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Revue des Questions Scientifiques, 2013, 184 (3) : 231-258
Les Prix Nobel de Physique
Plongée au cœur du monde quantique
Bernard Piraux et André Nauts
Institut de la Matière Condensée et des Nanosciences (IMCN)
Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve
Résumé
En octobre 2012, le Prix Nobel de Physique a été attribué conjointement
à Serge Haroche, professeur au Collège de France et directeur de recherche au
Laboratoire Kastler–Brossel de l’École normale supérieure de Paris et à David
Wineland, chercheur de l’Institut américain des étalons et de la technologie
(NIST) à Boulder aux États-Unis pour le développement de méthodes expérimentales innovantes permettant la mesure et la manipulation de systèmes
quantiques [1].
La mécanique quantique a profondément bouleversé notre vision du
monde physique. En même temps, elle a généré des débats très animés qui
divisent toujours les théoriciens sur la question de son interprétation. Dans ce
contexte, les travaux expérimentaux des deux Prix Nobel apportent un éclairage nouveau et un début d’arbitrage sur cette question. Dans ce qui suit,
nous tentons en quelques pages – la tâche n’est pas aisée – de revenir sur les
principales difficultés conceptuelles de la mécanique quantique avant de
montrer comment les expériences des deux Prix Nobel contribuent à mieux
les appréhender.
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revue des questions scientifiques
Fig. 1 Serge Haroche et David Wineland
Étrangeté du monde quantique
La mécanique quantique est une des plus grandes sinon la plus grande
construction de l’esprit humain. Elle est à la base de notre compréhension de
très nombreux phénomènes comme par exemple, la stabilité des atomes, les
réactions chimiques, ou la supraconductivité. Elle est universelle : les raies
d’émission d’un atome d’hydrogène que nous mesurons dans nos laboratoires,
sont les mêmes que celles émises par un atome d’hydrogène situés à 22 années–lumière d’ici ! Elle donne des phénomènes, une description extrêmement précise. À titre d’exemple, la mesure expérimentale du moment
magnétique de l’électron coïncide à neuf chiffres avec la valeur prédite par la
théorie ! Enfin, elle a conduit à une révolution technologique sans précédent :
le développement des lasers, des ordinateurs, des techniques de résonance
magnétique nucléaire, des horloges atomiques ne sont que quelques exemples
parmi d’autres. Et pourtant, la mécanique quantique est très étrange…
Mais d’où vient ce caractère si étrange ? Comme Dirac le souligne dans
l’introduction de son livre « The Principles of Quantum Mechanics » [2], il
provient de la dualité onde–corpuscule et surtout, du principe de superposition. Considérons tout d’abord la dualité onde–corpuscule. Suite aux travaux
de Huygens (1678) et Fresnel (1816) sur la diffraction de la lumière, le modèle ondulatoire de la lumière s’est rapidement imposé. Maxwell a ensuite
démontré en 1865, la nature électromagnétique de ces ondes. Toutefois, en
1905, Einstein a été obligé d’introduire un modèle corpusculaire de la lu-
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
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mière pour expliquer l’effet photoélectrique1. Dans ce modèle, la lumière se
compose de grains d’énergie, appelés photons par la suite, et se déplaçant à la
vitesse de la lumière. D’autre part, en étudiant les fluctuations de l’énergie de
la radiation du corps noir, Einstein a démontré que l’expression mathématique de ces fluctuations se compose de deux termes, l’un découlant du caractère ondulatoire et l’autre du caractère corpusculaire de la lumière. Il en a
conclu que les descriptions ondulatoire et corpusculaire ne peuvent plus être
considérées comme mutuellement incompatibles [3]. Quelques années plus
tard, en 1924, Louis de Broglie a étendu la dualité onde–corpuscule à toute
particule matérielle.
Pour expliciter le principe de superposition, considérons le cas d’une particule dans une boîte [4]. Du point de vue de la mécanique classique, la particule se trouve à un endroit donné, par exemple, en r1, r2 ou r3 à l’intérieur
de la boîte. En mécanique quantique, la particule peut se trouver dans l’état
(notation de Dirac) |ri ⟩, «position de la particule en ri », mais aussi dans une
superposition d’états :
ψ(r1)|r1⟩ + ψ(r2)|r2⟩ + ψ(r3)|r3⟩ + ⋯
où les coefficients ψ(r1), ψ(r2) et ψ(r3) sont des nombres complexes qu’on peut
représenter par un vecteur dans un plan, vecteur caractérisé par sa grandeur
et par un angle, appelé la phase, et déterminant sa direction. Cette superposition d’états confère à la particule la propriété d’ubiquité : celle-ci se trouve
simultanément dans les trois états |r1⟩, |r2⟩ et |r3⟩. ψ(r) est la fonction d’onde
de la particule qui est solution de l’équation de Schrödinger2 déterminant son
évolution dans le temps et |ψ(r)|2 représente la probabilité de trouver cette
particule en r. Un exemple de superposition d’états est celui des orbitales
atomiques ou moléculaires bien connues en chimie. La particule reste dans la
superposition d’états, c.-à-d. « suspendue de façon schizophrénique entre plusieurs états » tant qu’il n’y a pas de mesure. La mesure de la position de cette
particule détruit la superposition d’états en « choisissant » de manière aléatoire
un des états |r1⟩, |r2⟩ ou |r3⟩ avec une probabilité donnée par le carré du
module des coefficients. On dit qu’il y a réduction ou effondrement du paquet
1.
2.
On sait maintenant que c’est l’effet Compton et non l’effet photoélectrique qui rend
compte du caractère corpusculaire de la lumière.
Le principe de superposition en mécanique quantique résulte du caractère linéaire de
l’équation de Schrödinger.
234
revue des questions scientifiques
d’ondes. Cette situation contraste singulièrement avec la mécanique classique
où la connaissance précise des conditions initiales permet de connaître avec
certitude l’évolution du système alors que la mécanique quantique est essentiellement probabiliste.
Une des conséquences importantes de ce principe de superposition est
l’interférence quantique. Pour l’illustrer, revenons à l’expérience de Young
dans laquelle des particules émises par une source, produisent une succession
de franges claires et sombres sur un écran après avoir traversé une paroi percée
de deux fentes et située entre la source et l’écran. Si les particules sont émises
une à une par la source, on observe sur la Fig. 2 que les franges d’interférence
apparaissent après un temps suffisamment long pour qu’un très grand nombre
de particules aient atteint l’écran. Étant donné que chacune de ces particules
« sait » qu’elle ne peut pas produire d’impact sur l’écran (point blanc sur la figure) dans une zone correspondant à une frange sombre, nous sommes obligés d’admettre que chaque particule passe par les deux fentes en même temps,
donnant lieu à une interférence des ondes associées à chacun de ces deux chemins. Par ailleurs, si nous éclairons une des fentes, une particule passant par
cette dernière va créer, par diffusion, un flash lumineux qui permettra de savoir par quelle fente est passée la particule. Dans ces conditions, l’interaction
de la particule avec la lumière détruit la superposition d’états et les franges
d’interférence sur l’écran disparaissent. Ceci a conduit Niels Bohr à énoncer
son principe de complémentarité qui précise que les deux aspects, corpusculaire et ondulatoire, en l’occurrence, l’information sur le chemin et l’existence
des franges
Fig. 2 Franges d’ interférence produites sur un écran par des particules émises une à
une par une source et passant par les deux fentes d’une paroi située entre la source et
l’ écran. Les points blancs correspondent à l’ impact des particules sur l’ écran. Quand
on passe du panneau a au panneau e, le nombre de particules arrivant sur l’ écran
augmente laissant apparaître les franges d’ interférence. Figure tirée de la référence [5].
