MÉTHODOLOGIE SOINS ET ANTHROPOLOGIE UNE DÉMARCHE RÉFLEXIVE Cécilia ROHRBACH VIADAS, Anthropologue infirmière « toute réflexion importante, loin de clore le débat, au contraire commence par l’ouvrir » Yvonne Preiswerk RÉSUMÉ A B S T R AC T Soigner l’être humain en respectant l’égalité des cultures et en reconnaissant leurs différences culturelles, appelle à relier unité et diversité. Les publications récentes dans le domaine des soins culturels privilégient pourtant la différence culturelle, fondée sur le relativisme culturel délaissant le postulat de l’unité de l’humanité, comme c’est le cas pour les soins infirmiers transculturels. C’est ainsi que quelques éléments historiques relatifs aux théories fondatrices de l’anthropologie sont inclus dans ce texte, pour comprendre les implications philosophiques et éthiques de la théorie de soins infirmiers transculturels. L’objectif de cet article est d’analyser six publications récentes dans le domaine des soins et de l’anthropologie, à travers une méthode réflexive pour identifier deux traditions de soigner différentes en démontrant leur portée philosophique et éthique dans la pratique de soins infirmiers. Caring for human beings, calls for relating unity and diversity in order to respect the equality of cultures and to recognize their cultural differences. Cultural difference is, however, privileged by recent publications within the culture caring domain, based on cultural relativism and disregarding the unity of humanity, transcultural nursing theory is the case. For this reason, some historical elements related to the two original anthropological theories are included in this text to understand the philosophical and ethical implications of transcultural nursing theory. The objective of this article is to analyse six recent publications within the caring and anthropology field, through a reflexive method identifying two different caring traditions and demonstrating their philosophical and ethical reach for caring practice. Mots clés: soigner, être humain, unité de l’humanité, Key words: caring, unity of humanity, equality of cul- égalité des cultures, reconnaissance de leurs différences culturelles, soins infirmiers transculturels, portée philosophique et éthique, méthode réflexive. tures, recognition of their cultural differences, caringanthropology, philosophical and ethical reach, reflexive method. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 90 - SEPTEMBRE 2007 19 MÉTHODOLOGIE SOINS ET ANTHROPOLOGIE UNE DÉMARCHE RÉFLEXIVE INTRODUCTION La recherche en soins infirmiers a été introduite en France et en Suisse par Rosette Poletti autour de 19781985. Poletti brosse le tableau de la situation de la recherche dans la profession durant cette période. Comme elle aime le faire, elle illustre cette situation par des citations ou des exemples identifiant autant les aspects positifs des investigations déjà réalisées, que les difficultés posées quand il s’agit de modifier des attitudes ancrées s’opposant à la recherche infirmière. Rosette Poletti a introduit également des théories et des modèles de soins infirmiers, écrits pour la plupart par des infirmières américaines. Ces théories ont commencé à être utilisées dans divers programmes de formation infirmière de base et de cadres, en ouvrant la voie à de nouvelles connaissances et à la conscience d’un savoir professionnel propre. Pendant cette période, peu d’attention a été consacrée aux postulats philosophiques de ces modèles et à leurs conséquences éthiques, ce qui a affaibli la réflexion infirmière. Plusieurs auteurs formulent ce manque de préparation de futurs professionnels de la santé à cet exercice indispensable consistant en une analyse étendue de connaissances de la profession, afin de se convertir en une science autonome Nadot, M. (1992) et Reverby, S. M. (1993). Ce manque de critique a ralentit, non pas le milieu infirmier plutôt sécurisé par des connaissances stables, mais les collègues universitaires des autres sciences humaines. Une exigence propre à toute discipline universitaire veut que la critique fasse partie de toute science et qu’elle soit continuellement présente pour infirmer ou confirmer les postulats théoriques, pour analyser les méthodologies, pour guider la recherche et pour préserver l’autonomie indispensable à chaque discipline. Pour analyser le domaine soins-anthropologie dans cet article, je propose une méthode réflexive décrivant les principales orientations théoriques et philosophiques américaines enseignées en Europe et leurs conséquences dans les textes étudiés dans cet article. UN SURVOL DES SOINS INFIRMIERS TRANSCULTURELS Un bref écho concernant la théorie de soins infirmiers transculturels de Madeleine Leininger introduisant une orientation anthropologique dans les soins, pour la première fois dans les soins infirmiers, ne fait pas de doute. Son doctorat en anthropologie à l’Université de Washington, Seattle, la prépare à développer son domaine. 