Travail de Maturité La Charia et les Taliban Nadia Panchaud – 3MS1 اﻟﺸﺮِﯾﻌَﺔ و اﻟﻄﺎﻟﺒﺎن Sous la direction de Mme Wandfluh-Colahan Gymnase Auguste Piccard Lausanne, le 13 novembre 2006 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Table des matières 1. Introduction....................................................................................................................................2 1.1 Précisions.................................................................................................................................2 2. Qu'est-ce que la Charia..................................................................................................................3 3. Les sources......................................................................................................................................5 3.1 Le Coran...................................................................................................................................5 3.2 La Sunna...................................................................................................................................9 3.3 Le consensus général ou ijmâ' et le raisonnement par analogie ou qiyâs.............................11 4. Son évolution.................................................................................................................................12 5. Les quatre écoles juridiques .......................................................................................................13 6. Introduction aux Taliban.............................................................................................................15 7. Qui sont les Taliban ? ..................................................................................................................16 7.1 Doctrine..................................................................................................................................17 8. Applications et répercussions......................................................................................................19 8.1 Les femmes et le voile.............................................................................................................19 8.2 Les hôpitaux...........................................................................................................................21 8.3 Les loisirs et l'apparence........................................................................................................22 8.4 Les images..............................................................................................................................24 8.5 Le droit familial......................................................................................................................25 8.6 La lapidation des femmes.......................................................................................................26 8.7 L'économie..............................................................................................................................26 8.8 Le droit pénal.........................................................................................................................28 8.9 L'homosexualité......................................................................................................................29 8.10 La police...............................................................................................................................30 8.11 Les minorités........................................................................................................................31 9. Conclusion.....................................................................................................................................32 10. Lexique........................................................................................................................................33 11. Annexe.........................................................................................................................................34 12. Bibliographie...............................................................................................................................35 12.1 Livres....................................................................................................................................35 12.2 Articles..................................................................................................................................35 12.3 Sites internet.........................................................................................................................36 12.4 Emission de télévision..........................................................................................................36 12.5 Photos...................................................................................................................................36 1 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 1. Introduction Parler de la Charia et des Taliban m'a paru être une bonne manière d'aborder autant le côté de la vie pratique en Afghanistan sous le régime des Taliban (jusqu'en 2001) que celui de la religion islamique, puisque la Charia les lie tous deux. Ce sujet m'attirait beaucoup, car j'ai toujours aimé découvrir d'autres civilisations et d'autres cultures, mais, en plus, il s'agit ici d'un sujet d'actualité et de controverse qui nous concerne de près par ce que le monde est en train de vivre. La controverse a aussi été un attrait supplémentaire, car on dit tellement de choses et on émet tant d'avis divers et contradictoires à ce sujet qu'on ne sait plus où on en est. Qui faut-il croire ? Les promusulmans qui vous disent que l'islam est amour et tolérance ou ceux qui le peignent avec les couleurs de l'enfer ? Donc, c'est également pour me faire ma propre opinion que j'ai entrepris cette recherche. Mais aussi pour comprendre un peu mieux pourquoi la pratique de l'islam en Afghanistan a atteint de telles dérives, tandis que certains pays musulmans vivent de manière beaucoup plus paisible et plus ouverte. En abordant ce thème, je ne savais presque rien de l'islam, mais une fois plongée dans ce monde si différent, j'ai été fascinée. J'ai été de surprise en surprise, et étant partie sur la base que l'islam ne pouvait pas être si mauvais que cela, j'ai été surprise de découvrir que tout n'est pas aussi rose que je l'espérais, ou que les textes le laissaient entendre. Mes recherches n'ont pas été des plus faciles, j'ai rencontré quelques difficultés. En effet, les livres abordant ce thème en français ne sont pas légion, et n'ayant pas le temps d'apprendre l'arabe en si peu de temps, j'ai dû également aller chercher mes informations dans le rayon anglophone, mieux pourvu. Une autre difficulté est de réussir à se procurer ces livres (la bibliothèque ne peut pas tous les avoir, malheureusement) : les faire venir de l'étranger n'est pas une sinécure et les maisons d'édition musulmanes francophones qui les détiennent sont rares. Et ce sont souvent les mêmes auteurs que l'on retrouve, donc le risque de se faire influencer par la vision d'un seul existe. Le fait de dépendre uniquement de traductions, n'ayant pas accès aux textes originaux en arabe, était un peu frustrant. Surtout quand on sait qu'il est très difficile de rendre fidèlement le Coran dans une autre langue à cause de sa forme, de sa complexité et de la différence de mentalité dans la langue. La plupart des présentations de l'islam s'arrêtent au XIIe-XIIIe siècles et après c'est le grand vide; comme si rien n'avait changé depuis là. Pour combler ce « trou », il faut extrapoler, tout en étant prudent pour imaginer ce qui s'est passé. Le danger sur un tel sujet est aussi de ne pas avoir des avis neutres des spécialistes : entre les Arabes qui ont tendance à présenter l'islam sous un trop beau jour et les Occidentaux qui se laissent emportés par les préjugés ou le rendent plus sombre qu'il ne l'est ou bien, encore disent des choses par ignorance, il faut savoir garder de la distance. Et cela d'autant plus, car c'est un sujet religieux et que les gens se fâchent vite dès qu'on parle de religion. 1.1 Précisions Chaque fois que j'ai cité un verset du Coran, j'ai pris la traduction de D. Masson, éd. Folio classique ou, si elle me venait d'ailleurs, je l'ai signalé. Quand on parle de traduction, on parle aussi de retranscrire les noms : l'alphabet n'étant pas le même, les traducteurs rendent les sons comme ils le peuvent dans leur langue, et cela débouche sur une multitude d'orthographes différentes. Il y a aussi le problème de savoir s'il faut mettre un « s » à Taliban, qui est déjà un mot pluriel en arabe, et ce n'est qu'un exemple. Pour ce travail, j'ai choisi une des orthographes et m'y suis tenue tout du long. 2 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 2. Qu'est-ce que la Charia Actuellement, on entend souvent ce mot dans l'actualité et dans les médias, car il y est de plus en plus question de l'islam et des islamistes (au sens de fondamentalistes*1) sur la scène mondiale, mais sait-on vraiment ce qu'il signifie ? La Charia (ou Sharia)2 est la loi de Dieu selon la religion de l'islam et sur laquelle se base, logiquement, le droit musulman. En arabe, cela signifie « ce qui a été légiféré [par Dieu] ». Elle concerne ce qui a rapport au culte, à la morale et au droit. Pour l'islam, religion et institutions politiques ne sont pas séparées, mais, au contraire, fortement liées : la loi doit être conforme à la religion et donc découle directement de celle-ci. Le droit est d'ordre divin. En principe, le droit islamique ne s'applique qu'aux musulmans, mais en terres islamiques, les adeptes d'autres religions et les athées sont eux soumis à des règles particulières. La Charia s'appuie sur plusieurs sources : habituellement, les juristes prennent en compte quatre sources principales : 1. Le Coran, le livre sacré de l'islam et Parole de Dieu 2. La Sunna, ou la Tradition du Prophète, c'est-à-dire les faits et dires du Prophète, censés préciser le Coran 3. Le consensus général (ijmâ), le fait de se mettre d'accord sur ce qui est juste selon la religion 4. Le raisonnement par analogie (qiyâs), le fait de décliner une règle pour un cas particulier par référence à un cas semblable. Les différentes écoles divergent passablement sur cette utilisation et c'est par ce biais que sont émises les fatwas*, consultations juridiques. Il existe également des sources secondaires, mais tous les juristes ne les reconnaissent pas comme des sources valables : – Al-istihsân ou « le fait de dévier, sur un point précis, de la règle fixée par un précédent, pour appliquer une autre règle justifiée par une raison légale »3 – Al-istiçlâh ou « le jugement sans précédent motivé par l'intérêt public, auquel ni le Coran ni la Sunna ne font explicitement référence »4 – Al-'urf ou « la coutume et l'usage d'une société particulière, tant au niveau de la parole que de l'action »5 Ce classement des sources ne met de loin pas d'accord tous les spécialistes et dans la plupart des ouvrages, on ne parle que des quatre principales, voire que des deux premières. Quand il s'agit de rendre un jugement selon la Charia, le mufti* prend le Coran, en premier, et il regarde s'il y est dit ce qu'il faut faire dans ce cas ; si rien n'est indiqué, il regarde ensuite dans la Sunna. Si rien n'est mentionné dans la Sunna, il a alors recours au consensus général et au raisonnement par analogie. Les fondements de la Charia sont donc les textes du Coran et de la Sunna puisque toutes les autres sources en découlent directement et doivent respecter ces textes. Certains juristes ne prennent d'ailleurs en compte que le Coran et la Sunna. Le hadîth* suivant montre comment cette méthode est utilisée : 1 Les mots en italique marqués d'une étoile, à leur première apparition, se trouvent dans le lexique en fin de travail 2 On trouve encore d'autres orthographes, comme Sharî'a, Shar'ia, Shariah, mais je garderai la première tout au long de ce travail 3 Saïd Ramadan, La Sharî'a, p. 33 4 Saïd Ramadan, La Sharî'a, p. 33 5 Saïd Ramadan, La Sharî'a, p. 33 3 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Le Prophète demanda à Mu'âdh Ibn Jabal, qui devait partir au Yémen pour y être juge : « Selon quoi vas-tu juger ? » Il répondit : « Selon le Livre de Dieu. » « Et si tu n'y trouves rien ? » « Selon la Sunna du Prophète de Dieu. » « Et si tu n'y trouves rien ? » « Alors, je m'efforcerai de former mon propre jugement. » Le prophète dit alors : « Loué soit Dieu qui a guidé le messager de son Prophète vers ce qui plaît à son Prophète. »6 La Charia regroupe les devoirs des musulmans, c'est-à-dire les obligations liées au culte, à la morale et au droit, qui sont toutes mises au même niveau sous la coupe de la religion. Cela entraîne donc que celui qui ne respecte pas la loi devient un hérétique. La Charia classe les agissements des hommes en cinq catégories : 1. les obligations, comme les prières 2. les recommandations, comme le mariage 3. ce qui est indifférent, c'est-à-dire ni interdit, ni obligatoire, laissé libre à l'appréciation de l'homme 4. ce qui est blâmable, déconseillé, mais pas interdit 5. les interdictions, par exemple l'interdiction de manger de la viande de porc Il faut aussi savoir que, dans l'islam, tout ce qui n'est pas explicitement interdit est donc permis. Pour ce travail, je vais me concentrer sur le Coran et la Sunna, tout en abordant quand même le consensus général et le raisonnement par analogie, car, les autres aspects de la Charia sont d'une telle complexité que même les musulmans ne sont pas toujours au clair, ni d'accord entre eux ; je me vois donc mal discuter de ces points. 