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Hegel et la métaphysique wolffienne
par Jean-Marie LARDIC
| Centres Sèvres | Archives de Philosophie
2002/1 - Volume 65
ISSN 1769-681X | pages 15 à 34
Pour citer cet article :
— Lardic J.-M., Hegel et la métaphysique wolffienne, Archives de Philosophie 2002/1, Volume 65, p. 15-34.
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Hegel et la métaphysique wolffienne
JEAN-MARIE LARDIC
Centre Alpin de Philosophie Allemande ¢Université de Grenoble II
Si Wolff a été l’éducateur et le « maître des Allemands »
1
, il fut très tôt
aussi celui de Hegel. Ainsi, le professeur berlinois, dans un rapport adminis-
tratif au ministère prussien affirmant que les élèves des lycées peuvent tirer
profit d’un enseignement des règles de la pensée, rappelle-t-il qu’il a lui-
même « dans sa douzième année » appris « les définitions wolffiennes, en
commençant par celle de ce qu’on appelle les « Idea clara »
2
. Mais ce maître
devait être bien vite dépassé par celui dont la Science de la logique aura
d’ailleurs pour but explicite de « prendre la place de la métaphysique
d’autrefois »
3
en sa formulation wolffienne. Dans ses Leçons sur l’histoire de
la philosophie, Hegel reconnaît à Wolff finalement surtout le mérite immor-
tel d’avoir développé en Allemagne la culture de l’entendement, d’avoir
donné une division systématique à la philosophie et avant tout d’avoir écrit
en allemand, bref, d’avoir vraiment fait de la philosophie une affaire alle-
mande. Et il assortit immédiatement ce jugement de la déclaration selon
laquelle, malgré sa prétendue rigueur, la méthode wolffienne, celle de Spi-
noza mais « plus gauche et plus pesante »
4
, appliquée à un contenu et à des
fondements leibniziens néanmoins dépourvus alors de « tout aspect spécu-
latif », mène à une « barbarie du pédantisme » ou à un « pédantisme de la
barbarie »
5
.
Et pourtant, c’est à ce même Wolff que Schelling le premier n’hésitera
pas, dans ses Leçons de Munich des années 30, à comparer Hegel, qui, dans
l’élaboration de sa logique n’aurait eu « rien d’autre à l’esprit » que cette
ontologie qui servait de base à la métaphysique ancienne, en voulant simple-
ment la délivrer de sa « forme imparfaite reçue dans la philosophie wolf-
1. H,Leçons sur l’histoire de la philosophie,SW (Sämtliche Werke) 19, Glockner,
p. 476.
2. Rapport du 7 février 1823,SW 3, p. 332.
3. Science de la logique, L’Être (1812), GW (Gesammelte Werke) 11, Meiner, p. 32. Trad.
P.- J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-Montaigne, 1972, p. 37.
4. Histoire de la philosophie,SW 19, p. 479.
5. Ibid., p. 481.
Archives de Philosophie 65, 2002
fienne » sans y parvenir
6
. Et Schelling d’y revenir dans ses derniers textes,
au second livre de son Introduction à la philosophie de la mythologie,en
déclarant, qu’appliquant sa méthode « découverte pour les Idées à un sys-
tème de simples concepts abstraits » sans atteindre « un contenu spéculatif
effectivement réel », le système hégélien « ne se distinguerait de l’ontologie
d’autrefois (à la meilleure époque de Christian Wolff) ... que par le côté forcé
et contourné de l’habillage »
7
. Bien d’autres, de Gilson à J. École, ont depuis
insisté sur une filiation entre l’essentialisme wolffien et la pensée hégélienne
qui semble engloutir l’être dans le Logos, dans la conversion de l’ontologie en
logique. L’insistance sur la systématicité, la disposition même des matières
dans la Science de la logique, ne sont-elles pas autant de signes d’un héritage
wolffien inavoué ? En tout cas il convient d’envisager ici le problème du
rapport de l’être et de la pensée dans l’ontologie wolffienne et la logique
hégélienne. Mais la théorie du possible ou du pensable, qui est au fond de
celui-ci, débouche alors sur la théologie naturelle ou rationnelle ou, lorsque
l’on envisage Celui dont la pensée implique l’être, sur le Dieu de l’argument
ontologique, et la question des autres preuves de l’existence de Dieu. C’est
ainsi toute la structure du système qui se trouve concernée par la redéfinition
de la métaphysique ou son Aufhebung, en même temps que le système se fait
Encyclopédie. La métaphysique wolffienne pourrait alors apparaître comme
une introduction possible, une fois bien comprise, au cercle du savoir que
Wolff lui-même, après tout, aurait pu envisager dans son ambition d’embras-
ser toute la réalité par la pensée
8
. Nous avons dit ailleurs qu’en un autre
monde possible Hegel eût été malebranchiste ; dans l’autre monde de la
pensée métaphysique qu’est l’idéalisme allemand, Hegel serait-il donc un
nouveau Wolff ?
