Les Prix Nobel de Physique
Plongée au cœur du monde quantique
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Institut de la Matière Condensée et des Nanosciences (IMCN)
Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve
Résumé
En octobre 2012, le Prix Nobel de Physique a été attribué conjointement
à Serge Haroche, professeur au Collège de France et directeur de recherche au
Laboratoire Kastler–Brossel de l’École normale supérieure de Paris et à David
Wineland, chercheur de l’Institut américain des étalons et de la technologie
(NIST) à Boulder aux États-Unis pour le développement de méthodes expé-
rimentales innovantes permettant la mesure et la manipulation de systèmes
quantiques [1].
La mécanique quantique a profondément bouleversé notre vision du
monde physique. En même temps, elle a généré des débats très animés qui
divisent toujours les théoriciens sur la question de son interprétation. Dans ce
contexte, les travaux expérimentaux des deux Prix Nobel apportent un éclai-
rage nouveau et un début darbitrage sur cette question. Dans ce qui suit,
nous tentons en quelques pages la che nest pas aisée de revenir sur les
principales dicultés conceptuelles de la mécanique quantique avant de
montrer comment les expériences des deux Prix Nobel contribuent à mieux
les appréhender.
Revue des Questions Scientiques, 2013, 184 (3) : -
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Fig. 1 Serge Haroche et David Wineland
Étrangeté du monde quantique
La mécanique quantique est une des plus grandes sinon la plus grande
construction de l’esprit humain. Elle est à la base de notre compréhension de
très nombreux phénomènes comme par exemple, la stabilité des atomes, les
réactions chimiques, ou la supraconductivité. Elle est universelle : les raies
démission dun atome d’hydrogène que nous mesurons dans nos laboratoires,
sont les mêmes que celles émises par un atome dhydrogène situés à 22 an-
nées–lumière dici ! Elle donne des phénomènes, une description extrême-
ment précise. À titre dexemple, la mesure expérimentale du moment
magnétique de lélectron coïncide à neuf chires avec la valeur prédite par la
théorie ! Enn, elle a conduit à une révolution technologique sans précédent :
le développement des lasers, des ordinateurs, des techniques de sonance
magnétique nucléaire, des horloges atomiques ne sont que quelques exemples
parmi dautres. Et pourtant, la mécanique quantique est très étrange…
Mais dvient ce caractère si étrange ? Comme Dirac le souligne dans
l’introduction de son livre « e Principles of Quantum Mechanics » [2], il
provient de la dualité onde–corpuscule et surtout, du principe de superposi-
tion. Considérons tout dabord la dualité ondecorpuscule. Suite aux travaux
de Huygens (1678) et Fresnel (1816) sur la diraction de la lumière, le mo-
dèle ondulatoire de la lumière s’est rapidement imposé. Maxwell a ensuite
démontré en 1865, la nature électromagnétique de ces ondes. Toutefois, en
1905, Einstein a été obligé dintroduire un modèle corpusculaire de la lu-
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mière pour expliquer leet photoélectrique. Dans ce modèle, la lumière se
compose de grains dénergie, appelés photons par la suite, et se déplaçant à la
vitesse de la lumière. D’autre part, en étudiant les uctuations de lénergie de
la radiation du corps noir, Einstein a démontque lexpression mathéma-
tique de ces uctuations se compose de deux termes, l’un découlant du carac-
tère ondulatoire et lautre du caractère corpusculaire de la lumière. Il en a
conclu que les descriptions ondulatoire et corpusculaire ne peuvent plus être
considérées comme mutuellement incompatibles [3]. Quelques années plus
tard, en 1924, Louis de Broglie a étendu la dualité ondecorpuscule à toute
particule matérielle.
Pour expliciter le principe de superposition, considérons le cas d’une par-
ticule dans une boîte [4]. Du point de vue de la mécanique classique, la par-
ticule se trouve à un endroit donné, par exemple, en r1, r2 ou r3 à l’intérieur
de la boîte. En mécanique quantique, la particule peut se trouver dans létat
(notation de Dirac) |ri ⟩, «position de la particule en ri », mais aussi dans une
superposition d’états :
ψ(r1)|r1+ ψ(r2)|r2+ ψ(r3)|r3+
les coecients ψ(r1), ψ(r2) et ψ(r3) sont des nombres complexes quon peut
représenter par un vecteur dans un plan, vecteur caractérisé par sa grandeur
et par un angle, appelé la phase, et déterminant sa direction. Cette superpo-
sition d’états confère à la particule la propriété dubiquité : celle-ci se trouve
simultanément dans les trois états |r1, |r2 et |r3. ψ(r) est la fonction donde
de la particule qui est solution de léquation de Schrödinger déterminant son
évolution dans le temps et |ψ(r)|2 représente la probabilité de trouver cette
particule en r. Un exemple de superposition détats est celui des orbitales
atomiques ou moléculaires bien connues en chimie. La particule reste dans la
superposition détats, c.-à-d. « suspendue de façon schizophrénique entre plu-
sieurs états » tant quil ny a pas de mesure. La mesure de la position de cette
particule détruit la superposition d’états en « choisissant » de manière aléatoire
un des états |r1, |r2 ou |r3 avec une probabilité donnée par le carré du
module des coecients. On dit qu’il y a réduction ou eondrement du paquet
. On sait maintenant que c’est leet Compton et non leet photoélectrique qui rend
compte du caractère corpusculaire de la lumière.