6 Saïd Ramadan, La Sharî'a, p.89 4 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 3. Les sources 3.1 Le Coran Le Coran est le livre saint pour les musulmans. Il représente la parole de Dieu. Le Coran a été dicté par Dieu, par l'intermédiaire de l'ange Gabriel (Jibril, en arabe) à Mohammed 7, appelé aussi le Prophète. Il est la parole de Dieu ; le Prophète n'a été qu'un intermédiaire. Le Coran est considéré comme un des premiers miracles de Dieu, car il est inimitable et parfait. Mohammed lança souvent le défi de faire mieux, sachant que c'était impossible, pour prouver aux hommes son origine divine. Le Coran est censé être un livre clair, dans sa version arabe, parfait et terminé, ce qu'atteste ce verset : « Par le Livre clair ! Oui, nous en avons fait un Coran arabe ! — Peut-être comprendrez-vous ! — » (XLIII, 2-3) « [...] Aujourd'hui, j'ai rendu votre Religion parfaite ; j'ai parachevé ma grâce sur vous ; j'agrée l'Islam comme étant votre Religion. [...] » (V, 3) 3.1.1 Historique L'Histoire place la première rencontre de Mohammed et Gabriel, dans la grotte de Hira, en 610. Dès lors, l'ange va lui faire apprendre par coeur le Coran par petit bout pour qu'il puisse le redire ensuite aux hommes, cela durera pendant vingt-trois ans, c'est-à-dire jusqu'à la mort du Prophète en 632. Une partie du Coran lui a été dictée à La Mecque, et une autre à Médine (anciennement Yathrib) après sa fuite de La Mecque en 622, appelée Hégire, et qui marque l'an 1 du calendrier musulman. Au début, le Coran n'était pas écrit, car la société arabe était une société de tradition orale et il était récité et transmis de mémoire. D'ailleurs, le mot « Qur'an » signifie récitation. Mais peu à peu, les compagnons du Prophète commencèrent à mettre par écrit ce qu'il disait, et cela sur toutes sortes de supports qui leur passaient sous la main (os, feuille de palmier, pierre,bois, etc.). Ces premiers écrits étaient uniquement destinés à des gens qui en connaissaient déjà le contenu ; c'étaient des sortes d'aide-mémoire. Après la mort du Prophète, le premier calife*, Abû Bakr, ensuite surtout Omar, le deuxième calife, rassemblèrent tous les manuscrits faits du vivant du Prophète. Et Omar chargea quelqu'un de vérifier scrupuleusement les textes avec les versions dont les compagnons du Prophète se souvenaient par coeur, pour être sûr de leur exactitude. Lors du règne du troisième calife, Uthman (644-645), comme il y avait encore des versions différentes qui circulaient dans la communauté, ce dernier demanda la version d'une des veuves du Prophète, en fit faire des copies par Zayd ibn Thâbit, un scribe, puis détruisit toutes les autres versions. C'est à lui que l'on doit la première version « officielle » du Coran, une sorte de vulgate. Mais les partisans d'Ali, le gendre du Prophète, et futurs chiites, lui reprochèrent alors d'avoir profité de supprimer certains passages qui parlaient d'Ali. Après l'assassinat d'Ali, alors calife, ses partisans se séparèrent définitivement de la branche principale de l'islam : ce fut le premier schisme de l'islam. 7 s'écrit également Muhammad, Mahomet, Mahommed ou Mohammad 5 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud À cette époque, l'arabe était écrit uniquement avec des consonnes et sans véritable ponctuation, ce qui engendra des lectures et des interprétations différentes. Petit à petit, grâce à une réforme de l'écriture, on introduisit les voyelles pour rendre les textes plus clairs en général. Mais devant les différentes lectures qui découlaient de la version « de base » (celle sans voyelles), les califes de l'époque furent bien obligés de reconnaître sept versions un peu différentes. On peut finalement considérer que le Coran fut achevé au IXe siècle. À partir du XIIe siècle, les juristes musulmans le considérèrent comme incréé, c'est-à-dire dicté par Dieu hors du temps et de l'espace et donc définitivement figé, ce qui obligera les hommes des siècles suivants à vivre avec des préceptes datant du VIIe siècle. Cette manière de voir et d'interpréter le Coran a contribué à empêcher les communautés arabes d'évoluer « normalement », et cela, encore jusqu'à nos jours. La première édition imprimée d'origine musulmane du Coran date de 1787, auparavant, d'autres furent imprimées par des non-musulmans, mais elles furent aussitôt détruites, car elles avaient créé trop de polémique, au vu de leurs origines. La plus importante édition du Coran fut celle parue en Égypte en 1923 à la demande du roi Faoud Ier : cette édition se basa sur une seule des sept lectures admises, mais obtint beaucoup de succès et contribua à exporter le Coran au niveau international. 3.1.2 Organisation Le Coran a été dicté en arabe et doit être lu, récité et écrit uniquement en arabe, quelle que soit l'origine des croyants. Mais au vu des divers processus de mondialisation, qui n’ont de loin pas été suivis par l'arabisation, il existe de nos jours de nombreuses traductions tout à fait acceptées. Le Coran est composé de 114 chapitres que l'on appelle sourates, et auxquelles on donne un nom en fonction de ce qu'elle dit ou d'un événement en rapport, par exemple, Les femmes (IV), La Vache (II), Le Voyage Nocturne (XVII). Ces sourates sont découpées en versets appelés ayât. La découpe en versets ne date pas de l'époque de Mohammed, mais de bien plus tard pour aider à la récitation et au repérage. Les sourates ne sont pas classées par ordre chronologique, mais par ordre de longueur décroissante, excepté la première qui est courte et a un rôle d'introduction. Beaucoup d'études ont été menées afin de dater les sourates et de les classer par ordre chronologique. Les juristes arrivent assez facilement à séparer les sourates reçues à La Mecque de celles à Médine. Il peut arriver que des versets d'une même sourate n'aient pas été dictés au même endroit, mais cela est assez rare. Les sourates mekkinoises sont généralement plus courtes et à caractère plus spirituel, car Mohammed en était encore au stade d'expliquer sa « nouvelle » religion et de trouver de nouveaux compagnons : elles conseillent le croyant sur ses devoirs, racontent l'histoire des précédents prophètes, et des peuples malheureux qui ont désobéi à Dieu, etc. Par contre, une fois à Médine, il n'est plus seulement un chef spirituel et religieux, mais aussi un chef de clan et les sourates deviennent alors plus longues et plus complexes et traitent de l'organisation de la communauté : lois, châtiments, interdits/permis, etc. Le Coran fut séparé postérieurement en sept parties, respectivement trente, ce qui permet de le réciter tout entier sur une semaine, ou respectivement sur un mois. 3.1.3 Abrogation L'abrogation consiste en l'annulation d'un verset coranique et son remplacement par un autre, car Dieu corrige ou précise sa pensée par de meilleurs versets. Il faut bien comprendre que Dieu ne fait pas d'erreur, mais il donne de nouvelles orientations, car la situation humaine a changé ou parce que les circonstances sont différentes, et il arrive aussi que Satan ou un démon ait glissé une erreur, alors Dieu doit la corriger. Voici deux versets qui l'expliquent : 6 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud « Dès que nous abrogeons un verset ou dès que nous le faisons oublier, nous le remplaçons par un autre, meilleur ou semblable. » (II,106) « Nous n'avons envoyé avant toi ni prophète, ni apôtre sans que le Démon intervienne dans ses désirs. Mais Dieu abroge ce que lance le Démon. Dieu confirme ensuite ses Versets. Dieu est celui qui sait, il est sage. » (XXII, 52) Logiquement, le verset le plus récent annule (ou abroge) le plus ancien, mais comme le Coran n'est pas dans l'ordre chronologique de la révélation, cela pose quelques problèmes. En effet, quand il s'agit d'un verset mekkinois et d'un verset médinois, cela n'est pas encore trop compliqué : celui de Médine remplace l'autre. Mais si on est en présence de deux versets médinois, cela est très difficile à déterminer lequel abroge lequel. Au fil du temps, une véritable science de l'abrogation s'est formée et a engendré beaucoup de controverses. Tous les versets ont été passés au peigne fin pour pouvoir déterminer l'ordre dans lequel ils ont été révélés ; pour cela, les savants se basent sur des mentions de faits historiques relatés, le vocabulaire utilisé et d'autres détails techniques. L'exemple le plus célèbre d'abrogation reconnue par tous est le changement de la qibla*, passant de Jérusalem à La Mecque. 3.1.4 Contenu Le Coran est à la fois un code moral, des pensées philosophiques et religieuses, des règles juridiques et des récits de faits historiques ou légendaires. On y trouve des prescriptions pour le droit de la famille, le droit civil, le droit pénal, pour les procédures et la juridiction, pour les relations avec les autres états et pour le système économique. La doctrine et les thèmes présentés dans le Coran peuvent se résumer comme suit : au début, Dieu a créé l'univers, les anges, les démons, les djinns (démons mineurs), puis les hommes. Ensuite, il a parlé aux hommes par l'intermédiaire des différents prophètes et leur a enseigné son culte et ses lois relatives à leur vie sur terre. À la fin des temps, il les ressuscitera pour les juger et les rétribuer dans la vie future pour ce qu'ils ont fait dans leur vie terrestre. Dieu connaît le coeur des hommes et on ne peut le tromper. Si l'homme fait du tort à quelqu'un ou désobéit à Dieu, c'est à lui-même qu'il se fait du tort, car cela lui sera compté lors du jugement. Le Coran fait beaucoup référence à des personnages qui se trouvent également dans la Bible, comme Adam, Abraham, Moïse, Jésus, ou à des événements que l'on connaît comme la fuite d'Égypte ou Moïse au Mont Sinaï. Cela s'explique par le fait que l'islam reconnaît ces personnages en tant que prophète, Mohammed en étant le dernier; il est d'ailleurs appelé le Sceau des Prophètes. C'est pour cela que les musulmans étaient plus conciliants avec les juifs et les chrétiens, qu'ils appelaient « Les Gens du Livre », qu’avec les polythéistes; c'est comme si juifs et chrétiens avaient entendu le message de Dieu, mais ne l'avaient pas suivi jusqu'au bout – le message de Dieu est pleinement révélé dans l'islam. Même si le Coran aborde un large spectre de sujets, il est de loin insuffisant pour régler toutes les questions de droit pour la formation et la gestion d'un État. 7 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Voici quelques extraits : 1° « L'Orient et l'Occident appartiennent à Dieu. Quel que soit le côté vers lequel vous vous tournez, la face de Dieu est là. — Dieu est présent partout et il sait. — » (II, 115) 2° « À Abraham, nous avons donné Isaac et Jacob, puis nous avons établi dans sa descendance la prophétie et le Livre. Nous lui avons accordé sa récompense en ce monde et, dans la vie future, il sera parmi les justes. » (XXIX, 27) 3° « Épousez, comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de n'être pas équitables, prenez une seule femme, [...] » (IV, 3) 4° « La piété ne consiste pas à tourner votre face vers l'Orient ou vers l'Occident. L'homme bon est celui qui croit en Dieu, au dernier Jour, aux anges, au Livre et aux prophètes. Celui qui, pour l'amour de Dieu, donne de son bien à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, au voyageur, aux mendiants et pour le rachat des captifs. Celui qui s'acquitte de la prière ; celui qui fait l'aumône. Ceux qui remplissent leurs engagements ; ceux qui sont patients dans l'adversité, le malheur et au moment du danger : voilà ceux qui sont justes ! Voilà ceux qui craignent Dieu ! » (II, 177) 5° « [...] Prenez ce que le Prophète vous donne, et abstenez-vous de ce qu'il vous interdit. Craignez Dieu ! Dieu est terrible dans son châtiment ! » (LIX, 7) Tout le Coran est rédigé ainsi, ce qui rend évidemment l'élaboration de lois à partir de ces bases très difficiles. En effet, ce sont des termes flous, leur sens n'est pas toujours très clair et le fait que cela soit écrit sous forme poétique n'aide en rien, bien que le Coran dise lui-même être un livre clair. Le premier verset nous montre une croyance importante de l'islam : l'omniprésence et l'omniscience de Dieu. Le deuxième rend évident un des nombreux liens entre le Coran et ses soeurs, la Bible et la Torah : le récit d'Abraham se retrouve dans les trois livres. Dans le troisième, on ne sait pas vraiment s'il est interdit ou déconseillé d'avoir plusieurs femmes si on ne peut les entretenir. Par le quatrième, on apprend une partie des cinq piliers et des six croyances de l'islam qui sont : – les cinq piliers : la profession de foi, la prière, le jeûne du mois du Ramadan, l'aumône et le pèlerinage à La Mecque – les six croyances : celle en Dieu et son unicité, l'existence des anges, celle aux Prophètes, le caractère sacré des Livres (Coran et Sunna), celle à la résurrection et celle au jugement dernier. 