8 LA PHILOSOPHIE AU PIÈGE DE L’HISTOIRE
Cependant, il est toujours possible de réactiver ce qui est enfoui, ou
d’en faire résonner suffisamment l’écho pour qu’un coin de voile soit
soulevé, et qu’un effet s’en délivre. Car tous ces tours et détours sont,
sur une autre face, des prisons qui enferment, et il en va de même de
toutes les illusions, même celles qui sont si habilement tressées qu’elles
en sont devenues invisibles. Si je n’avais pas la conviction que le bon-
heur ne rend pas heureux, et que ces différentes tentatives de fuite et de
masquage du réel nous rendent prisonniers de leur rigidité et unilatéralité
appauvrissante, je n’aurais eu aucune raison d’écrire ce livre. Seule la
vérité, soit ce savoir vu et su, assumé, subjectivé, délivre. Mais elle est
tragique. D’où la difficulté de toute libération véritable, et la souffrance
de toute « sagesse », si minime soit-elle.
Ce livre ne pouvait paraître avant. Il me fallait sans doute avoir bu
jusqu’à la lie toute l’insatisfaction de la « philosophie » contemporaine,
et me décider. Après l’étude sur l’œuvre de Sade, qui avait laissé entre-
voir l’im-monde de l’abîme au cœur de la liberté et du désir humains,
après les études sur l’œuvre de Deleuze – la plus postmoderne des phi-
losophies existantes aujourd’hui, et peut-être aussi la plus légère et la
plus superficielle au sens noble des effets de surface –, le temps est venu
pour moi de ne plus repousser encore une fois l’expression des divisions
que j’ai expérimentées comme constitutives de l’homme contemporain,
et, au-delà, de l’homme tout court.
La philosophie n’a pas d’histoire, il n’y a pas d’histoire de la philo-
sophie. Chaque philosophie, dans ce qu’elle a d’essentiel, est méta-
historique. Elle troue – et c’est cela la force philosophique propre – le
devenir et les conditions historiques qui lui ont donné naissance, en
direction d’un même point, d’un même roc inamovible de la condition
humaine. Un grand penseur est toujours co-présent d’un autre par-delà
le temps et les différences de leurs systèmes, en direction d’une même
tentative de survoler ou surnager sur l’abîme de l’être. La succession et
l’histoire aveuglent les philosophes contemporains. Les doctrines ne se
succèdent pas, mais appartiennent à un espace de contemporanéité.
Quelle place pourrait donc avoir la philosophie, si nous n’avions qu’un
seul temps ? Si nous ne disposions que du temps historique où les doc-
trines se suivent, immédiatement rendues à la caducité, à l’erreur et à
l’illusion, à l’oubli, dont elles étaient sorties l’instant d’avant, au profit
d’une plus récente promise au même sort ? Il nous faut, pour que la
philosophie soit possible, un autre plan, anhistorique. Plan de survol ou
d’envol pour trouer le devenir historique, y opérer des percées, en quoi
par excellence se reconnaît l’œuvre de la philosophie. Il faut concevoir
Mengue.p65 26/07/04, 17:168