Lardic Hegel et la Métaphysique Wolfienne

publicité
Cet article est disponible en ligne à l’adresse :
http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=APHI&ID_NUMPUBLIE=APHI_651&ID_ARTICLE=APHI_651_0015
Hegel et la métaphysique wolffienne
par Jean-Marie LARDIC
| Centres Sèvres | Archives de Philosophie
2002/1 - Volume 65
ISSN 1769-681X | pages 15 à 34
Pour citer cet article :
— Lardic J.-M., Hegel et la métaphysique wolffienne, Archives de Philosophie 2002/1, Volume 65, p. 15-34.
Distribution électronique Cairn pour Centres Sèvres.
© Centres Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière
que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur
en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Hegel et la métaphysique wolffienne
JEAN-MARIE LARDIC
Centre Alpin de Philosophie Allemande ¢ Université de Grenoble II
Si Wolff a été l’éducateur et le « maître des Allemands » 1, il fut très tôt
aussi celui de Hegel. Ainsi, le professeur berlinois, dans un rapport administratif au ministère prussien affirmant que les élèves des lycées peuvent tirer
profit d’un enseignement des règles de la pensée, rappelle-t-il qu’il a luimême « dans sa douzième année » appris « les définitions wolffiennes, en
commençant par celle de ce qu’on appelle les « Idea clara » 2. Mais ce maître
devait être bien vite dépassé par celui dont la Science de la logique aura
d’ailleurs pour but explicite de « prendre la place de la métaphysique
d’autrefois » 3 en sa formulation wolffienne. Dans ses Leçons sur l’histoire de
la philosophie, Hegel reconnaît à Wolff finalement surtout le mérite immortel d’avoir développé en Allemagne la culture de l’entendement, d’avoir
donné une division systématique à la philosophie et avant tout d’avoir écrit
en allemand, bref, d’avoir vraiment fait de la philosophie une affaire allemande. Et il assortit immédiatement ce jugement de la déclaration selon
laquelle, malgré sa prétendue rigueur, la méthode wolffienne, celle de Spinoza mais « plus gauche et plus pesante » 4, appliquée à un contenu et à des
fondements leibniziens néanmoins dépourvus alors de « tout aspect spéculatif », mène à une « barbarie du pédantisme » ou à un « pédantisme de la
barbarie » 5.
Et pourtant, c’est à ce même Wolff que Schelling le premier n’hésitera
pas, dans ses Leçons de Munich des années 30, à comparer Hegel, qui, dans
l’élaboration de sa logique n’aurait eu « rien d’autre à l’esprit » que cette
ontologie qui servait de base à la métaphysique ancienne, en voulant simplement la délivrer de sa « forme imparfaite reçue dans la philosophie wolf1. H, Leçons sur l’histoire de la philosophie, SW (Sämtliche Werke) 19, Glockner,
p. 476.
2. Rapport du 7 février 1823, SW 3, p. 332.
3. Science de la logique, L’Être (1812), GW (Gesammelte Werke) 11, Meiner, p. 32. Trad.
P.- J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972, p. 37.
4. Histoire de la philosophie, SW 19, p. 479.
5. Ibid., p. 481.
Archives de Philosophie 65, 2002
16
J.-M. LARDIC
fienne » sans y parvenir 6. Et Schelling d’y revenir dans ses derniers textes,
au second livre de son Introduction à la philosophie de la mythologie, en
déclarant, qu’appliquant sa méthode « découverte pour les Idées à un système de simples concepts abstraits » sans atteindre « un contenu spéculatif
effectivement réel », le système hégélien « ne se distinguerait de l’ontologie
d’autrefois (à la meilleure époque de Christian Wolff) ... que par le côté forcé
et contourné de l’habillage » 7. Bien d’autres, de Gilson à J. École, ont depuis
insisté sur une filiation entre l’essentialisme wolffien et la pensée hégélienne
qui semble engloutir l’être dans le Logos, dans la conversion de l’ontologie en
logique. L’insistance sur la systématicité, la disposition même des matières
dans la Science de la logique, ne sont-elles pas autant de signes d’un héritage
wolffien inavoué ? En tout cas il convient d’envisager ici le problème du
rapport de l’être et de la pensée dans l’ontologie wolffienne et la logique
hégélienne. Mais la théorie du possible ou du pensable, qui est au fond de
celui-ci, débouche alors sur la théologie naturelle ou rationnelle ou, lorsque
l’on envisage Celui dont la pensée implique l’être, sur le Dieu de l’argument
ontologique, et la question des autres preuves de l’existence de Dieu. C’est
ainsi toute la structure du système qui se trouve concernée par la redéfinition
de la métaphysique ou son Aufhebung, en même temps que le système se fait
Encyclopédie. La métaphysique wolffienne pourrait alors apparaître comme
une introduction possible, une fois bien comprise, au cercle du savoir que
Wolff lui-même, après tout, aurait pu envisager dans son ambition d’embrasser toute la réalité par la pensée 8. Nous avons dit ailleurs qu’en un autre
monde possible Hegel eût été malebranchiste ; dans l’autre monde de la
pensée métaphysique qu’est l’idéalisme allemand, Hegel serait-il donc un
nouveau Wolff ?
*
* *
« Où les voix de l’ontologie d’antan, de la psychologie rationnelle, de la
cosmologie ou même de l’antique théologie naturelle se font-elles encore
entendre ? » s’interroge Hegel, non sans nostalgie, au début de la Science de
la logique 9, avant de déplorer le « spectacle étrange d’un peuple cultivé
dépourvu de métaphysique » 10. Si le travail de Wolff a été surtout d’intro6. S, Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, trad. J.-F. Marquet,
PUF, 1983, p. 157.
7. Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. du GDR schellingiana, Gallimard,
1998, p. 434.
8. Cf. à ce propos, H, Leçons sur l’histoire de la philosophie, SW 19, p. 479.
9. Science de la logique (1812), Préface, GW 11, p. 5. Trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk,
p. 1.
10. Ibid., GW 11, p. 5. Trad. p. 3.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
17
duire la philosophie dans la culture allemande et d’avoir fait de celle-ci ce
qu’elle est devenue 11, en l’ouvrant alors à la vraie dimension culturelle dans
l’universalité de l’entendement, il semble que la crise ouverte par la critique
kantienne soit un drame de la culture. Or s’il constate, dans un rapport de
1812, que « les sciences wolffiennes : logique, ontologie, cosmologie etc. ont
plus ou moins disparu », Hegel n’en affirme pas moins que la « philosophie
est un complexe systématique de sciences pleines de contenu » et qu’il ne
saurait s’agir de minimiser son aspect encyclopédique au profit d’une quelconque pédagogie philosophique creuse. Bref, « la connaissance de l’absolument absolu », possible par la seule « conscience de la totalité » 12, requiert un
nouveau système. Mais il faut d’abord rappeler que ces sciences wolffiennes,
c’était tout de même quelque chose ! Le grand mérite de Wolff c’est d’avoir
voulu saisir toute la « sphère des représentations » « dans la forme de la
pensée, dans des déterminations universelles qui appartiennent à la pensée
comme telle » 13. Il s’agit à cet égard de la véritable tâche culturelle de la
formation qui, au lieu d’une pédagogie stérile, convertit les représentations
en pensées. D’ailleurs le principe de raison suffisante, par exemple, si
important chez Leibniz et chez Wolff, ne signifie-t-il pas simplement que « ce
qui est n’est pas à considérer comme immédiat étant, mais comme quelque
chose de posé » 14 ? La réflexion essentielle qui s’indique donc ici en relativisant le pur être, est bien conforme au sens général de la métaphysique
ancienne qui dépassait en profondeur la critique kantienne au moins en cela
que pour elle la pensée exprimait le fondement des choses et le constituait 15.