8 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Mais, vous trouverez rarement une liste exhaustive en un seul verset, ce qui rend d'autant plus difficile l'élaboration pratique de règles, puisque qu'il faut chercher dans tous les versets abordant un même sujet. Ici, également, on voit que les préceptes sont flous et soulèvent des questions comme, par exemple : combien faut-il donner pour l'aumône? Faut-il donner même si on a très peu? Dans le cinquième exemple, l'injonction de Dieu à ses croyants est très large et sortie de son contexte, il est dur de trouver le domaine d'application, qui se trouve dans les versets précédents : la répartition du butin de guerre qui ne devrait pas aller aux riches. 3.2 La Sunna La Sunna, qui en arabe signifie « méthode » ou « conduite », est un texte qui rapporte les paroles et les faits de Mohammed, ainsi que ce qu'il a approuvé pendant sa vie. On appelle aussi la Sunna la Tradition du Prophète. Par rapport au Coran qui est la parole de Dieu, la Sunna est d'origine humaine. Mais comme elle vient du Prophète, elle a autant de pouvoir quant à son message, car Mohammed est considéré comme un exemple à suivre. La Sunna a pour rôle d'éclairer le Coran ; en effet, l'homme n'arrive pas toujours à comprendre le message de Dieu et le Prophète est là pour l'éclairer. Elle est censée préciser des points peu clairs : c'est en fait l'interprétation du Coran par le Prophète, dont il a l'autorité suprême après Dieu. La Sunna est composée de hadîths, chacun racontant une anecdote sur la vie du Prophète : ses paroles et ses gestes en tant que prophète, mais aussi en tant qu'homme. 3.2.1 Historique Au début, Mohammed n'encourageait pas ses compagnons à prendre note de ce qu'il disait parallèlement au Coran, car il avait peur que cela soit ensuite confondu avec le Coran. Les hadîths étaient donc beaucoup plus souvent rapportés par oral à l'époque du Prophète. Vers la fin de sa vie, comme les gens commençaient à être familiarisés avec le Coran, il autorisa la mise par écrit des hadîths, car il y avait alors peu de chance de confusion et Mohammed avait alors le souci de la transmission de son oeuvre. Un siècle après la mort du Prophète, des divisions dans la Communauté sont apparues et des mouvements de pensées se sont créés : ce qui augmenta énormément le nombre de hadîths (puisque chacun avait sa version, ou en inventait pour que cela corrobore son point de vue), mais fit également baisser leur fiabilité. Pendant ce premier siècle du calendrier musulman, la réunion et la transmission des hadîths étaient une activité en pleine expansion. Umar ordonna alors, en 720, officiellement de les rassembler et de les mettre par écrit. Mais d'autres recueils furent assemblés et écrits un ou deux siècles plus tard : chacun des recueils porte le nom de « musnad » et de la personne qui les a constitués. Certains compagnons du Prophète en rapportèrent chacun plus de mille. Plus tard des gens allaient de village en village et écoutaient les hadîths dont les gens du village se souvenaient par coeur et firent des recueils de plus de 30 000 hadîths, sélectionnés, dit-on, dans les 75 000 qu'ils avaient récoltés. Plus tard, on ne classa plus les hadîths en fonction de leur rapporteur, mais de leur thématique, car cela était plus pratique. 3.2.2 Transmission Au début, les gens se racontaient ce qu'avait dit ou fait le Prophète en petit groupe, lors de soirées ou de voyages, mais ensuite des écoles se spécialisèrent dans l'apprentissage et l'enseignement des hadîths. Les règles pour cet apprentissage étaient très strictes, car il fallait absolument garantir l'exactitude et la véracité des hadîths et il en allait de la réputation de l'école. Les musulmans étaient (et sont toujours) très soucieux de savoir si les hadîths sont véridiques. C'est 9 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud pourquoi, lorsqu'ils apprenaient un hadîth par coeur, ils apprenaient également la chaîne des rapporteurs, c'est-à-dire des gens qui l'avaient mémorisé et transmis tour à tour. Cette liste est très importante quand il s'agit d'établir la fiabilité du hadîth. Toute une science s'est aussi formée autour de cela. Une fois le hadîth passé au crible des différentes vérifications, il est classé en trois grandes catégories, qui contiennent des sous catégories : - sain, authentique (salûh) - bon (hasan) - faible (da'îf), très peu pris en considération, voire même rejeté Chaque école de pensée a son propre jugement sur les mêmes hadîths et n'y accorde donc pas la même valeur, par exemple, une école peut juger un hadîth bon alors qu'une autre le considérera comme faible. Les sunnites reconnaissent six principaux recueils, rédigés au IXe siècle, quant aux chiites trois autres, qui sont eux plus tardifs (des hadîths se retrouvent dans les deux groupes). Une des grandes polémiques dans la science de la loi islamique est de savoir que faire si un hadîth entre en contradiction avec le Coran. Une des premières réponses données serait que le Coran ne peut contredire la Tradition, et vice-versa : en effet, le Coran doit être interprété et compris à la lumière de la Tradition. Mais en réalité, et étrangement, le hadîth prendra alors le dessus dans ces rares cas. Dans les hadîths, on peut trouver des anecdotes de gens qui ont questionné le Prophète, mais aussi des vues philosophiques qui laissent à réfléchir, ou des ordres ayant force de loi. À travers la Tradition du Prophète, on découvre un peu la personnalité et la vie de Mohammed. En voici quelques exemples, tirés de « Les Quarantes Hadiths-La tradition du Prophète » de An-Nawâwi. D'après Ibn Mas'ûd, l'Envoyé d'Allah a dit : « Il n'est pas licite (de répandre) le sang d'un musulman, sauf dans l'un de ces trois cas : une personne mariée qui commet l'adultère, une vie humaine pour une vie humaine, et celui qui abandonne sa religion en se séparant de la Communauté. » (Bukhari et Muslim) D'après Abû Hurayra, un homme demanda au Prophète : « Donne-moi un conseil. » Il répondit : « Ne te mets pas en colère. » L'homme réitéra plusieurs fois sa demande, et le prophète répondit chaque fois : « Ne te mets pas en colère ! » (Bukhari) Et d'après Wâbiça ibn Ma'bad, il a dit : « Tu viens me questionner au sujet de la piété ? » Je répondis oui. Il dit alors : « Consulte ton coeur. La piété est ce qui tranquillise l'âme et apaise le coeur. Le péché est ce qui se trame dans l'âme et s'agite dans le coeur, et cela malgré les consultations juridiques que les gens pourraient te donner. » (Ibn Hanbal et Dârimî) Ici encore, on peut se rendre compte de la difficulté et de la complexité qu'il y a à tirer des règles pratiques et des lignes de conduite claires de tels textes. 10 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 3.3 Le consensus général ou ijmâ' et le raisonnement par analogie ou qiyâs Le consensus général découle plus d'une tradition propre aux tribus arabes et que Mohammed voulait appliquer avec force que d'une véritable ordonnance notifiée dans le Coran. Le consensus consiste à discuter du problème ou de la question à résoudre avec tous (c'est à dire, en général, les hommes sages, respectés, ayant de l'influence, ou érudits, mais aussi toute autre personne qui aurait un avis à émettre, en accord avec le Coran)8 pour mettre en avant les différents points de vue. Le but était bien entendu de tous se mettre d'accord, mais chacun avait le droit d'avoir son opinion, ce qui est même notifié dans la Tradition: « Jamais ma Communauté ne s'accordera unanimement sur une erreur. » (Muçtafâ Zayd) 9 et ensuite c'était la majorité qui l'emportait. Ces discussions pouvaient durer des heures ou quelques minutes. Mohammed trouvait important que l'on écoute tout le monde avant de prendre une décision, mais dans la pratique c'est une utopie que de vouloir appliquer cette méthode. Ce n'est pas vraiment une source de la Charia, mais plutôt une manière, une voie pour l'interpréter et l'utiliser dans la vie de tous les jours. Basé sur la logique, le raisonnement par analogie permet de décliner une règle connue à propos d'un point précis sur un point semblable. Le raisonnement par analogie devrait, en théorie, être clair et précis et sans sophisme. L'utilisation de cette méthode et son poids dans les décisions varient énormément d'une école à l'autre. De ces réflexions peuvent se former des fatwas, sorte d'avis juridiques avec plus ou moins de force suivant les courants. Ces deux dernières sources, qui s'appuient sur le raisonnement de l'individu, ne peuvent être utilisées sans se référer également à des textes applicables dans le Coran et la Sunna et sont soumises à leur autorité ; elles ne doivent en aucun cas les contredire. Le consensus général et le raisonnement par analogie ont tous deux eu des places d'importance différente en fonction de l'époque et des courants de pensée en place. Comme pour l'interprétation du Coran et de la Sunna, ils ont été utilisés abusivement et détournés (consciemment ou pas) par les juristes dans le but de favoriser tel ou tel, mais dans toute civilisation, il y a de la corruption et des personnages mal intentionnés qui contournent les lois, et il ne faut pas juger l'entier sur ceux-là. Le consensus général et le raisonnement par analogie sont devenus de véritables sciences, et les plus habiles arrivaient (et arrivent encore) à faire dire tout et n'importe quoi aux Textes en face de gens qui ne s'y connaissent pas ou peu. Il faut donc toujours avoir un oeil critique sur les décisions prises ainsi. C'est pourquoi, comme on le verra plus loin, certains musulmans préféreraient se fier uniquement à ce qui a déjà été dit ou fait, et ne pas utiliser l'esprit de raisonnement pour de nouvelles situations. On peut retenir de la Charia que : 1. elle émet des règles générales, ce qui laisse une grande liberté, pourvu que le raisonnement individuel y soit associé. 2. elle traite d'événements réels et n'aime pas émettre des hypothèses sur de l'abstrait. 3. elle permet ce qui est interdit en cas de grande nécessité, par exemple, pendant une famine, manger du porc s'il ne reste plus rien d'autre ou boire de l'alcool si l'eau du puits est contaminée. 4. ce qui n'est pas interdit explicitement est permis. 5. elle admet volontiers l'adoption de nouvelles mesures utiles tant qu'elles ne lui sont pas contradictoires. 