Apprendre à débattre et argumenter
Formation IFC
PhiloCité
Formation à l’animation de discussions
philosophiques
PHILOSOPHER PAR LE DIALOGUE. QUATRE MÉTHODES
Apprendre à réfléchir ensemble dans une discussion ?
I. L’oralité, enjeu d’un apprentissage
Partons d’un constat : la place des moments d’oralité dans l’enseignement est aujourd’hui
importante, mais fragile. Ils prennent 90 % du temps scolaire et peut-être autant du reste de notre
existence. Et pourtant les élèves conçoivent volontiers le débat comme un moment l’on ne
travaille pas et les enseignants ne sont pas très sûrs de ce qui y est en jeu en termes de formation
parce que le débat, c’est la « foire (d’empoigne) », le « bouillon (de culture) » l’on distingue à
peine les morceaux... Leur principal et légitime souci est classiquement de le gérer pour éviter les
débordements. Les autres moments d’oralité (comme l’art de donner une consigne, les moments
dialogués dans une leçon, le cours ex cathedra ou encore, pour l’élève, l’examen oral de fin
d’année) sont envisagés, préparés ou évalués à partir de leur contenu, davantage que de leur forme.
De sorte que l’on interroge en réalité assez peu l’oralité et son aspect formateur propre dans le cadre
d’un cours quel qu’il soit.
À première vue, la tradition ne peut pas nous aider à légitimer l’oral dans la formation des
élèves parce qu’elle n’a pas toujours été tendre avec la parole comme instrument de réflexion ; elle
l’a bien souvent considérée comme un bavardage très éloigné de la véritable pensée. À partir du
moment où dire vrai n’a plus signifié dire « franchement » ou « authentiquement » (la parrhésia des
Grecs, qui reposait sur la force d’une parole orale et adressée, capable de transformer
l’interlocuteur), mais dire avec rigueur et exactitude (depuis Descartes, ses « idées claires et
distinctes » et son « discours de la méthode »), la philosophie s’est appuyée régulièrement sur des
méthodes géométriques ou analytiques et a valorisé l’écriture comme plus propice à cette méthode
complexe. Descartes a ainsi proposé un more geometricum, mode de raisonnement géométrique
visant la certitude et imposant ainsi la logique mathématique comme méthode reine dans le
1
Animation de discussions philosophiques
Présentation des méthodes
cheminement vers la vérité. L’organisation analytique et mathématique du savoir a naturellement
conféré une place centrale à l’écriture, au détriment d’une oralité conçue comme vecteur de
confusion. Cette organisation précède en réalité déjà un peu Descartes. La structuration des idées
par écrit, par des « premièrement, deuxièmement, grand A, petit a, petit b », est née de l’esprit
d’organisation de la scolastique. Comme le souligne J.-F. Revel, « la subordination et
l’emboîtement, la vision et la division, pas seulement additives, mais par hiérarchie d’importance et
lien de dépendance, la logique des idées, le plan presque architectural dans l’exposé de la pensée ou
des faits s’incorporent alors définitivement aux habitudes mentales de l’Occident »1. Et cette
organisation du savoir s’est faite au détriment de la place de l’oralité dans la formation. Chaïm
Perelman considère effectivement que le succès de la méthode cartésienne (et la pérennité de la
méthode scolastique, ajouterions-nous) a effectivement impliqué le déclin de la rhétorique, qui ne
pouvait proposer qu’un rapport à la possibilité ou à la probabilité de la vérité et non un
cheminement vers la certitude2. On aurait ainsi perdu d’un même coup une oralité travaillée, plus
consciente d’elle-même et plus riche, et un champ de savoir attaché non à la certitude, à laquelle la
méthode géométrique cherche à parvenir, mais à la probabilité ou à la possibilité, comme par
excellence dans les domaines politiques, éthiques et pédagogiques. Quelle méthode utiliser quand le
certain n’est pas atteignable ? Voilà ce qu’offrait la rhétorique. Elle n’était donc pas seulement un
art de persuader en parlant bien, mais aussi un art de bien penser et bien argumenter dans tous les
cas où nous devons délibérer.
Selon Perelman, nous subirions aujourd’hui encore la perte de toute méthode de discussion,
c’est-à-dire du patrimoine de la rhétorique ancienne, pour guider une recherche orale utile quand le
certain n’est pas possible, c’est-à-dire dans ce qu’Aristote appelait « les affaires humaines »
c’est le raisonnement dialectique et non analytique qui convenait. Certains philosophes, comme
Heidegger, Bolzano ou plus récemment Deleuze, ont également dénié à la discussion toute
possibilité d’être un mode pour penser adéquatement. Et nous sommes nous-mêmes les héritiers de
cette tradition lorsque nous pensons qu’un élève n’est véritablement au travail que s’il lit ou écrit.