. Le principe de superposition en mécanique quantique résulte du caractère linéaire de
léquation de Schrödinger.
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dondes. Cette situation contraste singulièrement avec la mécanique classique
la connaissance précise des conditions initiales permet de connaître avec
certitude l’évolution du système alors que la mécanique quantique est essen-
tiellement probabiliste.
Une des conséquences importantes de ce principe de superposition est
l’interférence quantique. Pour lillustrer, revenons à lexpérience de Young
dans laquelle des particules émises par une source, produisent une succession
de franges claires et sombres sur un écran après avoir traversé une paroi percée
de deux fentes et située entre la source et lécran. Si les particules sont émises
une à une par la source, on observe sur la Fig. 2 que les franges d’interférence
apparaissent après un temps susamment long pour qu’un très grand nombre
de particules aient atteint l’écran. Étant donné que chacune de ces particules
« sait » quelle ne peut pas produire dimpact sur lécran (point blanc sur la -
gure) dans une zone correspondant à une frange sombre, nous sommes obli-
gés d’admettre que chaque particule passe par les deux fentes en même temps,
donnant lieu à une interférence des ondes associées à chacun de ces deux che-
mins. Par ailleurs, si nous éclairons une des fentes, une particule passant par
cette dernière va créer, par diusion, un ash lumineux qui permettra de sa-
voir par quelle fente est passée la particule. Dans ces conditions, l’interaction
de la particule avec la lumière détruit la superposition d’états et les franges
dinterférence sur lécran disparaissent. Ceci a conduit Niels Bohr à énoncer
son principe de complémentarité qui précise que les deux aspects, corpuscu-
laire et ondulatoire, en loccurrence, linformation sur le chemin et lexistence
des franges
Fig. 2 Franges dinterrence produites sur un écran par des particules émises une à
une par une source et passant par les deux fentes d’une paroi située entre la source et
lécran. Les points blancs correspondent à limpact des particules sur lécran. Quand
on passe du panneau a au panneau e, le nombre de particules arrivant sur lécran
augmente laissant apparaître les franges d’interférence. Figure tirée de la référence [5].
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dinterférence sont exclusifs et complémentaires. Lun et lautre peuvent s’ob-
server mais pas en même temps. Pour observer lun ou l’autre, il faut un mon-
tage expérimental spécique. Lexpérience de Young a été réalisée avec
diérents types de particules. En 1909, G.I. Taylor a réalilexpérience de
Young avec des photons après avoir réduit au maximum l’intenside la lu-
mière émise par la source pour qu’on puisse raisonnablement supposer que les
photons arrivent un à un sur la paroi percée de deux fentes [6]. Lexpérience
de Young a ensuite été réalisée dans les années 20 avec des électrons, dans les
années 50 avec des neutrons et dans les années 80 avec des atomes. Plus ré-
cemment, Zeilinger [7] a obtenu des franges dinterférence avec des molécules
massives de C. Dans cette expérience, la distance entre deux molécules de
C est grande devant la portée des forces intermoléculaires pour éviter tout
phénomène dinterférence produit par linteraction des molécules entre elles.
À chaque instant, il ny a donc quune seule molécule de C qui passe par les
deux fentes. Enn, il faut souligner quaucune frange dinterférence n’a jamais
été observée dans le cas dobjets macroscopiques comme des billes ou des
boules de billard.
Exploration virtuelle du monde quantique
Les dicultés conceptuelles liées au principe de superposition qui étaient
bien connues des pères de la mécanique quantique ont donné lieu à des débats
très animés. Ces débats « ont tourné » autour des fameuses expériences de
pensée (Gedankenexperiment) qui sont des expériences virtuelles dans les-
quelles on isole en pensée une ou un petit nombre de particules dans l’espace,
particules quon force, en les manipulant, à exhiber de façon évidente des
propriétés purement quantiques. Les objectifs étaient de mettre en évidence
les contradictions internes de la théorie et de mieux comprendre les subtilités
du monde quantique. Parmi ces expériences de pensée, deux ont marqué les
esprits et font toujours l’objet de nombreuses discussions. Il sagit du paradoxe
EPR élaboré par Einstein, Podolsky et Rosen et du paradoxe du chat de
Schrödinger. Ces deux paradoxes qui mettent en jeu des systèmes de parti-
cules traduisent le malaise que certains physiciens comme Einstein et
Schrödinger avaient visà–vis des nouveaux concepts de la physique quan-
tique. En 1952, Schrödinger écrivait à ce propos [8] : «We never experiment
with just one electron or atom or (small) molecule. In thoughtexperiments we
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