8 On notifie cependant un ou deux cas de femmes qui ont donné leur avis, mais cela au tout début des temps de l'islam 9 Tiré de Saïd Ramadan, La Sharî'a, p. 113 11 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 4. Son évolution Quand on s'intéresse à l'Histoire de l'islam, on arrive vite face à un grand problème : les livres et les musulmans arrêtent leur récit au XIIe-XIVe siècle, comme si, à cette époque, l'islam avait atteint sa perfection et que rien n'avait changé depuis, comme s'il n'y avait plus rien à dire et que tout était figé. Ce qui suit tente d'expliquer le mécanisme de cette « non-évolution ». La première grande phase dans l'histoire de la Charia est, logiquement, le grand assemblage (et l'authentification par la même occasion) des textes du Coran et de la Sunna. Pendant tout le premier siècle qui suivit la mort de Mohammed, et encore quelques décennies après (VIIe et VIIIe), cette grande activité était en essor ; il y avait des quantités impressionnantes de hadîths en circulation et avant qu'il ne soit fixé, le Coran, lui aussi, différait dans ses versions. Bien entendu, une grande partie des hadîths a été déclarée irrecevable et les hadîths rejetés. Pendant cette période, la science de hadîths se développa beaucoup et apparurent les premières grosses divergences d'opinions dans la communauté musulmane, d'où les différents schismes tirent leur origine. À cette époque, et cela déjà depuis Mohammed, le raisonnement individuel (Al-ijtihâd*) avait une grande place dans la prise de décisions : c'est d'ailleurs de cela que découle le consensus général (ou mutuel), le raisonnement par analogie et les sources secondaires de la Charia, car l'islam considère l'homme comme capable de prendre des décisions justes en fonction de textes et de doctrines déjà établis, puis de les appliquer dans l'intérêt de la communauté. Le raisonnement individuel devait permettre à de grands esprits, comme à tout un chacun, d'améliorer, d'adapter l'islam à l'évolution de son temps. Puisque l'homme a le droit de se faire son propre jugement et forger sa propre opinion (tout en ayant la possibilité de se tromper), cela tant qu'il est en accord avec le Coran et la Sunna, tout cet effort intellectuel a abouti à la formation de grandes écoles de pensées pas forcément d'accord entre elles. Il en a résulté des schismes. Les écoles se sont formées autour de grands maîtres et sont apparues au fil du temps et des nouvelles doctrines ; certaines ont disparu, faute d'avoir pu évoluer ou parce que leurs interprétations n'avaient plus de sens pour les gens. Souvent les écoles n'étaient formées qu'après la mort du maître par ses disciples qui désiraient perpétuer sa pensée. Mais on a pu observer que, pour la plupart des écoles, le maître dit fondateur qui donne son nom à l'école n'a souvent laissé aucune trace écrite de sa pensée et que s'il y en a, elles ne corroborent pas toujours les opinions qui les caractérisent actuellement, et les maîtres, dont ces écoles se prévalent n'avaient souvent nullement l'intention de fonder des écoles. Comme toute interprétation individuelle était la bienvenue, certains craignirent d'en arriver au chaos et au démantèlement de leur société. Au début, les musulmans étaient très pieux, la foi nouvelle, les califes très fermes et le besoin de cadre ou de règlement plus précis ne se faisaient pas sentir, mais peu à peu ces facteurs diminuèrent et les écoles juridiques émergèrent comme une solution pour garder plus ou moins la communauté unie. Souvent parti d'une bonne intention, le fait de vouloir imiter et perpétuer le maître, alors qu'il n'en avait jamais émis le souhait, amena un mouvement rigoriste qui pensait qu'il ne fallait plus raisonner par soi-même, mais seulement imiter les anciens. Il résulta de ce mouvement que, vers le XIIe siècle, les savants et érudits musulmans décrétèrent que tout avait été dit à propos du Coran et de la Sunna, que les questions essentielles avaient été suffisamment traitées, et donc qu'il devenait prétentieux de vouloir amener quelque chose de plus ou de mieux. C'est à ce moment-là qu'ils déclarèrent la porte de l'ijtihâd fermée : ils mirent fin à un essor intellectuel important qui avait été fortement encouragé jusque-là, comme un devoir à apporter à l'édifice de la communauté. Depuis là, le droit musulman commença à stagner : alors qu'auparavant 12 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud il était souple et assez ouvert, il devint strict et fermé, puisqu'on ne pouvait que répéter et appliquer exactement ce que d'autres avaient déjà fait auparavant. Avant, un avis juridique pouvait être remis en cause grâce l'ijtihâd et donc réinterprété dans une nouvelle situation si cela était toujours en accord avec les textes, tandis que là, tout ce qui a été fait prend soudainement force de loi toute puissante et permanente. Jusqu'à aujourd'hui, les codes qui régissent la vie des croyants dans encore beaucoup de pays musulmans sont donc à peu près toujours les mêmes qu’au XIIe siècle (mais il y a également des états modernes qui se sont très bien adaptés) : cela est très important pour la compréhension de l'islam en général et de la vie de tous les jours des Afghans qui vivent passablement retirés du monde occidental, vu la situation géographique de leur pays. Ceci amène également des problèmes évidents, car il est clair que la manière de faire du XIIe siècle n'est plus adaptée au monde actuel. Revenons à l'évolution de la Charia. Pendant le début de cette période de stagnation, il y eut plusieurs essais de rouvrir la porte de l'ijtihâd, et d'amorcer une sorte de renaissance au sens du monde occidental, mais à chaque fois, les personnes qui essayaient se faisaient traiter d'hérétiques et étaient accusées de vouloir détourner l'islam de ses sources. Aujourd'hui encore, certains juristes aimeraient voir cette porte rouverte. Cette volonté de la rouvrir eut même plutôt l'effet inverse : à chaque fois que les écoles, les juristes et les savants se sentaient menacés ( pas seulement par ceux qui espéraient la réouverture, mais aussi par des situations difficiles telles que guerres, famines et épidémies qui s'abattaient sur la communauté), ils prônèrent un retour aux sources, un retour aux premiers temps de l'islam et un rigorisme toujours plus sévère. Ils pensaient se faire punir par des mises à l'épreuve, s'imaginant qu'ils s'éloignaient de l'islam, alors instinctivement ils cherchaient à se rapprocher de sa forme la plus pure et la meilleure. C'est ce mouvement de retrait, utilisé comme une solution de protection, qui a amené sur le devant de la scène les groupes fondamentalistes que nous connaissons aujourd'hui, dont les Taliban. Maintenant, plus que jamais, les discussions sont tendues à ce sujet, car toute personne qui propose de rouvrir cette porte de l'évolution est accusée par les plus rigoristes de pactiser avec l'ennemi, c'est-à-dire avec l'Occident. Bien des personnalités du monde musulman se rendent compte qu'il serait nécessaire de réintroduire l'ijtihâd, car c'est cela qui fait avancer, évoluer et s'élever l'islam. Mais cela présuppose un mouvement de fond qui ne peut pas se faire du jour au lendemain. 5. Les quatre écoles juridiques Quand on parle des quatre écoles juridiques, on entend par là les quatre grands courants de pensée qui sont présents dans l'islam sunnite. On peut également préciser que les chiites ont eux aussi des écoles juridiques, deux pour être précis : l'école Ja'farite (Irak/Iran) et l'école Zaydite (Yémen). Mais je n'en parlerai pas, car elle ne concerne qu'une très faible partie de croyants par rapport aux sunnites qui représentent 80 % des musulmans dans le monde. Au début, les écoles existaient de par leur localisation : elles avaient une zone géographique d'influence. Mais peu à peu, et par effet de concurrence, les écoles se sont regroupées sous le nom et la pensée d'un juriste et ont beaucoup étendu leur sphère d'influence ; elles ne restaient plus limitées à leur emplacement de base. Malgré le caractère figé théorique de l'islam, elles se modifient un tout petit peu avec le temps Les principaux points sur lesquels divergent ces différentes écoles sont, en tout premier, la manière de traiter les versets abrogés ou abrogeant, ensuite, il y a des interprétations et des manières de voir ce que veut Dieu qui diffèrent, et, pour finir, beaucoup de petits détails qui n'ont pas forcément de prise sur la vie pratique de tous les jours. 13 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Les fondamentalistes, ou extrémistes, rejettent toutes ces écoles et leur patrimoine. Pour eux, il n'y a qu'une foi et qu'une manière de la penser et de la pratiquer : la leur. Le plus souvent, et comme on le verra avec les Taliban, leur doctrine est surtout dogmatique et fait peu cas des subtilités juridiques qui vont avec les écoles. Les quatre écoles sunnites se sont formées au VIIe siècle, époque où elles mirent pas écrit leur théologie et leur jurisprudence, ce sont ces écrits auxquels se réfèrent encore aujourd'hui les juristes. Pour nommer une école, on utilise aussi le terme « rite ». Le mot « sunnite » vient de la Sunna : ce qui fait des sunnites les gens de la Tradition de Prophète. – L'école Malikite (ou malékite) Ce rite porte le nom de l'Imam de Médine, Mâlik Ibn Anas (716-795). Il fut un disciple direct des Compagnons du Prophète. On dit qu'il est à l'origine du premier recueil de hadîths, car il donnait une grande importance à la Tradition. Héritier direct dans le temps et la doctrine du Prophète, ce rite est dit « ancien », c'est-à-dire un des dépositaires les plus fiables des traditions, avec le rite hanafite. Cette école est très à cheval sur le plan de la pratique religieuse, mais elle est considérée comme une des plus souples et des plus ouvertes dans ses adaptations aux réalités pratiques du moment. Actuellement, elle est surtout, mais pas uniquement, répandue dans le golfe Arabo-persique, au Soudan, en Afrique du Nord et de l'Ouest. – L'école Hanafite Fondée par l'Imam Abu Hanifa (mort en 767) à Bagdad, d'origine irakienne. Sa doctrine ressemble beaucoup à celle de Mâlik. Mais elle va abandonner l'ijtihâd peu à peu, et cela, avant la fermeture définitive de celui-ci, pour se tourner vers le taliq, l'imitation servile des ancêtres. Malgré sa peine à s'adapter, elle est considérée comme ouverte. On la retrouve majoritairement chez les non-arabophones, au Moyen-Orient (Turquie) et en Chine. – L'école Chafi'ite (ou chaféite) Elle tire son origine des enseignements de l'Imam Chafi'î (mort en 819). Il a énormément voyagé dans l'orient arabe et a étudié auprès des deux écoles précédentes : il a ensuite eu l'envie de les synthétiser et donc sa doctrine se trouve entre les deux. Plus tard, cette école va adoucir sa position pour donner un peu plus de valeur au consensus des savants. Elle s'est répandue en Arabie, au nord de l'Égypte, en Afrique de l'Est, en Inde, en Indonésie, en Thaïlande, au Vietnam et aux Philippines. – L'école Hanbalite Cette école se veut de Ahmad Ibn Hanbal (mort en 855) qui, au contraire des autres fondateurs, n'était pas un imam, mais juste un traditionaliste. Elle est le résultat d'un conflit entre les autorités politiques du moment et Ibn Hanbal. L'école a donc une teinte de revendication et de contestation. Il était pour une interprétation littérale du Coran et de la Sunna. C'est l'école la plus stricte et la plus austère. Elle se cantonne actuellement en Arabie Saoudite et au Qatar. C'est elle qui a donné naissance au wahhabisme, un hanbalite réformé et connu pour être à la limite du fondamentalisme. Ben Laden, qui apportera son soutien aux Taliban, appartient au wahhabisme ; une grande partie de ce soutien proviendra des fonds et des richesses immenses de cette « secte », riche grâce aux pétrodollars. 