Thomas n’a pas triomphé d’Averroès. Au Moyen Âge, les penseurs latins décrivent le
maître cordouan comme un rationaliste cynique, promoteur d’une « double foi » ou d’une
« double vérité ». En effet, c’est à sa vision particulière des rapports entre philosophie et foi
qu’Averroès doit sa réputation sulfureuse qui le suit jusque sous la plume d’Ernest Renan au
XIXe siècle
. Précisément, Averroès a consacré une partie de son œuvre à défendre la
validité de la méthode philosophique. Adversaire résolu de la méthode théologique d’Al
Ghazâli, il a consacré son Incohérence de l’Incohérence (Tahâfut al-tahâfut) à la réfutation de
sa critique des philosophes. Dans son Traité décisif sur l’accord de la philosophie et de la
religion, il s’est demandé si l’étude de la philosophie et des sciences logiques est permise ou
défendue par la loi religieuse ou bien prescrite soit à titre méritoire soit à titre obligatoire.
Dans son Dévoilement des méthodes de démonstration des dogmes religieux, il a entrepris de
prouver, de manière inversée, la conformité de la loi religieuse avec la philosophie. Averroès
ne professe aucunement de « double foi » ou de « double vérité ». Il s’agit là d’une
interprétation
. Mais Bonaiuto peint à une époque durant laquelle les penseurs latins sont
majoritairement persuadés de la nuisance créée par de telles théories.
Thomas n’a pas davantage triomphé de la théorie de l’intellect d’Averroès. Il en
commence la critique dès sa Somme contre les Gentils. Son traité Contre Averroès a une
portée relative. Le maître cordouan propose une théorie subtile et complexe qui a influencé
l’Aquinate lui-même mais aussi le mystique qu’est Maître Eckhart
. Loin de disparaitre,
l’averroïsme perdure à Paris, à Bologne et à Padoue, chez de nombreux auteurs tels Hugo
d’Utrecht ou Jacques de Plaisance
. On peut s’étonner de l’ardeur persistante des partisans de
la théorie du « monopsychisme ». L’argument thomasien le plus fort est de montrer que cette
théorie ne peut expliquer que l’homme pense mais seulement qu’il est pensé. Paradoxalement,
c’est cela même que revendiquent les averroïstes. Mais ils comprennent cette théorie dans un
sens très différent de celui de Thomas. Leur thèse, neuve et inattendue, est que l’âme humaine
n’est pas le fondement subjectif mais seulement le fondement objectif de la pensée. Les
E. RENAN, Averroès et l’averroïsme. Essai historique [1852], Paris, 1997, reprint.
L. BIANCHI, Pour une histoire de la ‘double vérité’, Paris, 2008. S. LANDUCCI, La doppia verità. Conflitti
di ragione e fede tra Medioevo e prima modernità, Milano, 2006.
É.-H. WÉBER, « Les apports positifs de la noétique d’Ibn Rushd à celle de Thomas d’Aquin », Multiple
Averroès, Paris, 1978, p. 210-248. K. FLASCH, D’Averroès à Maître Eckhart. Les sources arabes de la
mystique allemande, Paris, 2008.
Z. KUKSEWICZ, De Siger de Brabant à Jacques de Plaisance. La théorie de l’intellect chez les averroïstes
latins des XIIIe et XIVe siècles, Wroclaw-Varsovie-Cracovie, 1968.