*
**
« Où les voix de l’ontologie d’antan, de la psychologie rationnelle, de la
cosmologie ou même de l’antique théologie naturelle se font-elles encore
entendre ? » s’interroge Hegel, non sans nostalgie, au début de la Science de
la logique
9
, avant de déplorer le « spectacle étrange d’un peuple culti
dépourvu de métaphysique »
10
. Si le travail de Wolff a été surtout d’intro-
6. S,Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, trad. J.-F. Marquet,
PUF, 1983, p. 157.
7. Introduction à la philosophie de la mythologie, trad. du GDR schellingiana, Gallimard,
1998, p. 434.
8. Cf. à ce propos, H,Leçons sur l’histoire de la philosophie,SW 19, p. 479.
9. Science de la logique (1812), Préface, GW 11, p. 5. Trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk,
p. 1.10. Ibid., GW 11, p. 5. Trad. p. 3.
J.-M. LARDIC
16
duire la philosophie dans la culture allemande et d’avoir fait de celle-ci ce
qu’elle est devenue
11
, en l’ouvrant alors à la vraie dimension culturelle dans
l’universalité de l’entendement, il semble que la crise ouverte par la critique
kantienne soit un drame de la culture. Or s’il constate, dans un rapport de
1812, que « les sciences wolffiennes : logique, ontologie, cosmologie etc. ont
plus ou moins disparu », Hegel n’en affirme pas moins que la « philosophie
est un complexe systématique de sciences pleines de contenu » et qu’il ne
saurait s’agir de minimiser son aspect encyclopédique au profit d’une quel-
conque pédagogie philosophique creuse. Bref, « la connaissance de l’absolu-
ment absolu », possible par la seule « conscience de la totalité »
12
, requiert un
nouveau système. Mais il faut d’abord rappeler que ces sciences wolffiennes,
c’était tout de même quelque chose ! Le grand mérite de Wolff c’est d’avoir
voulu saisir toute la « sphère des représentations » « dans la forme de la
pensée, dans des déterminations universelles qui appartiennent à la pensée
comme telle »
13
. Il s’agit à cet égard de la véritable tâche culturelle de la
formation qui, au lieu d’une pédagogie stérile, convertit les représentations
en pensées. D’ailleurs le principe de raison suffisante, par exemple, si
important chez Leibniz et chez Wolff, ne signifie-t-il pas simplement que « ce
qui est n’est pas à considérer comme immédiat étant, mais comme quelque
chose de posé »
14
? La réflexion essentielle qui s’indique donc ici en relati-
visant le pur être, est bien conforme au sens général de la métaphysique
ancienne qui dépassait en profondeur la critique kantienne au moins en cela
que pour elle la pensée exprimait le fondement des choses et le constituait
15
.
Il faut pourtant relativiser les mérites de cette métaphysique qualifiée de
« métaphysique d’entendement » par Hegel. L’entendement a, on le sait,
pour caractéristique, selon lui, de « tenir ferme pour elle-même chaque
détermination de pensée »
16
. Si l’entendement convertit en pensées les
représentations et les perceptions changeantes, permettant par-là l’abstrac-
tion préalable à tout discours philosophique, son procédé n’en reste pas
moins marqué par l’extériorité. Et d’abord celle qui sépare l’être de la
pensée. Celle-ci se tient face à celui-là, comme si, en l’ayant pour objet
(Objekt), il lui était opposé et lui faisait face (Gegenstand). Le Sujet pense
alors en régime de finitude, caractérisé par cette séparation de l’être et du
concept. Dès lors, si « l’entendement maintient fermement l’un en dehors de
l’autre l’être et le concept, chacun comme identique avec soi »
17
, la pensée
11. Leçons sur l’histoire de la philosophie,SW 19, p. 473 ou p. 479.
12. Rapport à Niethammer, 1812, in SW 3, p. 311.
13. SW 19, p. 479.
14. Doctrine de l’essence, GW 11, p. 293. Trad. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier-
Montaigne, 1976, p. 91.