14 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 6. Introduction aux Taliban Pour bien comprendre le « phénomène Taliban », il faut prendre en compte plusieurs aspects, que je vais rapidement aborder, pour bien avoir en tête l’ensemble de la situation. En tout premier lieu, il faut se rappeler que l’Afghanistan a été en guerre, civile ou non, bien avant l’arrivée des Taliban sur le devant de la scène. Déjà avant l’arrivée du communisme en 1978, puis de l’URSS en 1979, le pays n’était pas en paix, car depuis l’indépendance en 1920, les coups d’État se sont succédé et les combats n’ont jamais réellement cessé.. Pendant la durée de l’occupation par les Soviétiques, des groupes de résistants se formèrent, les Moudjahiddin*, et à la défaite de l’URSS, ils continuèrent à se battre pour savoir qui allait gouverner. Et il faut encore ajouter à cela les différents chefs de guerre Ouzbecks ou Tadjiks qui contrôlaient d’autres parts du pays. La guerre, les combats incessants, amplifiés par la famine (les champs sont soit saccagés soit à l’abandon, les hommes étant à la guerre et ne pouvant s’en occuper) et le grand nombre de morts ont fatigué le peuple qui souffre beaucoup. Il y a également beaucoup d’Afghans qui ont fui au Pakistan, ce qui aura son importance quand j’aborderai l’éducation des Taliban dans les madrasas*. Un autre point important est la composition ethnique de l’Afghanistan. L’Afghanistan se trouvant au milieu de l’Asie et au croisement des principales routes commerciales, sa population est très variée. Les Patchounes majoritaires, et auxquels appartiennent les Taliban, occupent le Sud jusqu'à hauteur de Kaboul, les Hazaras (chiites) occupent le centre ; tout à l’est, il y a les Kirghizes ; au nord, on trouve les Ouzbecks ; et au nord-ouest les Turkmènes, au centre et nord-est se trouvent les Tadjiks, persanophones (voir carte en annexe). Parmi ces ethnies, qui fonctionnent la plupart en clan, les Patchounes ont presque toujours gouverné l’Afghanistan au détriment des autres, excepté juste avant la période Taliban. À part Kaboul, la capitale, et peu d'autres grandes villes, la population vit de manière rurale dans les campagnes et, malgré un pouvoir plus ou moins central, vit en clan la plupart du temps. L’Afghanistan a toujours été beaucoup influencé par son voisin le Pakistan, spécialement dans la zone patchoune, qui est à cheval sur le Pakistan et l’Afghanistan. Les grands chefs des Taliban ont presque tous étudié dans des madrasas au Pakistan. Ces madrasas sont répandues tout le long de la frontière pakistano-afghane et sont fortement imprégnées par le rite deobandi, un courant de pensées rattachées au rite hanafite. On ne peut pas dire que les Taliban n’ont eu que cela comme influence ; il y a aussi eu de précédents mouvements fondamentalistes, qui les ont influencés, comme, principalement, le wahhabisme. Je vais maintenant aborder le régime des Taliban sous plusieurs aspects concernant plus précisément leur interprétation de la Charia. En premier lieu, il faut savoir qui sont les Taliban, d’où ils viennent et quelle est leur éducation. Puis, j’aborderai plus en détail ce dernier point, ainsi que leur doctrine. Ensuite il est intéressant de se pencher sur la réaction de la population à leur égard, car cela les a aussi façonnés. Pour finir, j’aborderai les implications de leur régime à travers le filtre occidental, en prenant ce que le monde occidental leur reproche, ainsi que les changements subis par la population. Encore une petite précision, pour le régime taliban: comme pour d'autres régimes stricts et dictatoriaux, il est souvent difficile d'obtenir des informations sur ce qui se passait réellement. En 15 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud effet, la cellule dirigeante ne faisait pas de conférence de presse et les quelques journalistes admis étaient tout le temps escortés par des soldats taliban qui veillaient bien à ce qu'ils ne voient que ce qu'ils devaient et rien d'autres. Les représentations de personnes vivantes étant interdites, les photographies et les films ne sont pas autorisés. Nous avons quand même quelques films et photos pris clandestinement par des journalistes, parfois au péril de leur vie. Nous avons aussi des témoignages de réfugiés afghans qui se trouvent dans d'autres pays sous forme de romans ou d'articles écrits par des journalistes sur place. Internet a grandement participé à la diffusion de ces informations et a joué un grand rôle dans la mise au courant du monde sur ce qui se passait en Afghanistan. Maintenant que le régime est tombé, les gens se livrent peu à peu, mais il faudra encore du temps pour savoir vraiment ce qui est arrivé, et certaines atrocités resteront à jamais tues. 7. Qui sont les Taliban ? En arabe, « talib* », dont « taliban » est le pluriel, désigne un étudiant, plus précisément quelqu'un qui étudie la religion, c'est-à- dire l'islam. Les Taliban sont un mouvement formé uniquement d'hommes, qui, bien entendu, sont musulmans et en très grande majorité d'origine patchoune. Bien que quelques Taliban soient d’anciens moudjahidin, la grande majorité d’entre eux n’a pas combattu contre les communistes, pour la simple raison qu’ils étaient alors encore trop jeunes. Ces jeunes hommes sont en grande partie des Afghans qui ont fui le pays durant leur enfance, à cause de la guerre civile, et qui ont étudié dans des madrasas au Pakistan, installées dans les camps de réfugiés. Mais, il y a aussi des jeunes qui n’ont jamais quitté le pays, et ce sont souvent de jeunes hommes qui ont beaucoup souffert durant leur enfance. Le noyau formateur, avec en tête le Mollah Omar, est lui plus âgé et a combattu, souvent très activement, contre les communistes. Mais tous, ou presque, ont un point commun : ils ont étudié dans des madrasas déobandies, rite rattaché à l’école hanafite, au Pakistan. Étant essentiellement patchounes, tant pour ce qui est des « soldats » que des dirigeants, le Patchouwali, le code tribal patchoune, a une grande influence sur leur manière de voir les choses. Le Patchouwali donne une grande importance à la tribu et au code d’honneur; les décisions se prennent en conseil, dirigé par le plus respecté des hommes. L’idée de la dette de sang et de la loi du talion est également très fortement imprégnée dans leur culture. Les Patchounes occupent le sud et le centre de l’Afghanistan, ainsi qu’une partie du Pakistan, ce qui explique en grande partie l’affinité des Taliban pour le Pakistan, qui fut également pour beaucoup un lieu de refuge pendant les longues années de guerre civile et un lieu pour les études. La plupart des Taliban ont vécu leur vie « pre-talibane » à la campagne, dans une société dirigée par les hommes, et où la virilité est très importante, et où les femmes n’ont que peu de rôles si ce n’est de tenir la maison. Les jeunes étudiants ont souvent passé toutes leurs études complètement coupés du monde des femmes, dans un climat uniquement masculin où on les préparait non seulement à avoir une foi absolue dans les Saintes Écritures, mais aussi à se battre. Tout ce contexte peut expliquer une partie de leurs réactions si négatives par rapport aux femmes. Dans le mouvement des Taliban, on trouve différents « types » de Taliban : certains se concentrent uniquement sur leurs études, d'autres les ont interrompues afin d'aller combattre pour leurs idéaux, et enfin, les derniers arrivés sont des gens qui ont joint les Taliban juste par affinité politique. Le mouvement a été créé par les mollahs Omar, Ghaus, Mohammed Rabani et Hassan, qui se 16 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud connaissaient déjà depuis longtemps, car ils sont originaires de la même province et ont également combattu ensemble. L’idéologie de Taliban est née de longues heures de discussion à refaire le monde qui ont ensuite débouché sur des actions, car, disaient-ils, ils ne pouvaient laisser faire une telle débâcle dans leur pays et parce que Dieu était avec eux. Dieu a une grande place dans leur discours, car ils croient fermement que leur croisade est juste et légitime envers Dieu, ils tirent d'ailleurs leur légitimité du Coran, plus précisément du concept de jihad*. Car le récit dit que Mahomet, en ayant quitté La Mecque et ensuite en l'ayant combattue, a fait cela dans le but de se révolter contre des maîtres injustes. Normalement combattre un autre musulman est interdit, mais combattre un mauvais chef est autorisé, car en devenant mauvais il s'est éloigné de la religion. Les Taliban pensaient suivre à la perfection leur Prophète en remettant de l'ordre dans le pays en guerre civile. « Combattez-les [ceux qui luttent contre vous] jusqu'à qu'il n'y ait plus de sédition et que le culte de Dieu soit rétabli. S'ils s'arrêtent, cessez de combattre, sauf contre ceux qui sont injustes. » (II,193) On voit ici que même la réserve qui est émise par rapport aux gens qui stoppent les hostilités, n'est pas valable pour les personnes injustes. Les Taliban ont pris ce verset au sens physique du terme, alors que la plupart des juristes s'accordent à penser que le sens premier du jihad est mental et de l'ordre du psychique. Créé uniquement par des mollahs ayant étudié dans des madrasas déobandies, ce courant de pensée les a beaucoup influencés. L’école Déobandi s’est créée aux alentours du milieu du XIXe siècle en Inde et a pris le nom d’une grande université où elle est née. Inspiré par l’école Hanafite, ce mouvement a émergé un peu avant le moment où il a fallu combattre les Anglais pour l’indépendance. Les efforts des premiers disciples furent d’intensifier la pratique de la foi dans la vie de tous les jours ; et pour arriver à ces fins, ils rendirent leur interprétation et leurs pratiques plus strictes et plus austères. L’école Déobandi représente également la contestation, car elle a été très active dans la lutte contre les Anglais. Le Déobandi est une forme assez restrictive de l’islam de par le fait qu’elle impose un grand nombre de pratiques, de prières et de devoirs, tout en rejetant toute hiérarchie dans la communauté. Mais les Taliban se sont tellement éloignés de ces pratiques que les premiers déobandi auraient de la peine à reconnaître leur philosophie dans celle des Taliban. 7.1 Doctrine La doctrine première des Taliban était en apparence très simple. Leurs buts immédiats étaient de mettre fin à la guerre civile incessante, puis de désarmer les bandes dites rebelles. Et pour finir, d'instaurer un état basé uniquement sur l'islam et la Charia, tout en gardant les territoires conquis. Leur doctrine est, comme je l'ai déjà dit, un mélange d'islam rigoriste, de patchouwali et de deobandisme-wahhabisme : l'importance de l'honneur, de la dette de sang et de la loi du talion (que l'on peut résumer par le proverbe suivant : « oeil pour oeil, dent pour dent ») pour les Patchounes se retrouve chez les Taliban ; l'idée d'un seul islam véridique des wahhabites également ; ainsi que l'attachement assez strict aux textes que l'on retrouve chez les rigoristes. Pour eux, les filles n'ont pas besoin d'aller à l'école, ni de recevoir une bonne instruction, car leurs 17 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud futurs époux s'occuperont d'elles et les entretiendront : donc elles n'ont pas non plus besoin d'avoir un travail rémunéré(sauf petite exception que j'aborderai plus tard). Pour les moindres petits forfaits ou écarts de la loi, ils ont recours à des châtiments que nous, occidentaux, trouvons barbares et moyenâgeux (la peine capitale est, par exemple, courante pour les voleurs). L'amusement n'a plus de place dans la vie sociale de tous les jours, car cela nuit à la vie du croyant modèle : cela l'empêche de se concentrer sur sa foi et ses devoirs. Ils ont préféré une approche punitive et contraignante à toutes autres et ont imposé des règles sur tous les aspects de la vie quotidienne : car un bon croyant est un croyant qui n'a pas besoin de se poser de question, il a juste à suivre ce que les maîtres et les anciens ont dit et fait. Ils ne voulaient, peut-être pas consciemment, contrôler tous les faits et gestes de la population, car de cette manière, cela est plus facile de maîtriser le pouvoir, donc d'assurer la « paix ». Malgré le fait que la majorité des dirigeants aient fait des études, elles ne sont, pour la plupart, que partielles et/ou lacunaires, ce qui constitue un grand handicap pour créer un état islamique basé sur la Charia, si on ne connaît pas très précisément ce qui la compose. Leur manière de prendre des décisions est douteuse : ils sont organisés en shura*, ce qui devrait garantir un bon niveau de fiabilité des décisions. En effet, la shura, basée sur la djirga patchoune, un conseil tribal, permettait à tout le monde de s'exprimer et de faire valoir son avis, mais le problème est que toutes les autres shuras doivent faire valider leurs décisions par celle de Kandahar, controlée par le mollah Omar. Puis avec la montée en puissance des Taliban, le mollah Omar deviendra si populaire que les autres membres de la shura de Kandahar se rangeront toujours à son avis même s'ils n'y adhèrent pas. Pour finir, ils ne consulteront même plus la shura de Kandahar, mais se baseront uniquement sur l'avis du Mollah, qu'ils appelleront dès lors « amir al-mominin » (« le commandeur des croyants », grade social, religieux et politique, représentant le chef suprême des musulmans). Voici ce qu'a dit Wakil Ahmad, le confident du mollah Omar : « Les décisions sont fondées sur l'avis de l'amir al-mominin. Nous estimons que la consultation n'est pas nécessaire. Nous pensons agir en conformité avec la Charia. Nous nous rangeons à l'avis de l'émir, même si aucun de nous ne partage son opinion. Il n'y aura pas de chef d'État. À sa place, il y aura un amir al-mominin. Le mollah Omar sera la plus haute autorité et le gouvernement ne pourra appliquer aucune décision sans son accord. Les élections générales sont incompatibles avec la Charia, et donc nous les rejetons. »10 La doctrine des Taliban et leur « programme politique » ne se sont pas créés en un jour, bien au contraire, ils n'ont fait qu'évoluer en même temps que les Taliban et la situation en Afghanistan. Au début, ils n'ont fait que mettre de l'ordre et rappeler certaines pratiques de base de l'islam, sans vouloir prendre le pouvoir : ils se considéraient comme les faiseurs de paix et auraient ensuite laissé place à un groupe dirigeant. Mais cela ne s'est pas passé ainsi, peut-être parce que, une fois qu'on a du pouvoir, on ne peut plus le lâcher ou parce qu'ils n'avaient jamais eu l'intention de ne pas gouverner. En même temps que leur pouvoir augmentait, ils avaient besoin de le montrer : spécialement quand ils commençaient à arriver dans les zones non patchounes. Pour montrer leur force, ils éditaient toujours plus de nouvelles contraintes et les faisaient appliquer toujours plus strictement. C'est pour cela qu’au début la population était contente de les accueillir, car ils mettaient de l'ordre et amenaient de la sécurité après des années de chaos. Quand certaines 10 Ahmed Rashid, l'ombre des taliban, p. 137 18 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud personnes ont trouvé que cela allait trop loin, il était déjà trop tard, car une fois en place, ils étaient très puissants avec l'aide et les fonds du Pakistan et d'autres pays. Il faut penser que beaucoup de personnes approuvaient ce qu'ils faisaient. Une part de la population qui était cultivée et riche et qui ne les approuvait pas, a tout simplement fui à l'étranger, ce qui a laissé les Taliban seuls aux commandes : plus personne n'avait réellement le prestige ou assez de réputation pour contrebalancer les Taliban en s'y opposant. Les Taliban étaient alors libres de mener leur doctrine où ils avaient besoin qu'elle aille. 