20 RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 90 - SEPTEMBRE 2007 La théorie de soins infirmiers transculturels a été publiée en 1978 (voir Leininger, 1995, pp. 3-54 pour le développement détaillé de sa conception théorique) en prenant rapidement une ampleur internationale, donnée par son auteure. La théorie de Leininger a été analysée par plusieurs infirmières (Marriner-Tomey, Julia B. George, S. Kérouac, entre autres) et c’est l’étude de Julia B. George (1995), qui apparaît comme la plus complète parce qu’elle identifie un aspect décisif : «Leininger définit la santé, mais elle ne définit pas spécifiquement les concepts majeurs d’être humain, société/environnement…» (George, 1995, p. 379, traduction). Cette lacune est de conséquence, parce que sans le concept d’être humain, l’unité de l’humanité, ce concept cher aux philosophes universalistes du XVIIIème siècle et aux premiers anthropologues européens, est mise en danger, car il risque de ne pas être repris dans les publications francophones de soins infirmiers. Leininger s’abstient également de situer l’anthropologie du point de vue historique et son concept de culture est fondé sur le relativisme culturel. La théorie anthropologique du relativisme est très répandue en Amérique, inspirant la majorité des travaux de ce continent. Ma formation européenne en anthropologie, m’a permis de reconnaître les différences entre les théories européennes et les théories américaines, parce que j’ai eu accès aux deux écoles anthropologiques, ayant fait des études pendant un certain temps à l’Université de Washington, Seattle. L’évolutionnisme et le relativisme requièrent d’être situés dans cet article, comme cela serait le cas pour toute autre théorie infirmière à étudier. Il s’agit de présenter l’histoire de la science humaine et sociale qu’accompagne la discipline des soins. Pourquoi avoir des théories de soins si on méconnaît les théories qui les accompagnent et qui influencent leurs philosophies et leur éthiques ? Les soins infirmiers appellent nécessairement d’autres disciplines, l’autonomie totale des disciplines est un leurre. Chaque théorie est composée d’une histoire qui la fonde et qui détermine la trajectoire de ses multiples principes, postulats, orientations, méthodes, philosophies, recherches, contexte culturel, personnalité de l’auteur, etc. Il importe de les connaître, si nous voulons réfléchir en profondeur et apprendre à utiliser les connaissances des sciences humaines et sociales avec une éthique professionnelle. Comme le dit Dumont : «L’image mentale que nous avons d’une culture ne dépend pas uniquement des faits accessibles obtenus, mais de notre façon d’interpréter les faits accessibles et de notre manière de penser en général» (1989, p. 13). C’està-dire, la représentation intellectuelle indispensable pour construire une théorie, contient des caractéristiques semblables à l’image mentale que nous avons d’une culture. SOINS ET ANTHROPOLOGIE UNE DÉMARCHE RÉFLEXIVE P R É C I S I O N S H I S TO R I Q U E S CONCERNANT L’ANTHROPOLOGIE Les premières recherches systématiques en anthropologie datent du XIXème et du début du XXe siècle en Europe, quoique, les philosophes universalistes du XVIIIème (Kant, Rousseau, voir Hodgen, 1971) vont stimuler la pensée de ces premiers anthropologues avec leur postulat relatif à l’unité de l’humanité. Subséquemment, l’évolutionnisme, la première théorie anthropologique, essaie de comprendre l’humanité. Cette théorie contemple la société moderne comme étant le stade supérieur, le modèle à suivre pour les sociétés dites moins «civilisées». Cette position «ethnocentriste* » est certainement critiquable, mais retenons que la majorité des évolutionnistes a conservé ce que