Des formes de l’oralité, le seul véritable rescapé en termes d’outil pleinement légitime d’une
réflexion complexe et rigoureuse, semble être l’exposé, qui est une forme d’oralité mimant
l’écriture (c’est de l’écriture oralisée dans une lecture plus ou moins vivante) et qui repose
d’ailleurs nettement sur elle par une préparation permettant de structurer plus finement ses idées.
L’un des enjeux de ce syllabus et des dispositifs d’animation de discussions philosophiques qu’il
propose est donc de vous donner les éléments d’une véritable méthode de réflexion qui s’appuie sur
l’oralité des échanges.
Le problème de cet héritage et des convictions sur lesquelles il s’enracine, c’est qu’elles
sont performatives : elles réalisent effectivement l’hypothèse qui les fonde, telle une prédiction
créatrice. Un enseignement fondé sur une hiérarchie nette entre l’écrit et l’oral produit de fait un
rapport à la parole assez pauvre. Il est donc d’autant plus difficile d’en sortir que cette lacune dans
l’éducation construit un rapport à la parole qui conforte son hypothèse initiale : on pense et on
travaille aujourd’hui intellectuellement effectivement d’une façon plus riche et plus concentrée
lorsqu’on lit et qu’on écrit, que lorsqu’on parle.
1 Jean-François Revel, Histoire de la philosophie occidentale, Paris, Agora, 2003, p. 18.
2 Chaïm Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, « Logique et argumentation », in Rhétorique et philosophie, Paris, PUF,
1952, p. 30.
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II. Discuter ne permet pas de penser
Nous n’envisagerons pas ici la question de la formation à l’oralité dans toute sa généralité,
puisque nous n’en envisageons qu’une pratique parmi bien d’autres : la discussion collective, qui
peut se prêter à l’élaboration d’une réflexion plus riche parce qu’elle profite de l’apport d’une
pluralité d’intelligences et de regards sur le monde.
Nous faisons l’hypothèse qu’on ne peut donner une place à l’oralité dans l’apprentissage
qu’en affrontant la critique (légitime) de la discussion. Nous vous proposons ainsi de passer en
revue celle que Gilles Deleuze esquisse dans Qu’est-ce que la philosophie ? et dans Pourparlers
pour comprendre les difficultés qu’il faut affronter pour donner à la discussion un rôle réellement
formatif. Cette critique comporte un triple diagnostic négatif :
La discussion est le lieu de rapports de force puissants. C’est un champ de bataille
affrontant ceux qui parlent tout le temps, observés par ceux qui ne disent rien, mais qui n’en
pensent pas moins. Parmi les “bavards”, il y a deux sources principales de la prise de parole : la
volonté de montrer que l’on a raison et celle de contredire sans me s’assurer qu’on a bien
compris. La violence symbolique y est également très présente : les opinions “savantes” assènées
par ceux qui sont jugés “fins” et “instruits” tuent ainsi l’audace de penser bien plus qu’elles n’en
suscitent le désir. Il s’agit de paraître brillant et de l’emporter dans l’argumentation, y compris en
coupant la parole ou en critiquant sans nuance l’avis des autres. Pensez donc à la forme de débat à
la mode, le débat médiatique, qui sert de triste modèle à nos jeunes pour discuter “ensemble”.
On ne pense pas dans la discussion, on se vide de ce qui nous passe immédiatement par
l’esprit. On assouvit ainsi une pulsion à parler. La vitesse est ici un réel souci : la discussion va
toujours plus vite que la pensée ne peut fonctionner ; elle noie donc cette dernière sous son flot
permanent d’énoncés impensés. La compulsion contemporaine à “rebondir” sur ce qui vient d’être
dit entraîne une sorte de bouillon faite de ressassement, de contingence, d’insignifiance. La
profusion de la parole libre, sans contrainte et qui soulage, contraste avec la rareté de la pensée,
basée, elle, sur les critères du sens et de l’intéressant. Or, on ne peut jamais dire que quelque chose
n’est pas intéressant, on a juste le droit de dire que c’est faux. De sorte que nous sommes inondés
d’énoncés inintéressants, qui n’ont aucun sens, et ce, à cause d’une sorte de mot d’ordre
contemporain : “exprimez-vous” (qui fait d’ailleurs des silencieux un problème à traiter).