8. Applications et répercussions 8.1 Les femmes et le voile Un des principaux reproches de l'occident aux Taliban est à propos des femmes et de leur condition sous le régime taliban. En effet, les Taliban ont décrété que les femmes devaient sortir le moins possible de leur maison et ont instauré la séparation de sexes dans les seuls lieux où elles étaient encore autorisées de se rendre, comme les hôpitaux, les épiceries et magasins et les services sociaux (c'est à dire, les aides humanitaires qui acceptaient encore de travailler là-bas). Si elles voulaient sortir, elles devaient se couvrir des pieds à la tête, c'est à dire porter une burqa, et être accompagnées d'un membre mâle de la famille. Voici des extraits d'un décret de la police religieuse : Décret de la direction générale « Kaboul, 1996 Femmes, vous ne devez pas sortir de votre demeure. Si vous quittez la maison, ne soyez pas comme les femmes qui autrefois portaient des vêtements à la mode, étaient très maquillées et se montraient devant tous les hommes avant l'avènement de l'islam. [...] Lorsqu'une femme est obligée de sortir de chez elle pour des raisons liées à l'éducation, aux besoins ou aux services sociaux, elle doit se couvrir en accord avec les règles de la charia islamique. [...] Tous les anciens et tous les musulmans ont une responsabilité dans le respect de cette loi. Nous demandons à tous les anciens de veiller strictement sur leur famille pour éviter ce problème. Autrement, les femmes seront menacées, leur cas sera étudié et elles seront sévèrement punies, ainsi que les anciens de la famille, par les forces de la police religieuse. [...] »11 Voici un verset, parmi d'autres, d'où ils tirent la légitimité de ce décret : « Dis aux croyantes : de baisser leurs regards, d'être chastes, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines, [...] » (XXIV, 31) a: femmes portant la burqa 11 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 271 19 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Mais il n'est absolument pas question de prison vestimentaire, les Taliban ont interprété le port du voile de manière extrême. À la base, dans l'islam, les premières femmes à porter un simple voile sur la tête ont été les femmes du Prophète, pour pouvoir être différenciées des prostituées et ne pas subir d'outrages, puis cela s'est étendu à toutes les femmes comme une marque de bonnes moeurs. Voici le verset : « Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de se couvrir de leurs voiles : c'est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître et de ne pas être offensées. — Dieu est celui qui pardonne, il est miséricordieux — » (XXXIII, 59) Là, aussi, il n'est pas question de voiles couvrants des pieds à la tête. Et nulle part dans le Coran, il n’est précisé la nature du voile, ce qui permet aux Taliban une grande liberté dans le choix de la nature du « voile ». Les femmes non voilées correctement, selon eux, se font fouetter, battre et insulter. Les Taliban ont mis en place une ségrégation, non pas basée sur la couleur de la peau, mais sur le genre. Ils ont littéralement emprisonné, et tant pas physiquement que moralement, les femmes et les ont privées de toutes considérations en les traitant moins bien que des animaux. En effet, d'un coté, ils interdisent de garder les oiseux en cage et de l'autre, ils enferment les femmes chez elles, et leur interdisent de porter des habits de couleurs vives ( ces couleurs inciteraient au sexe), des bijoux, du vernis à ongles et des hauts talons ( un homme ne doit pas entendre les pas d'une femme). Nulle part dans la Charia ou la Sunna vous ne trouverez de justifications à cela. Les Taliban disaient vouloir préserver les femmes comme une perle que l'on garde dans son écrin. Les écoles pour filles ont dû fermer en attendant des jours meilleurs où, disaient-ils, ils seraient capables de procurer un enseignement pour les filles sans que cela entre en contradiction avec toutes les autres règles émises. En effet, la séparation des sexes nécessitait une réaffectation des locaux et une restructuration des cours, car il était évident que les filles ne pouvaient suivre le même cursus que les garçons, car elles n'ont pas le même rôle dans la société. Il n'y a rien dans le Coran qui stipule que les filles n'ont pas le droit à l'éducation ou bien qu'elles doivent en avoir une différente, cette décision vient plutôt du patchouwali et des règles des sociétés tribales dont sont originaires les Taliban : comme autrefois dans notre société, les hommes ont les rôles principaux, c'est eux qui prennent les décisions, possèdent les biens et transmettent leurs noms et c'est sur eux que se construit la société. b: deux petites filles, dont les parents bravent le danger, apprennent à lire clandestinement à Kaboul 20 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 8.2 Les hôpitaux Il était également interdit de travailler pour les femmes, excepté dans les hôpitaux, car les femmes ne peuvent se faire soigner que par des femmes. Mais l'ironie dans tout cela est que, puisque les femmes n'avaient plus accès à l'éducation, il n'y avait plus de nouvelles infirmières et médecins formées et donc un accès restreint aux soins pour les femmes. Décret des hôpitaux d'états et des cliniques privées « Kaboul, novembre 1996 Une femme malade doit consulter un médecin femme. Si un médecin homme est nécessaire, la malade doit être accompagnée par un parent proche. Durant la consultation, la malade et le médecin doivent tous deux porter le hijab(voile). Le médecin homme ne doit ni toucher ni voir aucune partie du corps de la malade autre que le membre atteint. La salle d'attente pour les femmes doit être dissimulée aux regards. La personne qui distribue les numéros d'ordre aux femmes doit être une femme. Pour le service de nuit, dans les salles où des femmes sont hospitalisées, le médecin homme n'a pas le droit d'entrer s'il n'est pas appelé par la malade. Les conversations entre médecins des deux sexes sont interdites ; si une discussion s'impose, le port de hijab est nécessaire. [...] Les médecins femmes et les infirmières n'ont pas le droit d'entrer dans les salles où des hommes sont hospitalisés. Le personnel des hôpitaux doit se rendre à la mosquée à chaque prière. La police religieuse est autorisée à effectuer des contrôles en permanence, sans que nul ne puisse s'y opposer. Quiconque viole la loi sera puni en fonction des règles islamiques. »12 De telles restrictions posent d'évidents problèmes. Le plus handicapant pour un hôpital est de devoir tout changer ses affectations et de tout avoir à double : une partie de l'hôpital pour les femmes, une autre pour les hommes, tout cela en faisant en sorte que les uns et autres se croisent le moins possible. Imaginez : vous avez besoin d'un bandage, mais il n'y en a plus dans votre aile, et malheureusement pour vous la réserve est dans l'autre aile, vous ne pouvez pas aller en chercher, vous devez demander à la personne qui s'occupe de l'approvisionnement de faire passer le message et attendre. C'est une telle perte de temps ! Et travailler avec un voile n'est pas la plus pratique des choses. Avec un tel système, le manque de personnel se fait encore plus ressentir, car les femmes ne peuvent travailler avec les hommes, et vice-versa. Tout le protocole de soin est ralenti par ces mesures, d'autant plus que tout le monde s'arrête de travailler à chaque appel à la prière. Le travail est également affecté par le fait que tout le monde est tendu, car il peut y avoir un contrôle n'importe quand, et même si vous êtes de la meilleure foi du monde, les Taliban arrivent toujours à trouver quelque chose à vous reprocher s'ils le veulent vraiment. À cause de la longue guerre civile d'avant les Taliban, beaucoup de femmes sont veuves et doivent subvenir seules aux besoins de leurs enfants, mais comment peuvent-elles le faire si elles ne sont pas autorisées à travailler professionnellement ? Quelques chanceuses travaillaient dans des 12 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 271-272 21 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud programmes d'organisation humanitaires, mais malheureusement certaines devaient se résoudre à essayer de mendier dans la rue malgré les interdits et d'autres à se prostituer, ce qui étrangement ne dérangea pas particulièrement les Taliban ; en grande partie, car cela est autorisé par le Coran : « Hormis les interdictions mentionnées, il vous est permis de satisfaire vos désirs, en utilisent vos biens d'une façon honnête et sans vous livrer à la débauche. Versez le douaire prescrit aux femmes dont vous aurez joui. Pas de faute à vous reprocher pour ce que vous déciderez d'un commun accord, après avoir observé ce qui vous est ordonné. » (IV, 24) Et l'on soupçonne d'ailleurs les Taliban d'avoir des moeurs plutôt dissolues derrière leur façade stricte et austère. On sait qu'il arrivait fréquemment que des Taliban usassent de leur pouvoir à des fins malhonnêtes et privées, comme prendre des jeunes filles ou des richesses, et tout cela sous la menace de se faire dénoncer pour un quelconque autre « crime ». 8.3 Les loisirs et l'apparence Un autre aspect de la vie des Afghans qui a beaucoup changé, surtout pour les populations des grandes villes comme Kaboul et Kandahar, est le bannissement de presque toutes les formes d'amusement. Les Taliban ont interdit les radios, excepté celle officielle, et la diffusion de musique, que cela soit dans les voitures ou lieux privés. « Pour empêcher la musique. À diffuser par les sources d'information publique. Dans les magasins, les hôtels, les véhicules, les pousse-pousse, les cassettes et la musique sont interdites. [...] Si une cassette est découverte dans un véhicule, le véhicule et son conducteur seront emprisonnés. [...] »13 « Pour empêcher la musique et la danse lors des mariages. En cas de violation, le chef de famille sera arrêté et puni. »14 « Pour empêcher que l'on joue de la batterie. Cette interdiction doit être annoncée. Si quelqu'un contrevient à la loi, les anciens peuvent prendre une décision. »15 Toute culture a une tradition musicale, et en Afghanistan, qui est le carrefour de plusieurs cultures, cette tradition était très présente, et beaucoup de gens furent fâchés à propos de l'interdiction de la musique. Encore plus par le fait que la musique fut également interdite pendant les mariages. Dans toutes les cultures (sauf mineures exceptions), tout autour du monde, les mariages et les célébrations de fêtes se font avec de la musique. Ils ont aussi interdit une bonne partie des fêtes populaires, comme le Nouvel An traditionnel, ainsi que tout rassemblement de personnes à but récréatif. 