Il faut pourtant relativiser les mérites de cette métaphysique qualifiée de
« métaphysique d’entendement » par Hegel. L’entendement a, on le sait,
pour caractéristique, selon lui, de « tenir ferme pour elle-même chaque
détermination de pensée » 16. Si l’entendement convertit en pensées les
représentations et les perceptions changeantes, permettant par-là l’abstraction préalable à tout discours philosophique, son procédé n’en reste pas
moins marqué par l’extériorité. Et d’abord celle qui sépare l’être de la
pensée. Celle-ci se tient face à celui-là, comme si, en l’ayant pour objet
(Objekt), il lui était opposé et lui faisait face (Gegenstand). Le Sujet pense
alors en régime de finitude, caractérisé par cette séparation de l’être et du
concept. Dès lors, si « l’entendement maintient fermement l’un en dehors de
l’autre l’être et le concept, chacun comme identique avec soi » 17, la pensée
11. Leçons sur l’histoire de la philosophie, SW 19, p. 473 ou p. 479.
12. Rapport à Niethammer, 1812, in SW 3, p. 311.
13. SW 19, p. 479.
14. Doctrine de l’essence, GW 11, p. 293. Trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, AubierMontaigne, 1976, p. 91.
15. Encyclopédie des sciences philosophiques, paragraphe 28.
16. SW 19, p. 479.
17. H, Leçons sur la philosophie de la religion, appendice de 1831, SW 16, p. 549.
18
J.-M. LARDIC
en reste finalement à soi lorsqu’elle croit déterminer les choses en saisissant
leur essence fixe, identifiée à une qualification unique et séparée des autres
essences. Le monde des possibles est sa demeure propre et ne peut permettre
de comprendre l’existence que dans le cadre de la possibilité essentielle. Le
pensable coupé de l’être, c’est d’abord la figure du possible. Or le critère de
la possibilité, dans l’ontologie de Wolff, c’est le principe de contradiction,
exposé dès le début de l’Ontologia, après les Prolégomènes, au chapitre I,
fondement de toute la métaphysique 18. L’être lui-même se définit alors
d’abord comme ce qui n’est pas impossible 19 et qui est possible 20 parce que,
contrairement à l’impossible, il ne comporte pas de contradiction 21. Cet
édifice repose donc sur une pensée extérieure à son objet et réduite à son seul
mécanisme vide qui en reste à une indétermination.
Il est pourtant bien difficile de voir là un critère de l’ens réduit d’abord
à sa possibilité. Car là où il n’y a rien il ne risque pas non plus d’y avoir de
contradiction. Le domaine des êtres possibles s’identifie alors tout simplement à l’impossible ou au contradictoire, c’est-à-dire pour Wolff, au néant.
Ainsi Hegel souligne-t-il la vacuité de cette catégorie du possible dans
laquelle ne se complaît que « la subtilité de l’entendement vide » qui en reste
à un « pensable » abstrait 22. Si l’on n’en reste en effet qu’à la simple forme
« de l’identité avec soi », en faisant abstraction des conditions concrètes et
des relations de la chose avec les autres, « tout est possible » et même que « le
sultan devienne pape » 23. Mais inversement, sans les conditions dont on fait
justement alors abstraction « tout est aussi bien impossible », rien n’existant
sans ses conditions concrètes qui rapportent et opposent quelque chose à
d’autres choses 24. D’ailleurs l’on pourrait montrer, aussi bien pour le moi
que pour toute chose du monde naturel ou du monde spirituel, que tout est
en relation à soi-même et à autre chose, ou que Dieu lui-même, dans sa
détermination trinitaire, pourtant capitale, semble contradictoire et impossible, ce pour quoi d’ailleurs il demeure un mystère pour l’entendement 25.
Quel rapport peut donc bien entretenir avec l’existence ce possible qui est
censé la fonder ? Si en effet l’essence s’identifie au possible, le réel, quant à
lui, sera l’inessentiel. Bref, ce n’est pas l’essence qui ferait le réel mais
18. W, Philosophia prima sive ontologia (Ontologia), in Gesammelte Werke II Abt. 3
éd. J. École, Olms, 1962, p. 15ss.
19. Ontologia paragraphe 134.
20. Ibid., paragraphe 133 pour la définition du possible, 132 pour la définition de l’impossible et 79 pour celle de la contradiction.
21. Ontologia, pars I, sectio 2, Cap. I p. 62, Cap. 3 p. 113-116.
22. Encyclopédie des sciences philosophiques paragraphe 143 (noté Enc. 143), Science de
la logique, SW 8, p. 323. Trad. B. Bourgeois, Vrin, 1970, p. 195.
23. Enc. 143, SW 8, p. 323. Trad. B. Bourgeois, p. 194 et addition au même paragraphe,
SW 8, p. 324. Trad. cit. p. 576.
24. Ibid. SW 8, p. 323. Trad. cit. p. 194.
25. Enc. 143 addition, SW 8, p. 325. Trad. cit. p. 577.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
19
l’inessentiel. Celui-ci serait-il donc le plus important ? On le voit, le réel
fondé par le possible, le possible réalisé ou le réel possible, c’est tout
simplement le contingent, ce qui est mais peut toujours ou pourrait ne pas
être, ce dont la raison d’être est extérieure à soi. La pensée d’entendement ne
réussit donc à exhiber, selon ce critère du possible et de la non-contradiction,
qu’une « raison suffisante » bien formelle et incapable d’étreindre une réalité
à laquelle il manque de témoigner de la présence du concept. Or seule cette
dernière permettrait d’y voir une existence véritable, c’est-à-dire une effectivité. Ainsi, tandis que l’identité dialectique de la rationalité et de l’effectivité montrera et démontrera l’emprise véritable (Uebergreifen) du concept
(Begriff) sur l’être qui, en retour, sera l’être-là du concept, la pensée d’entendement cherche vainement à identifier l’être auquel elle ne parvient pas à
s’identifier, mais qu’elle croit pouvoir exprimer immédiatement, postulant
de façon naïve son droit à exprimer l’essence même de l’être, ou l’être en son
essentialité, c’est-à-dire dans la pensée, alors que pourtant cet entendement
se maintient séparé de l’être dans sa distinction d’avec lui 26. Ainsi d’ailleurs,
l’exposé du principe de contradiction par Wolff semblait en rester à une
détermination gnoséologique tout d’abord, selon la pensée d’entendement
fixée en soi-même, mais elle exprimait aussi, selon finalement son sens
aristotélicien, une loi de l’être. De même le principe de raison suffisante,
fondé sur le premier, et indiquant d’abord d’où nous pouvons comprendre
pourquoi quelque chose est 27, a bien une prétention ontologique liée à
l’impossibilité d’abord que le rien soit cause de quelque chose. Mais l’immédiateté dans la position ici de la pensée vis-à-vis de l’être empêche justement
la saisie du véritable lien et de l’unité effective des deux que la Science de la
logique hégélienne voudra montrer.
L’on pourrait dire aussi que si l’entendement, tantôt pose, dans sa
pratique naïve, son unité avec son objet et tantôt vise à différencier, et
maintient la séparation entre les genres, les espèces, les êtres et l’être, il ne
parvient pas à l’identité de l’identité et de la différence. En témoigne
d’ailleurs l’ambiguïté du rapport, chez Wolff, entre l’a priori et l’a posteriori
dans le domaine de la connaissance. Ainsi, malgré la prétention de tout
déduire en utilisant la méthode logique dont l’exposé précède l’Ontologia,
Wolff fait néanmoins, on le sait, une part importante à la connaissance a
posteriori et à l’expérience. Il ira jusqu’à déclarer, dans la Psychologia
rationalis, qu’à condition d’écarter toute comparaison avec la « tabula
26. Cette détermination de naïveté est, rappelons-le, celle de cette métaphysique de l’entendement pour Hegel. Cf. Enc. 26ss. A cet égard Kant a eu raison, aux yeux de Hegel, de
considérer que la détermination de possibilité n’est qu’une modalité appartenant à notre pensée
subjective, mais il a eu tort de considérer qu’il en allait de même de l’effectivité et de la nécessité.