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
235
d’interférence sont exclusifs et complémentaires. L’un et l’autre peuvent s’observer mais pas en même temps. Pour observer l’un ou l’autre, il faut un montage expérimental spécifique. L’expérience de Young a été réalisée avec
différents types de particules. En 1909, G.I. Taylor a réalisé l’expérience de
Young avec des photons après avoir réduit au maximum l’intensité de la lumière émise par la source pour qu’on puisse raisonnablement supposer que les
photons arrivent un à un sur la paroi percée de deux fentes [6]. L’expérience
de Young a ensuite été réalisée dans les années 20 avec des électrons, dans les
années 50 avec des neutrons et dans les années 80 avec des atomes. Plus récemment, Zeilinger [7] a obtenu des franges d’interférence avec des molécules
massives de C₇₀. Dans cette expérience, la distance entre deux molécules de
C₇₀ est grande devant la portée des forces intermoléculaires pour éviter tout
phénomène d’interférence produit par l’interaction des molécules entre elles.
À chaque instant, il n’y a donc qu’une seule molécule de C₇₀ qui passe par les
deux fentes. Enfin, il faut souligner qu’aucune frange d’interférence n’a jamais
été observée dans le cas d’objets macroscopiques comme des billes ou des
boules de billard.
Exploration virtuelle du monde quantique
Les difficultés conceptuelles liées au principe de superposition qui étaient
bien connues des pères de la mécanique quantique ont donné lieu à des débats
très animés. Ces débats « ont tourné » autour des fameuses expériences de
pensée (Gedankenexperiment) qui sont des expériences virtuelles dans lesquelles on isole en pensée une ou un petit nombre de particules dans l’espace,
particules qu’on force, en les manipulant, à exhiber de façon évidente des
propriétés purement quantiques. Les objectifs étaient de mettre en évidence
les contradictions internes de la théorie et de mieux comprendre les subtilités
du monde quantique. Parmi ces expériences de pensée, deux ont marqué les
esprits et font toujours l’objet de nombreuses discussions. Il s’agit du paradoxe
EPR élaboré par Einstein, Podolsky et Rosen et du paradoxe du chat de
Schrödinger. Ces deux paradoxes qui mettent en jeu des systèmes de particules traduisent le malaise que certains physiciens comme Einstein et
Schrödinger avaient vis–à–vis des nouveaux concepts de la physique quantique. En 1952, Schrödinger écrivait à ce propos [8] : «We never experiment
with just one electron or atom or (small) molecule. In thought–experiments we
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revue des questions scientifiques
sometimes assume that we do ; this invariably entails ridiculous consequences …».
Dans ce qui suit nous décrivons de manière simplifiée ces deux paradoxes qui
jouent un rôle crucial dans les travaux de nos deux Prix Nobel.
Le paradoxe EPR porte sur la notion d’intrication quantique et de non–
localité physique. Pour l’illustrer, considérons deux atomes, l’atome 1 dans
l’état |+⟩ et l’atome 2 dans l’état |⎯⟩ [4]. Supposons ensuite que ces deux
atomes effectuent une collision élastique. Puisque l’énergie est conservée, le
système atomique ne peut suivre que deux chemins lors de la collision : soit
les atomes 1 et 2 émergent de la collision dans leur état initial, respectivement
|+⟩ et |⎯⟩, soit ils échangent leur état et se retrouvent dans les états respectivement |⎯⟩ et |+⟩. En d’autres termes, après la collision, le système atomique
se trouve dans une superposition linéaire |ψ⟩ d’états donnée par :
|ψ⟩ = α|+,⎯⟩ + β|⎯,+⟩
où |α|2 représente la probabilité de trouver l’atome 1 dans l’état |+⟩ et donc
l’atome 2 dans l’état |⎯⟩ après la collision tandis que |β|2 représente la probabilité de trouver l’atome 1 dans l’état |⎯⟩ et donc l’atome 2 dans l’état |+⟩.
Le point important qui ressort de cette équation est le fait qu’on ne peut plus
écrire l’état |ψ⟩ du système comme un produit d’un état |ψ1⟩ de l’atome 1
et |ψ2⟩ de l’atome 2. Mathématiquement, il y a non-séparabilité : il existe
une fonction d’onde pour le système des deux atomes mais plus pour chaque
atome en particulier. Sur le plan physique, les états des atomes 1 et 2 sont
intriqués. Cette intrication introduit des corrélations entre les propriétés physiques observées des deux atomes. Si à la suite d’une mesure, on trouve l’atome
1 dans l’état |+⟩, alors nous savons avec certitude que l’atome 2 se trouve
dans l’état |⎯⟩. Par conséquent, si une mesure dont le résultat est aléatoire, est
effectuée sur un des atomes en un point donné, celle-ci affecte la réalité physique au point où se trouve l’autre atome et ce, quel que soit l’éloignement des
deux points. En d’autres termes, la non-séparabilité mathématique entraîne la
non–localité physique. Le problème de cette non-localité en mécanique quantique a été discuté et reformulé mathématiquement de manière plus précise
par John Bell [9] dans les années 60. Les expériences qui ont suivi, en particulier, celles d’Alain Aspect [10] sur des paires de photons intriqués semblent
confirmer que la nature obéit bien aux lois quantiques.
Le paradoxe du chat de Schrödinger pose le problème de l’intrication du
monde microscopique au monde macroscopique et plus spécifiquement, celui
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
237
de la mesure puisqu’en général, l’appareil de mesure est un objet macroscopique. Schrödinger a imaginé une expérience dans laquelle un chat est enfermé dans une boîte contenant également un noyau radioactif et un mécanisme qui, lors de la désintégration du noyau, libère un gaz mortel tuant le
chat. Pour des temps qui ne sont pas trop longs par rapport au temps de vie
du noyau radioactif, la mécanique quantique nous indique que le système
noyau–chat se trouve dans un état |ψ⟩ qui est une superposition linéaire des
deux états suivants :
|ψ⟩ = α|noyau non désintégré, chat vivant⟩ + β|noyau désintégré, chat mort⟩.
En d’autres termes, tant que la boîte n’est pas ouverte, les lois de la mécanique quantique mènent à la conclusion absurde que le chat est à la fois mort
et vivant. En corollaire, il est aussi légitime de se poser la question de la transition du monde microscopique au monde macroscopique. Quand et comment se fait cette transition ? Le chat est un être macroscopique qui obéit
manifestement aux lois de la mécanique classique mais en même temps, il est
fait d’un très grand nombre de molécules qui, elles, obéissent aux lois de la
mécanique quantique.
Pour tenter de résoudre le paradoxe du chat de Schrödinger, plusieurs
pistes théoriques ont été proposées. Parmi ces pistes, deux retiennent ici notre
attention : l’approche pragmatique de l’école de Copenhague et la théorie de
la décohérence. Pour la clarté et la cohérence de l’exposé, nous examinons ces
deux pistes plus en détail avant de voir dans quelle mesure elles apportent une
réponse satisfaisante au paradoxe du chat de Schrödinger.
Les postulats de base de la mécanique quantique qui sont souvent regroupés sous la dénomination « interprétation de Copenhague » ont bouleversé
notre vision du monde physique et sont en rupture radicale avec les présupposés de la physique classique sur de nombreux points. Ces postulats sont présentés plus ou moins explicitement dans les premiers chapitres de tout ouvrage
de mécanique quantique. Un exposé assez complet et pédagogique en est
donné dans la leçon 5 de la référence [11]. On peut aussi consulter, par
exemple, les chapitres 4 et 6 de la référence [12] pour un exposé plus approfondi. Passons rapidement en revue ces postulats en les commentant.