les philosophes universalistes leur ont légué d’inappréciable, le postulat philosophique de l’unité de l’humanité, Berthoud, G. (1992, pp. 77-89, 119-127, 241-268). L’évolutionnisme fut toutefois fortement contesté par les anthropologues américains et ceci avec raison. Les chercheurs américains vont souligner surtout le concept de culture en accentuant la diversité culturelle, ce que l’on connaît comme théorie relativiste. La théorie évolutionniste, en soulignant l’unité de l’humanité, néglige la diversité culturelle alors que la théorie du relativisme culturel, au contraire, souligne la diversité culturelle et décline l’unité de l’humanité. C’est cependant la théorie relativiste, qui domine dans la représentation de l’anthropologie américaine jusqu’à nos jours. La théorie relativiste considère que les us et coutumes des peuples sont significatifs uniquement dans la culture d’appartenance. Ainsi, chaque culture est conçue comme une totalité sans communication possible entre elles, puisque ce qui est valable pour une société ne l’est pas pour une autre. Leininger emprunte son concept de culture à Haviland, W. A. (1990) et s’inspire particulièrement de Melville Jean Herskovits (1955, 1973), deux auteurs relativistes, dont Leininger adopte les postulats philosophiques sans les questionner et nous verrons que cela a des conséquences éthiques de taille. Les connaissances n’aidant pas à réfléchir, elles semblent conjurer plutôt la soumission. Herskovits, M. (1895-1963) a été un de principaux concepteurs du relativisme culturel, il a soutenu que toute culture est objectivement accessible à partir de ses propres critères. Ce postulat philosophique remet en cause la possibilité même de comparer les cultures, et par conséquent, d’apprendre de chacune d’entre elles. Le relativisme culturel renforce donc la diversité culturelle, où tout est admissible, «tout se vaut», puisque chaque culture est étudiée dans ses propres termes et valeurs et ses traditions se considèrent acceptables dans le contexte même, sans jugement de critique, Herskovits, M. (1973). * Leininger confirme cette position relativiste consistant à accepter toute pratique de soins comme approuvable. Sans entrer, ici, dans cette discussion, je laisse le lecteur réfléchir aux pratiques culturelles telles que : la circoncision féminine, se défaire d’un bébé parce qu’il est jumeau et que cela est considéré malsain par le groupe, etc. Ces pratiques relèvent de l’éthique professionnelle et il est indispensable de prêter attention à l’enjeu qu’elles représentent. Il s’agit d’une question délicate dans laquelle se mêlent le respect de l’autre, le respect envers soi-même, le code éthique, les implications morales, sociales et politiques. Leininger préfère éviter ces questions en gardant sa position relativiste concernant l’acceptation de l’ensemble des pratiques « sans jugement » et, plus encore, elle propose de prendre comme base de réflexion éthique, la culture : « La culture, pourvoit la connaissance holistique la plus complète pour construire une base de connaissance éthique des soins, fidèle et digne de confiance, pour guider les décisions sur les soins humains, la santé la mort, les facteurs de vie quotidienne », Leininger (1990, p. 64, traduction). La culture est, ici, une définition sans contenu significatif qui sera donnée par les membres du groupe étudié lors du travail de terrain. Après avoir examiné cette position, le relativisme culturel qui guide la réflexion éthique des conceptions liées à la culture dans les soins infirmiers transculturels, je désapprouve cette posture parce qu’elle déloge un fondement déontologique. Ma position est de considérer comme essentiel de se référer à une démarche comparative réflexive (qui ne peut pas être explicitée dans l’espace de cet article). Cette démarche doit servir de base et de guide, car «S’il y a un fondement, il y a des éléments qui permettent de relativiser ; mais s’il n’y a pas de fondement, il n’y a pas de structure contre laquelle d’autres postures pourraient être ‘objectivement’jugées», Holmes (1988, p. 185, commas inversées dans le texte, traduction). DÉMARCHE RÉFLEXIVE ET PUBLICATIONS DES SOINS ASSOCIÉES À L’ANTHROPOLOGIE Accueillir un être humain pour le soigner est une démarche professionnelle basée sur une relation, sur des principes philosophiques, sur des