Le dé du fondamentalisme
au coeur des trois religions abrahamiques
PROF CLAUDIO MONGE
Université de Fribourg
Faculté de Théologie
SP. - AA. 2013-2014
LA QUESTION CORANIQUE
Traditions religieuses : hadiths et exégèse
Quand on parle de « révélation coranique », il est bien de distinguer entre « traditions
religieuses » et « traditions populaires ». Les premières, qui nous intéressent plus
particulièrement ici, concernent ce que l’on appelle la sunna, c’est-à-dire l’ensemble des
comportements du prophète et de ses compagnons, tels qu’ils ont été rapportés par les
hadiths. Après l’établissement de la première Vulgate coranique, les hadiths furent la
deuxième préoccupation majeure de la communauté. Les recueillir, les classer et juger de leur
authenticité, telle était la seconde tâche.
Un hadith se compose de deux parties :
a) Une longue chaîne de noms de transmetteurs autorisés qui attestent que la
transmission du récit s’est faite de l’un à l’autre en remontant du dernier jusqu’au
premier : « Un tel nous a raconté, d’après un tel qui le tiendrait d’un tel, lequel l’avait
reçu d’un tel..., que le prophète (ou son compagnon) a dit ou fait et seulement ensuite
commence le récit.
b) Le récit lui-même et qui met en scène généralement le prophète et ses compagnons.
Il est important de remarquer que les hadiths recueillis n’ont jamais fait l’unanimité quant à
leur authenticité. Habituellement les recueils d’un Bukhari1 sont très sollicités parce que les
textes apocryphes en ont été sévèrement éliminés. En règle générale, les hadiths se réfèrent
de façon très concrète à tous les sujets intéressant la vie personnelle ou communautaire du
croyant. Ils peuvent parfois confirmer un enseignement ou une prescription coranique; tantôt
ils l’explicitent et l’expliquent; tantôt ils la complètent. Parfois, ils éclairent sur un point
(laissé obscur par le texte sacré). Il arrive souvent aussi que le Coran et les hadiths ne
s’accordent pas sur tel ou tel sujet. Cette question n’est toujours pas élucidée par les savants.
Il existe cependant une science qui est celle de « l’abrogeant » et de « l’abrogé », puisque même
dans le Coran, il existe des versets qui sont venus en abroger d’autres. Plus précisément, dans
le cas de deux versets qui se contredisent, pour les spécialistes, le verset révélé en dernier
abroge le verset révélé en premier. Étant donné que dans le Coran les sourates ne sont pas
classées dans l’ordre chronologique mais approximativement par ordre de grandeur
décroissante (de la plus longue sourate à la plus courte ; un exemple d’exception : la première
sourate), une question se pose inévitablement : en cas de contradiction entre deux versets,
comment savoir quel est le verset révélé en dernier ? Réponse : « Il faut (…) se référer aux
1 Mohammed al-Boukhari  !"# !
$% !&'(#&)(*+*, *-. !
./!01+2$*34+2$*.056
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études des savants de l’islam pour connaître l’ordre chronologique ». Ceux-ci distinguent les
sourates mecquoises (révélées à La Mecque entre 610 et 622) et les sourates médinoises
(révélées à Médine entre 622 et 632).
Le principe du verset abrogeant (nâsikh) et du verset abrogé (mansûkh) est contenu dans
le Coran lui-même : Sourate 16 (sourate mecquoise, la 70ème révélée), verset 101 : « Quand
Nous remplaçons un verset par un autre et Allah sait mieux ce qu’Il fait descendre ils
disent : « Tu n’es qu’un menteur. » Mais la plupart d’entre eux ne savent pas. »
Il y a une deuxième sourate qui est évoquée, la Sourate 2 (sourate médinoise, 87ème révélée),
verset 106 : « Si nous abrogeons un verset ou si nous le faisons passer à l’oubli, Nous en
apportons un meilleur ou un semblable. Ne sait-tu pas qu’Allah est omnipotent ? » En réalité,
le père M Cuypers a démontré que si on restitue ce verset dans son contexte, on voit qu'il ne
veut absolument pas dire cela: c’est une réponse à des juifs qui protestaient contre
Muhammad parce qu’il avait proclamé, dans sa récitation du Coran, des versets de la Torah,
tout en les modifiant. A cette accusation de "falsification", Dieu répond qu'il est libre d'abroger
une révélation antérieure par une nouvelle, meilleure. Il s’agit donc d’une abrogation de la
Torah par le Coran et non du Coran par lui-même !
L'abrogation est essentielle à la cohésion de la doctrine islamique: elle justifie la prétention
d'englober toutes les révélations antérieures, qui sont simplement rectifiées quant aux aspects
pratiques, les divergences de fond étant imputables à la méchanceté des hommes qui les a
poussés à altérer leurs Écritures; elle rend compte des contradictions internes du Coran qui
sont ramenées à la prise en considération, pour la miséricorde divine, des faiblesses de
l'homme même pour un laps de temps assez court.
Encore une fois, le problème qui subsiste est celui de ce qui, à l'intérieur du Coran, est
abrogeant ou abrogé. La tradition nous dit que 1a révélation coranique a duré une vingtaine
d'années. Les éditions du livre sacré contiennent, pour la plupart, une mention figurant en
tête de chaque sourate et précisant si elle est de la période mecquoise (avant l'hégire) ou
médinoise (après l'hégire). En principe, donc, un verset médinois contredisant un verset
mecquois abrogerait celui-ci. Mais très tôt les commentateurs coraniques ont admis qu'il
pouvait y avoir des interpolations de passages médinois dans les sourates mecquoises et
inversement. Comment alors définir ce qui est le plus récent et ce qui est le plus ancien? La
chose se complique encore si, comme en II, 234 et 240, on a deux versets contradictoires qui se
suivent à peu de distance dans la même sourate. On ne peut même pas dire que le dernier
abroge le précédent puisque, dans l'exemple cité c'est le premier qui a été retenu comme ayant
force de loi. On a donc fait intervenir d'autres considérations de convenance ou de précision.
D'une façon générale, on peut constater que, suivant les besoins de chaque époque, on a défini
arbitrairement ce qui devait être considéré comme abrogeant le reste.
Bien que plusieurs savants musulmans, au cours du XXe siècle, et encore tout récemment
l'islamologue français Geneviève Gobillot ont dénoncé avec force l'erreur d'interprétation de la
Sourate 2 sur « l'abrogeant / abrogé », elle continue à avoir largement cours. Or, les
extrémistes islamistes se servent de l'argument de l'abrogation pour considérer notamment
que les versets les plus durs de la sourate 9 (versets 29, 73), incitant les musulmans à
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combattre les infidèles, abrogent à peu près 130 versets plus tolérants qui ouvrent les voies
d'une coexistence pacifique entre les musulmans et les autres communautés. Fidèles à la
logique de l'abrogation telle qu'ils la comprennent, les extrémistes estiment (comme déjà
certains commentateurs anciens) que la sourate 9 est la dernière sourate révélée, abrogeant
notamment les versets plus "ouverts" et tolérants de la sourate 5, alors que tout, dans cette
dernière, montre qu’il s’agit d’un texte-testament, qui clôt la révélation. C'est encore une
contextualisation de la sourate qui conduit à cette constatation, mais cette fois, dans le cadre
d'une approche intertextuelle. Cette sourate contient en effet plusieurs citations tout à fait
claires de la Bible ou de textes para-bibliques: la révolte des fils d'Israël qui refusent d'entrer
dans la Terre sainte (reprise du livre des Nombres), l'assassinat d'Abel par Caïn, la loi du
talion, une sentence de la Mishna (reprise textuellement), des scènes apocryphes de l'enfance
de Jésus, ainsi qu'une évocation assez mystérieuse de la dernière Cène (d'où le titre de la
sourate). Ces choses sont connues depuis longtemps. Mais une lecture attentive du texte
révèle nombre d'autres réminiscences bibliques, moins apparentes mais non moins réelles, qui,
mises ensemble, ne laissent aucun doute sur l'arrière-fond deutéronomique de la sourate: le
mélange de lois et de récits, le thème central de l'Alliance, celui de l'entrée dans une terre
sainte, le vocabulaire (répétition de "l'aujourd'hui" de Dieu, les injonctions à l'obéissance aux
préceptes, etc.). Or, le Deutéronome se présente comme le testament prophétique de Moïse qui
clôt le Pentateuque, la Torah: il meurt d'ailleurs en fin du livre. Selon la tradition, la sourate 5
aurait été révélée lors du solennel pèlerinage d'adieu du Prophète, qui serait mort très peu de