15. Encyclopédie des sciences philosophiques, paragraphe 28.
16. SW 19, p. 479.
17. H,Leçons sur la philosophie de la religion, appendice de 1831, SW 16, p. 549.
HEGEL ET LA MÉTAPHYSIQUE WOLFFIENNE 17
en reste finalement à soi lorsqu’elle croit déterminer les choses en saisissant
leur essence fixe, identifiée à une qualification unique et séparée des autres
essences. Le monde des possibles est sa demeure propre et ne peut permettre
de comprendre l’existence que dans le cadre de la possibilité essentielle. Le
pensable coupé de l’être, c’est d’abord la figure du possible. Or le critère de
la possibilité, dans l’ontologie de Wolff, c’est le principe de contradiction,
exposé dès le début de l’Ontologia, après les Prolégomènes, au chapitre I,
fondement de toute la métaphysique
18
. L’être lui-même se définit alors
d’abord comme ce qui n’est pas impossible
19
et qui est possible
20
parce que,
contrairement à l’impossible, il ne comporte pas de contradiction
21
. Cet
édifice repose donc sur une pensée extérieure à son objet et réduite à son seul
mécanisme vide qui en reste à une indétermination.
Il est pourtant bien difficile de voir là un critère de l’ens réduit d’abord
à sa possibilité. Car là où il n’y a rien il ne risque pas non plus d’y avoir de
contradiction. Le domaine des êtres possibles s’identifie alors tout simple-
ment à l’impossible ou au contradictoire, c’est-à-dire pour Wolff, au néant.
Ainsi Hegel souligne-t-il la vacuité de cette catégorie du possible dans
laquelle ne se complaît que « la subtilité de l’entendement vide » qui en reste
à un « pensable » abstrait
22
. Si l’on n’en reste en effet qu’à la simple forme
« de l’identité avec soi », en faisant abstraction des conditions concrètes et
des relations de la chose avec les autres, « tout est possible » et même que « le
sultan devienne pape »
23
. Mais inversement, sans les conditions dont on fait
justement alors abstraction « tout est aussi bien impossible », rien n’existant
sans ses conditions concrètes qui rapportent et opposent quelque chose à
d’autres choses
24
. D’ailleurs l’on pourrait montrer, aussi bien pour le moi
que pour toute chose du monde naturel ou du monde spirituel, que tout est
en relation à soi-même et à autre chose, ou que Dieu lui-même, dans sa
détermination trinitaire, pourtant capitale, semble contradictoire et impos-
sible, ce pour quoi d’ailleurs il demeure un mystère pour l’entendement
25
.
Quel rapport peut donc bien entretenir avec l’existence ce possible qui est
censé la fonder ? Si en effet l’essence s’identifie au possible, le réel, quant à
lui, sera l’inessentiel. Bref, ce n’est pas l’essence qui ferait le réel mais
18. W,Philosophia prima sive ontologia (Ontologia), in Gesammelte Werke II Abt. 3
éd. J. École, Olms, 1962, p. 15ss.
19. Ontologia paragraphe 134.
20. Ibid., paragraphe 133 pour la définition du possible, 132 pour la définition de l’impos-
sible et 79 pour celle de la contradiction.
21. Ontologia, pars I, sectio 2, Cap.Ip.62,Cap. 3 p. 113-116.
22. Encyclopédie des sciences philosophiques paragraphe 143 (noté Enc. 143), Science de
la logique, SW 8, p. 323. Trad. B. Bourgeois, Vrin, 1970, p. 195.
23. Enc. 143, SW 8, p. 323. Trad. B. Bourgeois, p. 194 et addition au même paragraphe,
SW 8, p. 324. Trad. cit. p. 576.
24. Ibid.SW 8, p. 323. Trad. cit. p. 194.
25. Enc. 143 addition, SW 8, p. 325. Trad. cit. p. 577.
J.-M. LARDIC
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