Sauf à en rester à l’inessentiel, la possibilité doit être sursumée par l’effectivité qui est la réalité
même du concept, dont la nécessité est intérieure (Enc. 143).
27. Ontologia, paragraphe 56, éd. cit., p. 39ss.
20
J.-M. LARDIC
rasa », il est vrai que « nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu » 28. Le
fameux connubium rationis et experentiae 29 qui détermine d’ailleurs le lien
entre l’effet et la démonstration pour Wolff, n’empêche pourtant pas la
métaphysique de partir des principes, dût-elle justifier parfois ceux-ci par les
faits eux-mêmes : même le principe de raison suffisante se justifie aussi dans
l’Ontologia par l’expérience 30. Wolff n’hésite pas à parler de la philosophie
comme d’une connaissance mixte, même s’il évoque, notamment, dans la
Theologia naturalis (pars posterior) ce système sublimior qui procèderait
purement a priori et qu’il aimerait dans une certaine mesure développer. On
comprend pourquoi Hegel évoque alors, dans ses Leçons sur l’histoire de la
philosophie, le contenu de cette philosophie wolffienne comme « un
mélange de propositions abstraites avec leurs démonstrations et d’expériences dont la vérité n’est pas mise en doute » 31. Et loin d’être une synthèse
harmonieuse, la démonstration wolffienne plaque sur le contenu le plus
contingent (cette expérience qui est finalement hors de la pensée et est
pourtant, comme l’inessentiel qui nous fait seul sortir du possible pour nous
présenter l’être sur lequel portent nos représentations) une forme mathématique toujours extérieure à son objet, pour Hegel, ou témoignant d’une
pensée de l’extériorité. Voulant embrasser l’ensemble de la réalité, Wolff
applique alors des syllogismes aussi bien à l’existence de Dieu qu’à des
objets futiles et la mathématique, qui a sa place dans l’espace, montre encore
une fois ses limites dans la métaphysique « lorsqu’on se laisse aller à l’utiliser » comme Spinoza et Wolff 32. Hegel peut alors ironiser, dans les Leçons
sur l’histoire de la philosophie, comme dans la Doctrine du concept de la
Science de la logique, sur l’application de la méthode wolffienne à la
construction des fenêtres, l’architecture militaire, voire même l’aération des
lieux d’aisance ! La pensée n’est vraiment pas là chez elle, même si elle est
chez l’autre 33 ! L’application quasi mécanique d’une pensée dès lors formelle au matériau le plus contingent semble hausser l’inessentiel au même
rang que ce qui est vraiment digne d’être pensé. Au lieu d’une spéculation
véritable, on en revient alors à la représentation que l’entendement devait
pourtant saisir dans la pensée. Et la forme mathématique reprochée à Wolff,
28. Psychologia rationalis in Gesammelte Werke II Abt. 6, Olms, 1972, paragraphe 429.
29. Psychologia empirica in Gesammelte Werke II Abt. 5, Olms, 1968, paragraphe 497.
30. Ontologia paragraphe 73, éd. cit., p. 51 à 53.
31. SW 19, p. 479.
32. Telle serait la riposte de Hegel à Schelling dont il dénonce, depuis la Phénoménologie
de l’esprit, le formalisme monochrome et la tentative constructiviste artificielle liée à l’empirisme le plus vulgaire. Pour tout ceci cf. notre essai sur Hegel et la contingence (Actes Sud,
1989).
33. Cf. Science de la logique, Doctrine du concept, GW 12, p. 228-229. Trad.
P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1981, p. 354-355, ou encore, Histoire de
la philosophie, SW 19, p. 480.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
21
comme à Spinoza, témoigne du caractère inadéquat de la connaissance ici
engagée. Que l’on se souvienne de la Préface à la Phénoménologie de l’esprit
où Hegel montrait l’arbitraire présent dans toute construction mathématique, puisque, lorsqu’on tire une ligne pour prouver un théorème on pourrait
tout aussi bien en tirer une autre, sans en justifier la procédure. Mais en
mathématique il ne s’agit, après tout, que d’une détermination spatiale qui
est celle de l’extériorité, et l’extériorité du processus peut alors se justifier.
Les mathématiques, on le sait, correspondent bien au travail de l’entendement, même si le calcul infinitésimal, par exemple, pourra le pousser au-delà
de lui-même. Mais dans la finitude qui lui est essentielle, elle n’a pas à
devenir un modèle de rationalité pour la philosophie, ni à devenir une
méthode universelle. L’universalité n’a rien de celle, concrète, des déterminations spéculatives et l’on en reste à une logique formelle.
La même ambiguïté se retrouve, dans le rapport de l’a priori et de l’a
posteriori, dans la division wolffienne d’une psychologie rationnelle et d’une
psychologie empirique. Mais le plus intéressant est sans doute encore à cet
égard la présentation par Wolff des preuves de l’existence de Dieu. On sait en
effet qu’il n’en laisse subsister que trois, considérées comme valables. La
plus importante est indubitablement pour lui la preuve par la contingence
qu’il expose dans le premier chapitre de la Theologia naturalis 34. Faisant
intervenir le principe de raison suffisante, elle part bien d’abord de l’existence de notre âme et de la contingence du monde matériel pour arriver à
Dieu comme être nécessaire. Preuve a posteriori donc, de même que celle
par l’ordre de la nature, des Horae subsecivae, qui, comme le souligne Jean
École 35, n’en est qu’une variante liée à la découverte des lois véritables du
mouvement. Si Wolff nous propose encore une preuve a priori, dans la
seconde partie de la Theologia naturalis, c’est qu’il convient selon lui,
comme l’avait déjà fait Leibniz, d’améliorer et de corriger la preuve cartésienne héritée de saint Anselme, c’est-à-dire l’argument ontologique. Tout
comme Leibniz, Wolff voudra, avant de partir de la notion d’Être très parfait,
montrer que celle-ci n’est pas contradictoire, et c’est donc la possibilité de
Dieu qui permettra de lui attribuer l’existence. Et c’est dans la mesure où
cette existence est au degré suprême dans cet Être très parfait qu’il s’agit de
l’existence nécessaire que la preuve a posteriori lui avait attribuée. Dieu
existerait donc nécessairement, et cet Être nécessaire correspondrait à celui
que décrit l’Écriture.
Ces démonstrations wolffiennes sont grevées du défaut, voire de l’abstraction, du possible qui exige, pour donner un contenu, de se référer à
l’expérience la plus immédiate. Le privilège accordé à la preuve par la
contingence, requise pour valider la preuve a priori, illustre bien le paradoxe
34. Theologia naturalis, I, paragraphes 24 à 69. Ed. École, Olms, p. 25 à 56.
35. La métaphysique de Christian Wolff, Olms, 1990, p. 345.
22
J.-M. LARDIC
du possible qui nous reconduit à l’inessentiel et montre le défaut logique que
Hegel trouve à ces prétendues preuves de l’existence de Dieu. Tandis
qu’elles sont censées en effet démontrer que Dieu est le seul fondement ou la
raison suffisante du contingent, c’est de ce monde contingent lui-même
qu’elles partent, comme si son être était lui-même un fondement suffisant
pour notre pensée. L’entendement voit dans le sensible un être objectif nous
permettant de remonter au premier des êtres, selon une identité de statut qui
ne tient pas compte de la différence entre le fini et l’infini. Il n’est pas alors
étonnant que plus tard Kant puisse comparer l’existence de Dieu et celle de
cent thalers ! L’inversion du conditionné et de la condition que l’on trouve
ici empêche de saisir véritablement cet inconditionné qui n’est d’ailleurs
possible et ne comporte tous les compossibles qu’à raison de son abstraction
totale, concept intégratif de toutes les réalités, ens vide. Si l’on veut comprendre vraiment l’être, et mesurer ainsi la capacité de la pensée à étreindre
la réalité, c’est-à-dire rendre effectif le principe de raison suffisante qui fait
apparaître la médiation de la pensée au fondement de l’être, il faut alors
saisir la négativité que la pensée inscrit dans l’être relatif à elle. L’unité de
l’être et de la pensée est en mouvement, on le sait, mais un terme s’y montre
et s’y démontre dans toute sa puissance, cette puissance du négatif qui n’est
autre aussi que celle du concept (die Macht des Begriffs). L’être contingent
n’est que de passer et de trépasser, et cette négation est pourtant ce qui le
constitue en propre dans sa différence avec l’infini ou le nécessaire. Cet infini
ne peut alors se concevoir que comme une double négation, mouvement qui
revient à soi et non identité première statique, à laquelle s’opposerait un fini
doté d’une fixité qui contredirait sa contingence ¢ sa finitude ¢ propre.