Exprimez-vous sur tout, sur rien, tout le temps, prenez la parole, participez, que vous ayez ou non
quelque chose à dire, tout est bon. On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer,
disait Deleuze. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. [...] nous sommes transpercés de
paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni
aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager
des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire.
Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à
s’exprimer. Douceur de n’avoir rien à dire, droit ne n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition
pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit." (Deleuze,
Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 176-177).
La discussion collective est donc un combat de coqs qui vomissent leur parole sans
pensée, de sorte qu’aucun problème n’est réellement l’objet de la discussion qui génère un
consensus mou ou une addition d’idées dont les liens ne sont pas réellement envisagés et
problématisés. Cette façon de discuter permet à tout le monde d’entretenir ses convictions
3
Animation de discussions philosophiques
Présentation des méthodes
exprimées dans la discussion, comme si la contradiction avec d’autres idées n’était aucunement un
problème chacun son avis, après tout...). Cette indifférence au problème (qui est fait pour être
résolu davantage que pensé) induit une attente évidente à l’égard de la discussion : celle d’une
réponse sûre, d’une décision ou de la solution du problème. Et si l’on n’y parvient pas au terme de
la discussion, celle-ci est alors régulièrement jugée vide et inutile.
III. Parler ensemble s’apprend
Clarifier les points d’accroche de cette critique est une condition pour concevoir l’oralité
comme étant l’enjeu important d’un apprentissage spécifique, qui permet précisément de dépasser
ces réelles embûches.
Il est important de mesurer d’abord l’étrangeté de cette idée : parler ensemble s’apprend.
On pense intuitivement que tout le monde parle, que l’oralité, sous la forme de la conversation et du
bavardage, fait partie du quotidien de chacun et qu’il n’y a pas d’apprentissage formel d’une telle
pratique ; tout juste un apprentissage informel, comme l’apprentissage de la juste distance physique
et affective dans les rapports sociaux, par exemple. Si on doit bien apprendre à lire et à écrire à
l’école, on apprend d’ailleurs à parler (dans sa langue maternelle) sans avoir besoin de cours. Et
pourtant, s’il y a aujourd’hui tant de formations à la communication dans le monde du travail la
PNL, communication non violente, etc), c’est sans doute que cet apprentissage informel ne suffit
pas tout à nous assurer qu’on sait discuter ensemble. Soulignons par ailleurs que l’angle de la
communication (et ses questions : sommes-nous clairs, transmettons-nous efficacement notre
message, sans heurter ou susciter d’incompréhensions ou de polémiques ?) n’est pas le seul angle à
propos duquel des lacunes existent et auquel il serait par conséquent utile de se former mieux. Nous
sommes également peu conscients de ce que nous faisons intellectuellement en parlant, c’est-à-dire
quelles sont mes opérations ou les habiletés de pensée que nous mobilisons lorsque nous
« réagissons » ou « rebondissons » dans une discussion. Ces derniers termes, aujourd’hui
fréquemment employés pour introduire une intervention dans un débat, signifient précisément notre
commun aveuglement à une dimension intellectuelle de la discussion : comment nous permet-elle
d’avancer dans une réflexion commune, à quelles conditions une discussion peut-elle être une
recherche collective ? Comment parvenons-nous à tisser ensemble quelque chose qui nous soit
réellement commun, qui soit effectivement co-construit ? Or, de telles questions sont la condition
d’existence d’une réelle méthode de réflexion s’articulant à l’art de discuter collectivement.
Qu’est-il donc utile, nécessaire même, d’apprendre pour que la discussion ne soit pas
seulement l’expression de rapports de force, peu faits pour écouter, penser, réfléchir, problématiser
et construire un savoir avec méthode quand les thodes mathématiques et scientifiques ne nous
sont d’aucun secours ?
Nous distinguons ici deux angles d’apprentissage de l’art de parler ensemble : ce qui tient à
la dimension nécessairement collective de la parole dans une discussion angle qu’on appelle
démocratique – et l’angle intellectuel – qui tient au travail réflexif dont l’oralité peut être le lieu.
1° L’apprentissage de la discussion sous l’angle démocratique
On peut apprendre à ne pas sous-estimer la difficulté de la tâche de discuter réellement
ensemble, en ayant bien un objet commun, et en prenant conscience de tout ce qui doit être mis en
place, et corrigé dans nos réflexes, pour espérer que « ensemble » ne soit pas une simple question
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de fait (il y a plusieurs discutants), mais la possibilité d’une construction réellement collective.
