent à travers des dizaines de chaînes satellitaires, notamment celles financées par le pouvoir saoudien
wahhabite face à beaucoup d’autres financées par le pouvoir chiite iranien.
5 Régis Debray ,2001, Dieu, un itinéraire : Matériaux pour l’histoire de l’éternel en Occident; Paris éd, Odile
Jacob, 396 p
3
continuelle entre les droits de la connaissance et ceux de la croyance comme l’a
prouvé, notamment, l’histoire du christianisme.
Par ailleurs, cette situation se caractérise par un certain état de fait et un état
des lieux dont nous essayerons de traiter les cotés qui relèvent du politique, du
théologique et de l’épistémologique et dont l’imbrication, par ses effets graves,
met les sciences sociales dans l’urgence d’une prise en charge d’un tel chantier.
1- Le national et le religieux : pertinence et ratage
La réflexion autour de la dimension politique nous emmène à regarder du
coté du rapport établi entre le national et le religieux dans la plupart des
sociétés musulmanes ou arabo-musulmanes postcoloniales.
Les expériences nationales contemporaines, celle de la Turquie d’Atatürk,
de l’Egypte nassérienne, de la Tunisie bourguibienne, et celles des expériences
ba’athistes qui étaient notamment laïques à leur début, avaient toutes, sous des
formes et des expressions différentes et inégales, essayé de nationaliser un islam
qui s’imposait auparavant dans l’espace transnational de la Umma.
L’Islam est, en effet, théologiquement organisé pour être la matrice d’une
supra-nation, celle de la Umma islamique réelle ou même potentielle, dans le
sens d’une humanité appelée à devenir entièrement musulmane6.
Ce sentiment d’appartenance à la Umma, entité transnationale virtuellement
unifiée, a d’ailleurs survécu à l’éclatement qui a très vite fait de caractériser
l’histoire politique de l’islam classique7et l’emprise de cette appartenance est
telle qu‘au cours même de l’histoire contemporaine des sociétés musulmanes, le
fait de sen départir n’a pas été chose aisée. Les dissensions, les orientations
6 Denny F.M,1991, « Umma », in Encyclopédie de l’Islam, nouvelle éd, Leiden. E.J. Brill, G.P Maisonneuve et
Larose, , p 927.
7Après les Omeyyades, l’empire islamique a très vite fait de perdre son unité politique donnant lieu à celui des
Abbassides à Bagdad, celui des Fatimides au Caire et de ceux qui avaient survécu de la famille Omeyyade en
Andalousie. Mais ceci n’a entamé ni l’expansion de l’islam ni son apparition comme civilisation à dimension
mondiale égale à celle greco-hellénistique et romaine qui l’avait précédé.
4
contradictoires et les débats soulevés au sein des mouvements de libération
nationale autour de cette question en sont témoins.
Par ailleurs, cette même histoire ne manque pas de nous rappeler que le
nationalisme arabe est à la fin du XI s et au début du XXè s, contre
l’intégration ottomane qui s’était réalisée sur la base de l’islamité, et que le
courant intellectuel panarabe de cette époque, élaborait sa pensée en prenant
l’islam comme expression du génie arabe et non pas comme élaboration
théologique. L’issue historique de ces mouvements ayant, la plupart du temps,
donné raison et pouvoir aux élites anti- panislamistes, le traitement de la
question religieuse était promis à un avenir de changement.
En effet, et jusqu’aux années soixante-dix, ces expériences avaient plus ou
moins réussi à cantonner l’islam dans les limites des enjeux de l’Etat-nation, la
religion était mise dans l’Etat et soumise à ses projets, alors qu’auparavant, elle
avait toujours prétendu soumettre l’Etat à son autorité (notamment sous la
grande idée du califat, pouvoir qui se disait théocratique). Ces expériences
avaient réellement permis un certain intermède « libéral » caractérisé par la
relativisation et la réduction du magistère de la religion sur la société à travers
différentes mesures touchant aux législations et à la gestion sociale et culturelle
des ces sociétés. En relativisant les prétentions universelles du religieux, le
national a limité du même coup son magistère sur les sociétés.