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revue des questions scientifiques
L’ état d’un système est représenté par un vecteur d’ état |ψ⟩ d’un espace vectoriel abstrait et toute combinaison linéaire de vecteurs d’ états est encore un
vecteur d’ état (principe de superposition).
En d’autres termes, toute l’information que l’on a sur un système physique est contenue dans ses vecteurs d’état. De plus, les grandeurs physiques,
qui n’ont plus d’existence intrinsèque, ne peuvent être que des résultats de
mesure. En effet,
à toute grandeur physique a correspond une observable  représentée par un
opérateur linéaire agissant sur les vecteurs d’ état |ψ⟩. Les seuls résultats possibles de mesure sont les valeurs propres an de l’observable  : Â|φn⟩ = an|φn⟩
(équation aux valeurs propres) avec |φn⟩ le vecteur d’ état propre de  correspondant à la valeur propre an .
Par ailleurs, les résultats d’une mesure ne sont plus obtenus avec certitude. Un facteur aléatoire se glisse dans la description du système physique
par le truchement de ce qu’il est convenu d’appeler la règle de Born :
la probabilité d’obtenir la valeur an lors d’une mesure de  pour un système de
vecteur d’ état |ψ⟩, est donnée par |⟨φn|ψ⟩|2 où le produit scalaire ⟨φn|ψ⟩ est
appelé amplitude de probabilité. Instantanément après une mesure ayant fourni le résultat an , le système se trouve dans l’ état propre |φn ⟩.
Cette évolution discontinue du vecteur d’état est la fameuse « réduction »
ou « effondrement » du paquet d’ondes. D’autre part,
dans l’ intervalle de temps séparant deux mesures, l’ évolution de l’ état du système |ψ(t)⟩ est régie par l’ équation de Schrödinger dépendant du temps
iℏ d|ψ(t)⟩/dt = Ĥ|ψ(t)⟩ où Ĥ est l’observable « énergie » (opérateur hamiltonien).
Nous sommes donc en présence de la situation peu satisfaisante d’un
double régime d’évolution du système : d’une part, continue (unitaire) et déterministe, entre deux mesures, d’autre part, discontinue (non unitaire) et
probabiliste durant le processus de mesure. Enfin et surtout, l’interprétation
de Copenhague postule un dualisme fondamental entre le système mesuré,
considéré comme quantique et microscopique, et l’appareil de mesure, considéré comme classique et macroscopique. Une telle position pouvait être défendue dans les années 30 lorsque Schrödinger a imaginé son paradoxe du
chat vu que les phénomènes quantiques, tels les effets d’interférence, étaient
uniquement observés dans le domaine microscopique. D’ailleurs, pour les te-
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
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nants de l’interprétation de Copenhague, et en particulier pour Bohr et Heisenberg, le paradoxe du chat n’en est pas un. L’état |ψ⟩ ne décrit pas la réalité
en elle–même mais uniquement ce que nous connaissons de celle–ci. Les lois
quantiques sont utiles pour prédire le résultat d’une expérience mais pas pour
décrire la réalité. L’état |ψ⟩ du système noyau–chat n’est pas un état réel. Pour
savoir dans quel état se trouve le chat, il faut faire une observation en ouvrant
la boîte. Il n’y a donc pas vraiment de paradoxe.
Aujourd’hui, notre façon de voir les choses a radicalement changé. Des
effets quantiques ont été observés en laboratoire bien au delà du domaine
microscopique puisque des phénomènes d’interférence ont été observés pour
des molécules composées de plusieurs dizaines d’atomes de carbone [7]. L’interprétation de Copenhague apparaît dès lors de plus en plus artificielle et il
serait plus satisfaisant que la mécanique quantique soit une théorie physique
universelle et que la physique classique en soit un cas limite.
Notons cependant que le dualisme « classique–quantique » faisait problème pour certains dès les premières années de la mécanique quantique. En
1932 déjà, John von Neumann introduisit une description de la mesure qui
considère d’emblée que l’appareil de mesure, bien que macroscopique, est soumis aux lois de la mécanique quantique. Toutefois, ce modèle conduit également à des difficultés de type « chat de Schrödinger » et requiert de postuler
une évolution non unitaire du type « réduction du paquet d’ondes ». La situation n’évolua guère jusqu’au début des années 70 lorsque Zeh [13] et Zurek
[14] en particulier, prirent conscience que l’hypothèse d’un système physique
isolé, qui s’était avérée si féconde en physique classique et qui avait été tout
naturellement adoptée en physique quantique, constituait un obstacle de
taille pour comprendre la transition quantique–classique. Ils envisagèrent de
prendre en considération l’inévitable intrication quantique de l’appareil de mesure avec son environnement. Ce fut le point de départ de la théorie de la décohérence qui commence à apporter des réponses, certes encore partielles, au
fameux problème de la mesure en mécanique quantique et à celui de la transition quantique–classique. Dans ce qui suit, nous tentons d’esquisser cette
théorie d’une manière très succincte.
Commençons tout d’abord par décrire rapidement le modèle de von
Neumann de la mesure. Dans ce modèle, le système S à mesurer et l’appareil
de mesure M sont traités comme des systèmes quantiques et l’évolution du
240
revue des questions scientifiques
système S+M est régie par une équation de Schrödinger dépendant du temps
(évolution unitaire). Soit {|φn⟩} une base orthonormée de l’espace des états de S
associée à l’observable  (i.e. Â|φn⟩ = an|φn⟩) et soit {|ϕn⟩} une base orthonormée de l’espace des états de M avec |ϕ0⟩ l’état neutre de l’appareil de mesure
(aiguille en position «0»). Notons que la condition d’orthonormalité
⟨ϕn│ϕm⟩=δnm est l’expression du fait que les états « pointeurs » |ϕn⟩ de l’appareil de mesure M sont macroscopiquement discernables. Pour que M réalise
une mesure idéale c-à-d non destructive correspondant à l’observable Â, le
couplage entre S et M doit définir une évolution unitaire de S+M caractérisée
par un opérateur d’évolution U(t) qui laisse chaque état |φn⟩ de S inchangé et
lui fait correspondre (univoquement) un état « pointeur » final |φn⟩. En
d’autres termes, durant ce qu’il est convenu d’appeler la « pré-mesure » c-à-d
l’évolution unitaire avant réduction du paquet d’ondes, on a :
Ce processus n’a rien d’étonnant et est assez analogue à ce qui se passe en
physique classique. Des propriétés typiquement quantiques vont cependant se
manifester lorsque l’état initial de S est une superposition linéaire
∑ncn |φn ⟩. Dans ce cas, nous avons :
ce qui signifie qu’à l’issue de la pré–mesure, l’état du système S+M est un état
intriqué et le rôle du chat de Schrödinger est maintenant joué par l’appareil
de mesure M ! Pour le chat de Schrödinger, on se pose la question de savoir
comment le chat « bascule » d’un état superposé « mort–vivant » vers l’état soit
« vivant » soit « mort ». De même, dans le problème de la mesure selon von
Neumann, se pose la question de savoir par quel mécanisme la superposition
∑n cn |φn ⟩ |ϕn⟩ se réduit à un seul de ses termes, à savoir |φn ⟩ |ϕn⟩. C’est à ce
niveau que von Neumann a dû postuler un mécanisme non unitaire de réduction du paquet d’ondes. Diverses interprétations ont été avancées pour tenter
de rendre compte de cette réduction du paquet d’ondes. Pour un large tour
d’horizon, voir les références [16].