Qu’il y ait bien un objet commun demande un travail d’écoute (que dit l’autre précisément ?), de
définition (de quoi parle-t-on exactement ? Avons-nous bien le même référent de ce signifiant
commun ?), et de maintien d’un fil de la discussion qui demande le renoncement à parler lorsque
notre idée risque de conduire la recherche collective à sortir de la problématique qui se dessine pas
à pas. Un des apprentissages indispensables à la discussion collective mais peu à la mode est celui
de la frustration. Car on ne doit pas nécessairement subir la loi du désir de parler ; il y a des attentes
et des désirs qu’il est légitime de ne pas satisfaire3. La parole n’est pas uniquement une occasion de
« s’exprimer », c’est-à-dire de se vider de son idée devant les autres comme pour s’en soulager,
sans souci de l’opportunité qu’elle peut avoir dans la réflexion commune. Nous pouvons et nous
devons apprendre davantage l’art délicat de la parole opportune : celle de celui qui sait peser
l’occasion propice de partager son idée et renoncer quand cette occasion ne se présente pas4.
Un autre apprentissage « démocratique » essentiel est celui de considérer les autres comme
des interlocuteurs valables, de sorte à seulement pouvoir écouter ce qu’ils disent, à se montrer
disposé à admettre éventuellement leur point de vue, s’il s’avère mieux fondé que le nôtre5.
2° L’apprentissage de la discussion sous l’angle philosophique
Un déplacement est nécessaire pour considérer que l’intérêt réel d’une discussion, ce n’est
pas de l’emporter dans le débat, de moucher l’adversaire et d’y voir ainsi l’occasion de briller, mais
de tester nos idées de sorte que la véritable victoire soit pour chacun de changer d’avis, parce
qu’une idée s’est nuancée, un doute s’est introduit dans une conviction enracinée, une vision s’est
enrichie d’un aspect auparavant inaperçu, etc.
Pour que la conflictualité du débat soit l’occasion de poser un problème, il est aussi
3 Un des lieux possibles de cet apprentissage peut être l’évaluation de la discussion. Si vous évaluez la satisfaction
(est-ce que j’ai bien aimé cette discussion ?), vous lui donnez un droit plein et entier. Si vous évaluez la dimension
démocratique, c’est un tout autre message que vous faites passer et notamment l’idée que discuter ensemble
s’apprend et demande une vigilance toujours plus grande aux quelques points soulignés ci-dessus.
4 Pour créer une telle vigilance, on peut par exemple désigner un observateur de la parole opportune, muni d’un
triangle qu’il fera tinter quand il juge qu’une parole a été énoncée sans considération de son opportunité dans la
recherche commune. L’observateur note alors en était la recherche et quel était selon lui l’écart produit par
rapport à ce fil commun par l’intervention qu’il a signalée à la vigilance du groupe d’un tintement de triangle. Mais
c’est à la fin seulement de la discussion qu’on donne la parole à cet observateur de façon à ne pas interrompre le fil
de la discussion, qu’on cherche précisément à préserver. Quand l’observateur fait tinter le triangle, celui qui parlait
est invité à tenir compte de cet avertissement : il peut souligner les liens qu’il voit entre son idée et ce qui était dit
auparavant ou bien renoncer à parler et remettre à une éventuelle occasion ultérieure le partage de son idée. Le
retour d’observation après la discussion visera à analyser ces moments-là, en en proposant une description aussi
factuelle et objective que possible et non un jugement et une évaluation trop subjective. Ce débriefing vise à ce
qu’on comprenne mieux comment parler mieux ensemble ; il ne vise aucunement à sanctionner ceux qui ne parlent
pas toujours en fonction de ce souci de la parole utile au groupe.
5 C’est en faisant un ou même des pas de côté par rapport au contenu pour souligner les moments un problème se
pose d’ordre relationnel que l’on donne une place à un tel apprentissage. C’est intéressant, par exemple, lorsqu’il y a
production d’un contre-argument ou d’un contre-exemple, de revenir vers celui qui soutient une thèse mise à mal
pour voir comment il tient compte des arguments qui lui sont opposés. S’il ne corrige pas sa thèse ou ne la soutient
pas de nouveaux arguments, il vaut la peine de prendre du temps pour comprendre les ressorts psychiques en jeu
dans cette persistance d’un avis non justifié rationnellement. Et il vaut aussi la peine de souligner l’importance de
faire droit à la raison la mieux établie et de mesurer ce qu’on perd exactement chacun et collectivement quand on y
renonce.
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