connaissances théoriques et soutenue par la personnalité du soignant pour guider cette expérience, même si ces principes sont implicites et confus. Cet accueil est aussi influencé par les valeurs que la société du chercheur privilégie. Terme qui suggère de considérer ses propres valeurs culturelles comme étant supérieures aux autres RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 90 - SEPTEMBRE 2007 21 Je distingue dans la littérature des soins infirmiers francophone, une démarche professionnelle fondée sur un héritage universaliste regardant chaque individu, comme un membre à part entière de l’humanité. La réticence envers l’enseignement de l’anthropologie s’adresse plutôt aux principes transculturels évoqués, qu’à l’anthropologie elle-même, discipline peu connue, d’ailleurs, dans certains pays francophones. Quoique cela doive encore se vérifier à cause de l’influence américaine dans ce domaine actuellement, comme nous le verrons plus loin. Tandis qu’aux USA, la démarche professionnelle proposée par diverses publications dans le domaine des soins culturels, attribue initialement un statut d’appartenance au «client» comme nos collègues les dénomment, c’està-dire des : tamouls, musulmans, japonais, etc. Ces deux démarches révèlent schématiquement deux traditions de soins différentes. La tradition professionnelle américaine liée aux soins infirmiers transculturels, montre un intérêt pour une approche dirigée vers le groupe culturel et fondée sur les principes du relativisme culturel adoptés par sa principale leader, la Professeure Madeleine Leininger. Ce qui précède démontre qu’en considérant l’histoire, on prend un engagement pour comprendre le témoignage du passé et pouvoir justement nous distancer de celui-ci en devenant académiquement plus libres. C’est l’analyse de six publications choisies pour identifier le savoir, non pas d’anthropologie si peu connu, mais le savoir qui se publie dans le domaine soins-anthropologie, qui va suivre en montrant l’influence américaine. 2) Collière, M.-F. (1996). Soigner… Le premier art de la vie. Paris, InterÉditions. «De l’utilisation de l’anthropologie pour aborder les situations des soins», pp. 137-187. Collière s’inspire entièrement du travail de terrain de l’anthropologue et l’accommode au soignant. Elle prépare ainsi une méthodologie pour les soins communautaires applicable dans d’autres contextes infirmiers. L’approche de Collière est considérée universaliste parce qu’elle reconnaît les êtres humains, sans les cataloguer, c’est une attitude positive et confirmée de sa démarche. Collière met en évidence le fait que toute situation de soins est une situation anthropologique et à partir de ce postulat, elle introduit un processus adapté aux deux disciplines : les soins et l’anthropologie, ce qui va, par la suite, soutenir le développement de son enseignement. 3) Rohrbach, C. (1999). Soigner, c’est l’expérience de se comprendre soi-même par le détour de l’autre. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 56, pp. 81-87. Une expérience pédagogique pour sensibiliser les étudiants de la 1re année d’études en soins infirmiers, à l’École de Thonon-les-Bains, est décrite en apportant quelques exemples. Les six textes seront étudiés et considérés selon la méthode réflexive mentionnée dans le résumé et mise en pratique tout au long de cet article. Les étudiants sont introduits à l’anthropologie et au travail de terrain pendant trois journées. Ensuite, ils partagent trois journées avec un groupe ou une personne de leur choix, différent d’eux. Ils élaborent un rapport écrit de ces trois journées, et ensuite, en fonction de leur expérience et de leurs connaissances acquises auprès des groupes étudiés, ils décrivent comment ils soigneraient cette personne, si il/elle arrivait à l’hôpital. Ces données sont présentées oralement par chaque étudiant au groupe (42 étudiants) et par écrit au professeur. 