
Freud et la psychiatrie, essai de théorisation épistémologique 161
d’aujourd’hui. Freud était un interniste spécialisé en maladies des nerfs et un des meil-
leurs, d’où la bourse qu’il a obtenue pour se perfectionner à Paris. Rappelons, si besoin
est, qu’à l’époque, il suffisait de se déclarer spécialiste pour l’être. Pour les praticiens
de ville, cependant, la spécialisation auprès d’un maître en tant qu’assistant, le titre
d’enseignant ou encore le titre honorifique de professeur extraordinaire donnaient
prestige et clientèle. Nous disposons grâce à des recherches biographiques des obser-
vations cliniques de l’assistant Freud. J’en présenterai une pour donner une idée de
ce qu’est un médecin en voie de spécialisation à la fin du xixe siècle.
il s’agit du cas d’un marchand de bois de 45 ans, habitant Vienne, admis à l’hôpi-
tal général en mai 18833. Freud note une excitation maniaque avec une tendance impé-
rieuse de bouger, de danser, de sautiller. Le patient devenait violent et menaçait de
battre quiconque s’approcher de lui. La nuit précédant l’admission, il déambulait nu
avec une bougie et avait été reconduit de force à son appartement. Premier diagnostic :
potator, idiot (remarquons la « pudeur latine » pour ne pas écrire ivrogne !). Les obser-
vations suivantes notent une fluctuation d’états d’excitation et d’apathie avec présence
d’idées de persécution, une confusion et une désorientation. L’état du patient s’aggrave
progressivement et il meurt en juin 1884 de pneumonie.
Cette observation banale, somme toute, montre que Freud avait appris l’art de
l’observation clinique d’une variété de pathologies incluant toute la gamme nosogra-
phique avec les outils diagnostiques de son époque. Il était parfaitement au courant de
la clinique psychiatrique et des limites de l’arsenal thérapeutique. Lorsqu’il évoquera,
plus tard, le « nihilisme thérapeutique » nous pouvons tranquillement affirmer qu’il
en avait une connaissance réelle4. Les maladies mentales étaient essentiellement un
terrain de recherche pour Meynert.
C’est avec ce bagage intellectuel que Freud, boursier, ira à Paris où il rencontre
Charcot, la clinique de l’hystérie, l’hypnose, dans la version de l’école de la Salpêtrière,
et une pratique ambulatoire.
Au retour de son séjour d’études à Paris, ayant quitté les cercles universitaires et
les laboratoires, le Dr Freud s’installe comme médecin de ville avec une spécialisation
dans le traitement des maladies nerveuses. Très vite il prend ses distances avec les hypo-
thèses anatomo-cliniques et surtout les théories dégénératives. Il commence à appli-
quer les méthodes qu’il a apprises : électrothérapie, hydrothérapie, divers sédatifs, cures
de repos en clinique et bien sûr l’hypnose5. Ce sont les thérapeutiques des spécialistes
de cette nouvelle pathologie des grandes villes. Sa pratique et la première théorisation
qui en est issue permettent l’ébauche d’une approche psychologique des patients nerveux
ambulatoires (hystériques, neurasthènes, anxieux et psychotiques non déficitaires).
Freud est un élève brillant de la psychiatrie universitaire, armé du bagage théori-
que et thérapeutique de pointe, de son époque. S’il a été forcé de quitter la recherche
3. Hirschmüller 1991, p. 308.
4. Freud 1916-1917.
5. Amacher 1965 ; Bernfeld 1951 ; Hirschmüller 1991.