13 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 272 14 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p.273 15 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 273 22 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Les cerfs-volants, qui sont une tradition très présente, surtout à Kandahar ont également été décrétés contraires à la loi par les Taliban. « Pour empêcher l'usage de cerfs-volants. En ville, les magasins de cerfs-volants doivent être supprimés. »16 En interdisant peu à peu toutes les formes qui faisaient la richesse et la diversité de l'Afghanistan et des villes comme Kandahar et Kaboul, les Taliban ont saboté tous les c: enfants et cerf-volants au bazar de Kaboul efforts d'une civilisation pour se construire. Les jeux d'échec furent interdits, car considérés comme oisifs, l'élevage de pigeons, qui était très populaire, les jeux de fléchettes et, les jeux de cartes également. Le football a aussi été banni, car il est considéré comme une pratique non islamique. Les animaux domestiques ont aussi peu à peu été décrétés interdits. Voici un verset à propos des jeux de hasard : « Ils t'interrogent au sujet des jeux de hasard et du vin ; dis; « Ils comportent tous deux, pour les hommes, un grand péché et un avantage, mais le péché qui s'y trouve est plus grand que leur utilité ». » (II, 219) Tout ce qui avait rapport avec l'image a été interdit : la télévision, le cinéma, la photographie. L'interdiction de représenter un être animé ne se trouve pas, comme la plupart des gens semblent le croire, dans le Coran, mais elle est présente dans de nombreux hadîths, bien que la plupart soient apocryphes. Par contre, il est très clair dans le Coran que l'on ne peut représenter Dieu par une image, car il est partout, donc c'est chose impossible, mais aussi parce que l'associationnisme est rigoureusement interdit et sacrilège. La seule occupation, à part le travail, restait encore la prière et la fréquentation de la mosquée (qui est obligatoire pour tous les hommes et cela plusieurs fois par jour), ce qui s'inscrivait très bien dans l'idée d'un état purement islamique des Taliban. Ils prônent une vie pieuse et spartiate, et aimeraient la faire appliquer à toute la population. Quand je disais que tous les aspects de la vie des gens étaient contrôlés, je ne parlais pas seulement des activités, mais aussi du comportement et de problèmes tout simples comme l'apparence. L'apparence avait un grand rôle et une grande importance pour les Taliban : les hommes devaient tous suivre un certain prototype. Longueur de la barbe, coupe de cheveux et types d'habits, tout était sous décret, car il ne fallait absolument pas que quelqu'un ressemble à autre chose qu'à un musulman. Voici quelques exemples de décrets passés à Kaboul après l'arrivée des Taliban : « Pour empêcher les hommes de se raser ou de se tailler la barbe. Après un mois et demi, tout homme coupable de s'être rasé et/ou taillé la barbe doit être arrêté et emprisonné jusqu'à ce que sa barbe repousse. »17 16 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p.272 17 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 272 23 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud « Pour empêcher les coupes de cheveux anglaises ou américaines. Les hommes aux cheveux longs seront arrêtés et emmenés au département de la police religieuse pour s'y raser la tête. Le criminel doit payer le coiffeur. »18 Les Taliban avaient très peur du monde occidental et de l'Amérique, qui représentaient pour eux le mal incarné et la pire des tentations sensées détourner les fidèles de la juste voie. En interdisant les télévisions et la radio, ils empêchaient, en plus d'empêcher l'associationnisme, l'influence occidentale de parvenir jusqu'à leurs citoyens. Ils voyaient aussi dans les plaisirs récréatifs un dangereux ennemi à la foi des croyants et à leurs devoirs, comme si cela allait les en détourner. 8.4 Les images Comme je l'ai déjà signalé auparavant, les Taliban avaient interdit la représentation d'êtres vivants, ce qui impliquait pas de photographies, pas de films (donc interdiction des télévisions), pas de dessins, de peintures ou même de statues. Cette interdiction a amené le triste événement de la destruction des bouddhas à Bamiyan en 2001. Le Mollah Omar « a en effet ordonné, dans un décret, la destruction de toute la statuaire bouddhique en estimant qu'elle était "anti-islamique" et que la faire disparaître était "une injonction de l'islam". »19 Ces bouddhas faisaient partie du patrimoine bouddhiste et mondial et étaient des statues de grande valeur historique. Ils n'ont d'ailleurs sûrement pas été les seuls à subir ce sort ; à travers tout l'Afghanistan, d'autres oeuvres moins importantes ont très certainement été perdues. Les Taliban ont donc fait détruire le plus possible d'images : cassettes vidéo, photographies, tableau, internet, oeuvres d'art et même les jouets des enfants (poupées, etc.). On pouvait être sévèrement punis si on était attrapé en possession d'une image. d: le bouddha après destruction On ne trouve pas cette interdiction totale et extrême dans le Coran, mais par contre, elle se trouve sous plusieurs formes dans des hadîths (pour la plupart apocryphes), donc la question n'est pas unanimement tranchée et peut varier énormément. Mais en gros l'image est interdite quand elle représente Dieu, qu'elle glorifie une personne humaine, qu'elle se rapporte à un saint, ou qu'elle est le travail de création d'un artiste : toutes les statues sont également interdites. Toutes ces interdictions se rapportent à des êtres animés et ne s'appliquent pas aux êtres inanimés. 18 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 273 19 tiré de http://www.droitshumains.org/Racisme/Bouddha/bouddha.htm 24 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 8.5 Le droit familial Savoir ce qui se passait dans les familles est très difficile, car, pendant cette époque, c'était un monde clos et on a peu d'informations. Le père de famille et les membres mâles de la famille avaient toute autorité sur leur famille, dès lors personne ne pensait à protester. Il est déjà difficile de divorcer dans un islam libéral, surtout si la demande vient de la femme, mais il semblerait que sous les Taliban cela fût quasiment impossible. Pour ce qui est de la répudiation, qui elle aussi obéit à des règles strictes et compliquées, le mari (une femme ne peut répudier son mari) pouvait plus facilement répudier sa femme que d'en divorcer et malheureusement le crime d'adultère était souvent invoqué comme raison et les femmes se faisaient lapider. Dans le Coran, beaucoup de versets parlent de la répudiation et du divorce et tout cela est très complexe et précis, je vais juste donner deux versets et un hadîth en exemple. « S'ils décident de répudier leurs femmes, Dieu est celui qui entend, celui qui sait, les femmes répudiées attendront trois périodes avant de se remarier. [...] » (II, 227-228) « Quand vous aurez répudié vos femmes, et qu'elles auront atteint le délai fixé, reprenez-les d'une manière convenable, ou bien renvoyez-les décemment. [...] » (II, 231) Muslim, livre 009, numéro 348020 On rapport qu'Ibn 'Umar (qu'Allah soit satisfait de lui) avait divorcé de sa femme pendant qu'elle avait ses périodes. 'Umar (qu'Allah soit satisfait de lui) questionna l'Envoyé d'Allah (que la paix soit sur lui) à ce propos et il répondit: « Dis-lui de reprendre sa femme jusqu'à ce qu'elle soit pure, puis qu'elle ait à nouveau ses périodes, puis qu'elle soit à nouveau pure. Et là, qu'il divorce d'elle définitivement ou qu'il la garde.» On ne sait rien sur les conditions qui entouraient alors l'héritage sous les Taliban, mais on peut supposer que les femmes devaient être lésées, comme dans les autres aspects de la vie. Là aussi dans la Charia les règles sont très compliquées, et encore plus quand on sait que c'est là que se trouve une grande partie des différences d'applications entre les différentes écoles. Voici juste un exemple d'un hadîth. Bukhari, volume 8, livre 80, numéro 72421 Raconté par Ibn 'Abbas Le Prophète a dit: « Donne le Farra'id (les parts de l'héritage qui sont prescrites dans le Coran) à ceux qui sont autorisés à le recevoir. Puis ce qui reste doit être donné aux plus proches parents mâles du défunt. » Il y a beaucoup de hadîths sur l'héritage, on voit la plupart du temps que les femmes ont droit à quelque chose, même si leur part est plus petite, car elles n'ont pas besoin d'entretenir la famille, normalement, c'est le rôle du mari. « Remettez aux hommes une part de ce que leurs parents et leurs proches ont laissé, at aux femmes, une part de ce que leurs parents et leurs proches ont laissé; que cela représente peu ou beaucoup : c'est une part déterminée. » (IV, 7) 20 traduit de http://www.usc.edu/dept/MSA/fundamentals/hadithsunnah/muslim/009.smt.html 21 Traduit de http://www.usc.edu/dept/MSA/fundamentals/hadithsunnah/bukhari/080.sbt.html 25 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 8.6 La lapidation des femmes On a tous entendu parler de lapidations de femmes adultères par les Taliban à travers les médias, tristement ce sont des faits tout à fait avérés (cf de nombreux films sur internet). Les Taliban, et d'autres oulémas* musulmans trouvent la justification à cet acte dans des hadîths, mais on ne trouve aucune trace de lapidation dans le Coran. Certains disent que c'est parce qu'elle a été d'abord abolie par Jésus22 puis définitivement abolie dans le Coran et que les hadîths qui la prônent sont des faux (ce qui peut tout à fait être vrai, au vu de la quantité de hadîths récoltée, il y a forcément des impostures). Voici le verset qui parle de la punition pour les personnes adultères. « Frappez la débauchée* et le débauché* de cent coups de fouet chacun. N'usez d'aucune indulgence envers eux afin de respecter la Religion de Dieu; si vous croyez en Dieu et au Jour dernier un groupe de croyants sera témoin de leur châtiment. » (XXIV, 3) *traduits par fornicatrice et fornicateur dans d'autres versions On trouve aussi une autre version, où le Coran propose d'enfermer les femmes chez elle jusqu'à ce qu'elles aient un moyen de salut, (IV, 15). On est loin de la lapidation à mort. Pour lapider une personne coupable (plus souvent des femmes, car les hommes se font généralement exécuter ou pendre), ils l'enterraient verticalement dans la terre en ne laissant que la tête à l'air libre. Puis, la foule, en rond autour de la victime, commençait à lui jeter des pierres de la taille d'un poing et cela jusqu'à ce qu'elle meure. C'est une mort longue et cruelle que, d'après moi, personne ne mérite quel que soit son crime. Il y a beaucoup de rapports de presse et d'organismes humanitaires qui mentionnent des femmes lapidées à mort sous le régime taliban pour un adultère, des relations avant e: femme sur le point d'être lapidée en Iran le mariage,etc., mais presque aucune image. 8.7 L'économie Les conditions économiques étaient précaires avant les Taliban, mais, après leur arrivée, elles ne firent que de se dégrader encore plus. Les dirigeants n'avaient aucune idée de ce qu'est un système économique moderne et les seuls conseils dans le Coran et la Sunna à ce propos ne peuvent s'appliquer qu'à une économie de troc et de marchandage comme cela se passait au temps de Mohammed. N'ayant jamais étudié cet aspect de la bonne marche d'un état, ils n'en voyaient pas d'utilité, en tout cas pas dans l'immédiat. Les Taliban, puisqu'ils n'étaient pas très versés dans les sciences économiques, ont laissé le commerce péricliter sans essayer d'améliorer quoi que ce soit. Pour excuse, quand on leur reprochait cela, ils disaient que quand les temps seraient meilleurs et tous les rebelles maîtrisés, ils s'en occuperaient. Les seuls cas précisés dans la Charia, ont bien entendu été interdits, comme les prêts avec intêrets.Voici le décret : 22 épisode de la femme adultère que la foule veut lapider et à laquelle il répond « Que celui de vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. » Jean 8:7 26 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud « Pour empêcher le prélèvement d'un intérêt sur les prêts, sur le change de petites coupures ou sur les mandats. Tous les changeurs doivent être informés que ces trois types d'opérations sont interdits. En cas de violation, les criminels seront emprisonnés durant une longue période. »23 Le Coran insiste beaucoup sur le fait qu'il ne faut pas essayer de voler son prochain en le trompant et pour les musulmans, l'intérêt n'est pas honnête et il est assimilé à de l'usure. Voici deux versets qui nous le montrent : « Ceux qui se nourrissent de l'usure ne se dresseront, au Jour du jugement, que comme se dresse celui que le Démon a violemment frappé. Il en sera ainsi, parce qu'ils disent : « La vente est semblable à l'usure ». Mais Dieu a permis la vente et il a interdit l'usure. [...] Dieu anéantira les profits de l'usure et il fera fructifier l'aumône. Il n'aime pas l'incrédule, le pécheur. » (II, 275-276) « L'intérêt usuraire que vous versez pour accroître les biens d'autrui ne les