Il faut donc réintroduire la négation que le principe de contradiction
wolffien voulait exclure de la réalité. Il faut comprendre que la contradiction
n’indique pas l’impossible mais au contraire témoigne de l’effectivité, et
montrer comment celle-ci se jauge à sa capacité à intégrer cette contradiction
qui est comme la loi du réel, fondé par elle, qui l’entraîne en même temps à
l’abîme de la finitude, fût-ce pour l’élever ensuite à l’infini. A l’inverse des
métaphysiciens qui, comme Leibniz, prétendent résoudre les contradictions
du monde en un Dieu qui serait seul à les prendre sur lui et à les absorber en
son identité vide 36, il faut comprendre la contradiction comme la loi même
de l’être et le contingent en sa négativité et sa finitude, tandis que la seule
pensée apparaît dans sa nécessité propre lorsqu’elle engendre ses conditions,
se donne l’être, et est objet de soi-même, selon la leçon de la logique
hégélienne. Au lieu de la possibilité d’un objet transcendant, il conviendra
36. On connaît à cet égard les mots très durs de Hegel vis-à-vis de Leibniz et de ceux qui
pensent éviter au monde les contradictions par une pensée extérieure au réel qui projette en
Dieu, encore une fois asile de l’ignorance, tous les problèmes, faute de montrer comment ils se
résolvent.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
23
de saisir l’effectivité de la pensée d’un Sujet infini qui se pense et se
démontre, en même temps que la pensée se prouve dans son unité différenciante avec l’être par la négation au lieu de se présupposer immédiatement et
naïvement dans son discours sur l’être.
Le plus important est donc ici de retenir que ce n’est pas parce que le
monde est, en sa contingence propre, que nous pouvons affirmer l’existence
de Dieu, mais parce qu’il n’est pas, étant toujours pétri de négativité,
disparaître dans l’apparaître, que Dieu en est justement le fondement, d’où
il faut alors partir pour comprendre ce qui n’a d’être que par lui 37.
D’ailleurs, lorsqu’il envisage, dans la Doctrine de l’essence, ce qu’on
appelle habituellement les lois du penser, Hegel dégage la négation qui y est
contenue. Il ne faut pas avoir peur de la contradiction dialectique, loi du réel
comme de la pensée, que l’on retrouve déjà en fait dans la formulation même
des principes, qu’il s’agisse de celui de l’identité, de la contradiction ou du
tiers exclu. Ainsi par exemple, en indiquant que A est A, la formulation
même de l’identité indique, dans la proposition, qu’on ne peut en rester à
une identité abstraite. En disant que quelque chose est quelque chose, le
discours « identique » se contredit donc soi-même 38. « Dans la forme de la
proposition » se trouve donc « plus que l’identité simple abstraite », même si
la diversité ici entre les deux termes disparaît selon cette loi, mais l’identité
qui s’exprime dans cette proposition est celle d’un mouvement qui « revient
dans soi-même » par le disparaître de la diversité, négation de la négation,
qui explique comment ce principe peut se trouver exprimé encore mieux par
la proposition dite de la contradiction 39. D’ailleurs l’application de cette
identité au divers pourrait se concevoir comme une contradiction, par la
différence qu’elle introduit dans ce qui est censé ne pas tolérer cette différence. Il faut donc concevoir la contradiction. La formulation de ce principe
de contradiction, en indiquant qu’on ne peut avoir à la fois A et non A
montre bien que la position du négatif est nécessaire pour affirmer l’identité
du positif avec soi. C’est l’introduction de la différence et son disparaître qui
permet de poser la chose afin qu’elle ne vienne à soi-même que par un
mouvement 40. D’ailleurs, dans la proposition du tiers exclu, selon laquelle il
n’y a pas de tiers entre A et non A, est bien contenu le fait que quelque chose
est essentiellement non seulement identique à soi mais en opposition. Mais
surtout cette proposition recèle elle-même l’unité de réflexion du quelque
37. Pour tout ceci, cf. notre présentation des Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu
(Aubier, 1994).
38. Science de la logique, Doctrine de l’essence, GW 11, p. 264. Trad. P.-J. Labarrière et
G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1976, p. 44.
39. Ibid.
40. Cf. Science de la logique, Doctrine de l’essence, GW 11, p. 286ss. Trad. p. 81 à 87.
24
J.-M. LARDIC
chose comme le tiers « qui devait être exclu » 41. En posant en effet qu’il n’y
a rien qui soit « ni A ni non A » elle implique justement ce tiers « qui est
indifférent en regard de l’opposition », à savoir le A lui-même qui n’est ni
plus A ni moins A, mais qui est déterminé par là. Bref l’on comprend
comment, loin de la fixité de l’opposition de l’entendement entre l’être et la
pensée, entre les déterminations du penser, entre l’a posteriori et l’a priori, il
faut retrouver l’effectivité d’une pensée qui recèle comme l’âme des déterminations du penser leur négativité intérieure 42, car la négation en tant que
déterminée a bien un contenu et est « un concept nouveau mais qui est un
concept plus élevé que le précédent, plus riche que lui » 43, ce qui permet la
progression logique d’une pensée qui se montre et se démontre dans son
unité avec l’être comme sa vérité. Dans ce cheminement « qui n’admet rien
qui vienne de l’extérieur » la négation est bien l’opérateur logique du « chemin » formant le « système des concepts » 44. Mais avant d’en venir à ce
système des concepts, il faut dégager d’abord tout l’enjeu de la modification
qu’introduisent cette négation et cette conception de la pensée dans la
formulation des preuves de l’existence de Dieu, ce qui nous permettra de
mieux mesurer encore le rapport entre Hegel et Wolff. Car, de Wolff à Hegel,
nous passons de l’argument cosmologique à l’argument ontologique, celui
qui illustre par excellence le lien de la pensée à l’être, celui où l’être serait
nécessairement lié à la pensée.
*
* *
Dans son rapport de 1823 au ministère de l’enseignement prussien,
Hegel explique que la seule partie du système wolffien recommandable pour
l’enseignement de la philosophie dans ses lycées est la métaphysique, et,
dans celle-ci, uniquement les preuves de l’existence de Dieu 45. Cependant,
on a vu les problèmes liés à leur formulation wolffienne. Leur pluralité est
déjà révélatrice de ceux-ci 46, et Hegel de déplorer que Wolff, comme Descartes et Leibniz, n’envisage à cet égard la preuve ontologique, appelée avant
Kant seulement a priori, qu’à « côté des autres preuves », alors qu’elle « est la
41. Ibid. p. 286. Trad. p. 81.
42. Science de la logique, Logique de l’être, GW 11, p. 25. Trad. P.-J. Labarrière et
G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972, p. 28.
43. Ibid.
44. Ibid.
45. « Pourtant il y aurait un côté qui pourrait être tiré de l’ancienne philosophie wolffienne
et pris en considération, à savoir ce qui a été dans la Théologie naturelle sous le nom de preuves
de l’existence de Dieu. » Hegel SW3, p. 333.