Dans ce sens, une démarche de comparaison avec l’histoire du
christianisme8, nous met devant l’évidence que le plus grand changement
historique intervenu dans le rapport entre le politique et le religieux fut celui
porté par la montée des nations en Europe à l’époque moderne, et qu’en
intégrant le mouvement d’idées qu’avait représenté en s’accumulant,
l’Humanisme, la Réforme, la Renaissance et les Lumières, au mouvement
politico-historique de cette montée des Etats-nations, un rapport radicalement
nouveau, d’autonomie et d’équilibre vivable entre le politique et le religieux, a
pu être instauré. Ce même rapport, a pu perdurer- faut-il le rappeler- à la faveur
d’une condition primordiale qui est celle du règne des systèmes démocratiques,
les seuls à avoir prouvé, historiquement, leur capacité à assurer un équilibre sûr
entre les deux.
Dans le cadre des expériences nationales arabes, cet intermède libéral a très
vite fait de s’épuiser, pour des raisons qui lui sont intrinsèques d’abord et dont
la plus grave est la défaillance démocratique qui continue à caractériser ces
expériences, causant du même coup leur perte en crédibilité ; et pour des
raisons d’ordre exogène ensuite, liées aux effets de la mondialisation qui, en
8 O. Roy, dans un élan de générosité incompréhensible au vu de l’objectivité scientifique, nous incite à ne pas comparer, notamment dans
son livre « La laïcité face à l’islam, éd, Stock, 2005, 172 pages ». Pour nous le relativisme n’est pas un a priori mais une démarche, ou un
résultat appelé à être solidement établi par une démarche de comparaison.
5
exacerbant paradoxalement la fragmentation culturelle, a permis à cet islam
transnational de ressusciter et de reconquérir son ancien espace, celui très large
de la Umma ou de ce « vouloir vivre ensemble » que L. Gardet9 (977,14- ss)
considère à raison, comme l’une des caractéristiques théologiques de l’islam. A
ce juste titre d’ailleurs, on voit l’islamisme d’aujourd’hui revendiquer tout haut
la fin des Etats-nations et l’intégration des sociétés musulmanes sur la base
absolue de l’islamité.10
Enfin, qu’ils soient une création d’inspiration colonialiste, comme le
défendent quelques uns, ou qu’ils soient l’incarnation réelle d’un mouvement
historique, les Etats-nations représentent le cadre politique le plus adéquat à
assurer un équilibre entre le religieux et le politique. En ceci leur existence
même participe au processus de sécularisation.
Néanmoins, leurs ratages politiques expliquent, en large partie, les
prétentions que montre actuellement l’islam radical, porte parole d’une pensée
orthodoxe révolue, à se présenter en alternative « plus légitime ».
De son coté, une raison intellectuelle moderniste, restée longtemps «
distraite » par rapport à son rôle critique et à celui de réflexion autour de la
question religieuse, a manqué gravement d’accompagner ces expériences de
« sécularisation » dans ces mêmes pays.
2-Une certaine négligence intellectuelle :
En effet, l’élite intellectuelle réconfortée par l’orientation « moderniste » de
ces Etats, n’a pas moins réconforté, à son tour, ces mêmes Etats en négligeant
lourdement toute démarche de distance critique par rapport aux anomalies et
défaillances de ce rapport.
La réussite des fractions de libération nationales à orientation panarabe et
celles d’un nationalisme à connotation plus locale, maghrébine par exemple
face à l’échec de celles panislamistes, a donné lieu à une sous-estimation de ce
qui pourrait être un rebond religieux, ou une surrection d’une conscience
historique profondément liée à celle religieuse. Cette sous-estimation s’est
traduite, du coté des intellectuels, par une intériorisation d’un certain « système
officiel » consistant à tenir l’islam à distance en le considérant à la manière
des croyants d’ailleurs comme religion anhistorique et atemporelle et donc
non apte à être approchée par la connaissance et le savoir.
9 Louis Gardet : Les hommes de l’Islam. Approche des mentalités, éd, Complexe, Paris 1977, p 14 et
suivantes.445 pages
10 Dans son ouvrage paru en 1997 et intitulé à juste titre « Islamiser la modernité », le cheïckh Abdessalam
Yassine revendique la fin de l’Etat nation au profit d’un pouvoir intégratif de toute la Umma islamique.
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