109 | Pore et limites du « tournant » jacksonnien
MONNAIE, DETTE
ET CROISSANCE SANS PROSPÉRITÉ :
PORTÉE ET LIMITES
DU « TOURNANT » JACKSONNIEN
>CHRISTIAN ARNSPERGER
Maître de recherche du FNRS et professeur à l’UCL.
Auteur notamment de «Ethique de l’existence
post-capitaliste: Pour un militantisme
existentiel», Paris, Éditions du Cerf (2009)
christian.arnsperger@uclouvain.be
A la fois détaché des dogmes dominants et relativement consensuel
tant dans ses diagnostics que dans l’articulation de ses propositions,
Prospérité sans croissance est certainement un excellent tremplin
pour lancer un débat sur l’après-croissance et les alternatives au ca-
pitalisme. Mais est-il davantage que cela? Est-il une contribution à
part entière aux enjeux de fond que soulève la transition écologique
et économique? Jackson vulgarise remarquablement les idées de pen-
seurs ayant écrit avant lui, et notamment celles de Douglas Booth sur
la dette écologique et sur le piège consumériste et de Peter Victor sur
une nouvelle macroéconomie de la stationnarité. Il nen fait dailleurs
aucun secret, et sa capacité à diuser des idées qui méritent audience
fait de Jackson un excellent porte-parole. Mais quel est vraiment le
potentiel émancipateur de Prospérité sans croissance? Tim Jackson
a-t-il, en bon social-démocrate, peur de son ombre?
étoPia | autour de tim jackson, inventer la ProsPérité sans croissance ? | 110
Partons dune dénigme. Dans les milieux francophones, les in-
terpellations de Jacques Duboin, André Gorz, Philippe Derudder,
Serge Latouche ou Paul Ariès (pour nen citer que quelques-uns)
circulent depuis très longtemps. Pourtant, on na pas hésité depuis
2008 à qualier la parution de Prospérité sans croissance comme un
événement révolutionnaire, ou en tout cas comme un «tournant»
et comme un jalon déterminant dans l’avancée des idées sur la «dé-
croissance». Pourquoi? Est-ce parce que Jackson serait le premier
à ouvrir les yeux des économistes anglo-saxons à ces questions
et quil ferait donc œuvre de salubrité publique en propageant le
tme de l’après-croissance dans la langue, et auprès de ceux, qui y
étaient jusquici le moins réceptifs? Non, puisque (pour ne citer là
aussi quun sous-ensemble de noms assez connus) Douglas Booth,
Herman Daly, Richard Douthwaite, Juliet Schor, Peter Victor, et
bien avant eux Nicholas Georgescu-Roegen et Ivan Illich, ont bel et
bien abortous ces thèmes dans la langue de Shakespeare. Rien de
complètement nouveau, donc, à ce titre. Est-ce parce que Jackson
nest pas issu des milieux «radicaux» des années 1970, reconvertis
plus ou moins sur le tard à l’écologie politique ils voient une
piste de renouvèlement de la critique sociale ex-marxiste? Là, il me
semble que nous sommes sur une voie dexplication plus plausible.
C’est en tout cas la piste dinterprétation que je voudrais creuser
dans cette (trop) brève contribution. Dans un cadre idéologique
et philosophique où les tensions inhérentes à la social-démocratie
capitaliste nous tenaillent sans que nous y percevions dalternatives
réelles, le travail de Jackson permet à beaucoup dacadémiques et
de citoyens de «tâter de la radicalité» sans pour autant être asso-
ciés au crypto-marxisme ou aux autres mouvances (écoféminisme,
écologie politique anarchiste, etc.) liées assez étroitement avec la
«décroissance» dans lespace francophone.
Je voudrais illustrer cette interprétation en me basant sur un
enjeu Jackson, tout en semblant donner un espace à des idées
novatrices et même radicales, ne me paraît pas en tirer en n de
111 | Pore et limites du « tournant » jacksonnien
compte les conséquences pleines et entières – ce qui permet à ses
lecteurs, s’ils le désirent, de rester à lécart des combats didées trop
engagés. Quant à savoir s’il s’agit chez Jackson dun choix straté-
gique ou si cela relève davantage dune posture de fond, je ne me
prononcerai pas an de ne pas tomber dans le procès dintention.
Toutefois, dans lune comme dans lautre de ces hypothèses, leet sur
les lecteurs et sur la construction publique dune nouvelle critique
sociale est analogue: tout enchanté de la «radicalité» apparente de
Prospérité sans croissance, on risque ensuite de rester à la surface
des choses quand il s’agira de repenser et de transformer réellement
la logique économique.
Quel est exactement lobjet de la critique jacksonienne de léco-
nomie contemporaine? Certes, il est clair que c’est bien la «struc-
ture» qui doit être modiée, et pas seulement certaines parties des
mécanismes existants. Il faut une nouvelle logique. Mais laquelle?
Jackson entend combiner une notion fort stimulante dinvestis-
sement écologique avec une promotion de lemploi à productivité
raisonnable et une déconstruction du consumérisme. Il indique
bien, par là, que lun des aspects clé de lobsession de la croissance
est lobsession de limmédiat: les détenteurs de capitaux investissent
à trop court terme, quitte à détruire la biosphère, et les acheteurs
se ruent aveuglément sur toutes les nouveautés qui sortent, quitte à
acquérir et à amonceler de la camelote. Il nous met, je crois, sur la
bonne voie quand il indique que lune des racines du problème est
la logique endémique de lendettement: dette écologique dune part,
dette nancière privée et publique dautre part.