46. SW 16, Philosophie de la religion 2, p. 547.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
25
seule véritable » 47. D’ailleurs la présentation que Wolff en donne semble
particulièrement défectueuse. La prétendue amélioration provenant de la
démonstration de la possibilité même de Dieu comme Être parfait qu’il
faudrait faire intervenir avant de s’appuyer sur son idée est en fait grevée de
toutes les difficultés du possible.
L’extériorité de la pensée et de l’être en leur commune abstraction, que
révèle la théorie du possible-pensable et de l’ens, va directement à l’encontre
du sens même de l’argument qui, au contraire, témoigne de leur indissociable unité. Conformément à sa finitude, l’entendement, qui pense sous un
régime de séparation, n’envisage en effet qu’un concept subjectif et formel,
bref fini, face à l’être, infini, qu’il s’agirait d’en tirer. Il n’est alors pas
étonnant que, se fondant sur la finitude, on ne puisse exprimer l’infini, au
contraire réduit par là à un être vide, indéterminé, et finalement fini lui aussi
d’être coupé de la pensée qui devait l’atteindre et se posait comme quelque
chose de fixe et un fondement face à lui semblant le conditionner. On pourra
déclarer que notre pensée n’impose pas sa loi aux choses, et Kant pourra
comparer l’être de Dieu à celui des thalers, sans voir par là qu’il se prend
lui-même au jeu de l’entendement dont il dénonçait à juste titre la prétention
à tirer de sa pensée finie l’être, et sans voir qu’il tombe lui aussi dans le piège
de la finitude en déclarant la preuve impossible au lieu d’ouvrir la pensée à
l’infinité pour que la preuve soit fondée. Il ne suffit pas de partir de l’idée de
Dieu en effet pour éliminer l’apparence selon laquelle on procède à partir du
conditionné fini dont alors dépendrait Dieu comme la condition véritable, ce
qui est le défaut indiqué par Hegel des « autres » preuves de l’existence de
Dieu. Il faut encore que ce concept soit dépouillé de sa finitude et considéré
comme celui, non de Dieu pour nous, mais de Dieu pour lui-même, bref
pensée infinie qui se pense par là, se pense et se prouve pour soi, fût-ce aussi
en notre pensée. Si le vrai sens des autres preuves est en fait une élévation à
Dieu à partir du fini qui, reconnaissant son être dialectique, pétri de néant,
trouve alors dans la pensée de Dieu la raison, le fondement et la compréhension de soi, l’argument ontologique comme la vraie preuve présuppose alors
la reconnaissance, par cette élévation, du sens véritable de ces autres preuves
qui n’en sont pas, de la relativité de sa propre pensée, de l’effondrement et du
néant d’une pensée finie dont le destin est aussi de s’effondrer pour se
fonder. Telle est l’Aufhebung de l’entendement en raison, cette Raison
absolue qui s’exprime en nous par l’argument ontologique ; et nous sommes,
par la pensée, cette preuve existante de Dieu 48.
Dès lors, le recours à l’a posteriori dans la preuve a priori chez Wolff
confirme, s’il en était besoin, que ce dernier reste pris au piège de la finitude
47. Ibid.
48. SW 16 p. 551 : « La conscience de l’esprit fini est l’être concret, le matériel de la
réalisation du concept de Dieu. »
26
J.-M. LARDIC
de l’entendement conditionné qui ne peut s’élever à la pensée pure, mais,
réduit à ses seuls concepts, a besoin de leur assurer une concrétude extérieure, de les confirmer par l’expérience ; alors que la pensée pure concrète
est contenu de soi et n’a pas besoin que nous la décrétions possible car elle
s’impose en sa nécessité comme effectivité du concept, de Dieu en qui le
concept et l’être sont liés, et dont tout l’être est de penser, la pensée infinie
étant présente dans toute pensée finie qu’on peut avoir de lui. Il suffit de (le)
penser pour qu’il soit, enseignait bien mieux Malebranche 49.
Par contre on comprend aussi pourquoi Hegel peut à la fois critiquer la
métaphysique d’entendement dans sa formulation des preuves traditionnelles, qui sont pour lui une élévation de l’esprit à Dieu et non pas des preuves,
dénoncer le fait que la seule vraie preuve, à savoir l’argument ontologique,
soit considérée à côté des autres et mal formulée puisqu’on l’a fait partir d’un
concept subjectif fini, et recommander pourtant, pour les classes de lycée
devant préparer à l’enseignement philosophique universitaire, les preuves
de l’existence de Dieu de Wolff ! C’est que, malgré leur formulation défectueuse, les autres preuves peuvent bien, en élevant l’esprit au-dessus de la
contingence qui doit être perçue en sa négativité, lui permettre d’accéder à la
reconnaissance de l’infinité de la pensée divine qui donne alors accès à la
vraie preuve, ontologique, ou plutôt auto-logique, dans laquelle le logos se
livre lui-même et se montre en son être qui est tout de pensée, être logique
donc, mais par là plus et non moins, d’être pensée pure concrète, contrairement à tout concept formel de la logique 50. Ainsi, preuve d’un esprit (mens)
pour un esprit et non d’un être (ens) face à un esprit fini 51, l’argument
ontologique exige bien une élévation, une préparation de l’esprit à sa
saisie, et une phénoménologie aussi où l’esprit se découvre à soi et découvre,
49. Cf. M, Recherche de la vérité, Livre IV, ch. 11, III. Entretiens sur la
métaphysique et la religion, II article 5.
50. Enc. 24, addition 2, SW 8, p. 88-89 : « On dit d’habitude que la logique n’a affaire qu’à
des formes et doit emprunter leur contenu ailleurs. Les pensées logiques ne sont pourtant pas
un seulement par rapport à tout autre contenu, mais tout autre contenu est seulement un
seulement par rapport à celles-ci. Elles sont le fondement existant en et pour soi de tout. »
51. Cf. Leçons sur la philosophie de la religion dans Vorlesungen, Meiner 3, p. 34 : « Dans
la philosophie wolffienne ce terme suprême est même appelé ens, chose... ». Or « Dieu consiste
à être non seulement en soi, il est tout aussi essentiellement pour soi. Il est esprit, et non l’esprit
fini, mais l’esprit absolu. » (p. 35). Et « l’esprit consiste essentiellement à être pour l’esprit et il
n’est esprit qu’en tant qu’il est pour l’esprit » (Ibid. p. 269). A cet égard la preuve ontologique
requiert bien « la descente la plus profonde de l’esprit en soi-même » (Ibid. p. 323) et n’est donc
développée que dans le christianisme et même dans les temps les plus modernes simplement
« quand l’esprit » en est arrivé à « sa plus haute liberté et sa plus haute subjectivité » (p. 324).
Toujours à propos du même thème : « L’esprit est activité, dans le sens où déjà les Scolastiques
disaient de Dieu qu’il est absolue actuosité. Mais dans la mesure où l’esprit est actif, on entend
par là qu’il s’extériorise. On ne peut donc pour cette raison pas considérer l’esprit comme un ens
sans processus, comme cela arrivait dans l’ancienne métaphysique, qui séparait l’intériorité
sans processus de l’esprit de son extériorité. » (Enc. 34 addition, SW 8 p. 109)
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
27
ce faisant, celui qui est en lui plus intérieur à soi que lui-même et le fait
absolu.
Telle est, pourrait-on dire, la fonction pédagogique propre de Wolff, dont
l’étude, suivie de la critique kantienne, peut très bien préparer l’esprit à
comprendre Hegel et sa logique d’un esprit absolu. On le sait, la preuve
ontologique est, pour Hegel, la preuve chrétienne même, celle où l’esprit,
justement, se détermine vraiment en son instance trinitaire et permet le
retour à l’infini de l’esprit fini, contrairement à l’indétermination de l’Être
suprême, du « concept intégratif de toutes les réalités », de l’abstrait de
l’entendement 52.
