Philippe Mengue
La Philosophie
au piège de l’Histoire
FAILLES ET DISPARITÉS
DANS LA NOUVELLE IMAGE DE LA PENSÉE
Les Essais
Éditions de la Différence
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AVANT-PROPOS
Ce livre1 s’adresse principalement à ceux qui ont ressenti un éton-
nement plus ou moins mêlé d’effroi devant la discontinuité de l’être, la
déchirure inguérissable des mondes hétérogènes et incompatibles. Tous
les contemporains qui n’ont pu se sentir satisfaits par la philosophie
actuelle (devenue le plus souvent une affaire de spécialistes brillants,
éclatée en poussière de disciplines passées sous la domination totale de
la méthode des sciences historiques et de l’esprit positif et sociologisant
qui les caractérisent) se réjouiront devant la tentative que représente cet
essai qui veut prendre les hommes et leurs activités depuis le haut de ce
qui résiste à toutes les époques, et projeter sur eux-mêmes un éclairage
qui leur restitue peut-être un plus d’intérêt et de reconnaissance pour
leur monde et d’amitié pour eux-mêmes.
Mais il s’adresse aussi à tous et à chacun. Car il n’est personne qui,
dans l’expérience de la vie, n’ait approché ce point et pressenti un instant
dans le désarroi l’écartèlement terrible des choses humaines. Que ce sa-
voir, ou cette expérience, ait été conjuré, repoussé au point d’être devenu
si silencieux qu’il semble devenu inexistant et qu’on puisse se croire in-
différent à ces questions, ne peut empêcher qu’il soit toujours là, si réduit
soit-il, et qu’il fasse son œuvre propre. La construction d’une forteresse
intérieure du moi, ou son caparaçonnage progressif, témoigne encore de
sa présence. Ou bien, de même, l’activisme politique et l’utopie du rêve
de la révolution, ou les jeux subtils de la subversion artistique, ou l’ivresse
plus commune des divertissements de toutes sortes, l’opium de la fatigue
du travail, des honneurs et de l’argent, ou le tranquille bien-être d’une vie
bien ordonnée, tous ces moyens peuvent constituer des protections effica-
ces et des manières avérées d’éviter ce savoir.
1. Je tiens à remercier Françoise Santon pour ses suggestions, ses corrections minu-
tieuses et pertinentes, ainsi que Jean Nieddu pour ses remarques philosophiques.
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8 LA PHILOSOPHIE AU PIÈGE DE L’HISTOIRE
Cependant, il est toujours possible de réactiver ce qui est enfoui, ou
d’en faire résonner suffisamment l’écho pour qu’un coin de voile soit
soulevé, et qu’un effet s’en délivre. Car tous ces tours et détours sont,
sur une autre face, des prisons qui enferment, et il en va de même de
toutes les illusions, même celles qui sont si habilement tressées qu’elles
en sont devenues invisibles. Si je n’avais pas la conviction que le bon-
heur ne rend pas heureux, et que ces différentes tentatives de fuite et de
masquage du réel nous rendent prisonniers de leur rigidité et unilatéralité
appauvrissante, je n’aurais eu aucune raison d’écrire ce livre. Seule la
vérité, soit ce savoir vu et su, assumé, subjectivé, délivre. Mais elle est
tragique. D’où la difficulté de toute libération véritable, et la souffrance
de toute « sagesse », si minime soit-elle.
Ce livre ne pouvait paraître avant. Il me fallait sans doute avoir bu
jusqu’à la lie toute l’insatisfaction de la « philosophie » contemporaine,
et me décider. Après l’étude sur l’œuvre de Sade, qui avait laissé entre-
voir l’im-monde de l’abîme au cœur de la liberté et du désir humains,
après les études sur l’œuvre de Deleuze – la plus postmoderne des phi-
losophies existantes aujourd’hui, et peut-être aussi la plus légère et la
plus superficielle au sens noble des effets de surface –, le temps est venu
pour moi de ne plus repousser encore une fois l’expression des divisions
que j’ai expérimentées comme constitutives de l’homme contemporain,
et, au-delà, de l’homme tout court.
La philosophie n’a pas d’histoire, il n’y a pas d’histoire de la philo-
sophie. Chaque philosophie, dans ce qu’elle a d’essentiel, est méta-
historique. Elle troue – et c’est cela la force philosophique propre – le
devenir et les conditions historiques qui lui ont donné naissance, en
direction d’un même point, d’un même roc inamovible de la condition
humaine. Un grand penseur est toujours co-présent d’un autre par-delà
le temps et les différences de leurs systèmes, en direction d’une même
tentative de survoler ou surnager sur l’abîme de l’être. La succession et
l’histoire aveuglent les philosophes contemporains. Les doctrines ne se
succèdent pas, mais appartiennent à un espace de contemporanéité.
Quelle place pourrait donc avoir la philosophie, si nous n’avions qu’un
seul temps ? Si nous ne disposions que du temps historique où les doc-
trines se suivent, immédiatement rendues à la caducité, à l’erreur et à
l’illusion, à l’oubli, dont elles étaient sorties l’instant d’avant, au profit
d’une plus récente promise au même sort ? Il nous faut, pour que la
philosophie soit possible, un autre plan, anhistorique. Plan de survol ou
d’envol pour trouer le devenir historique, y opérer des percées, en quoi
par excellence se reconnaît l’œuvre de la philosophie. Il faut concevoir
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9AVANT-PROPOS
les philosophes comme des êtres épris d’envol dans le vide du ciel ou
comme épris de haute navigation sur l’abîme de la mer immense. Et
c’est vrai que les philosophies sont comme des oiseaux qui tournent,
s’ébattent et se battent, autour de la béance d’un Chaos, abîme de l’être
comme de la pensée. Si bien que dans le combat et les disputes qui les
opposent toujours, elles tourbillonnent comme le ferait un vol de moi-
neaux, leur donnant cette étrange ressemblance et comme un air de fa-
mille.
Toutes les philosophies coexistent. Elles se répartissent par couches,
comme des terres géologiques, en superposition concentrique autour
d’un même point de dérobement, se rendant par là même co-présentes,
au-delà de l’histoire, les unes aux autres. Aussi la pensée d’aujourd’hui
est-elle en droit, sans être aucunement éclectique, de trouver en chaque
philosophie quelque chose qui la rend toujours actuelle, élément impé-
rissable et intempestif, proche d’une œuvre d’art. Et, suivant le temps
de l’histoire, et les secousses du présent, des strates remontent, affleu-
rent et se développent en se remaniant et en se ré-interprétant, au point
qu’elles ont l’air issues de nulle part et d’être toujours entièrement nou-
velles. Sous ces proximités et ces échos, saisir les cassures, les failles et
les disparités qui creusent la pensée contemporaine, constitue la tâche
du présent essai.
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