Animation de discussions philosophiques
Présentation des méthodes
cheminement vers la vérité. L’organisation analytique et mathématique du savoir a naturellement
conféré une place centrale à l’écriture, au détriment d’une oralité conçue comme vecteur de
confusion. Cette organisation précède en réalité déjà un peu Descartes. La structuration des idées
par écrit, par des « premièrement, deuxièmement, grand A, petit a, petit b », est née de l’esprit
d’organisation de la scolastique. Comme le souligne J.-F. Revel, « la subordination et
l’emboîtement, la vision et la division, pas seulement additives, mais par hiérarchie d’importance et
lien de dépendance, la logique des idées, le plan presque architectural dans l’exposé de la pensée ou
des faits s’incorporent alors définitivement aux habitudes mentales de l’Occident »1. Et cette
organisation du savoir s’est faite au détriment de la place de l’oralité dans la formation. Chaïm
Perelman considère effectivement que le succès de la méthode cartésienne (et la pérennité de la
méthode scolastique, ajouterions-nous) a effectivement impliqué le déclin de la rhétorique, qui ne
pouvait proposer qu’un rapport à la possibilité ou à la probabilité de la vérité et non un
cheminement vers la certitude2. On aurait ainsi perdu d’un même coup une oralité travaillée, plus
consciente d’elle-même et plus riche, et un champ de savoir attaché non à la certitude, à laquelle la
méthode géométrique cherche à parvenir, mais à la probabilité ou à la possibilité, comme par
excellence dans les domaines politiques, éthiques et pédagogiques. Quelle méthode utiliser quand le
certain n’est pas atteignable ? Voilà ce qu’offrait la rhétorique. Elle n’était donc pas seulement un
art de persuader en parlant bien, mais aussi un art de bien penser et bien argumenter dans tous les
cas où nous devons délibérer.
Selon Perelman, nous subirions aujourd’hui encore la perte de toute méthode de discussion,
c’est-à-dire du patrimoine de la rhétorique ancienne, pour guider une recherche orale utile quand le
certain n’est pas possible, c’est-à-dire dans ce qu’Aristote appelait « les affaires humaines » où
c’est le raisonnement dialectique et non analytique qui convenait. Certains philosophes, comme
Heidegger, Bolzano ou plus récemment Deleuze, ont également dénié à la discussion toute
possibilité d’être un mode pour penser adéquatement. Et nous sommes nous-mêmes les héritiers de
cette tradition lorsque nous pensons qu’un élève n’est véritablement au travail que s’il lit ou écrit.
Des formes de l’oralité, le seul véritable rescapé en termes d’outil pleinement légitime d’une
réflexion complexe et rigoureuse, semble être l’exposé, qui est une forme d’oralité mimant
l’écriture (c’est de l’écriture oralisée dans une lecture plus ou moins vivante) et qui repose
d’ailleurs nettement sur elle par une préparation permettant de structurer plus finement ses idées.
L’un des enjeux de ce syllabus et des dispositifs d’animation de discussions philosophiques qu’il
propose est donc de vous donner les éléments d’une véritable méthode de réflexion qui s’appuie sur
l’oralité des échanges.
Le problème de cet héritage et des convictions sur lesquelles il s’enracine, c’est qu’elles
sont performatives : elles réalisent effectivement l’hypothèse qui les fonde, telle une prédiction
créatrice. Un enseignement fondé sur une hiérarchie nette entre l’écrit et l’oral produit de fait un
rapport à la parole assez pauvre. Il est donc d’autant plus difficile d’en sortir que cette lacune dans
l’éducation construit un rapport à la parole qui conforte son hypothèse initiale : on pense et on
travaille aujourd’hui intellectuellement effectivement d’une façon plus riche et plus concentrée
lorsqu’on lit et qu’on écrit, que lorsqu’on parle.
1 Jean-François Revel, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Agora, 2003, p. 18.
2 Chaïm Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, « Logique et argumentation », in Rhétorique et philosophie, Paris, PUF,
1952, p. 30.
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