Cette compréhension de l’argument ontologique a alors deux conséquences fondamentales. Elle nous livre tout d’abord accès au sens même de
la logique hégélienne en sa prétention à prouver l’infinité d’une pensée qui se
démontre comme le sens de l’être. Tel est le cheminement qui, de l’Être au
Concept, structure la Logique en Logique objective et Logique subjective, et
qui peut s’entendre comme une vaste preuve ontologique ¢ où le concept de
l’absolu s’approfondit par la pensée qu’il prend et que l’on prend de lui. A
cet égard, les Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu de 1829 avaient
aussi comme fonction, comme complément du cours sur la Logique, d’élever
les auditeurs à la juste saisie du sens de la Logique, faisant le lien entre le
cours de Logique et celui de la Philosophie de la religion dont elles tenaient
lieu cette année-là 53. Bref, il ne s’agit plus, dans cette logique qui a sursumé
l’ontologie, de cerner un objet possible mais l’effectivité d’un sujet. Car le
vrai est Sujet et l’effectif est rationnel. La réflexivité catégoriale nous
indique donc qu’il ne s’agit plus d’une ontologie des catégories de l’être mais
des déterminations du sujet en une Erinnerung qui nous mène au concept du
Concept.
L’autre conséquence de cette analyse, c’est la redéfinition des parties du
système, leur mise en mouvement conforme à la sursomption de la métaphysique de l’entendement dans la logique hégélienne. Car si nous pensons
l’infini par sa pensée de soi, selon la leçon de la preuve ontologique, alors
notre rapport logique à Dieu (celui d’un esprit à un autre esprit ouvert à sa
présence comme pensée et non démontrant extérieurement son existence
extérieure) inclut aussi une dimension religieuse. Ce qui ne veut pas dire
seulement que l’ontologie sursumée et ressuscitée par la logique devient
52. Sur l’abstraction de l’être, cf. Leçons sur la philosophie de la religion, Vorlesungen,
Meiner 3, p. 42-43, où Hegel parle de « la détermination ou l’abstractum de l’Être suprême », et
déclare que Dieu n’est alors qu’un « abstractum creux » si nous disons qu’il « est seulement un
Être suprême ». En effet, « en tant que simplement étant il est un abstractum » ; à cela s’oppose,
pour Hegel, le fait que, se faisant connaître, comme l’affirme la religion manifeste, il peut alors
être affirmé comme esprit par l’esprit qui le connaît.
53. Pour plus de détails à ce propos, nous nous permettons de renvoyer à notre édition de
ces Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu, Aubier, 1994, p. 9-34.
28
J.-M. LARDIC
théologie spéculative ou métaphysique 54, mais aussi que cette théologie se
distingue de la Theologia naturalis de Wolff, portant sur un être indéterminé, en ce qu’elle implique une philosophie de la religion 55 inscrite dans
une philosophie de l’esprit par laquelle notre esprit se comprend dans son
élévation et son mouvement vers l’absolu qui est esprit, c’est-à-dire son
mouvement vers l’esprit absolu. La psychologie wolffienne éclate alors en
son ambiguïté face à la Philosophie de l’esprit qui, par la Logique spéculative, la sursume dans le rapport dialectique entre deux esprits au lieu de la
diviser encore en une psychologie rationnelle a priori et une psychologie
empirique a posteriori.
Au moment où la logique se convertit en une source concrète de la
pensée, le système qu’elle porte, dont elle est « l’âme » et auquel elle ouvre,
même s’il s’inscrit en elle, devient Encyclopédie. Car il faut comprendre
qu’on est dans le cercle infini du savoir absolu. La nécessité d’une philosophie de la religion, partie de la Philosophie de l’esprit, pour saisir le plein
sens de la théologie spéculative par la Logique qui a sursumé l’ontologie,
voilà qui nous donne déjà une idée de la circularité vivante à laquelle nous a
fait accéder l’apparaître de la Logique, c’est-à-dire la Phénoménologie de
l’esprit qui devait mener l’esprit à sa propre infinité ¢ et qui, chez le dernier
Hegel, se voit suppléée dans cette tâche, une fois elle-même intégrée dans le
système, par la philosophie de la religion. L’esprit accède à la logique s’il
saisit le sens spirituel de celle-ci. Il convient alors, pour finir, de faire le point
sur cette restructuration du système wolffien dans l’Encyclopédie hégélienne.
54. « La logique est dans cette mesure la théologie métaphysique qui considère l’évolution
de l’idée de Dieu dans l’éther de la pure pensée. » Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu,
10. Trad. cit. p. 111.
55. « La vraie théologie est ainsi essentiellement en même temps philosophie de la religion. » Enc. 36 addition. SW 8, p. 113. Ou encore Leçons sur la philosophie de la religion,
Vorlesungen 3, p. 33 : « Je dois remarquer que quelque chose m’avait autrefois échappé, à savoir
que la theologia naturalis était un objet de la philosophie, qui apporte la nature de Dieu comme
contenu à la philosophie. Cette considération se limite pourtant à la manière d’autrefois de la
métaphysique d’entendement et est plus à envisager comme science d’entendement que du
penser rationnel... Seulement elle s’est appelée essentiellement théologie. Son contenu et son
objet a été Dieu comme tel ; notre objet n’est cependant pas seulement Dieu comme tel, mais le
contenu de notre science est la religion... et en tant que Dieu a été conçu comme être
d’entendement il n’a pas été conçu comme esprit ; mais en tant qu’il est conçu comme esprit, ce
concept inclut alors le côté subjectif en soi, qui s’ajoute à ce contenu dans la détermination de
la religion. » Cf. encore : « Si nous nous proposions de traiter simplement de la theologia
naturalis, c’est-à-dire de la doctrine de Dieu comme objet, l’objet de la religion, le concept de
Dieu lui-même nous conduirait à la religion comme telle, si ce concept en effet était pris dans la
vraie spéculation, non à la manière de l’ancienne métaphysique dans des déterminations
simplement de l’entendement. Le concept de Dieu est son idée, qui consiste à devenir et à se
faire soi-même objectif. Ceci est contenu en Dieu comme esprit... C’est pourquoi le concept de
Dieu conduit nécessairement pour soi-même à la religion. » Ibid., p. 95-96.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
29
*
* *
La logique, envisagée comme l’authentique théologie spéculative, a bien
vocation, pour Hegel, à exprimer le vrai sens de l’ontologie par la logique du
concept où le sujet absolu de la pensée sursume définitivement l’être au
profit du logos. Mais cette théologie apparaît comme celle d’un esprit infini,
et non d’un ens, dans la mesure seulement où elle se fait logique de l’absolu.
Le savoir d’un esprit infini ne peut être en effet que son savoir de soi, tel qu’il
se sait en tout savoir de lui qu’en peut avoir un esprit fini. Ce qui veut dire
certes que nous sommes la vraie preuve ontologique, avons-nous dit, à partir
du moment où, plongés dans la chose même, nous acceptons de suivre son
mouvement, accomplissant alors en nous la dialectique des concepts qui est
aussi celle de notre être et de notre pensée. Mais la philosophie de la religion
ne se sépare pas de cette conception du Dieu-Esprit et la théologie exige de
penser la pensée de Dieu que nous sommes en son rapport à Lui. La
révélation d’un Esprit à un esprit qui passe par l’Aufhebung de l’existence
corporelle, comme dans le cas du Christ, de sa mort, de sa résurrection, et de
la présence de l’Esprit dans la communauté des croyants est bien le sens
chrétien de l’argument ontologique qui, dans les Leçons sur la philosophie
de la religion, exprime justement pour Hegel le degré de rationalité propre
à la religion absolue 56. Mais cela n’est pas sans poser un problème systématique, puisque la philosophie de la religion est une partie de la Philosophie
de l’esprit, qui n’est pas, comme on le sait, la Logique. On ne peut donc
comprendre le sens de cette articulation nécessaire entre philosophie de la
religion et théologie spéculative ou logique sans s’interroger sur la restructuration que Hegel impose au système de la métaphysique classique.