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
241
Dans les années 70, Zeh [13] et Zurek [14] ont été à l’origine d’une approche innovante du problème de la mesure en jetant les bases de la théorie de
la décohérence qui, en s’affranchissant de l’hypothèse du système isolé omniprésent en physique classique, prend en considération le fait que l’appareil de
mesure s’intrique à son tour avec l’environnement E (par exemple, le rayonnement thermique, l’air etc…) de sorte que l’état final du système S+M+E
s’écrit :
où |En ⟩ est un état de l’environnement qui se couple « de manière robuste »
avec l’état |ϕn⟩ de l’appareil de mesure M. En fait, l’état |En ⟩ de l’environnement décrit un nombre énorme de sous–systèmes microscopiques qui le composent et l’intrication, en s’étendant à l’environnement, semble aggraver la
situation. Il n’en est rien, bien au contraire. Voyons ceci d’un peu plus près.
Une manière parlante d’écrire un état de superposition comme |ψfinal ⟩ est de
faire appel à la notion d’opérateur densité (aussi appelé opérateur statistique)
bien connue en mécanique quantique (voir par exemple la référence [12]) et
défini pour un cas pur, c-à-d décrit par un seul vecteur d’état |ψ⟩, comme
l’opérateur de projection suivant :
où |cn |2 représente la population de l’état |φn ⟩ |ϕn⟩ |En ⟩ et cn c*m , un terme
d’interférence appelé communément cohérence. Remarquons que les populations sont exactement les probabilités introduites dans la règle de Born vue
précédemment dans les postulats de l’interprétation de Copenhague. D’autre
part, on comprend que si on peut, d’une manière ou d’une autre, éliminer les
cohérences cn c*m c.-à-d. « introduire de la décohérence », on transforme le cas
pur correspondant à l’état de superposition |ψfinal ⟩ en un mélange statistique
où l’on sait seulement que le système est dans un des états |φn ⟩ |ϕn⟩ |En ⟩ avec
242
revue des questions scientifiques
une probabilité égale à |cn |2. L’inévitable couplage de l’appareil de mesure
avec l’environnement est certes fondamental. Cependant, il est important de
constater que cet environnement E compte une myriade de degrés de liberté
dont on ne peut pas et dont on ne veut pas connaître l’état vu qu’on ne s’intéresse qu’au système S+M. Il faut donc « moyenner » sur tous les degrés de liberté de l’environnement E, ce qui, dans le langage de l’opérateur densité,
revient à « prendre la trace partielle sur l’environnement ». On peut assez facilement montrer qu’elle s’écrit comme suit [12] :
Pour les nombreux modèles plus ou moins réalistes et étudiés depuis
maintenant plus de trente ans (voir référence [15] pour un large panorama),
on arrive à montrer [14] qu’en des temps de décohérence extrêmement brefs,
le produit scalaire ⟨Em|En ⟩ → δmn de sorte que :
c-à-d un mélange statistique d’états |φn ⟩ |ϕn⟩ de S+M avec une probabilité
|cn |2. Les cohérences cn c*m (m≠n) ont disparu ! En fait, les cohérences disparaissent localement du système S+M et sont délocalisées vers l’environnement
E mais ne sont pas globalement détruites. Le comportement d’un objet
macroscopique nous apparaît classique car nous sommes en pratique limités à
des observations locales, ce qui constitue déjà un résultat important dans la
compréhension de la transition quantique–classique. Il faut cependant souligner que contrairement à ce que certains auteurs laissent parfois entendre, la
théorie de la décohérence ne résout pas entièrement le problème de la mesure.
Ainsi, elle ne résout pas le problème du choix ultime d’un seul des états du
mélange statistique auquel elle conduit, ce qui est une manifestation du caractère irréductiblement probabiliste de la mécanique quantique. En d’autres
termes, la théorie de la décohérence nous permet de dire que le chat est soit
mort, soit vivant mais elle ne permet pas de savoir laquelle des deux issues se
réalisera effectivement (voir E. Joos et al. [13] et F. Laloë [16]).
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
243
Expériences de pensée réalisées en laboratoire
Comme nous l’avons souligné au début de cette contribution, la mécanique quantique a engendré des progrès technologiques extraordinaires. C’est
grâce à ces derniers que, depuis une vingtaine d’années, les fameuses expériences de pensée que nous venons de décrire brièvement, sont devenues réalisables en laboratoire. C’est ici qu’entrent en scène nos deux lauréats. Comme
l’a souligné Serge Haroche dans son exposé Nobel [17], isoler une seule particule dans l’espace et la manipuler pour qu’elle exhibe ses propriétés purement
quantiques revient à faire de la physique in vivo par contraste avec la physique
post-mortem pratiquée au CERN où les physiciens s’intéressent aux débris de
collisions entre particules.
Les travaux de Serge Haroche et David Wineland sont en fait les deux
faces d’une même pièce : manipuler de manière non destructive, un seul photon ou un petit nombre de photons avec des atomes, dans le cas de Serge
Haroche, et un seul ion ou un petit nombre d’ions avec des photons, dans le
cas de David Wineland. Leurs travaux ont une quadruple motivation [18] ; en
premier lieu, il s’agit de tester les aspects les plus contre–intuitifs de la théorie
quantique. Ensuite, étudier la zone frontière entre les mondes quantique et
classique et le passage de l’un à l’autre. La troisième motivation est d’exploiter
les aspects contre–intuitifs des lois quantiques pour traiter l’information suivant une logique non classique. Et enfin, sur le plan pédagogique, fournir une
approche cohérente des phénomènes quantiques, approche qui confronte systématiquement théorie et expérience. Dans les expériences de nos deux lauréats, le mode opératoire est pratiquement toujours le même. C’est ce dernier
que nous décrivons plus en détail dans ce qui suit, notre objectif étant de
montrer comment il permet de pratiquer de la physique in vivo. Nous ne
pouvons pas donner ici, un compte rendu détaillé des résultats expérimentaux
qui ont fait l’objet de publications. Nous tentons cependant d’analyser les
conséquences sur le plan conceptuel des principales expériences réalisées par
les deux lauréats.
244
revue des questions scientifiques
a) Les expériences de Serge Haroche et ses collaborateurs
La pièce centrale du montage expérimental utilisé par S. Haroche et ses
collaborateurs est une cavité (notée C sur la Fig. 3) de très haute qualité qui a
demandé plus de vingt années de mise au point.
Fig. 3 Schéma du montage expérimental utilisé par S. Haroche et ses collaborateurs. La
cavité C à miroirs supraconducteurs et les deux cavités R1 et R2 forment un interféromètre de Ramsey. Cet interféromètre est traversé par un faisceau d’atomes de rubidium
produit dans le four O. Les atomes sont portés dans un état de Rydberg circulaire |e⟩
dans la boîte B. Dans la cavité R1, une impulsion micro-onde porte les atomes dans une
superposition linéaire de l'état |e⟩ avec l'état de Rydberg circulaire adjacent |g⟩. Ces
atomes interagissent de manière non résonante avec le champ présent dans la cavité C.
Dans la cavité R2, une seconde impulsion micro-onde mélange à nouveau les états |e⟩
et |g⟩ qui sont détectés respectivement par De et Dg en appliquant un champ électrique
statique. Cette figure est une adaptation de [19].
Elle se compose de deux miroirs qui se font face. Ces deux miroirs sont
en cuivre et sont recouverts d’une fine couche de niobium supraconducteur.
La cavité C est portée à une température de 0,8 K et sa fréquence de résonance
est de 51,1 GHz. Dans cette cavité qui a un facteur de qualité Q = 4,2.1010,
le temps de vie des photons est de 130 ms correspondant à 1,5 milliard de
rebonds du photon sur les miroirs et à une distance parcourue de 40 000 km
(circonférence de la terre) [20] . C’est grâce à ce facteur de qualité très élevé
que S. Haroche, et ses collaborateurs ont été en mesure d’étudier le comportement dans la cavité d’un ou plusieurs photons et ce, pendant des temps relativement longs. Pour étudier ce comportement, il faut effectuer un très
grand nombre de mesures quantiques non destructives ce qui exclut les techniques de détection usuelles fondées sur l’effet photoélectrique puisque dans
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
245
ce cas, le photon est détruit lors de sa détection. S. Haroche et ses collaborateurs ont utilisé un faisceau d’atomes de rubidium. Ces derniers possèdent un
seul électron de valence qui se comporte de manière très similaire à celui de
l’hydrogène atomique. À la sortie du four O (voir Fig.3), ces atomes sont sélectionnés en vitesse par pompage optique. Ils sont ensuite portés dans un état
circulaire de Rydberg de nombre quantique principal n=51 et que nous notons |e⟩ dans la suite. Cette opération a lieu dans la boîte B représentée sur la
Fig. 3. L’orbitale atomique associée à cet état stationnaire |e⟩ est circulaire avec
un rayon de l’ordre de 0,1 µm. Toutefois, dans cet état |e⟩, l’électron est délocalisé ; le moment dipolaire électrique de l’atome est donc nul empêchant tout
couplage avec la lumière. À la sortie de la boîte B, les atomes de rubidium
pénètrent dans la cavité R1 où il interagissent de manière résonante avec une
impulsion micro–onde amenant ces atomes dans une superposition linéaire
(|e⟩+|g⟩)/√2 où |g⟩ est l’état de Rydberg circulaire adjacent à |e⟩ de nombre
quantique principal n=50. Cette superposition d’états s’apparente à un état
purement classique dans lequel l’électron suit une trajectoire circulaire dans
un plan perpendiculaire à l’axe de quantification. Ces états ont des propriétés
remarquables et notamment le fait de posséder un moment dipolaire électrique non nul. Rappelons que le moment dipolaire électrique est un vecteur
reliant deux charges de signe opposé, celles du cœur et de l’électron. La grandeur de ce vecteur est donnée par le produit de la charge (positive) et de la
distance entre les deux charges. Dans le cas présent, le fait que l’orbite électronique ait un rayon très élevé donne lieu à un très grand moment dipolaire
électrique et donc, à un couplage fort avec la lumière. Le vecteur moment
électrique dipolaire qui tourne à une fréquence de 51 Ghz peut être considéré
comme l’aiguille d’une horloge.
Après la cavité R1, les atomes pénètrent dans la cavité C. Pour éviter tout
échange de photon entre les atomes et la cavité, il faut impérativement que la
fréquence de cette dernière diffère de la fréquence de transition |g⟩→|e⟩. Dans
la suite, nous notons δ ce désaccord de fréquence. Cependant, même hors
résonance, les atomes interagissent avec le ou les photons de la cavité. Les niveaux d’énergie des états |g⟩ et |e⟩ se déplacent de manière adiabatique en
suivant le profil gaussien du mode de la cavité. Plus précisément, l’énergie de
l’état |g⟩ diminue et celle de l’état |e⟩ augmente. Cette variation d’énergie des
niveaux conduit à une variation de la phase du moment dipolaire électrique
de l’atome. En d’autres termes, la présence d’un ou plusieurs photons dans la
246
revue des questions scientifiques
cavité fait retarder l’horloge. Il faut également souligner que le déplacement
des niveaux d’énergie des atomes dans la cavité s’accompagne d’une variation
de la fréquence de la cavité. Ceci se comprend aisément dans la mesure où le
couplage de deux oscillateurs, en l’occurrence, l’atome et le champ dans la
cavité, modifie leur fréquence propre respective. Sur le plan quantique, l’état
du système atome–photon est un état intriqué. À la sortie de la cavité C, la
cohérence atomique est sondée dans la cavité R 2 (voir Fig. 3) où les atomes
interagissent à nouveau de manière résonante avec une impulsion micro–
onde. Ils sont ensuite détectés de façon sélective dans les états |g⟩ et |e⟩ par
respectivement Dg et De. Ces deux détecteurs fonctionnent sur le principe de
l’ionisation par champ électrique statique. La combinaison de R1, R 2 et des
détecteurs représente un interféromètre de Ramsey. La probabilité de détecter
l’atome dans l’état |g⟩ est une fonction sinusoïdale de la phase relative des
champs dans R1 et R 2. En l’absence de photon dans la cavité C, la vitesse des
atomes est ajustée pour que ces derniers ressortent dans l’état |g⟩.
Le montage expérimental représenté sur la Fig. 3 et que nous venons de
décrire brièvement a permis d’observer des sauts quantiques de lumière témoignant de la naissance, la vie et la mort d’un seul photon thermique dans la
cavité C [20]. Dans cette expérience, le désaccord δ entre la fréquence de
transition atomique et la fréquence de la cavité est ajusté de manière à ce que
le retard de phase du moment dipolaire électrique de l’atome soit égal à π et
que les atomes de rubidium sortent de R 2 dans l’état |e⟩ lorsqu’un seul photon
thermique se trouve dans la cavité C. À la température de 0,8 K, la probabilité de trouver deux photons thermiques dans la cavité C n’est que de 0,3%.
On peut donc raisonnablement supposer que la cavité contient 0 ou 1 photon
thermique. 900 atomes de rubidium traversent la cavité C par seconde. Suivre
en fonction du temps le nombre d’atomes détectés dans l’état |e⟩ revient à
déterminer les périodes de temps pendant lesquelles la cavité C contient un
photon thermique. S. Haroche et ses collaborateurs ont observé des sauts
quantiques de lumière c.-à-d. l’apparition soudaine d’un photon thermique
dans la cavité suivie après un certain intervalle de temps de sa disparition tout
aussi soudaine. Nous invitons le lecteur à consulter la référence [20] pour une
description claire et passionnante des résultats de cette expérience.
L’expérience précédente a été généralisée, à l’aide du même montage, au
cas où la cavité C est initialement occupée par un état cohérent du champ
correspondant à un nombre moyen de photons entre 3 et 4. Dans un état
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
247
cohérent, la phase du champ est bien définie alors que le nombre de photons
présents ne l’est pas en vertu de la relation d’incertitude temps–énergie. En
fait, l’état cohérent du champ peut s’écrire comme une superposition d’états
de Fock |n⟩ caractérisés par un nombre n bien défini de photons. Selon la
mécanique quantique, mesurer le nombre de photons dans la cavité revient à
projeter l’état cohérent du champ sur un état de Fock |n⟩. Cette mesure
donne lieu à une évolution irréversible de l’état du champ qui correspond à
l’effondrement de cet état cohérent. Dans le cas présent, S. Haroche et ses
collaborateurs ont montré que cet effondrement de l’état du champ peut être
progressif lorsqu’il est induit par une succession de mesures non destructives
du nombre de photons dans la cavité. Comme dans l’expérience précédente,
le moment dipolaire électrique des atomes qui traversent la cavité subit un
retard de phase. Le désaccord δ entre la fréquence de transition atomique et
la fréquence de la cavité ainsi que le temps de vol des atomes dans la cavité C
sont ajustés de manière à ce que ce retard de phase soit de π/4 par photon
présent dans la cavité. Par ailleurs, dans le contexte de l’expérience, les atomes
de rubidium peuvent être considérés comme des atomes à deux niveaux dont
l’évolution est décrite en terme de la rotation d’un spin sur la sphère de Bloch
(voir [18] pour plus de détails sur ce formalisme). À la sortie de la boîte B, les
atomes sont dans l’état |e⟩ correspondant au spin le long de l’axe Z. L’action
de l’impulsion micro–onde dans la cavité R1 est de créer une superposition
linéaire des états |e⟩ et |g⟩ qui équivaut à un basculement du spin dans le plan
équatorial de la sphère de Bloch. Durant la traversée de la cavité C par l’atome,
le spin subit, par photon, un déphasage de π/4 de sa précession dans le plan
équatorial. On peut donc dire que, dans la cavité C, l’état du système photon–atome est intriqué, un nombre donné de photons correspondant à une
direction particulière du spin. Comme les différents états de spin ne sont pas
mutuellement orthogonaux, toute mesure du spin dans une direction donnée
ne fournit qu’une information partielle à savoir, la projection de ce spin le
long de la direction de mesure. Notons que la mesure du spin le long d’une
direction donnée s’effectue en faisant interagir les atomes avec une impulsion
micro–onde dans la cavité R 2, impulsion dont la phase est définie de manière
à faire correspondre la direction de mesure avec celle de l’axe Z sur la sphère
de Bloch [18]. La procédure utilisée par S. Haroche et ses collaborateurs est la
suivante : lorsqu’un premier atome traverse la cavité C, on peut calculer la
probabilité qu’il y ait n photons dans la cavité à partir de la probabilité conditionnelle de trouver j, la valeur du spin (0 pour la position « down » et 1 pour
248
revue des questions scientifiques
la position « up ») le long d’une direction donnée lorsqu’il y a n photons dans
la cavité. On envoie ensuite un grand nombre d’atomes dans la cavité C en
faisant varier la direction dans laquelle le spin est mesuré et en recalculant
pour chaque atome la probabilité qu’il y ait n photons dans la cavité. Après
une longue séquence d’atomes, S. Haroche et ses collaborateurs ont observé
que la probabilité qu’il y ait n photons dans la cavité C devient très piquée
autour d’une valeur entière de n qui représente le nombre de photons dans la
cavité C : il y a donc eu effondrement progressif de l’état cohérent initial du
champ avec également une perte progressive d’information sur la phase de cet
état cohérent. Remarquons que dans l’interprétation de Copenhague, l’effondrement de l’état cohérent se fait de manière instantanée lors de la mesure.
Dans le cas présent, l’effondrement de l’état cohérent est progressif et peut
être considéré comme un processus physique réel. Comme précédemment,
nous invitons le lecteur à consulter la référence [21] pour un compte rendu
détaillé et fascinant de cette expérience.
La dernière expérience [19,22] que nous aimerions brièvement discuter
ici date de 1996. Elle est donc moins récente que les deux expériences que
nous venons de décrire. Le montage expérimental est quasi le même que précédemment mais le facteur de qualité de la cavité C est moins élevé, 5,1 × 107
correspondant à un temps de vie des photons de 160 µs et sa température est
de 0,6 K. Cette troisième expérience illustre le principe de complémentarité
ainsi que le paradoxe du chat, ou plutôt du chaton de Schrödinger. Ce qui
joue le rôle du chaton ou, en fait, d’un appareil de mesure, est un état cohérent
du champ dans la cavité C, état qui est une superposition mésoscopique
d’états de Fock, le nombre de photons étant de l’ordre de 10. Sur la Fig. 4,
nous donnons la représentation de Fresnel d’un tel état cohérent. Ce dernier
est caractérisé par deux paramètres : son amplitude qui est donnée par la longueur du vecteur et sa phase ϕ. Comme le nombre de photons est relativement faible (superposition mésoscopique), il faut tenir compte des fluctuations
quantiques de l’amplitude et de la phase. Le cercle bleu sur la Fig. 4, appelé
cercle d’incertitude, définit l’ampleur des fluctuations sur la phase et l’amplitude du champ. Nous savons à présent que le couplage non–résonant de l’état
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
249
Fig. 4 Représentation de Fresnel d’un état cohérent d’un champ de radiation. ϕ est la
phase de l’ état cohérent et la longueur du vecteur représente son amplitude. Puisque le
nombre de photons dans cet état est petit, il faut tenir compte des fluctuations
quantiques sur l’amplitude et la phase. La pointe du vecteur peut donc se déplacer dans
le cercle gris qu’on appelle le cercle d’ incertitude. C’est ce type d’ état qui se rapproche
le plus d’un état classique du champ de radiation.
cohérent du champ avec les atomes de rubidium dans une superposition
linéaire des états |e⟩ et |g⟩ conduit à un déphasage du champ qui dépend
des niveaux atomiques ce qui produit un état intriqué atome–champ
dans la cavité C. Lorsque l’atome est dans l’état |e⟩, le champ subit un
déphasage ϕ>0 tandis que si l’atome est dans l’état |g⟩, le champ subit un
déphasage ϕ<0. Lorsque les atomes sont dans une superposition linéaire
des états |e⟩ et |g⟩, l’état cohérent du champ subit en même temps deux
déphasages distincts, l’un positif et l’autre négatif ; sa représentation de
Fresnel est donnée sur la Fig. 5.
Fig. 5 Représentation de Fresnel d’un état cohérent du champ ayant subi à la fois un
déphasage positif et négatif.
Les deux vecteurs peuvent être considérés comme les deux aiguilles d’un
appareil de mesure. Le déphasage ϕ dépend du désaccord de fréquence δ :
pour les grandes valeurs de δ, c.-à-d. loin de la résonance, le déphasage ϕ est
250
revue des questions scientifiques
très petit tandis que ϕ augmente lorsque δ diminue. Pour illustrer le principe
de complémentarité, S. Haroche et ses collaborateurs ont mesuré la probabilité Pg que les atomes de rubidium dans l’état |e⟩ à l’entrée de l’interféromètre
R1–C–R 2, en sortent dans l’état |g⟩ et ce, pour différentes valeurs de δ, et en
fonction de la fréquence ν de la source micro–onde qui alimente les cavités R 1
et R 2. La fréquence ν varie autour de ν0 qui est la fréquence de transition
atomique. Dans le cas où la cavité C est vide, la probabilité Pg (ν) oscille avec
la fréquence ν. Ces oscillations proviennent d’une interférence quantique :
pour effectuer la transition |e⟩ → |g⟩, les atomes de rubidium peuvent suivre
deux chemins puisque cette transition a lieu soit dans la cavité R 1 soit dans la
cavité R 2. Lorsqu’un champ cohérent occupe la cavité C, la phase de ce champ
varie en fonction de l’état des atomes dans la cavité C. Dans ces conditions,
le champ se comporte comme un détecteur susceptible de révéler le chemin
suivi par les atomes dans l’interféromètre. Quand le déphasage ϕ est plus
petit que les fluctuations de la phase du champ initial et donc, trop petit pour
distinguer sans ambiguïté les deux chemins, les oscillations de Pg (ν) subsistent. Par contre, pour des grandes valeurs de ϕ, il n’y a plus d’ambiguïté quant
au chemin suivi par les atomes. S. Haroche et ses collaborateurs ont observé
dans ce cas, la disparition des oscillations. Par conséquent, même si aucune
mesure n’est effectuée sur le champ, le simple fait que l’on puisse avoir une
information sur l’état de l’atome en mesurant le déphasage ϕ, suffit à faire
disparaître les interférences !
Venons en à présent au chaton de Schrödinger. Dans ce qui suit, nous
résumons la discussion clairement argumentée de la référence [22]. Ce qui
joue le rôle du chaton est donc l’état cohérent du champ dans la cavité C. Cet
état du champ est intriqué avec celui de l’atome que nous supposons dans une
superposition linéaire des états |e⟩ et |g⟩. Le déphasage ϕ à la fois positif et
négatif du champ correspond aux états « vivant » et « mort » du chaton. La
question qui se pose à présent est de savoir combien de temps subsiste la superposition de ces deux états du champ. Pour répondre à cette question, il
faut analyser plus en détail la nature de « l’environnement » du champ. Pour le
champ, les pertes sont essentiellement dues à la diffusion de photons sur les
imperfections de surface des miroirs de la cavité. On peut donc décrire cet
environnement comme étant l’espace libre autour de la cavité, espace qui peut
être occupé par des photons issus de la cavité C suite à une diffusion. Si la
cavité contient en moyenne nmoyen photons, un petit champ contenant un
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
251
photon s’échappe dans l’environnement après un temps caractéristique
Tc/nmoyen où Tc est le temps de vie moyen d’un photon dans la cavité. Ce petit
champ microscopique est intriqué via sa phase au champ restant dans la cavité C. Cette intrication du champ dans la cavité avec son environnement
fournit un moyen, au moins en principe, de déterminer la phase du champ
dans la cavité. Même si cela n’est pas réalisable, il suffirait de mesurer la phase
du petit champ en dehors de la cavité pour connaître la phase du champ dans
la cavité. Ce simple fait suffit à « tuer » la cohérence quantique. Ceci est l’essence même du phénomène de décohérence tel qu’il est décrit par W. Zurek
[14]. Après un temps de l’ordre de Tc/nmoyen, la cohérence quantique entre les
deux composantes du champ dans la cavité C a disparu. Ceci explique pourquoi les champs macroscopiques caractérisés par une valeur de nmoyen très
élevée obéissent aux lois classiques puisque le processus de décohérence est
dans ce cas quasi instantané. Pour le champ mésoscopique considéré ici,
nmoyen est compris entre 3 et 10. Le temps de décohérence est dès lors suffisamment long pour pouvoir observer des interférences associées aux deux
composantes du champ dans la cavité. Pour observer la décohérence « en vol »,
S. Haroche et ses collaborateurs ont envoyé dans la cavité C un premier atome
pour préparer le champ dans une superposition linéaire d’états et ensuite,
après un délai τ, un second atome pour sonder la cohérence du champ. Le
second atome qui se déplace à la même vitesse va aussi déphaser le champ, à
la fois de +ϕ et – ϕ et donc recombiner, du moins partiellement, les deux
composantes de phase du champ. On mesure P(e2|e1)–P(e2|g1) qui est la différence entre les probabilités conditionnelles de trouver le second atome dans
l’état |e⟩ si le premier atome a été détecté à la sortie de l’interféromètre soit
dans l’état |e⟩ ou l’état |g⟩. Ce signal de corrélation entre les deux atomes
contient une contribution sensible à la cohérence quantique entre les deux
composantes de phase du champ générées lors du passage du premier atome
dans la cavité C. La mesure du signal de corrélation en fonction du délai τ
fournit le temps de décohérence. Le signal de corrélation décroît lorsque le
délai τ augmente et s’annule pratiquement pour des délais de l’ordre de deux
fois le temps de vie d’un photon dans la cavité. Les valeurs expérimentales du
signal de corrélation coïncident remarquablement avec les prédictions d’un
calcul fondé sur la théorie de la décohérence.
252
revue des questions scientifiques
b) Les expériences de David Wineland et ses collaborateurs
Les travaux du groupe de David Wineland ont, dans un premier temps,
porté sur le refroidissement d’un ion dans un piège pour la réalisation d’une
horloge atomique. Récemment, ce même groupe a mis au point une horloge
atomique portable [23] basée sur une fréquence de transition dans l’ultraviolet d’un ion Al+. Cette horloge atomique est la plus précise à ce jour, l’incertitude relative sur la fréquence étant de 8,6 × 10-18. La précision de cette horloge
est telle qu’il est possible, en la soulevant d’une trentaine de centimètres, de
mesurer le décalage vers le rouge de la fréquence de l’horloge dû à la variation
du potentiel gravitationnel. Dans ce qui suit, nous nous focalisons sur une
expérience dans laquelle un ion de béryllium se retrouve piégé dans un état
mésoscopique de type « chat de Schrödinger » [24,25]. Il s’agit d’un état où
l’interaction de l’ion avec une séquence d’impulsions laser intrique deux de
ses états d’énergie interne à son mouvement vibrationnel dans le puits de potentiel harmonique. Plus précisément, cet état intriqué de l’ion est une superposition de deux états cohérents vibrationnels corrélés chacun à un état
particulier d’énergie interne. Si |↑⟩ et |↓⟩ représentent les deux états d’énergie
interne considérés dans l’expérience, l’état de l’ion s’écrit comme suit
où |x1⟩ et |x2⟩ représentent les deux états cohérents vibrationnels qui sont euxmêmes des superpositions linéaires des états propres de l’oscillateur harmonique. Ces états quasi classiques sont associés à deux positions bien séparées
de l’ion le long de l’axe des x. Remarquons que les niveaux d’énergie vibrationnelle de l’ion dans le puits de potentiel harmonique sont équidistants.
Dans ces conditions, les paquets d’ondes associés aux deux états cohérents
vibrationnels sont non dispersifs.
Pour réaliser cet état |ψ⟩ de type « chat de Schrödinger », il faut d’abord
refroidir l’ion par laser jusqu’à l’amener dans son état d’énergie le plus bas
[26]. Cette opération se déroule en deux étapes. La première étape consiste à
refroidir l’ion par diffusion de lumière jusqu’à la limite Doppler [27]. La seconde étape est le refroidissement par bandes latérales qui permet à l’ion d’occuper, la plupart du temps, l’état vibrationnel le plus bas dans le potentiel
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
253
harmonique de confinement. Le principe du refroidissement par bandes latérales est illustré sur la Fig. 6.
Fig. 6 Schéma représentatif du processus de refroidissement d’un ion par bandes
latérales. L’ état |↑,n⟩ représente un état d’ énergie de l’ ion. Cette énergie est la somme
de l’ énergie interne de l’ ion dans l’ état |↑⟩ et de n quanta d’ énergie vibrationnelle.
hν vib est le quantum d’ énergie vibrationnelle et νion est la fréquence de transition
|↓⟩ → |↑⟩ entre les deux états d’ énergie interne de l’ ion. Les flèches verticales (grises)
représentent l’ émission spontanée de photons lors du passage de l’ état |↑⟩ à l’ état |↓⟩ de
l’ ion. Les flèches inclinées (noires) représentent l’absorption d’un photon d’ énergie
hνion-hν vib.
Dans le potentiel harmonique, l’énergie totale de l’ion est la somme de
l’énergie de son état électronique interne et des n quanta d’énergie vibrationnelle associés à son mouvement. Comme les deux états internes de l’ion sont
soumis au même potentiel harmonique, les fréquences de transition entre ces
deux états ne dépendent que du changement de niveau vibrationnel lors de la
transition. On suppose ici que la durée de vie de l’état |↑⟩ est plus longue que
la période d’oscillation de l’ion dans le puits de potentiel. Dans ces conditions, les différentes transitions peuvent être résolues. En éclairant l’ion avec
un laser de fréquence égale à νion-ν vib où νion est la fréquence de la transition
|↓⟩ → |↑⟩ et ν vib la fréquence associée au potentiel harmonique, ce dernier est
susceptible d’effectuer une transition de l’état |↓⟩ vers l’état |↑⟩ avec une diminution de 1 du nombre de quanta vibrationnels. Par contre, toutes les autres
254
revue des questions scientifiques
transitions sont très improbables car hors résonance. L’ion transféré dans
l’état |↑⟩ va ensuite émettre spontanément un photon le ramenant dans l’état
|↓⟩. Le cycle d’absorption – émission se poursuit jusqu’au moment où l’ion
atteint son niveau d’énergie le plus bas d’où il ne peut plus absorber de photons car la condition de résonance n’est plus satisfaite. Une fois l’ion dans son
état d’énergie le plus bas, D. Wineland et ses collaborateurs ont suivi le schéma représenté de manière simplifiée sur la Fig. 7 pour générer l’état |ψ⟩ de
type « chat de Schrödinger » de l’ion. En (a), l’ion se trouve dans son état de
plus faible énergie. En (b), une paire de lasers est utilisée pour amener,
Fig. 7 Schéma simplifié de la procédure suivie par le groupe de Wineland pour générer
un état de type « chat de Schrödinger » d’un ion Be+ piégé dans un potentiel harmonique.