1) Veysset, B. (1988). Anthropologie et recherche en soins infirmiers, Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 14, pp. 9-14 (conférence). Cette conférence est une des premières publications dans le domaine de l’anthropologie, donnée par une Docteure en Anthropologie, qui décrit avec des citations, en quoi consiste la discipline, abordant la recherche en soins infirmiers de manière abrégée. Cette conférence de Bernadette Veysset introduit la dimension historique et philosophique de l’anthropologie de manière remarquable, car elle est la seule auteure, dans la littérature étudiée, à avoir exposé les fondements de l’anthropologie. Veysset fait une communication d’envergure en précisant le principe philosophique de l’unité de l’humanité. Cette approche, qui consiste à partager, pendant trois journées, la vie quotidienne avec des personnes inconnues de l’étudiant, a stimulé leur créativité concernant la manière dont ils soigneraient ces personnes à l’hôpital. De plus, le mode de vie de pêcheurs, de sourds-muets, de personnes vivant au couvent, d’une famille chilienne réfugiée, d’une fille anorexique, d’un étudiant zaïrois, de deux agriculteurs retraités, d’une personne transsexuelle et bien d’autres personnes et groupes, a fait comprendre que chaque groupe possède une connaissance sur les soins que les étudiants ont dû apprendre, pour terminer avec l’entendement que soigner est une expérience de réciprocité. PUBLICATIONS CHOISIES DANS LE DOMAINE SOINS-ANTHROPOLOGIE 22 Son apport précieux (p. 12) est tombé pratiquement dans l’oubli par la suite, sans avoir eu l’écho requis. Il s’agit pourtant d’un principe essentiel pour soigner parce que toute personne soignée fait préalablement partie de l’humanité. Évident ? Nous verrons que cela n’est pas toujours le cas. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 90 - SEPTEMBRE 2007 SOINS ET ANTHROPOLOGIE UNE DÉMARCHE RÉFLEXIVE 4) Coutu – Wakulczyk, G. (2003). Pour des soins culturellement compétents : Le modèle transculturel de Purnell. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 72, pp. 34-47. L’auteur de cet article décrit les éléments organisationnels et techniques du modèle Purnell. C’est une description avec la traduction complète dudit modèle. Coutu – Wakulczyk, traduit le schéma conceptuel de l’auteur de manière très complète, introduisant quelques modifications organisationnelles avec l’autorisation de Larry Purnell. Il est dommage qu’aucun objectif n’ait été précisé pour connaître le choix de ce modèle culturel par rapport à d’autres. La description est uniquement théorique sans faire référence à des situations de la pratique. Le modèle Purnell relève de l’approche relativiste, décrite précédemment. 5) Lepain, C. (2003). L’approche culturelle en soins infirmiers pour les patients musulmans maghrébins relevant des soins palliatifs. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 72, pp. 4-33. Dans ce travail d’un investissement personnel sérieux, il est toutefois difficile de comprendre le cadre conceptuel de l’auteure, car elle se réfère à Watson et à Leininger, dont elle sélectionne des éléments sans les justifier et en les appliquant de manière superficielle dans son projet pratique. Lepain a ainsi cité de nombreuses conceptions théoriques, les unes à côté des autres, par rapport à son projet, telles : Leininger et Watson, Giger – Davidhizar, Gordon avec ses diagnostiques et Kérouac, S. (1994). Ces auteurs, leurs théories et leurs connaissances sont de qualité variée sans être justifiées par Lepain, ce qui diminue la cohérence théorique et pratique de son article. Pourquoi ? Julia B. George (1995, pp. 373-389), en analysant la théorie de Leininger, a conclu que l’auteure de la théorie de soins infirmiers transculturels n’a pas définit les quatre concepts de base de soins infirmiers : personne, santé, environnement, soins infirmiers. Pourtant, ces quatre concepts sont définis par Lepain, comme s’ils appartenaient à Leininger ? Mais, c’est à Kérouac que Lepain emprunte ces définitions qui ne correspondent pas à Leininger comme déjà indiqué. Elles se trouvent chez Kérouac, qui a abordé la théorie de Leininger de manière plutôt simplificatrice en réduisant ses explications à quelques termes (voir, « La pensée infirmière», 1994, pp. 43-45). L’article de Lepain termine par un «projet clinique» pour apprendre à soigner les patients maghrébins. La question qui émerge avec cette approche se réfère à la manière déductive de procéder, il y a peu de spontanéité et d’initiative pour les soignants introduits dans autant de connaissances hétérogènes. Cet accès aux soins, catégorise les patients en les séparant des autres patients non musulmans maghrébins et peut estomper la curiosité des soignants par le nombre de connaissances théoriques