On peut même, si lon est déjà un peu versé sur ces enjeux, com-
prendre en ligrane de son analyse que lobsession de la déconnexion
entre production et énergie, qui caractérise tant de nos «politiques
vertes» actuelles, nest que la énième tentative désespérée de pour-
suivre la fuite en avant dun endettement impossible à rembourser,
en surfant sur des bulles. La bulle, ici, serait celle dune technologie
étoPia | autour de tim jackson, inventer la ProsPérité sans croissance ? | 112
fantasmatique et toujours annoncée grands frais d«investis-
sements» à leur tour porteurs de dettes nancières), capable de
produire toute notre richesse matérielle avec quelques petits grains
de matière hyper-concentrée…
Question: cette logique délirante, que Jackson dénonce à juste
titre, quelle en est la racine ultime? Il s’en approche en soulignant,
vers la n du livre, que les communautés mocratiques devraient
reprendre le contrôle de la cation monétaire, trop longtemps
laise aux mains du secteur bancaire privé. Nous y voilà! Ceux
dentre nous qui ont lu Douthwaite, qui fréquentent la pene de
Bernard Lietaer, omas Greco, James Robertson, Frances Hut-
chinson ou Michael Rowbotham, et qui sont donc conscients de
limmense dommage engendré dans le capitalisme par la logique
de largent-dette et des paiements à intérêts, s’attendent alors à la
mise à plat du systèmenancier et à lappel incontournable – à
refondre complètement le système monétaire et la logique même
de mise en circulation de largent.
Et , rien ou presque. La mayonnaise retombe et Jackson, sans
doute bien conscient quattaquer trop explicitement les institutions
bancaires et nancières qui innervent notre système entamerait le
consensus quil espère créer1, se contente dun appel consensuel à la
re-gulation de la nance et du secteur bancaire. Malgré sa prétention
à se montrer œcunique et rassembleur, Jackson semble ne pas
avoir lu (et en tout cas ne pas vouloir citer) les courants britanniques
du Social Credit et de la reprise en main collective et publique de
la nance. Il nen appelle donc pas à une subversion de la logique
même de largent-dette, comme promue par exemple dans Rowbo-
tham (1998), Zarlenga (2002) ou Brown (2005), ouvrages largement
connus mais qu’il ne cite pas.
1 Question souvent posée par Bernard Lietaer, grand spécialiste belge des monnaies complémentaires: étant
donque le «prix Nobel» d’économie n’est pas nancé par la Fondation Nobel mais bien par la Banque de
Suède («en mémoire d’Alfred Nobel»), est-il surprenant de constater qu’aucun économiste qui poserait des
questions trop dérangeantes sur le système monétaire, et qui surtout en appellerait à sa réforme fondamentale,
n’ait jamais été primé? La réponse est peut-être dans la question…
113 | Pore et limites du « tournant » jacksonnien
Or, il est un fait incontestable que laccroissement incessant du
«service de la dette» pour les Etats, les régions, les entreprises et les
particuliers constitue le mécanisme par excellence qui pousse l’éco-
nomie dans son ensemble dans une croissance forcée. Tout le monde
est engagé dans une compétition féroce pour attirer à lui largent
nécessaire à payer ses traites, et c’est ce mécanisme dendettement
qui a échoisi par nos élites nancières pour mettre en circulation
plus de 95% de la monnaie servant aux transactions. On aurait sou-
haité que Jackson tire de cet état de fait et des rapports de force
profondément déséquilibrés qui y sont associés jusque dans les très
hautes sphères de nos Etats dits démocratiques les implications
radicales qui en découlent: retour à un taux de 100% de réserves
obligatoires pour les banques privées (donc plus aucune création
de monnaie-dette et plus d’intérêts marchands), et reprise en main
par la collectivité non seulement des investissements de structure
mais de la monnaie qui servira à nancer ces investissements. La
transition écologique et économique nécessite, dans son immense
complexité, une monnaie ou des monnaies non bancaire(s) et
démocratique(s), an que la logique mortifère de la croissance sau-
vage puisse être canalisée politiquement.
Jackson ne se fait gre écho de ces implications, alors même qu’il
ouvre des pistesqu’il ne poursuit pas jusqu’au bout. Laissons-
lui éventuellement le bénéce du doute et disons-nous qu’il est n
stratège. La suite de ses travaux nous révélera sans doute létendue
réelle de sa radicalité dans ce domaine clé quest la forme monétaire.
Le probme, c’est que l’imprécision, ou en tout cas lambiguïté, de
Jackson à lendroit de la logique monétaire a des impacts sur le reste
de sa construction intellectuelle et politique. Que dit-il, en eet, des
changements à apporter à la logique consumériste? Il s’agit, pour
lessentiel, de combiner changements institutionnels et changements
personnels (psychologiques, spirituels) an de modier lemprise
qu’a sur nous ce qu’il appelle, en empruntant une expression de
1 / 8 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !