Frédéric Charillon1 Les relations internationales, science royale ? Le passage de l’expertise académique à l’expertise politique demeure un dilemme récurrent des sciences sociales. La reconnaissance de l’utilité sociale d’une discipline passe par son utilisation possible par les acteurs du politique, c'est-à-dire du pouvoir. Son autonomie et le maintien de sa scientificité nécessitent en revanche l’éloignement vis-à-vis de celui-ci. Sans qu’il soit utile de remonter jusqu’au savant et au politique de Weber ni à sa neutralité axiologique, la spécificité de la science politique et de ses différentes branches apparaît clairement au regard de cette question. Tout ce qui a trait à l’état de la société (nationale ou mondiale), de l’opinion, à l’exercice du pouvoir, de la puissance et à leur efficacité, est de nature à intéresser le Prince et ceux qui travaillent pour lui. Sachant cela, le Savant tente d’éviter l’enfermement dans une alternative difficile, entre récupération et dénonciation : récupération si le Politique, non sans s’assurer de flatter régulièrement le Savant, utilise ses travaux à des fins décisionnelles ; dénonciation si le Savant, cherchant à éviter cette posture, confine ses analyses à une déconstruction de l’action publique, dont on est pratiquement sûr qu’elle ne servira pas en haut lieu, tant elle paraîtra déplaisante et loin des priorités du moment. Il en émanera probablement deux catégories très distinctes de Savants, voire un schisme, entre les uns qui se vanteront d’être récupérés, et les autres d’être irrécupérables. Chacun des deux accusant naturellement l’autre de ne pas faire le même métier, tout en jalousant secrètement quelques pans de sa légitimité ô combien différente. La question qui se pose aux relations internationales, comme sous-branche de la science politique en France et comme discipline à part entière ailleurs, est de savoir si elles peuvent réconcilier l’utilité sociale et l’autonomie scientifique, l’aide critique à la décision et sa déconstruction éclairée. De quoi parlons-nous ici, lorsqu’on évoque les relations internationales ? Sur l’objet et sur le fond, de la même chose que les directeurs de cet ouvrage : ne revenons pas sur ce débat. Sur la forme, il convient de savoir si nous incluons tous ceux qui font des relations internationales quel que soit leur métier, ou si nous arrêtons notre réflexion aux universitaires, c'est-à-dire aux enseignants-chercheurs en poste (ou aux doctorants et post-doctorants aspirant à les rejoindre) qui rédigent des travaux à partir de sources ouvertes, et destinés à être rendus publics. C’est cette dernière position qui sera retenue ici, car elle pose la question – qui nous intéresse dans le cadre de cet ouvrage – de la relation entre une discipline (ou sous-discipline) universitaire, et le monde de la décision. Ce qui n’est bien sûr pas le cas des rédacteurs diplomatiques, militaires ou autres qui ont la charge, à un certain moment de leur carrière, de produire des analyses internationales dans le cadre de leur appartenance à la machine décisionnelle. Le cas des chercheurs de think tanks serait plus « plaidable » : eux aussi, ont vocation à publier ; eux aussi rencontrent le dilemme récupération-déconstruction ; ils sont même, pour certains d’entre eux, issus du monde universitaire ou sous-traitent à ce dernier 1 Frédéric Charillon est professeur des Universités en science politique et directeur de l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole militaire (IRSEM). certaines de leurs consultances. Mais leur posture est différente, tout en étant bien entendu légitime : ils ne sont pas tenus par le devoir de scientificité académique, 2 ni par une inscription méthodologique ou théorique ; leur finalité peut être la connaissance et l’explication, mais parfois aussi le militantisme : tel est le cas des fondations ou centres anglosaxons qui alimentent en idées des partis politiques pour faire triompher une ligne ou des valeurs précises. Ajoutons que nous focaliserons notre propos sur la recherche, à partir du stade doctoral, laissant de côté la question de l’enseignement, qui renverrait à trop de sousthèmes éloignés du cœur de cet ouvrage.3 Quel est alors l'état de cette relation entre l’analyse et la pratique des relations internationales, entre la discipline et son objet, entre chercheur et décideur ? Une première série de questionnements préalables aura trait à la vocation même des relations internationales comme discipline : doit-elle se rapprocher de la décision, un peu, beaucoup, passionnément ? En restant sur l’Aventin hyperthéorique ou en descendant dans l’arène des current Affairs ? Une seconde famille de questions porte sur les canaux qui lient l’analyse universitaire à ses consommateurs ou soutiens politiques potentiels. Ce lien est-il d’abord fonction de la sociologie des acteurs eux-mêmes ? De la nature des supports dans lesquels les premiers produisent, et qui les rend plus ou moins accessibles aux seconds ? Enfin, on reviendra sur le cas plus spécifique de la France, où cette question, davantage que dans le monde anglo-saxon, est théorisée, intellectualisée… à partir d’une situation pourtant critique. La question de la vocation : les relations internationales en quête de posture A quoi, à qui, doivent servir les relations internationales ? A personne sinon au bien commun de la connaissance et à sa communauté épistémique, car la science (même sociale), pour être pure, doit être libre des contraintes de pouvoir ? Aux autorités publiques qui financent les recherches, car le payeur est le commandeur, 4 et l’aide à la recherche participe d’une politique publique contribuant à la performance, au développement et à la protection d’une société ? Il s’agit là, on le sait, d’une vieille question. Celle-ci prend néanmoins des traits spécifiques lorsqu’il s’agit des relations internationales, pour au moins trois raisons : a) les relations internationales constituent le cadre dans lequel évolue un Etat, dans lequel il défend ses intérêts, en coopération ou en conflit avec différents acteurs, et où se joue son rayonnement, sa prospérité, son intégrité voire sa survie. Leur connaissance prend donc, aux yeux des décideurs, une dimension plus directement stratégique que d’autres secteurs, et qui se discute souvent au plus haut niveau de l’exécutif, comme en témoignent les notions de « domaine réservé » ou de « politique régalienne ». b) Les relations internationales traitent de l’actualité politique immédiate, qui appelle de la part du décideur des réponses rapides. A ce titre, 2 Auquel les académiques eux-mêmes ne se conforment pas toujours, mais c’est là un autre débat. 3 Il faudrait en effet y aborder, entre autres, les questions des masters consacrés aux relations internationales, la présence de cet objet ou de cette discipline au niveau licence, et sans doute plus en amont encore, nous interroger sur la sensibilisation aux questions internationales, stratégiques et de défense dès le collège et le lycée. 4 Auquel cas cette règle vaudrait également pour un financement privé. l’analyse des relations internationales se voit souvent rattrapée par la temporalité politique. c) Précisément parce qu’il s’agit de questions que les professionnels de la décision traitent au quotidien, et qui font par ailleurs l’objet d’un débat public aux termes relativement accessibles (dans la presse par exemple), le discours académique sur les relations internationales n’est pas en situation de monopole : il n’est qu’une prise de parole parmi d’autres qui revendiquent à leur tour d’autres compétences au moins équivalentes. C’est moins le cas des sciences dures, ou même de la sociologie, géographie, histoire, économie ou droit, domaines dans lesquels on reconnaît plus volontiers la compétence spécifique des universitaires. 5 Trois questions au moins permettent d’interroger la posture des relations internationales comme science sociale au regard de leur relation au pouvoir politique. La première est celle du choix entre trois risques : celui de la marginalisation, celui de l’engrenage, celui de la dénonciation. La deuxième rejoint le débat entre recherche fondamentale et recherche appliquée. La troisième question, apparue plus récemment, ramène en réalité à un faux débat : celui qui prétend opposer la recherche à l’expertise. L’alternative Marginalisation – Engrenage – Dénonciation La position de l’analyse académique de relations internationales vis-à-vis du monde décisionnel est presque toujours malaisée. Si elle traite de sujets qui n’occupent pas directement l’esprit des décideurs, le premier risque est celui de la marginalisation. Ce risque intervient lorsque l’agenda de recherche poursuivi par une communauté scientifique nationale ne recoupe pas celui du Politique, situation qui peut résulter d’une combinaison de plusieurs facteurs : a) les compétences scientifiques manquent pour produire rapidement des analyses ré-injectables dans le monde décisionnel ; b) les compétences existent mais les questions ne sont pas posées de part et d’autre dans les mêmes termes ; c) sans qu’il soit question de compétence, les sujets traités par les uns sont tout simplement très éloignés de ceux qui intéressent les autres. Prenons le cas de la demande d’analyse sur les révolutions arabes au lendemain des mouvements du début de l’année 2011. Dans la situation a), le décideur cherchera à mobiliser rapidement des spécialistes de la Tunisie, qu’il ne trouvera pas nécessairement en nombre. Il se montrera déçu, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne ou – plus étonnant – en France, de trouver finalement davantage de spécialistes du ProcheOrient et de la question israélo-arabe, que des relations bilatérales avec, ou des dynamiques politiques et sociales de, la Tunisie de Ben Ali (et de l’Afrique du Nord en général). Dans la situation b), on pourra déposer sur la table du même décideur un ouvrage important sur L’Egypte au présent,6 réalisé sur plusieurs années par plusieurs générations de chercheurs français financés au CEDEJ du Caire 7 par l'Etat lui-même, et publié opportunément en 2011. Voilà qui recoupe a priori, avec talent et pertinence, l’intérêt du moment pour le basculement 5 un Il est plus rare qu’un individu au demeurant peu connu se présente, à la télévision ou la radio, comme « spécialiste d’économétrie », du Moyen-Age ou de la croûte terrestre. 6 V. Battesti, F. Ireton, L'Egypte au présent, Inventaire d’une société avant révolution, Acte Sud, Paris, 2011. 7 Centre d'Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales. www.cedej-eg.org/ politique de ce géant du monde arabe, qui préfigure tant de recompositions stratégiques. Las, la taille du volume (plus de 1.200 pages), son caractère exhaustif, qui va des dysfonctionnements de l’urbanisme aux évolutions culturelles, présentent des « signaux faibles » si subtils que l’entourage du Prince aura tendance à n’y voir qu’une somme de réponses elliptiques ou peu exploitables à d’autres questions que les siennes. Dans la situation c) enfin, il y aura tout simplement divorce entre les agendas. A l’heure où la diplomatie américaine s’interroge sur la façon de traiter avec des interlocuteurs religieux dans le nouveau monde arabe, le Congrès de l’International Studies Association (ISA), tenu au printemps 2012 à San Diego, se penche avec ferveur sur le rôle sociologique de Facebook et de Twitter dans les processus révolutionnaires. 8 Ailleurs, et comme leurs responsables en feront publiquement l’amer reproche, des programmes universitaires consacrés à la zone seront fermés quelques semaines seulement avant les soulèvements. 9 Nul procès d’intention aux uns ni aux autres ici, qui ont chacun leurs priorités légitimes. Mais plutôt le constat que ces priorités, qui ne sont pas tenues de s’accorder, ne s’accordent pas en effet. Dès lors, la recherche universitaire de relations internationales vit sa propre vie. Le prix à payer peut en être la marginalisation, vis-à-vis d’un monde de la décision conforté dans son idée que c’est bien ailleurs, et d’abord en son sein, qu’il faut chercher les réponses à ses questions. Ce divorce peut naturellement être évité, si le monde universitaire s’efforce d’orienter ses programmes de recherche en fonction de la demande publique d’analyse. Plusieurs instruments permettent de le faire, qui vont de la consultation régulière entre chercheurs et décideurs jusqu’à la réponse aux appels d’offre émis par ceux-ci, en passant par les financements fléchés de bourses doctorales ou autres programmes permettant d’orienter la production.10 Mais le risque prend alors un autre visage : celui de l’engrenage, dans un processus qui consiste à suivre l’expression politique du besoin sans jamais pouvoir la satisfaire totalement (tant cette dernière est à la fois exigeante et mouvante), ni s’assurer de sa pertinence (tant elle est déterminée par des facteurs endogènes). Il y a là engrenage potentiel, au sens où la production académique pourra, si elle n’y prend pas garde, se lancer dans une fuite en avant consistant, à force de se montrer « policy-oriented »,11 à s’interdire toute sortie de la « dépendance au sentier », renonçant par là-même à jouer son rôle d’aiguillon en tant que contribution autonome et extérieure, sans parler de la dépendance financière qui peut s’instaurer entre un consommateur d’analyse et un producteur qui aura à cœur de ne pas tarir cette précieuse source par des réponses dont le caractère contre-intuitif sera considéré inapproprié. 8 Voir le programme de la conférence, qui comporte plusieurs panels consacrés à cette question, sur www.isanet.org. 9 Voir G. Kepel, Comme les « ACI » Passion arabe, Gallimard, Paris, 2013. 10 en France, ou Actions Concertées Incitatives. 11 Au sens anglo-saxon d’une analyse dont la finalité est l’utilisation en vue de l’aide à la décision. L’un des moyens de sortir de ce dilemme marginalisation–engrenage pourrait consister à adopter la posture de la dénonciation. Plutôt que de prendre le risque d’être négligé du décideur pour cause de fantaisie théorique, ou de devoir courir après son expression de besoin, le chercheur analysera sans ménagement la politique menée par celui-ci, pour en démontrer systématiquement les impasses ou les biais supposés. Relation de conflit structurel, donc, entre chercheur et décideur. Le conflit étant, après tout, une forme comme une autre de reconnaissance et de continuation du dialogue social, comme nous l’a rappelé Simmel :12 « je parle bien des mêmes choses que vous mais autrement, et ma valeur ajoutée est dans ma critique, fut-elle violente ». Une bonne part des travaux académiques français sur la politique africaine de la France, ou sur sa politique vis-à-vis du monde arabe, participe ainsi de ce registre. Les inconvénients de cette posture sont connus : non-respect de la neutralité axiologique, confusion entre une posture de recherche et une posture militante, risque de perte de contact avec la réalité de la décision comme processus (process), à force de la dénoncer voire de la caricaturer comme résultat (outcome). Eviter ce triple danger marginalisation-engrenage-dénonciation relève de la gageure. L’étude des relations internationales ne peut pas se couper du monde de la décision en se réfugiant dans l’abstraction, la critique ou les sujets mineurs. Elle ne peut pas non plus « coller » à l’agenda politique en renonçant à une scientificité qui doit rester extérieure à ce monde décisionnel. Sa justesse dépendra d’autres positionnements, notamment sur l’équilibre entre recherche théorique et appliquée, et sur son insertion dans l’action internationale elle-même. Le débat recherche fondamentale / recherche appliquée, et la question de la « prospective » Les relations internationales ne gagnent pas forcément à reprendre à leur compte le dilemme connu des sciences dures ou des techniques, entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Que signifient en effet ces deux termes lorsque nous parlons de relations internationales ?13 La recherche fondamentale renvoie-t-elle à une recherche purement théorique, par exemple sur la place de l’approche réaliste ou d’une approche constructiviste / critique aujourd’hui ?14 A une comparaison entre les approches théoriques de différents ensembles régionaux ?15 A une étude épistémologique des cadres théoriques et métathéoriques, ou de leur agencement avec les théories intermédiaires ? La recherche appliquée est-elle nécessairement, à l’inverse, celle qui porte sur des études de cas concrètes 12 G. Simmel, Le conflit, Circé, Paris, 1984. 13 La complexité de cette question vaut naturellement pour l’ensemble des sciences sociales. Voir E. Desveaux, M. de Fornel (dirs), Faire des sciences sociales, t.1, 2, 3, EHESS, Paris, 2012. P. Favre, Comprendre le monde pour le changer, Épistémologie du politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2005. 14 Relations, P.H. Haas, J.A. Hird (dirs), Controversies in Globalization: Contending Approaches to International CQ Press, New York, 2013. 15 Londres, D.L. Blaney, A.B. Tickner, O. Waver (dirs), Thinking international relations differently, Routledge, 2012. et exploitables par les décideurs ? La question taraude toujours, en France, les administrations publiques comme la communauté scientifique,16 tandis qu’ailleurs on rassemble volontiers, tout en les séparant physiquement cependant, les deux volets au sein d’une même démarche. 17 La simplicité intuitive consisterait à avancer qu’une recherche fondamentale en relations internationales est une recherche théorique qui n’intéresse pas le pouvoir politique, tandis qu’une recherche appliquée doit nécessairement servir ce dernier. Cette dichotomie simple et efficace en apparence rencontre bien évidemment de nombreux obstacles. Le premier réside dans le type de question que le Politique adresse au Savant, et dans ce qu’il attend de lui pour statuer si sa réponse est « appliquée », c'est-à-dire exploitable. Attend-il une explication scientifique du réel international, une interprétation plus personnelle de ce qu’il est, plutôt un conseil sur l’action qui doit y répondre, ou encore une anticipation de ce qu’il est susceptible de devenir ? Les deux premières pistes (explication / interprétation vs. fonction de conseil), renvoient à des dilemmes classiques (entre analyse objective ou normative). La troisième, celle de l’anticipation, pose un tout autre problème. En exigeant de l’analyse scientifique des relations internationales une fonction de prédiction, le Politique prend le risque de détourner la vocation des sciences sociales, exposant celles-ci à une cascade de malentendus. 1- Le Politique renonce à l’explication des phénomènes pour privilégier l’oracle. Or, s’il est dans le pouvoir des sciences sociales de proposer des hypothèses sur le pourquoi et sur les dynamiques d’un fait survenu, on ne leur connaît pas d’instrument permettant de prédire l’avenir. Annoncer au Politique (dans la science politique interne) le score d’un candidat aux prochaines élections ou, (en relations internationales) en quel endroit se déclencheront les futurs conflits, tient de la divination. Reprocher au Savant de n’avoir pas su le faire, tient d’une méconnaissance de ce qu’est la démarche scientifique. 2- Cette demande de prédiction est de plus en plus souvent résumée, en matière de relations internationales, sous le terme de prospective. Or, deux remarques s’imposent à cet égard. a) En premier lieu, le choix de ce terme est essentiellement français : aux « Directions de la prospective »,18 les administrations étrangères préfèrent souvent les titres de « planification » (planning) ou d’« analyse » (analysis). Tandis que les chercheurs de langue anglaise préfèrent, pour évoquer la projection d’hypothèses, le terme de « perspectives », d’une sonorité proche mais d’un sens bien moins contraignant,19 évoquant la discussion ouverte plus que la certitude mathématique. b) Car – seconde remarque – la prospective correspond bien à un ensemble de méthodes, de modélisations possibles, de projections éminemment quantitatives, plutôt mobilisées en science économique, mais beaucoup moins convoquées lorsqu’il s’agit de 16 J. Chevallier, Ph. Bezes, M. Chauvière, N. de Montricher, L'Etat à l'épreuve des sciences sociales : La fonction recherche dans les administrations sous la Ve République, La Découverte, Paris, 2005. 17 Voir St. Smith, A. Hadfield, T. Dunne (dirs), Foreign Policy: Theories, Actors, Cases, Oxford University Press, Oxford, 2012 (2e edition). Le plan de l’ouvrage respecte l’ordre des trois thèmes annoncés dans le sous-titre. 18 celui-ci Qui fut le nom éphémère de l’ancien Centre d’Analyse et de Prévision du quai d'Orsay, avant que ne redevinsse le « CAPS » - Centre d’Analyse et de Prévision et de Stratégie. 19 Voir le classique R. Little et M. Smith, Perspectives on World Politics, Routledge, Londres, 2005 (3e édition), H.R. Nau, Perspectives on International Relations: Power, Institutions, and Ideas, CQ Press, New York, 2011 (3e édition), ou encore C. Gray, Perspectives on Strategy, Oxford University Press, Oxford, 2013. relations internationales ou stratégiques. Ce que l’on appelle le plus souvent prospective dans les cercles décisionnels de l’action extérieure, désigne en réalité la sollicitation de suggestions, de scénarios ou d’hypothèses, issus de la valeur ajoutée interprétative d’une équipe de recherche. Que la demande soit ainsi adressée aux chercheurs de relations internationales est certes flatteur, mais il est important de prendre garde aux malentendus annonciateurs de déceptions. Le débat recherche – expertise, ou la question de la « recherche – action » Reste enfin la question d’une différence éventuelle entre d’une part l’expertise, et d’autre part la recherche-action. La première est supposée demeurer le domaine des praticiens rédigeant des analyses internationales sans être tenus d’utiliser les méthodes scientifiques, la seconde, celui des chercheurs – donc des véritables scientifiques – immergés dans leur terrain pour les besoins de l’observation, sans exclure le militantisme ou une volonté d’agir sur la réalité. En matière de relations internationales, ce serait par exemple toute la différence entre un personnel travaillant dans une structure d’analyse à titre institutionnel (Institut de sécurité de l'Union Européenne, Collège de l’OTAN à Rome, grands think tanks internationaux, ONG…), et un chercheur académique rejoignant (ne serait-ce que provisoirement) une telle institution pour y poursuivre son écriture. Cette distinction permettrait, selon ses tenants, de séparer ceux dont la fonction n’est pas académique mais qui rédigent néanmoins des analyses, et ceux dont la fonction est académique, et qui s’appuient en conséquence sur une méthodologie adéquate. Tout séparerait, toujours selon les partisans de cette distinction, ces deux populations. A l’expertise, les notes de veille destinées aux décideurs, les analyses factuelles ou policyoriented. A la recherche-action, les articles scientifiques dans des revues à comité de lecture, dont la partie empirique bénéficierait d’une observation participante tandis que la rigueur théorique du chercheur resterait intacte. Cette distinction émane du monde académique. Elle résiste difficilement selon nous à la réalité actuelle de la recherche. Premièrement parce que bon nombre des auteurs estampillés « experts » proviennent eux-mêmes de l’académie : s’ils exercent leur talents en dehors de celle-ci, c’est d’abord faute d’y avoir trouvé des débouchés. Cela ne signifie pas qu’ils ont oublié ce qu’ils y avaient appris sur le plan méthodologique. Deuxièmement parce que les « experts », dans les grands think tanks ou les institutions internationales, sont autrement plus en mesure d’ « agir » sur la réalité par leurs notes brèves aux décideurs, que leurs homologues qui écrivent pour une communauté épistémique. Troisièmement parce qu’il est parfois bien difficile de distinguer les conditions de l’expertise de celles de la « recherche action » : la proximité à l’objet étudié pose problème dans les deux cas, la dépendance financière à l’institution d’accueil aussi. C’est donc dans le contenu, et dans les instruments mobilisés respectivement par ces deux populations, qu’il faudrait chercher la distinction. Là où l’expert ne s’embarrasse pas de socle académique, de références scientifiques, de formulation d’une énigme scientifique, d’un faisceau d’hypothèses, d’une méthodologie pour à la fois répondre à la première et vérifier les secondes, tout en faisant progresser la théorie et l’état de l’art, le tenant de la recherche action fait de ces pré-requis sa marque de fabrique. L’expert décrit et diagnostique, tandis que le chercheur conceptualise et théorise. Comme idéaux-types, ces deux modèles peuvent être admis comme effectivement distincts. Dans la réalité de l’écriture, ils sont difficiles à séparer toujours. La question du vecteur : quelles passerelles entre recherche scientifique et décision ? Le rapport entre monde de la recherche et monde de la décision est fortement déterminé – c’est là notre hypothèse – par la nature des vecteurs à travers lesquels s’expriment les chercheurs. Dans le domaine des relations internationales, ce trait apparaît plus fort encore pour au moins deux raisons. 1- les relations internationales ou ce qui s’y rattache (questions stratégiques, diplomatiques, de défense…) n’opposent aucune des barrières scientifiques qui caractérisent certaines autres spécialisations : nécessité de maîtriser des pré-requis techniques (comme en économie ou gestion), un corpus préalable (en droit), ni un jargon spécifique. Rien, en d’autres termes, qui n’empêche un public non académique (du grand public jusqu’aux décideurs), de se sentir en mesure d’affirmer sa propre expertise en la matière à partir des éléments disponibles dans le débat public ou d’actualité. Pour emprunter encore au vocabulaire anglais, les relations internationales, contrairement au droit public ou à la comptabilité nationale, peuvent donner l’impression d’appartenir aux current affairs. 2- Dès lors, la dépendance au spécialiste est ressentie comme moindre, en particulier dans le monde de la décision, qui envisage cette relation fort d’autres sources, d’autres informations, généralement plus fiables et précises sur le plan factuel (télégrammes diplomatiques, notes internes…) que celles dont dispose le chercheur. Cette confrontation entre un monde décisionnel qui détient l’information, et un monde scientifique des relations internationales qui maîtrise davantage les concepts, n’est pas structurée pour faire des seconds les conseillers incontournables des premiers. Deux enjeux méritent développement ici : la sociologie des décideurs et leur sensibilité à la valeur ajoutée de la recherche ; la crédibilité / visibilité des supports écrits qui véhiculent l’analyse scientifique des relations internationales. Sociologie des acteurs et passerelles universitaires La formation des décideurs, leur connaissance du milieu scientifique des relations internationales, déterminent en grande partie à la fois l’importance qui sera accordée à la recherche universitaire et la qualité de la courroie de transmission entre les deux mondes, les possibilités d’échange entre les deux sphères, la possibilité d’exploitation utile des travaux issus de la recherche, et la reconnaissance par le monde décisionnel de leur légitimité intellectuelle. Plus le monde décisionnel est issu du même monde universitaire où sont également fabriqués les docteurs et plus tard les professeurs et chercheurs, plus la crédibilité accordée par le premier monde au second sera forte. Dans le cas britannique d’ « Oxbridge »20 ou dans le cas américain des grandes universités de la Ivy League,21 nous sommes à cet égard dans un cercle vertueux. Dans le cas français où, à l’exception peut-être de Sciences Po (Paris) qui maintient une école doctorale, la plupart des plus hauts décideurs procèdent des « grandes écoles », et les chercheurs, de l’Université. La méconnaissance mutuelle – quand ce n’est pas l’hostilité – peut en sortir renforcée. A partir de cette situation initiale peut se développer un autre paramètre : la facilité qu’il y a à passer d’un monde à l’autre. Nous 20 De nombreux diplomates et universitaires ont ainsi été formés au Saint Antony’s College d’Oxford. 21 Barack Obama est diplômé de Harvard et de Columbia, George W. Bush et Hillary Clinton de Yale, Bill Clinton, de Georgetown et de Yale, autant d’universités dotées de centres de recherche et de presses universitaires reconnus. avons tous à l’esprit, pour les Etats-Unis, des cas comme ceux de Henry Kissinger, Condoleeza Rice ou David Petraeus, appelés à de hautes fonctions décisionnelles à partir d’un parcours initial de recherche universitaire. 22 Les exemples sont plus rares en France, 23 et les passages d’un monde à l’autre, encore exceptionnels. 24 En fonction du degré de connaissance mutuelle se développera ou non le réflexe du « recours à l’autre » : il n’est pas rare, dans le monde anglo-saxon ou nord-européen de voir, à la même tribune d’un colloque, universitaires, diplomates et militaires ensemble, les uns ayant été conseillers politiques auprès des autres, qui en retour sont venus témoigner, enseigner voire rédiger chez les premiers. Partant, il n’est pas iconoclaste mais au contraire naturel de puiser dans la réflexion de l’autre – et non seulement dans son savoir supposé ou dans ses prédictions de l’avenir. On retrouve là nos débats sur la prédiction : une meilleure connaissance mutuelle des deux mondes permet de passer de l’espoir d’un oracle à la sollicitation d’un échange. Cette connaissance mutuelle peut naître des structures-mêmes de fabrication des élites, au stade des études supérieures, ou à défaut se construire plus tard. Dans ce dernier cas de figure, un certain nombre de conditions doivent alors être remplies. a) La première d’entre elles est l’existence d’instances d’échange où décideurs et chercheurs se rencontrent sur une base régulière plutôt que ponctuelle. Circuits de séminaires stratégiques de haut niveau permettant l’échange d’information et d’analyse (sur le mode des réunions britanniques de type Wilton Park),25 conseils scientifiques insérés dans des structures d'Etat,26 sont à cet égard plus efficaces que de simples rencontres d’une heure ou deux dans un think tank. b) La deuxième condition est que ces échanges aient un objectif prédéfini, et qu’il en soit attendu des résultats 22 Henry Kissinger a rédigé à Harvard une thèse intitulée « Peace, Legitimacy, and the Equilibrium : A Study of the Statesmanship of Castlereagh and Metternich”, avant de diriger plusieurs programmes dans cette université. Condoleeza Rice est titulaire d’un doctorat en science politique sur les politiques militaires en Tchécoslovaquie, et David Petraeus d’un doctorat en relations internationales sur les leçons militaires de la guerre du Vietnam. 23 est Dominique Strauss-Kahn est docteur et professeur d’Université en économie, Michèle Alliot-Marie docteur en droit, docteur d'Etat en science politique et maître de conférence en droit. 24 Ghassan Salamé, universitaire spécialiste de relations internationales aujourd’hui à la tête de la Paris School of International Affairs à Sciences Po, joue un rôle régulier auprès de l’ONU sur des dossiers importants (Irak, Syrie), et fut ministre de la Culture au Liban (2000-2003). Justin Vaïsse, historien (notamment à Harvard 1996-97) est depuis 2013 directeur du - Centre d’Analyse et de Prévision et de Stratégie du quai d'Orsay. A l’inverse, le diplomate Jean-Pierre Filiu est devenu professeur d’Histoire du Moyen-Orient à Sciences Po. 25 Initiées par Winston Churchill en 1946, les rencontres tenues à Wilton Park dans le Sussex au sud de Londres, sur la sécurité internationale (au sens large) réunissent régulièrement, pendant plusieurs jours et autour d’un thème chaque fois spécifique, analystes et décideurs, grâce à une structure permanente de programmation et d’organisation. http://www.wiltonpark.org.uk 26 Comme les Conseil scientifiques des Instituts de recherche français à l’étranger (IFRE) en France, chargés de définir les programmes et nommer les chercheurs des centres de recherche concernés. Ainsi les activités de l’Institut Français du Proche-Orient (IFPO – Damas, Beyrouth, Amman, Jérusalem, Erbil) ou du Centre d'Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales (Le Caire, Karthoum), dépendant du ministère des Affaires Etrangères, sont-elles supervisées en moyenne deux fois par an par le quai d'Orsay, le CNRS, et un ensemble d’universitaires nommés. précis : soit une aide à la décision sur un dossier donné, soit un début de « track 2 diplomacy » (dialogue informel facilitant, par le format souple et la présence d’universitaires ou d’analystes non officiels, la confrontation de points de vue d’acteurs officiels qui, s’ils n’étaient qu’entre eux, reproduiraient les schémas de blocage générés par les discours d’acteurs souverains) – soit pour le monde universitaire le montage d’un cours ou programme de cours entier. Sans définition d’objectifs précis où l’une des deux parties attend des résultats concrets, la fertilisation croisée n’a pas lieu, et sombre dans l’échange de politesse sans suite. c) Enfin, il importe que l’échange avec « l’autre monde » soit considéré comme valorisant dans une carrière. Si le fait d’enseigner un cours ou d’écrire un livre, pour un diplomate ou un militaire, est perçu comme le signal d’un emploi du temps peu rempli plutôt que comme une reconnaissance intellectuelle, si le fait d’exercer des fonctions auprès des décideurs, pour un universitaire, est considéré comme une compromission plutôt que comme la reconnaissance de l’utilité de ses analyses, alors l’obscurantisme triomphe de chaque côté. A la recherche du bon support écrit Un autre paramètre de la relation entre décideurs et chercheurs réside dans le format des publications proposées par ces derniers. On sait les attentes très différentes d’un monde à l’autre : les universitaires sont attendus (et évalués par leurs pairs) sur des contributions substantielles, conceptuelles et étayées de références, les décideurs manient des notes synthétiques et exploitables directement à des fins d’aide à la décision. Cela n’empêche aucun des deux d’être intellectuellement ouvert sur le format de l’autre, mais ne facilite pas l’échange systématique dans le quotidien du cadre professionnel ordinaire. Existe-t-il un type de vecteur en mesure de conjurer cette « cloison de verre », en dépit de cultures différentes et d’emplois du temps qui laissent peu de place à l’expérimentation ? L’expérience montre que les ouvrages et revues académiques sont rarement consultés du monde des décideurs, sauf dans deux cas très particuliers : a) lorsque des agents de l'Etat sont nommés à cette fin précise de suivre l’actualité scientifique, mais les conclusions de leurs lectures ne remontent pas systématiquement – loin s’en faut – jusqu’aux sphères les plus décisionnelles ;27 b) lorsqu’un ouvrage ou un article fait l’actualité et devient la référence sur laquelle il faut avoir un avis, mais il ne s’agit alors que de phénomènes épisodiques, et qui ne concernent pas nécessairement la production la plus pertinente.28 Plus intéressant est l’exemple des revues « mixtes » qui rassemblent dans leurs pages des grands noms de la décision comme de l’Université, à l’image du célèbre Foreign Affairs aux Etats-Unis, ou de la revue Survival, de l’Institute for International ans Strategic Studies (IISS) à Londres.29 En France, les revues Politique Etrangère de l’IFRI (Institut Français de 27 d’intérêt Ce peut être le cas dans certains services, mais souvent à des fins de surveillance davantage que intellectuel. 28 On se souvient de la lecture par Bill Clinton du Balkan’s Ghost : A Journey Through History de Robert Kaplan, et de l’influence prêtée alors à ce livre sur la pensée du président, qui en serait sorti convaincu que les peuples de la région n’ayant jamais vécu en paix, une politique forte n’était pas nécessaire. Voir l’article de M. Kaufman dans le New York Times, 22-05-1999, « The Dangers of Letting a President Read ». 29 Ainsi dans son vol.55/2 de 2013 trouvait-on aussi bien des membres de l’IISS, des professeurs d’universités (Trevor McCrisken à Warwick), des grands noms académiques (le sociologue Amitai Ezioni). Relations Internationales), la Revue Internationale et Stratégique de l’IRIS (Institut de Recherche Internationale et Stratégique) ou encore Politique Internationale, accomplissent le même exercice. Plusieurs remarques ici. Souvent l’initiative – évidemment louable – ne vient ni du monde décisionnel, ni du monde académique, mais de celui des think tanks. Ensuite il est à craindre que, les auteurs ne se rencontrant pas pour accomplir le travail final, cette union demeure bien virtuelle. Enfin, c’est le think tank qui, aux yeux des décideurs, constituera l’acteur ressource de ces initiatives, et non les auteurs eux-mêmes. Reste enfin la question d’éventuels supports spécifiques, qui seraient mis à la disposition du monde décisionnel par le monde universitaire : bulletins spécifiques, notes non publiées… Mais les limites d’une telle pratique apparaissent évidentes. Une production réalisée par des universitaires pour un lectorat et dans un format non universitaires, serait-elle encore véritablement universitaire ? L’interrogation est d’importance, car elle porte notamment sur les institutions étatiques ayant pour but d’éclairer la décision, qui emploient des chercheurs universitaires. La question est alors de savoir si cet emploi de personnels issus de l’académie dans des services décisionnels permet le rapprochement des deux sphères ou contribue au contraire à la marginalisation de l’une d’entre elles. La réponse apparaît claire : il n’y a valorisation de la production universitaire que si celle-ci est recherchée et assumée comme telle – ce qui ne signifie pas, bien évidemment, qu’elle puisse se permettre de demeurer ésotérique. En réalité, c’est un troisième paramètre qui intervient alors : celui des mécanismes d’exploitation de la production universitaire par le monde décisionnel. Ni formaté ni disponible en temps (on ne saurait l’en blâmer car tel n’est pas son métier) pour extraire, des nombreux ouvrages et revues scientifiques, l’analyse utile à sa mission quotidienne, le monde décisionnel est néanmoins conscient de passer à côté d’un grand nombre de travaux qui, s’ils partent d’une perspective différente de la leur, concernent la connaissance et l’interprétation des mêmes objets. Les tentatives établies pour pallier à cette situation s’arrêtent généralement au contact ponctuel avec quelques universitaires en fonction de liens ou réseaux personnels, ce qui ne suffit pas à établir un lien plus régulier avec la Recherche au sens générique. Il faut pour ce faire s’appuyer sur des équipes administratives chargées d’un travail de veille permanent, et comme déjà mentionné plus haut, à la fois disposer de lieux de rapprochement régulier entre les deux mondes, et définir des objectifs précis pour ce rapprochement. Le cas français La France, comme on l’entend souvent, est-elle en retard sur ce plan du lien décision – recherche, retard qui occasionnerait sur le terrain de la politique internationale à la fois un défaut d’analyse, de rayonnement et d’influence par rapport aux partenaires anglo-saxons ou nord-européens ? Il est toujours difficile d’établir un tableau objectif de cette question, sur laquelle se sont déjà penchés plusieurs rapports.30 Mais deux questions urgentes, à l’heure où nous écrivons ces lignes en 2013, nous semblent caractériser la situation française. La première a trait à l’insuffisance d’une masse critique de chercheurs en relations internationales 30 Depuis le rapport commandé par le Premier ministre à François Heisbourg en 1998 (« L'enseignement et à la recherche en relations internationales et affaires stratégiques et de défense » http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//004001058/0000.pdf), jusqu’au rapport du sénateur Robert Del Picchia sur « Le renforcement de la fonction d’anticipation stratégique depuis les Livres blancs de 2008 » (http://www.senat.fr/rap/r10-585/r10-585.html). dans le pays, première cause d’absence d’intérêt des décideurs pour ce monde. La deuxième, à l’inverse, se penche sur l’absence de volonté supposée de la part du monde décisionnel, réticent à solliciter véritablement le Savant à l’appui de son travail. Le débat sur la masse critique et sur les pôles d’excellence Les relations internationales françaises sont-elles en crise, existent-elles seulement comme entité identifiable, et leur faiblesse ne serait-elle pas la cause première de la faible relation entre monde décisionnel et communauté épistémique internationaliste, puisque une relation suppose que l’on soit au moins deux ? Là encore, plusieurs articles scientifiques se sont penchés sur cette question, sans naturellement convaincre l’intégralité de la communauté. 31 Le problème réside semble-t-il moins dans l’existence ou non d’un « paradigme » français de relations internationales, 32 que dans l’éclatement du paysage. Plusieurs problèmes apparaissent à cet égard. 1- le nombre. Les universitaires au sens strict du terme, c'est-à-dire les personnes ayant obtenu un poste de fonction publique à l’issue d’un concours pour exercer soit à l’université comme professeur ou maître de conférence, soit au CNRS comme chargé de recherche ou directeur de recherche, sont peu nombreux à exercer la spécialité des relations internationales ou stratégiques. 33 2- Le manque d’appétence des structures d’enseignement universitaire pour des « internationalistes », souvent spécialistes de problématiques pointues (régionales, religieuses, de politique étrangère…), n’est pas pour encourager les candidatures aux carrières sur ces questions. En dépit de l’engouement qu’ils suscitent chez les étudiants en effet, ces thèmes s’abordent plutôt au niveau master, et ne répondent pas aux besoins d’enseignements « de masse » qu’il faut bien assurer dès les premières années (introduction au droit constitutionnel, introduction à la vie politique…). La crainte de voir un internationaliste courir le monde pour effectuer ses enquêtes de terrain, plutôt que de rester veiller au suivi des étudiants – contingences dont on peut sourire mais qui n’en sont pas moins réelles – n’est pas à sous-estimer non plus.34 3- L’inexistence, en France, de la discipline « relations internationales » en tant que telle. Les relations internationales 31 Pour un papier pionnier, voir A.J.R. Groom, « Les relations internationales en France : un regard d’outre-Manche », Revue internationale et stratégique, 2002/3 (n° 47). Plus récemment, M. Chillaud, « International Relations in France: The ‘Usual Suspects’ in a French Scientific Field of Study? », European Political Science (2009) 8. 32 Que l’on imagine parfois davantage porté sur les approches sociologiques que la science politique anglo-saxonne, c'est-à-dire accordant aux acteurs des enjeux internationaux, à leurs valeurs et à leurs interactions, une place plus importante. Héritage façonné par des auteurs aussi divers que Raymond Aron, Bertrand Badie (notamment dans son Retournement du Monde, avec M-Cl. Smouts, Presses de la FNSP, Paris 1992) ou Guillaume Devin (Sociologie des relations internationales, La Découverte, Paris, 2013, 2e éd.). 33 De 1995 à 2013, le concours français d’agrégation en science politique a produit une quinzaine de professeurs d’universités « internationalistes » (sur un total de 71), chiffre obtenu en comptant des spécialistes d’aires régionales, de l'Union Européenne ou de sociologie militaire, qui participent depuis sans conteste à l’expertise de la politique internationale. 34 Ou pour citer une phrase authentique, adressée à l’auteur de ces lignes lors du recrutement d’un collègue de renom : « que voulez-vous que l’on fasse d’un spécialiste du Moyen-Orient qui publie aux presses universitaires de Harvard, et qui ne sera jamais là pour corriger les copies ? ». françaises ne constituent pas de section au Conseil National des Universités (CNU), ni ne comptent d’association académique telle qu’il en existe ailleurs dans le monde, à l’image de la célèbre BISA voisine (British International Studies Association). Les « RI » sont donc, dans l’hexagone, un objet de science politique, auquel s’intéressent également les juristes, les historiens, les économistes ou d’autres encore, mais pas une discipline. Il n’y a pas d’équivalent des international relations anglaises, pas plus que de l’international politics, des strategic studies, ou des war studies. Les quelques diplômes de « géopolitique » ou de « polémologie » dispensés ici ou là ne correspondant à aucune section disciplinaire existante, ne font que retarder, pour les étudiants qui s’y lancent, le moment du choix d’une discipline réelle s’ils visent un poste universitaire. 4- Enfin, signalons l’absence de pôle d’excellence pourvu d’une masse critique suffisante. Les relations internationales françaises restent éclatées en plusieurs chapelles, non dénuées de talents, mais trop éparpillées pour faire corps. Les universités ou centres de recherche dans lesquels on trouverait plus de dix universitaires statutaires spécialistes de relations internationales sont extrêmement rares. 35 Rappelons que ces caractéristiques se retrouvent dans le monde des think tanks privés, ou depuis plusieurs décennies, l’IFRI, la FRS et l’IRIS, avec leurs immenses mérites respectifs, restent les trois seules références incontournables. Le débat sur la participation du Savant à l'environnement de la décision On peut néanmoins objecter que la France ne manque pas de talents en la matière, même si comme on vient de le voir, ceux-ci restent insuffisamment structurés. Plusieurs personnalités universitaires spécialistes de relations internationales et stratégiques, ou de questions régionales rejoignant ces problématiques, ont une surface internationale importante, des ouvrages systématiquement publiés en plusieurs langues, des invitations dans de nombreuses universités étrangères de renom, et une visibilité médiatique internationale non négligeable. 36 Surtout, une nouvelle génération de jeunes chercheurs arrive à maturité, avec une reconnaissance internationale déjà forte, une présence plus systématique que leurs aînés dans les grands rendez-vous scientifiques internationaux, une maîtrise de l’anglais et des langues rares généralement meilleure, et bien entendu une inscription plus naturelle dans les nouveaux espaces numériques de diffusion de la connaissance scientifique. 37 Pour autant, et c’est là que l’accusation de « science royale » à la solde du pouvoir parfois lancée à l’encontre des relations internationales perd fortement en substance, l’utilisation de ces talents par le monde de la décision est loin d’être systématique. Depuis sa création en 1974, le Centre d’Analyse et de prévision du quai d'Orsay a vu passer dans ses rangs de 35 On peut citer Sciences Po (Paris) et son Centre d’Etudes et de Recherches Internationales – CERI), à condition de s’accorder sur une lecture consensuelle de l’objet « relations internationales » (et donc d’y compter des spécialistes d’aires régionales, par exemple). 36 En 2005, deux revues anglo-saxonnes, Foreign Policy et Prospect, classaient quatre Français seulement parmi les cent intellectuels vivants les plus influents dans le monde, et parmi eux Gilles Kepel, spécialiste de l’islam et du monde musulman. 37 Jeunes L’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole Militaire (IRSEM) réunit, dans son seul séminaire Chercheurs, environ 80 doctorants sur les questions stratégiques et de défense. nombreux jeunes chercheurs, docteurs, et universitaires. Il en va de même pour la Délégation des Affaires Stratégiques au ministère de la Défense (créée en 1992). Créé en 2010 au sein du même ministère de la défense, l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole militaire (IRSEM) a pour objectif l’encouragement de ces compétences universitaires dans les domaines des questions militaires et internationales, ainsi qu’une meilleure intégration de celles-ci dans la réflexion stratégique étatique. Pour autant, l’agenda des missions à venir de ces différents organismes, tel qu’annoncé à l’heure où nous écrivons ces lignes, souligne la volonté et la nécessité de passer à une vitesse supérieure, et de dépasser des points de blocages récurrents. Quels sont-ils ? En premier lieu, une prise de conscience s’opère de plus en plus, selon laquelle il importe d’encourager la recherche universitaire en tant que telle, et non en tant que vivier réductible au traitement des questions immédiates du temps décisionnel. La qualité, la vitalité et l’influence internationale des analystes universitaires, leur capacité à entretenir des compétences, leur insertion dans le circuit global de production des idées et des normes, méritent être encouragées par un politique publique comme autant d’atouts en soi, et non dans une seule perspective utilitariste ponctuelle. Ensuite, les courroies de transmission entre les mondes de la décision et de la recherche doivent être renforcées, non pour opérer un mélange des genres qui transformerait les chercheurs en informateurs ou les experts décisionnels en tribuns académiques, mais parce que chacune de ces deux sphères est en mesure d’accélérer l’excellence de l’autre, par l’échange ouvert de points de vue, lequel implique naturellement la connaissance mutuelle. La France dispose-t-elle de tant de spécialistes des conflits, de la négociation, du système international ou des phénomènes transnationaux, que l’on puisse dispenser les chercheurs de recueillir l’avis des décideurs qui suivent ces dossiers au quotidien, ou dispenser les décideurs de lire ceux qui y réfléchissent avec la même intensité ? La difficulté réside naturellement dans l’incitation à une culture politique nouvelle en la matière. De qui doit-elle émaner si les principaux protagonistes n’y accordent pas eux-mêmes l’intérêt ni le temps nécessaire ? On a en partie répondu par avance, dans les lignes précédentes, à cette interrogation : un effort des chercheurs pour être plus lisibles, et un effort des décideurs pour se doter des instruments permettant de suivre régulièrement et de répercuter au bon niveau les trouvailles universitaires, améliorerait la situation. Le dialogue mérite d’être entamé. Il peut porter, pour commencer, sur les points suivants : a) structuration éventuelle de la communauté scientifique française des relations internationales ; b) établissement d’un cadre de dialogue régulier avec le monde de la décision, à la fois pour faire mieux connaître et reconnaître les travaux universitaires, et pour aider ceux-ci dans plusieurs de leurs nécessités habituelles : aides doctorales et post-doctorales, ouvertures de terrains (permettant aux chercheurs d’obtenir des entretiens avec des acteurs ou témoins de haut niveaux), aide à la mobilité internationale pour assurer financièrement une participation aux grands rendez-vous scientifiques internationaux ; c) Facilitation des passerelles entre les deux mondes, permettant une participation plus simple et plus reconnue de chacun aux activités de l’autre, ne serait-ce que pour des périodes limitées. C’est là que nous trouvons une troisième amélioration possible : l’ouverture plus forte du milieu décisionnel aux schémas de pensée extérieurs, y compris aux plus iconoclastes. Blâmer la seule « énarchie » sur ce point serait à la fois trop attendu, et empiriquement faux : chaque corps se défie des analyses extérieures, des visions qui lui paraissent contre-intuitives, craint la remise en cause de sa culture administrative, ou l’impact déstabilisant de nouvelles approches qui sortent de la « dépendance au sentier ». Le phénomène n’est ni exclusivement administratif, ni uniquement français. Il n’en demeure pas moins qu’à l’heure de la gouvernance comme de la compétition globales, et de l’émancipation d’acteurs multiples, les cercles décisionnels relatifs aux grandes questions internationales et stratégiques doivent accepter d’insérer davantage de perspectives de recherche au cœur de leurs processus d’analyse, mais aussi de décision. La réflexion sur ce point est entamée en France, elle doit être amplement poursuivie. * La question du rapport entretenu par une science donnée aux sphères du pouvoir et de la décision, est toujours sulfureuse. Prôner son indépendance complète peut avoir ses mérites. Dans le cas des relations internationales cependant, et pour des raisons déjà évoquées plus haut dans cette contribution, la situation nous paraît différente, et mérite réflexion. Refuser l’engrenage qui subordonnerait la recherche à des agendas qui ne sont pas les siens, est une cause louable. Le faire au risque de la marginalisation, mérite toutefois réflexion. Souhaite-ton voir des experts improvisés jouir dans le débat public comme dans les sphères décisionnelles, d’une plus grande légitimité que les doctorants et universitaires, parce que la fréquence médiatique en fait des visages connus ? La reconnaissance de la crédibilité et de la légitimité de ceux qui arpentent le terrain avec méthode pour y rechercher des explications sinon la vérité, mérite d’être soutenue. C’est vrai des sciences en général, des sciences sociales tout autant, et pour ce qui nous concerne ici, des relations internationales en particulier.