qui leur sont transmises (voir projet clinique, p. 12 et suivantes). Peu de place semble être laissée aux apprenants et au patient, car «tout» ou presque, est déjà prévu. C’est une approche issue du relativisme culturel américain, même si l’auteur peut l’ignorer, cependant, cette approche «catalogue» les patients et il paraît convenir plutôt à la mentalité américaine. Pour conclure, le risque existe avec ce type d’approche de retomber dans les soins en série : les noirs sont soignés ainsi, les turcs autrement, les japonais comme le dit tel livre. Cela ne serait pas trop différent de : l’appendicite, on procède ainsi, le cancer du colon selon telle approche, un travail mécanique, automatisé. Cette démarche néglige autant le patient que l’infirmière comme êtres humains. Les soignants de «patients différents » peuvent se spécialiser dans une culture et apprendre à regarder leur patient avec un regard « musulman maghrébins », mais comment regarde-ton un maghrébin comme être humain ? L’article de Catherine Lepain est le résultat d’une forte influence de l’anthropologie américaine dans sa pratique de soins. 6) Racine, L. (2003). Les potentialités de l’approche théorique post-coloniale en recherche infirmière culturelle sur l’adaptation du soin infirmier aux populations non occidentales. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 75, pp. 7-14. Dans cet article, il y a un effort de décentration, c’està-dire, cette capacité complexe de pouvoir quitter un point de vue en le questionnant de loin et de près. Racine propose une réflexion qui justifie son parcours et la raison de ses choix théoriques, elle décrit clairement la voie novatrice qu’elle entreprend. Racine fait une critique du multiculturalisme occidental en démontrant ses lacunes et elle avance des références qui soutiennent ses critiques. L’auteur introduit ensuite sa propre perspective, où elle propose «une négociation des différences culturelles entre la clientèle non-occidentale et le personnel infirmier », un « troisième espace» (p. 11) qui mène à une compréhension des différences culturelles. L’auteure est consciente du cheminement requis des soignants pour arriver à ce type de compréhension et elle propose à ce sujet, un processus de conscientisation. La démarche de l’auteure est novatrice, comme elle l’indique au départ de son article, car elle introduit un concept, la «sécurité culturelle», souhaitant que la recherche infirmière culturelle devienne un progrès d’action sociale, qui consiste à développer des programmes d’éducation basés sur la notion de sécurité culturelle. L’auteure s’est inspirée d’Antonio Gramsci, théoricien et écrivain italien, dont les idées ont eu du succès par son authenticité et par son intérêt pour les classes défavorisées. L’orientation choisie est donc politique, avec des connaissances concernant les classes défavorisées et la théorie soutenue par cette perspective. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 90 - SEPTEMBRE 2007 23 La critique de Racine relative à la théorie de Leininger est pertinente et subtile, car elle a su identifier le fondamental : « Les approches culturalistes et de la diversité du soin culturel de Leininger et le modèle explicatif de la maladie de Kleinman, constituent des approches où la culture, bien que soi-disant étudiée de manière holistique, se trouve réduite à une expression simplifiée, qui fixe les différences culturelles de l’Autre en entités essentialistes » (p. 9). Racine fait preuve de valeur en examinant les théories infirmières et en montrant les discordances entre théorie et pratique. En conclusion, la littérature étrangère relative aux soins et à l’anthropologie, fait continuellement appel à la culture de l’autre, comme si notre propre culture était inexistante, cachée, inopérante et ne jouait aucun rôle dans notre relation au patient. Les diverses théories transculturelles et culturelles analysées séparent les êtres humains, les étiquettent comme étant «Gadsups, Polonais, Amishs», comme si leur différence était prioritaire au fait d’être un être humain. Le premier droit de tout être humain pourtant, y compris chacun de nous, est d’appartenir à l’humanité. COMMENCEMENT Si il a été question de deux théories fondatrices de l’anthropologie, l’universalisme et le relativisme, il importe maintenant de les concevoir en relation l’une avec l’autre. Chaque postulat, c’est-à-dire, l’unité de l’humanité et les différences culturelles, est indispensable pour étudier et comprendre les soins. RÉFÉRENCES Berthoud, G. (1992). Vers une anthropologie générale. Genève, Librairie Droz. Collière, M. F. (1996). Soigner… Le premier art de la vie. Paris, InterEditions, pp. 137-187 et 146. Coutu – Wakulczyk, G. (2003). Pour des soins culturellement compétents : Le modèle transculturel de Purnell. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 72, pp. 34-47. Chaque perspective à elle seule, que ce soit l’universalisme ou le relativisme, est insuffisante pour comprendre l’humanité et les êtres humains que nous soignons. Il conviendrait d’aller dans le sens du dialogue entre les cultures, à la place de contribuer à le détourner. Dumont, L. (1989). La civilisation indienne et nous. Madrid, Alianza editorial. Étudier les soins et l’anthropologie, peut participer, comme dit Jean-Jacques Rousseau, à «porter sa vue au loin». Quitter temporairement l’hôpital, peut être salutaire, car au retour d’un voyage, on apprécie son pays autrement. En conséquence, «En comparant la vision du monde dans laquelle on a grandit avec n’importe quelle autre, on se dote d’un potentiel énorme pour une meilleure compréhension des deux», Horton (1990, p. 74). Giger, J. & Davidhizar, R. R. (1991) Transcultural Nursing. St. Louis, C. V. Mosby. En étant loin de l’hôpital, les conceptions actuelles de la santé et de la maladie peuvent s’égarer pendant un certain temps, parce qu’elles sont devenues aujourd’hui, une véritable tour de Babel. 24 Soigner est une pratique culturelle réciproque entre soignant et soigné, entre soignant et groupe culturel. Soigner est universel et culturel parce que les soins sont étroitement liés à l’humanité et à ses différences. Les soins sont source de vie et requièrent, pour leur investigation, obligatoirement la rencontre avec un groupe inconnu du chercheur. Le travail de terrain devient ainsi comme l’affirme Merleau-Ponty : « une source de connaissance pour comprendre les manières de vivre des êtres humains inconnus spontanément philosophique» (1960, p. 138). Les soins sont un savoir contenu dans les êtres humains, car ce sont eux qui pensent les soins et les pratiquent dans leur vie quotidienne. Ce sont les patients, ou les groupes étudiés, qui nous font découvrir ce qui est inconnu pour nous, même si nous pensons être des experts du soin. RECHERCHE EN SOINS INFIRMIERS N° 90 - SEPTEMBRE 2007 George, J. B. (1995) Nursing Theories. The Base for Professional Nursing Practice. Norwalk, Connecticut, Appleton & Lange, pp. 373-389. Haviland, W. A. (1990). Cultural Anthropology. Forth Worth, Holt, Rinehart, and Winston, 6 th edition. Herskovits, M. (1955). Cultural Anthropology. New York, Alfred A. Knopf. Herskovits, M. (1973). Cultural Relativism. Perspectives in Cultural Pluralism. New York, Vintage Books. SOINS ET ANTHROPOLOGIE UNE DÉMARCHE RÉFLEXIVE Hodgen, M. T. (1971). Early Anthropology in the sixteenth and seventeenth centuries. Philadelphia, University of Pennsylvania. Merleau-Ponty, M. (1960). Signes. Paris, p. 138. Nadot, M. (1992). Des «Médiologues» de santé à Fribourg ? Université Lumière, Lyon 2, pp. 2-48. Holmes, Ch. (1988). 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Les potentialités de l’approche théorique post-coloniale en recherche infirmière culturelle sur l’adaptation du soin infirmier aux populations non occidentales. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 75, pp. 7-14. Leininger, M. M. (1990). Ethical and Moral Dimensions of Care. Detroit, Wayne State University. Reverby, S. M. (1993). Ordered to Care. The dilemma of American nursing, 1850-1945. Cambridge, Cambridge University Press, pp. 1-7. Leininger, M. (1995). Transcultural Nursing. Concepts, Theories, Research & Practices. NY McGraw-Hill. Rohrbach, C. (1999). Soigner, c’est l’expérience de se connaître soi-même par le détour de l’autre. Revue Recherche en Soins Infirmiers, No. 56, pp. 81-87. Lepain, C. (2003). L’approche culturelle en soins Infirmiers pour les patients musulmans maghrébins relevant des soins palliatifs. Recherche en Sons Infirmiers, No. 72, pp. 4-33. Veysset, B. (1988). Anthropologie et recherche en soins infirmiers. Revue Recherche en Soins Infirmiers. 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