temps après. La similitude de situation est frappante, si ce n'est que Moïse n'entre pas
lui-même dans la Terre sainte, alors que Muhammad, lui, se trouve, avec sa communauté
triomphante dans la terre sainte du sanctuaire de la Mecque. Le récit de la révolte des fils
d'Israël, s'il figure d'abord dans le livre des Nombres, est repris dans le Deutéronome. Or, ce
récit est la clé de compréhension de toute la sourate 5: il figure le refus des gens du Livres,
juifs et chrétiens, d'entrer dans l'alliance islamique, alors que les musulmans, eux, y sont
entrés. Tout à la fin de la sourate, l'évocation de la Cène est encore liée à la thématique de
l'Alliance, dans un contexte où se lisent des traces du discours d'adieu de Jésus, en saint Jean,
autre discours-testament. Enfin, il faut remarquer que la sourate se termine par le jugement
de Jésus qui nie formellement devant Dieu avoir proclamé être le fils de Dieu et proclame
solennellement, au contraire, le plus pur monothéisme (5, 116-117). Tel est le dernier mot,
chronologiquement parlant, de la révélation coranique, et il correspond exactement à la fin du
texte du Livre, puisque la sourate 112 proclame le même monothéisme intransigeant, niant
toute filiation en Dieu (les sourates 113 et 114, deux prières qui ne figuraient pas dans
certains codex primitifs, doivent être considérées comme un encadrement liturgique du Coran,
avec la sourate 1: la sourate 112 est donc la conclusion réelle du Livre).
En 1967, le Soudanais Mahmûd Muhammad Taha a proposé une interprétation de
l'abrogation qui, invoquant "le verdict du temps" inversait le rapport traditionnel. Pour lui, les
versets médinois ayant été dictés par les besoins de l'époque, étaient désormais caducs, tandis
que les versets mecquois, libres de toute exigence d'application immédiate, redevenaient les
seuls en vigueur désormais. Pour cela il a été condamné par un tribunal religieux et pendu. Sa
théorie est actuellement reprise par les tenants de la laïcité.
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Sunna, hadiths et vie du prophète Muhammad
Dans l’islam sunnite, on considère que la vie de Mohammed s’est déroulée sous une
sorte de « lumière divine », sacrée qui rend ses comportements et ses dires tout aussi sacrés
que la révélation elle-même. Le prophète jouissait d’un « état prophétique » permanent. C’est
dire l’importance accordée à ses faits et gestes et leurs influences sur la vie quotidienne du
musulman. L’ensemble des hadiths jugés authentiques, permet de reconstituer en partie la vie
du prophète, son comportement en société, ses rapports aux fidèles. Indépendamment du
message que cherche à transmettre le hadith, il recèle une foule de renseignements sur la vie
quotidienne à l’époque du prophète. Les attitudes et comportements du prophète deviennent
ainsi un modèle de conduite pour le croyant. Ces hadiths, lus le jour du vendredi et
abondamment commentés à la mosquée (retransmis de nos jours par les médias) permettent
au croyant d’imaginer le prophète en action ; d’édifier des « scénarios » qu’il reproduira
lui-même dans sa vie quotidienne.
Au temps même de Mohammed, nombreux étaient les fidèles qui le consultaient
régulièrement pour l’explication de tel ou tel verset , sur un mot ou un passage obscur, la
portée d'une autorisation ou d’une interdiction coranique, une allusion du texte sacré, une
condamnation .... Le prophète qui recevait même chez lui, répondait aux demandes des
croyants. Il faisait en un mot œuvre d’exégète. La Vulgate a été (et est toujours) une source de
perpétuelle investigation. On peut définir l’exégèse comme un effort constant d’interprétation
du Coran et de la Sunna. C'est de ces efforts d’exégèse que naît la loi islamique quand celle-ci
n’est pas tout simplement énoncée par le Coran en termes clairs.
Pour ces raisons les termes « traditions religieuses », Sunna jurisprudence, exégèse seront
indifféremment utilisés pour signifier - par commodité l’ensemble du corpus qui s’ajoute au
Coran et le complète : hadiths comportements du prophète, commentaire et interprétation du
Coran, lois et règlements musulmans... Toutefois concernant le droit musulman, il est
important de définir ce que sont les quatre grandes écoles de l’Islam Sunnite.
