Alain Bizeau
Le composant monté en image
Portfolio de onze gravures sur papier Vélin d’Arches 160 g Raisin, 2013
Tirage à 10 exemplaires
Il en va des objets comme des images et des discours, la perte les guette : perte d’usage, de valeur, de sens, d’intérêt, etc. L’obsolescence
- même non programmée - est un destin largement partagé. Ce rapport au temps irrigue la démarche artistique d’Alain Bizeau qui porte un
intérêt marqué à des techniques aussi ancestrales que le dessin et la gravure. Aucun regard nostalgique pourtant, mais une pratique assidue de
ces manières traditionnelles de produire lentement des images complexes ; l’écart sensible avec le réel dont elles procèdent constitue une de
leurs qualités essentielles. La gravure, processus d’inversions successives particulièrement complexe et nécessitant des savoir-faire particuliers,
est envisagée par l’artiste comme un moyen de « validation graphique » pour nombre de ses projets.
Comme souvent, les origines d’un projet artistique sont multiples et cristallisent de manière fertile. Ici, la rencontre entre un objet ancien,
une technique industrielle détournée et un lieu ouvert aux pratiques contemporaines a permis de déboucher sur la production effective d’un
portfolio édité à dix exemplaires comportant chacun onze feuilles avec deux gravures chacune.
Aux origines, un rapport de recherche ancien, travail d’un ingénieur parti aux Etats-Unis après la première guerre mondiale faire un état
des lieux de la machinerie industrielle américaine. Les photos, collées manuellement, ont acquis au fil des ans une poésie involontaire tant les
objets montrés font figure de dinosaures technologiques. Un siècle après, ces simples illustrations sont devenues plus intéressantes que le
texte lui-même. C’est pour Alain Bizeau un véritable objet déclencheur.
Sa pratique de la gravure l’avait par ailleurs, amené à éprouver le détournement d’usage d’une machine à réaliser des circuits imprimés
utilisée couramment à l’IUT de Rennes. En complicité avec Gilles Choisy, enseignant en Génie civil, ils ont découvert un moyen de produire
simplement des gravures d’excellente facture, en articulant usages industriels et pratique artistique. Ainsi, en remplaçant les typons habituels
par des photographies au trait tirées en négatif et imprimées sur film transparent, les plaques enduites d’une très fine pellicule de cuivre
sensibilisé aux UV deviennent alors les matrices de gravures, croisant ainsi des techniques de la sérigraphie et de l’eau-forte. Et là, nulle
intervention manuelle nécessaire puisque le processus permet de réaliser des gravures à partir de photographies. Singulière accélération des
procédures par ce retour à une nouvelle sorte de photogravure ! Étrange retournement de situation qui renvoie aux tâtonnantes
expérimentations menées aux origines de la photographie début XIXème siècle, du temps de Niepce et Daguerre.
La catalyse du projet s’est faite dans une réflexion menée avec Philippe Dorval, enseignant d’arts plastiques au Département Carrières
Sociales de l’IUT de Rennes : l’ouverture aux pratiques artistiques de ce Département a permis de construire ensemble le workshop Le
composant monté en image1, associant compétences et centres d’intérêt d’étudiants et d’enseignants de formations très différentes : Carrières
sociales et GEII (Génie Électrique et Informatique Industrielle). Le Frac Bretagne2, rapidement associé à l’aventure, y a apporté tout son
soutien et est devenu coproducteur des portfolios.
La règle du jeu proposée aux étudiants a consisté à partir à la recherche d’objets, de textes ou d’images obsolètes, manière inédite de
s’intéresser à leurs départements respectifs. Une exploration des archives de la bibliothèque et des diverses réserves a permis une plongée
dans le passé, dans une logique d’inventaire à la Prévert : une vieille cassette vidéo dans son gros boitier plastique siglé de l’ancien logo de l’IUT
de Rennes ; la bande visionnée sur écran derrière les signaux parasites qui l’envahissent et la vident de son sens ; des équipements
technologiques d’audio-visuel comme d’électricité industrielle acquièrent l’étrangeté des ready-made ; des photographies noir et blanc réalisées
manuellement du temps des laboratoires photographiques ont complètement viré, faute d’un fixage suffisant ; un courrier exhumé du dossier
administratif d’un ancien étudiant témoigne de discours… et de logos artisanaux ; une évaluation comme un bilan individuel de formation
réalisé pour (par ?) le jury de diplôme dévoilent - en creux - les préoccupations de la formation DUT de l’époque (mais laquelle ?), etc. Les
surprises sont nombreuses qui amènent à renouveler le regard, à l’aiguiser et à envisager différemment le présent, à l’aune de ces vestiges
remontés eux aussi en surface.
Collectés puis photographiés, tous ces éléments génèrent des images déjà énigmatiques, travaillées ensuite par les filtres numériques des
logiciels spécialisés. Dans un chainage associant images négatives puis positives et bascules entre numérique et analogique, les manipulations
successives génèrent des parasites comme l’on dit dans l’univers des signaux électroniques. Défauts initiaux amplifiés par chaque étape du
processus, ils deviennent le signe visuel même de l’obsolescence des objets photographiés. Après sélection drastique, vingt-deux images ont
finalement été retenues pour la phase de gravure.
Les étudiants et enseignants de GEII sont intervenus sur leurs compétences propres qui les amènent à maitriser l’usage de la machine à
plaques pour les exposer puis révéler les visuels, processus comparable à la préparation du tamis en sérigraphie. Cette étape en particulier,
aussi joyeuse qu’efficace, a permis la rencontre de populations étudiantes variées autour d’un même projet artistique. Les plaques réalisées, la
phase décisive du tirage dans l’atelier de l’artiste était possible. Travail méticuleux et exigeant, il s’est avéré d’un grand intérêt pour les
participants, rapidement devenus capables de jauger de la qualité différente de deux épreuves.
Les images sont parfois associées sur une même plaque, parfois dupliquées. Sur chaque feuille, les combinaisons par paires de gravures
produisent un effet de fiction, d’autant que, volontairement, rien n’a été identifié formellement. La figuration, distanciée par le processus même,
propose au regardeur un espace ouvert à l’imaginaire. Les couleurs, employées en monochromes arbitraires, donnent une tonalité étrange,
presque désuète, à chaque tirage.
L’emboitage, réalisé sur mesure en PVC blanc et noir collé, a été réalisé spécifiquement : les plaques, encore teintées de la couleur du
dernier tirage fait, ont été collées sur chaque portfolio faisant de ces multiples… des exemplaires uniques. Celui que vous avez devant vous est
donc singulier. Paradoxe savoureux : l’obsolescence de ces objets promis à disparaître les a temporairement rendus intéressants pour produire
des images gravées… durables et appelées à être vues3.
Philippe Dorval, octobre 2013
1 Le « composant monté en surface » (ou CMS) est une technique utilisée pour fabriquer des cartes électroniques ; par extension cela désigne ce type de composants, utilisés par l’industrie
électronique. Le titre du workshop en découle.
2 Le Département Carrières sociales de l’IUT de Rennes et le Frac Bretagne sont jumelés par convention depuis 2008 et collaborent souvent. Alain Bizeau fait partie des artistes représentés dans
cette collection et a déjà conduit plusieurs projets avec le service éducatif.
3 La répartition des portfolios s’est faite comme suit : deux pour l’IUT de Rennes, deux pour le Frac Bretagne et six exemplaires pour l’artiste, qui sont eux disponibles à la vente.