Au départ, (a) l’ ion se trouve dans son état d’ énergie la plus basse à savoir l’ état |↓⟩
sans quantum d’ énergie vibrationnelle. En (b), une superposition linéaire des états |↓⟩
et |↑⟩ est créée par couplage Raman à l’aide d’une paire de lasers sans modifier l’ état
du mouvement. En (c), une seconde paire de lasers met, par couplage Raman, l’ ion en
mouvement. La différence des fréquences des deux lasers est égale à νvib et leur
polarisation est ajustée de manière à ce qu’ ils n’agissent sur l’ ion que s’ il se trouve dans
l’ état |↑⟩. En (d), une paire de lasers échange l’ état interne des deux paquets d’ondes.
Enfin en (e), la même paire de lasers qu’en (c) agit sur le mouvement du paquet d’ondes
associé à l’ état interne |↑⟩. Cette figure est une adaptation de [28].
par couplage Raman, l’ion dans une superposition linéaire des états |↓⟩ et |↑⟩
sans affecter son mouvement. La différence des fréquences laser est égale à
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
255
νion. En (c), une seconde paire de lasers met l’ion en mouvement (le long de
l’axe des x) à nouveau par couplage Raman. Cette mise en mouvement résulte
de la force dipolaire dépendante du temps générée par les lasers. La différence
des fréquences des deux lasers est égale à ν vib et leur polarisation est ajustée de
manière à ce qu’ils n’affectent l’ion que s’il se trouve dans l’état |↑⟩. Dans ces
conditions, la fonction d’onde de l’ion se sépare en deux paquets d’ondes :
l’un, corrélé à l’état |↑⟩, oscille dans le puits de potentiel harmonique tandis
que l’autre, corrélé à l’état |↓⟩, reste au repos au centre du piège. Le paquet
d’ondes associé à l’état |↑⟩ est en réalité un état cohérent qui est, comme dans
le cas d’un champ de radiation, une superposition linéaire des états de Fock
|n⟩ caractérisés par un nombre fixé n de quanta vibrationnels. À l’étape (d),
les lasers utilisés à l’étape (b) servent à échanger les deux états internes |↑⟩ et
|↓⟩ associés aux deux paquets d’ondes. L’état interne associé au paquet d’ondes
au repos est à présent l’état |↑⟩ et celui qui est associé au paquet d’ondes oscillant dans le puits de potentiel est l’état |↓⟩. La dernière étape consiste à
utiliser la même paire de lasers qu’en (c) pour mettre en mouvement le paquet
d’ondes associé à l’état interne |↑⟩, paquet d’ondes qui était au repos à l’étape
précédente. Notons que la force dipolaire mettant en mouvement le paquet
d’ondes est en opposition de phase avec celle appliquée à l’étape (c). En fin de
compte, nous avons une situation qui s’apparente de manière évidente à celle
du chaton de Schrödinger. L’ion est décrit par deux paquets d’ondes séparés
par une distance mésoscopique de plus de 80 nm, distance grande devant la
dimension de chacun des paquets d’ondes qui est d’environ 7 nm. En outre,
l’état de l’ion est intriqué puisque chacun des deux paquets d’ondes est corrélé à un des états d’énergie interne |↑⟩ et |↓⟩. En d’autres termes, et comme le
suggère la Fig. 7, tout se passe comme si nous avions une particule roulant
dans le fond d’une cuvette et se trouvant en même temps dans deux états
distincts de mouvement. Pour vérifier que l’ion se trouve bien dans une superposition de deux états cohérents corrélés chacun à un état d’énergie interne
différent, D. Wineland et ses collaborateurs ont utilisé la même paire de lasers
qu’à l’étape (b) pour recombiner les deux paquets d’ondes. Cette recombinaison conduit à des interférences qu’ils ont observées en mesurant la probabilité
de trouver l’ion dans l’état |↓⟩ via le signal de fluorescence en fonction de la
phase de la force dipolaire qui agit dans les étapes (c) et (e). Le fait que les deux
paquets d’ondes ne subissent pas de dispersion est un point crucial permettant
d’observer l’oscillation de l’ion dans le puits de potentiel sur un grand nombre
de périodes et ouvre la voie à une étude des phénomènes de décohérence.
256
revue des questions scientifiques
Conclusion
Le caractère incontournable de la mécanique quantique au niveau microscopique ne fait plus de doute pour personne. En revanche, certaines difficultés conceptuelles font toujours débat actuellement. Au début du siècle
précédent, ces débats, qui divisaient les théoriciens, ont tourné autour des
fameuses expériences de pensée dans lesquelles on forçait une particule à exhiber de manière évidente ses propriétés quantiques. Grâce aux progrès technologiques extraordinaires des cinquante dernières années, ce qui était
impensable il y a presque cent ans est devenu réalisable expérimentalement
depuis une trentaine d’années. Beaucoup d’expériences parmi lesquelles celles
de nos deux lauréats ont permis d’apporter un début de solution aux problèmes conceptuels de la mécanique quantique. En fait, les expériences de
Serge Haroche, David Wineland et leurs collaborateurs ont apporté un éclairage nouveau sur la théorie très controversée de la mesure. La fameuse interprétation de Copenhague de Bohr et Heisenberg traite systématiquement
l’appareil de mesure comme un objet purement classique, introduisant ainsi
une césure arbitraire entre les mondes quantique et classique. Les expériences
des deux Prix Nobel indiquent clairement qu’une des approches les plus prometteuses pour résoudre cette controverse est la théorie de la décohérence.
Dans ce cadre, l’effondrement ou la réduction du paquet d’ondes devient un
processus physique réel résultant du couplage de l’appareil de mesure à son
environnement. Lorsque l’appareil de mesure est macroscopique, le temps de
décohérence devient infinitésimal, rendant l’existence d’états de type « chat
de Schrödinger macroscopique » pratiquement impossible. En revanche, pour
un appareil de mesure mésoscopique, le temps de décohérence devient mesurable et permet de « visualiser » l’émergence des propriétés classiques à partir
du monde quantique. Toutefois, le débat n’est pas clos : la théorie de la décohérence n’explique pas tout et en particulier, comment la mesure sélectionne
un résultat plutôt qu’un autre parmi tous les résultats possibles…
Dans cet article, nous n’avons pas eu le temps d’aborder un autre aspect
important des travaux expérimentaux des deux lauréats, à savoir leur application au traitement de l’information quantique. De façon générale, le traitement de l’information quantique implique les ordinateurs quantiques, la
cryptographie quantique et la téléportation quantique qui constituent, selon
les mots d’Alain Aspect, la seconde révolution quantique. Les montages expé-
nobel de physique : plongée au cœur du monde quantique
257
rimentaux des deux lauréats ont permis de réaliser des portes logiques quantiques qui constituent les briques de base des futurs ordinateurs quantiques.
Ce faisant, les expériences de Serge Haroche indiquent qu’un des obstacles
majeurs dans la réalisation de véritables ordinateurs quantiques est la décohérence qui agit très rapidement lorsque le système devient macroscopique.
Références bibliographiques
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