Exégèse dans les écoles sunnites
C’est au début de l’ère Abbasside que se constituèrent les quatre grandes écoles, qui sont
toujours vivantes et se partagent toute l’étendue de l’Islam sunnite. L’école hanafite se
réclame du juriste Abu Hanifa, l’école malikite de Malik Ibn Anas, la troisième de l’imam
Shaf’i et la dernière doit son nom à Ibn Hanbal.
L’exégèse ayant un caractère global, il était normal que des écoles apparaissent, pour la prise
en charge de toute la vie concrète musulmane. Chaque école précise sa solution devant les
points controversés, intervient sur des détails de la vie cultuelle comme, par exemple, les
mouvements et les positions de la prière ; c’est tout un comportement quotidien qu’elles
déterminent. Mais voyons ce que sont ces écoles et ce qui les différencie.
L’école hanbalite
Sommairement, on pourrait dire que le hanbalisme préconise le retour au Coran et à la sunna
et qu’il ne privilégie guère le travail des savants. Le taqlid (littéralement: imitation) a chez les
hanbalites une grande importance. Ils acceptent ainsi beaucoup de hadiths jugés par d’autres
comme inauthentiques. Grossièrement, on pourrait dire que le hanbalisme représente le
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courant sunnite « rigoriste ».
L'école chaféite ou chafiite
Cette école continue à dominer en Basse-Egypte, en certaines parties de l’Arabie du sud, en
Afrique orientale musulmane et dans certains pays de l’Asie musulmane... Le chafiisme se
distingue par sa valorisation de la sunna comme source du droit, minimisant ainsi le
consensus des savants. Le droit shafiite s’articule autour de la notion de consensus
communautaire; autrement dit, le consensus doit émaner de la communauté en tant que telle
et non de la réunion d’une poignée de savants.
L'école hanafite
Née en Iraq, elle si maintient toujours, ainsi qu’en Syrie où elle est majoritaire. En
Afghanistan, au Pakistan, en Inde, et parmi les musulmans de Chine. Elle eut du succès en
Turquie où les Ottomans l’adoptèrent et la firent connaître dans les pays jadis soumis à la
Porte. Elle se présente comme l’école la plus « large" », la plus tolérante et certains vont
jusqu’à la taxer de laxisme.
L'école malikite
Elle est la plus largement suivie au Maghreb. Signalons que l’Algérie et la Tunisie continuent
à avoir des représentants du hanafisme. Mais l’école malikite est largement majoritaire. Au
Maroc, c’est la seule qui est reconnue. Malik Ibn Anas, à qui l’école doit son nom, attribuait
une grande importance au consensus des savants, et à leur jugement personnel. Il a ajouté la
notion de maslaha (bien commun), c’est-à-dire que tout jugement doit en fait tenir compte des
intérêts de toute la communauté. Mais le plus important dans le malikisme, c'est sa
reconnaissance du 'Urf (coutume). Le ‘Urf y est considéré comme une seconde source de loi. Le
terme ‘Urf désigne en fait l’ensemble des coutumes antéislamiques qui existaient au Maghreb
et que le malikisme non seulement n’a pas interdites, mais soigneusement reconnues,
intégrées à l’islam. C’est ce qui explique la persistance de tant de rites archaïques, parfois
franchement contraires à l’esprit de l’Islam. Pour ces raisons, il est impossible de parler de
communauté musulmane au sens strict du terme, quand on considère les pays du Maghreb. Il
n’est pas non plus possible d’évoquer les traditions religieuses (sunna) sans tenir compte des
traditions typiquement maghrébines antérieure à l’Islam et que le malikisme a permis de
maintenir.
Les dernières fixations du texte coranique ne sont effectuées qu’en 934 (322 de l’ère
hégirienne)2. A cette date ont été codifiées quelques variantes de lecture3.
Ainsi, l’on peut dire qu’il a fallu trois siècles pour stabiliser le texte coranique et obtenir le
livre que nous avons aujourd’hui, mais en fait, une ou deux générations après Mahomet, le
texte est prêt pour l’essentiel. Étant donné les incertitudes et la progressivité d’écriture, nous
pouvons considérer que le Nouveau Testament et le Coran ont été assez vite produits après la
mort et de Jésus et de Mahomet.
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