Envisageons alors la déclaration de Hegel concernant le « remplacement » de la métaphysique en ses divisions traditionnelles, i. e. wolffiennes,
par la Science de la logique 57. C’est la Logique objective, à savoir la Doctrine
de l’être et celle de l’essence, qui tiendrait la place, pour Hegel, désormais de
l’ensemble de la métaphysique : métaphysique générale, i. e. ontologie, mais
aussi spéciale, avec la cosmologie, la psychologie et la théologie. Mais, en
56. Tout ceci n’est pas bien sûr sans impliquer des conséquences importantes concernant le
lien entre théologie spéculative et théologie révélée, puisque, pour Hegel, la Révélation est
impliquée par la définition de Dieu comme Esprit, de même qu’inversement Hegel insiste sur
l’importance de la dogmatique en celle-ci dont le contenu est identiquement celui de la
philosophie. Il s’agirait là d’une différence avec la theologia naturalis de Wolff, même si,
notamment dans la première partie de celle-ci, pour la preuve par la contingence, Wolff éprouve
la nécessité d’évoquer la correspondance de l’être auquel le processus rationnel a abouti, avec le
Dieu de l’Écriture. Il est vrai que si la définition de la théologie naturelle implique son
autonomie pour Wolff, cette théologie conserve un certain rapport aux vérités de la foi, et à la
religion révélée. Cf. Jean É, op. cit., p. 331-332.
57. GW 11, p. 32.
J.-M. LARDIC
30
faisant suivre cette logique d’une logique subjective, i. e. de la Doctrine du
Concept, Hegel nous livre encore plus que le tout de la métaphysique !
L’Aufhebung de la métaphysique en la Logique nous rend plus que ce que
nous avons perdu. C’est que, dans la Logique subjective, ou du Concept, la
réflexivité logique est à son comble car il n’y est évidemment plus question
de quelque prédication extérieure que ce soit, mais du Concept même qui
apparaît comme le sens de l’essence, dont l’effondrement dans l’effectivité
de la pensée permet de comprendre la rationalité de l’effectivité elle-même.
Dès lors la pensée logique qui s’est montrée complète, c’est-à-dire s’est
démontrée par le retour à soi de la pensée de l’être à la pensée de la pensée,
peut s’ouvrir au système dont elle est porteuse par l’infinie puissance du vrai
sujet, apte à engendrer la vérité, c’est-à-dire l’effectivité ou la réalité
conforme au concept ici développé comme l’Idée.
Mais c’est encore une autre dimension qui s’ouvre, comme si l’Aufhebung de la métaphysique, absorbée par la Logique, n’en finissait pas de la
faire renaître en un mouvement de contraction-expansion permanent ! Or, si
le système wolffien de la métaphysique s’est vu absorbé par la Logique, et
même une partie de celle-ci, pourquoi donc y aurait-il encore, en dehors de
cette Logique, le reste du système : Philosophies de la nature et de l’esprit
fini qui semblent correspondre à la cosmologia generalis et à la psychologia
rationalis et même aussi empirica de Wolff, tandis que le contenu de la
theologia naturalis se retrouve à la fois réparti dans la Logique et étendu
dans la philosophie de la religion, c’est-à-dire encore une fois dans la
Philosophie de l’esprit ? Bref, le remplacement intégral d’une logique formelle par une logique spéculative, dont le contenu ¢ la pensée de la pensée
par soi ¢ peut alors sursumer celui d’une métaphysique de l’entendement
qui séparait la forme du contenu, dialectise l’ensemble de la métaphysique.
La résurrection de celle-ci après son effondrement en est une transformation
radicale qui force à s’interroger à nouveau sur le lien entre l’abstraction
logique et la concrétude de ce que Hegel nomme parfois les sciences réelles,
bref sur le système métaphysique tel qu’il est présent (ou présenté) dans le
cercle logique et les parties du système qui sont développées à l’extérieur de
la Logique, quand l’Idée s’est laissé aller à la nature et s’est décidée librement à l’extériorité, posant sur une nouvelle base l’édifice de toutes les
sciences.
Il ne s’agit pas ici de traiter l’articulation de la Logique au reste du
système. Il faut néanmoins se demander comment Hegel peut à la fois dire
que la pureté de la pensée des essentialités logiques n’est pas un moins, mais
un plus 58, et proposer pourtant dans les sciences de la nature et de l’esprit
58. Cf. Enc. 24, seconde addition.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
31
une sorte d’« application » de celle-ci 59. Certes, en disant que les autres
sciences ne sont qu’une « logique appliquée », c’est à celle-ci que semble
revenir la primauté, mais l’application n’est pas sans problème, d’autant que
le « royaume des ombres » de la logique 60 semble trouver alors, dans les
sciences de la nature et de l’esprit, la vraie effectivité de l’Idée. Le sujet vrai
c’est après tout l’esprit, et tel que la Philosophie de l’esprit fini le trouve
comme son absolu terminal. Ne retrouve-t-on pas là la même ambiguïté que
dans la métaphysique wolffienne, toujours partagée, que ce soit en psychologie ou en théologie, entre l’aspect empirique et l’aspect rationnel, entre l’a
posteriori et l’a priori 61 ? Certes le lien semble inversé, et la Logique, « âme
du système » 62, qui ne serait plus que le corps, n’est plus un organon formel.
A cet égard aussi Hegel se différencie de Wolff dont la logique, ou philosophia rationalis précède seulement l’ensemble de l’Opus metaphysicum
dont elle ne fait évidemment pas partie 63.
Mais justement, pourquoi alors tout n’est-il pas, pour Hegel, dans la
Logique ? C’est que le système s’est transformé en encyclopédie, et la
circularité fait ici toute la différence. Elle permet en effet de saisir comment
circule le mouvement logique qui anime tout le système et éclaire en retour
la Science de la logique elle-même ¢ ou de voir comment le système ainsi
compris par la logique nous permet aussi de la comprendre par cette
appropriation bien particulière. La circulation de la pensée, qui articule par
syllogisme les trois parties du système et différencie cette métaphysique en
mouvement de la métaphysique de l’entendement, explique aussi le rapport
entre son infinité et notre esprit fini. Celui-ci ne peut dépasser sa finitude
qu’en entrant dans ce mouvement de la Chose, i. e. du sujet infini, au lieu
59. Enc. SW 8, p. 87 : « Les autres sciences philosophiques, la philosophie de la nature et la
philosophie de l’esprit apparaissent ainsi ... comme une logique appliquée. »
60. Science de la logique, Introduction, GW 11, p. 29 : « Le système de la logique est le
royaume des ombres, le monde des essentialités simples libérées de toute concrétude sensible. »
61. On se rappelle que la theologia naturalis est bien séparée en deux parties pour Wolff :
la première partie qui procède par démonstration a posteriori et la seconde qui procède a priori,
même la preuve a priori de l’existence de Dieu ayant, pour Wolff, besoin de s’appuyer sur celle
a posteriori. Cf. W : Werke II, Gesammelte Lateinische Schriften, 7 et 8, Olms.
62. Enc. 24, addition 2 : « Celle-ci est l’âme vivifiante de celles-là (les philosophies de la
nature et de l’esprit). » SW 8, p. 87.
63. A cet égard, le discours préliminaire, au début de la logique, qui définit l’ensemble de
la philosophie, tout comme maint passage de la logique, contient évidemment des données
métaphysiques. C’est d’ailleurs pourquoi, si la logique vient d’abord pour Wolff, l’ordre de la
démonstration demanderait que l’ontologie vienne avant, ainsi que la psychologie, puisque les
principes mêmes de la logique dépendent de celles-ci. Mais l’ordo studendi exige que la logique
vienne d’abord dans la mesure où ses règles dirigent toute discipline. On voit comment Hegel
peut résoudre le problème de l’ordre dans la mesure où la logique n’est justement plus
seulement formelle, par l’identité entre les principes métaphysiques et les règles formelles que
Wolff distinguait encore. Pour tout ceci cf. Discursus praeliminaris dans Wolff Werke, Olms II,
1 et Jean É, La métaphysique de Christian Wolff dans Wolff Werke III, 12, p. 60-65.
32
J.-M. LARDIC
d’en rester à telle ou telle étape. Mais alors, l’application de la logique à la
nature et à l’esprit fini, qui correspond à l’extériorisation de l’Idée, vise à
mieux nous faire comprendre la Logique, à nous faire saisir sa puissance, à
nous dont l’esprit fini n’est pas pensée pure. La liberté finale de l’Idée
logique, fondatrice de la contingence, est celle d’un Esprit infini dont l’acte
ne peut être saisi que par celui qui s’est dégagé de sa contingence pour
s’élever au niveau de l’Idée 64 ¢ i. e. à l’acte d’un Esprit absolu. On l’a vu, la
philosophie de la religion, et plus précisément les preuves de Dieu, peuvent
aider à cette élévation, mais dans la mesure où déjà elles sont dans le cercle et
témoignent de cette circularité : Logique et Philosophie de l’esprit se
rejoignent là. Car comment entrer dans un cercle, sinon en le parcourant ou
en comprenant ¢ c’était le but de la Phénoménologie de l’esprit que de le
permettre ¢ que nous y sommes déjà ? Le parcours de l’Encyclopédie hausse
l’esprit à son infinité et lui fait comprendre, après avoir appliqué la Logique,
le sens concret de celle-ci, c’est-à-dire le fait qu’elle est l’acte de l’Esprit
infini, qui anime le reste et le pose hors de soi en sa décision libre. En la
Logique et hors d’elle, le système de la nature et de l’esprit résout alors le
problème de l’ambiguïté de la métaphysique wolffienne en une dialectique
de la pensée et de l’être qui justifie leur identité et leur différence, grâce à
l’identité en mouvement d’un esprit.
Ainsi pourrait-on développer ce point en évoquant les déclarations de
Hegel concernant la trinité, à propos de l’interprétation encyclopédique et
comme symbole de la spiritualité du christianisme. Dans la circularité
encyclopédique se retrouve ce que Hegel déclarait en philosophie de la
religion, à savoir qu’avec le Père nous avions déjà l’Esprit, de même que la
Logique est bien aussi acte de l’Esprit. L’esprit fini quant à lui ne s’accomplit
dans la circularité encyclopédique qu’en retrouvant ce sens infini du savoir
absolu où la logique est l’acte d’un esprit et l’esprit le sujet de la logique.
Telle est d’ailleurs la différence avec la Logique dite d’Iéna, encore suivie
d’une métaphysique, car elle était seulement celle de l’esprit fini et n’était
encore qu’intégrée en un système, au lieu d’être l’âme d’une encyclopédie.
Mais la phénoménologie ¢ i. e. l’apparaître du logique ¢ a permis seule de
mettre en mouvement et de transformer le système en encyclopédie, en y
étant elle-même absorbée. C’est cette Encyclopédie qui sauve le système du
formalisme, comme ne l’a pas compris Schelling, et différencie Hegel de
Wolff. Contrairement à Schelling, auquel Hegel reproche à la fois l’immé64. Il faut donc pour Hegel se laisser saisir ou animer par ce mouvement dialectique en
comprenant la logique qui préside aux choses de la nature et de l’esprit, et telle est la condition
de notre élévation à l’infinité de la pensée divine : « Le dialectique constitue l’âme qui meut la
progression scientifique, et est le principe par lequel seulement une connexion immanente et
une nécessité viennent dans le contenu de la science, de même que, de façon générale, en Lui
réside l’élévation véritable, non extérieure, au-dessus du fini. » (Enc. 81, SW 8, p. 190).
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE
33
diateté d’un plat empirisme et le formalisme constructiviste, la logique
hégélienne doit permettre d’ouvrir la pensée à soi-même et la doter du
contenu concret qui peut donner à l’être contingent une rationalité, c’est-àdire accomplir le principe de raison suffisante.
*
* *
On a vu quelle profonde transformation la métaphysique wolffienne
subit dans son Aufhebung hégélienne. Au lieu de l’ontologie d’un objet
possible, la logique veut prouver l’effectivité d’un sujet. Si Gilson a pu parler
naguère chez Wolff d’une ontologie sans théologie, nous pourrions à l’inverse
dire que la logique hégélienne nous présente une théologie sans ontologie ¢
ou ayant totalement sursumé celle-ci. A l’image de la réflexivité logique, qui
nous mène du concept de l’être au concept du concept, le système encyclopédique ramène à la logique qui s’y développe et s’y vérifie en faisant le vrai.
Tel est le sens du double mouvement qui, chez Hegel, semble réduire l’intérêt de la métaphysique wolffienne aux preuves de l’existence de Dieu d’une
part et développer de l’autre la logique dans le système encyclopédique.
Il ne suffit pas de tout embrasser pour être systématique : certes Wolff a
le mérite d’essayer de convertir des représentations en pensées 65, mais il
n’en reste finalement qu’à un « mélange de propositions abstraites avec leur
démonstration et d’expériences sur la vérité incontestée desquelles il bâtit
une grande partie de ses propositions » 66. Même si le connubium rationis et
experientiae de Wolff est ainsi réduit à un « mélange », Hegel reconnaît
pourtant que Wolff a tenté de saisir, dans la « forme de la pensée » et dans des
« déterminations universelles » tout ce contenu 67. Pourtant Wolff n’aurait
ici procédé qu’à la manière de l’entendement, c’est-à-dire en tenant « ferme
pour elle-même chaque détermination de pensée », alors que, dit encore
Hegel, Aristote avait, lui, traité l’objet spéculativement 68. Quel écart évidemment entre ces appréciations sur Wolff et les louanges toujours décernées à Aristote qui a fait pénétrer l’idée dans le réel, ou ailleurs à Malebranche qui inscrit le réel dans l’Idée ! Mais si maintenant, la tâche pour Hegel est
de fluidifier les pensées à l’aide de la dialectique, seule véritablement rationnelle, il est vrai que hausser la représentation à la pensée n’était pas simple,
et que notre élévation à la raison qui exige cette dialectique demandait
d’abord l’accès à la pensée. C’est ainsi que Wolff bien compris, c’est-à-dire
soumis au traitement de la négation et réinscrit dans le processus de celle-ci,
peut et doit servir la philosophie spéculative.
65.
66.
67.
68.
H, Leçons sur l’histoire de la philosophie, SW 19, p. 479.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
34
J.-M. LARDIC
Dans la référence de Hegel à la métaphysique wolffienne, tout se passe
comme si nous étions devant deux pyramides qui s’inversent ou devant une
structure en abîme : au fur et à mesure que l’intérêt de la métaphysique
traditionnelle, et notamment wolffienne, se ramène à ce qui en constitue un
sommet très limité, à savoir les preuves de l’existence de Dieu, et que
l’ensemble de la métaphysique est intégré en une seule science logique,
celle-ci inversement dotée d’infinité et lestée de toute la concrétude de la
pensée, contrairement à l’organon traditionnel, ouvre justement le système
et permet la circularité ou la circulation infinie du savoir encyclopédique.
Pour comprendre cela il est vrai, la conscience de la négativité est nécessaire
et l’élévation au-dessus de notre contingence. Cette élévation est la conscience même de la dialectique, l’Aufhebung constituant la véritable Erhebung. Tel est le vrai sens des preuves de l’existence de Dieu de la métaphysique traditionnelle, à condition de prendre acte de la négativité du fini qui
s’y indique. C’est pourquoi l’on peut et l’on doit encore étudier ce que Wolff
nous dit à ce propos. Et tel serait peut-être l’ultime sens pédagogique de
l’œuvre wolffienne pour le philosophe du savoir absolu. Bref, Wolff pour
disposer à Hegel !
Téléchargement