accroît pas auprès de Dieu ; [...] » (XXX, 39) Note du traducteur : les versets 275-279 (cf. III, 130 ;IV, 161 ; XXX, 39) interdisent aux croyants tout prêt à intérêt. Le mot « usure » désigne proprement tout intérêt que produit l'argent, quel qu'en soit le taux et c'est par extension que ce mot caractérise plus généralement un profit illégal. Cette manière de faire handicape grandement l'économie d'un pays, car l'argent ne circule pas et ni ne travaille : ce qui veut dire que l'économie se ralentit peu à peu. Tout cela accentué par le fait que les Taliban n'ont jamais mis en place de système bancaire : peut-être, car cela n'est pas mentionné ni dans le Coran, ni dans la Sunna. Les Taliban n'ont pas de banques, tout se passe en transactions, les billets passant de main en main. 23 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban, p. 273 27 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 8.8 Le droit pénal Les Taliban ont aussi revu le système des peines et du jugement. Durant le régime Taliban, les personnes condamnées ont été plus nombreuses et les peines plus sévères. Pour le choix des punitions les Taliban se sont fiés de près à ce que préconise la Charia : lapidation pour les femmes adultères, amputation d'une main pour une pomme volée, et des coups de fouet pour trois fois rien. Ce verset est d'une clarté limpide et il fait froid dans le dos. « Tranchez les mains du voleur et de la voleuse : ce sera une rétribution pour ce qu'ils ont commis et un châtiment de Dieu. — Dieu est puissant et juste — » (V, 38) La loi du talion est également beaucoup citée : « Nous leur avons prescrit, dans la Tora : vie pour vie, oeil pour oeil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du talion ; mais celui qui abandonnera son droit obtiendra l'expiation de ses fautes. » (V, 45) « La punition d'un mal est un mal identique; mais celui qui pardonne et qui s'amende trouvera sa récompense auprès de Dieu. — Dieu n'aime pas les injustes — » (XLII, 40) Ces deux versets encouragent, et autorisent, la vengeance d'une part, mais d'autre part, ils insistent sur les bénéfices du pardon et sur le fait que cela est plus bénéfique. Si un juriste ou un chef religieux veut pouvoir punir un homicide par la peine de mort, il ne citera que le début du premier verset et la population, qui n'a, pour la plupart, pas suivi d'étude et ne pourra pas savoir qu'il y a une suite qui prône le pardon. C'est de cette façon que l'on peut détourner les textes. Dans le monde musulman, hors Taliban, ce genre de sanctions est très rare, car la Charia demande également des preuves très difficiles à fournir, comme quatre témoins pour une femme adultère. La Charia est également très dure envers quiconque serait parjure. Et si la personne accusée jure quatre fois devant Dieu qu'elle n'est pas coupable et qu'il n'y a pas de témoin pour affirmer le contraire, elle est censée être déclarée innocente : malheureusement, bien que ce mode de fonctionnement soit attrayant, il est utopique dans la pratique. Voici un verset sur les parjures : « Frappez de quatre-vingts coups de fouet ceux qui accusent les femmes honnêtes sans pouvoir désigner quatre témoins; et n'acceptez plus jamais leur témoignage: voilà ceux qui sont pervers, à l'exception de ceux qui, à la suite de cela, se repentent et se réforment. » (XXIV, 4) Pour ce qui est des meurtres, la Charia est très stricte et très claire : tuer un autre musulman est 28 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud interdit sauf exceptions précises. Voici un hadîth qui nous le montre : D'après Ibn mas'ud, l'Envoyé d'Allah a dit : « Il n'est pas licite de répandre le sang d'un musulman, sauf dans l'un de ces trois cas : une personne mariée qui commet l'adultère, une vie humaine pour une vie humaine, et celui qui abandonne sa religion en se séparant de la Communauté, » Bukhari et Muslim24 Bien entendu, on ne peut condamner quelqu'un sans les deux ou quatre témoins nécessaires, ce qui rend (ou est censé rendre) la chose plus difficile. Il y a toute une procédure pour essayer d'éviter les faux témoignages : remplacement des témoins, punition divine encourue, châtiments pour les parjures, d'autres témoins pour témoigner de la bonne foi des témoins... tout un cursus bien long et bien compliqué. Dans la pratique, les Taliban ont le plus souvent sauté l'étape des témoins, passant directement au châtiment. Les procès, quand il y en avait, étaient menés par l'accusation et pour certains « crime », les Taliban prononçaient la punition avec effet immédiat, par exemple des gens se sont fait arrêter en pleine rue et ont reçu leurs coups de fouet sur place et ils pouvaient ensuite repartir. Les coupables n'avaient pas la possibilité de protester et s'ils le faisaient, ils risquaient plus gros encore. Dans les procès, l'accusé est présumé coupable et doit se défendre lui-même sans l'aide de quiconque, pas même d'un avocat. Les exécutions publiques n'étaient pas rares et les dirigeants forçaient même parfois toute la population à y assister, peut-être en guise d'avertissement. L'ombre des taliban de Ahmed Rashid commence sur un procès qui se déroule dans un stade de sport, qui venait d'être rénové par des organismes humanitaires, avec la bénédiction des taliban ; mais il faut bien dire que les bénévoles voyaient un autre usage pour leur stade neuf. L'homme a été amené au milieu du stade par les soldats. Celui qui semblait être le chef demanda aux vingt f: femme sur le point dêtre exécutée,Kaboul, novembre 1999 membres de la famille de la victime s'ils voulaient épargner le coupable et par là, être assurés du paradis pour leur bonne action et recevoir une compensation financière : ils refusèrent tous. Et comme le veut la tradition, le chef de famille appliqua lui-même la sentence; le soldat lui tendit un kalachnikov. 8.9 L'homosexualité Dans l'islam, comme dans beaucoup de religions, l'homosexualité est très mal vue et sévèrement punie: ceux qui sont pris en flagrant délit deviennent des parjures à leur foi et commettent un des pires péchés. Voici deux versets du Coran qui nous le rapporte à travers l'histoire de Loth et des villes de Sodome et Gomorrhe, qui se trouve aussi dans la Bible. « Vous approcherez-vous des mâles de l'univers et délaisserez-vous vos épouses, créées pour vous par Votre seigneur? – Vous êtes un peuple transgresseurIls dirent: « Si tu ne cesses pas, Ô Loth! 24 tirés de « Les Quarantes Hadiths-La tradition du Prophète » de An-Nawâwi) 29 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud Tu seras au nombre des expulsés ». [...] Nous l'avons sauvé, lui et toute sa famille, à l'exception d'une vieille restée en arrière; puis nous avons anéanti tous les autres: nous avons fait pleuvoir sur eux une pluie: quelle pluie fatale pour ceux qui avaient été avertis ! » ( XXVI, 165-178) « Souvenez-vous de Loth. Il dit à son peuple: « Vous livrez-vous à la turpitude, vous qui voyez clair? Vous vous approchez par concupiscence des hommes plutôt que des femmes: vous êtes des ignorants. » » (XXVII, 54-57) Le châtiment n'est pas très clair, en effet, on trouve un hadîth qui ordonne des les tuer et on trouve des versets (par exemple IV, 15-16, où on parle d'abord de la punition de la femme, puis de celle des hommes) qui disent qu'il faut pardonner aux coupables s'ils se repentent de leurs actes. Les Taliban, eux, condamnent vivement les coupables, et ne s'embarrassent pas de la règle des témoins. Dans un article de L'Humanité (datant du 4 mars 1999), on nous rapporte que deux hommes « reconnus coupables de sodomie ont été condamnés à mort et exécutés en public ». Selon la Radio Charia, « l'exécution des deux hommes, par effondrement d'un mur de terre poussé par un char, a attiré une foule nombreuse. » Dans L'ombre des taliban, Ahmed Rashid, l'auteur, nous rapporte même des discussions, qui auraient pu paraître comiques si elles n'étaient pas à propos de vie humaine, au sujet de savoir si cela était suffisant ou s'il faudrait encore faire passer le char sur les débris du mur pour s'assurer de la mort des accusés, ou bien même s'il n'y aurait pas un châtiment plus approprié. 8.10 La police Pour faire respecter toutes ces lois et ces contraintes, les Taliban ont dû constituer une police efficace. Regroupées sous le nom poétique de « Ministère de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice » des milices parcouraient les villes à la recherche de contrevenants. Ces milices sont constituées de « jeunes zélotes »25 qui sillonent les rues, armés et prêts à intervenir : il est arrivé que des hommes n'ayant pas la barbe assez longue se soient fait fouetter dans la rue. Ces jeunes fanatiques étaient particulièrement craints par la population, car ils avaient un très grand pouvoir d'intervention et pouvaient se montrer très pointilleux par souci de trop bien faire, mais aussi également par pure méchanceté. Toutes ces restrictions et ces lois sont très pesantes pour la population, qui vit dans la terreur et la pauvreté, mais également dans la peur de la dénonciation, qui devint une activité florissante et encouragée par les dirigeants: tout le monde se méfiait de son voisin. 25 Ahmed Rashid, L'ombre des taliban 30 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 8.11 Les minorités Pendant la période de pouvoir des Taliban, on ne parlait que peu des minorités, car l'information avait de la peine à nous parvenir, mais il ne faut pas les oublier, car certaines ont énormément souffert. Les Talibans appartiennent à l'ethnie patchoune, l'ethnie majoritaire en Afghanistan et leur islam est influencé par elle, comme celui des autres ethnies est également teinté par leurs coutumes. Les gens appartenant à des minorités ont été écartés du pouvoir, puis mis au ban de la société. Il y a eu des massacres de villages entiers, pour seule raison qu'ils n'étaient pas patchounes. Des communautés ont perdu tous les hommes en âge de se battre et les femmes et les enfants se sont retrouvés seuls, sans ressources, sans protection, sans maisons et sans bétail pour survivre. Les Taliban ont ordonné que les minorités hindoues et afghanes portent un insigne jaune pour que l'on puisse les différencier. « Selon un haut responsable du ministère taliban de l'Information, le mollah Abdulhanan Himat, cité par l'agence AIP, cette décision vise à protéger les hindous et les autres minorités religieuses afghanes des exigences du régime islamique, dont l'observance est sévèrement contrôlée par la police religieuse. »26 Mais, dans les faits, il s'agissait bien de discrimination raciale. Les minorités Hazaras, déjà très pauvres, ont beaucoup souffert, car, en plus de ne pas être patchounes, elles sont chiites, l'autre branche minoritaire de l'islam et de tout temps les chiites ont été persécutés par la majorité sunnite. Mais pour les Taliban, il s'agissait là de purifier l'islam, en quelque sorte, et non plus de querelles théologiques. 26 http://www.geocities.com/atheisme/textes_divers/2001_05_24jaune.htm 31 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 9. Conclusion Tout au long de ce travail, j'ai pu voir que le monde de la Charia et de la jurisprudence musulmane est très complexe et que l'on ne peut donc le résumer à un ensemble de lois fixes et bien définies, d'autant plus que la part humaine du jugement est censée avoir une grande importance; les lois sont influencées par les hommes qui les mettent en pratique et ces hommes sont également influencés par ces textes qui font partie intégrante de leur vie. Le fait que les textes de base soient encore contestés et que leur validité soit remise en question par des branches différentes de l'islam ne rend pas la tâche plus facile pour les oulémas*. Le Coran et la Sunna contiennent de nombreux gardefous qui devraient théoriquement empêcher les dérapages et garantir un traitement plus ou moins équitable à tous. Mais, quand un groupe de fanatiques, croyant détenir l'unique vérité, s'empare des rênes du pouvoir et met en place sa vision de la religion, les choses peuvent vite devenir hors de contrôle. En effet, les textes sont très manipulables; et bien plus encore, si on a face à soi une population ignorante et crédule, qui ne ne demande qu'à croire en un sauveur après des décennies de guerre. En elle-même, la Charia ne protège donc pas de façon absolue contre les dérives et les excès des Taliban, ou d'autres groupes intégristes, dans leurs interprétations. Les Taliban en sont arrivés à des mesures extrêmes pour essayer de faire tenir leur vision de la religion debout, d'où peut-être la preuve que leur système ne pouvait fonctionner à long terme. Malheureusement, ce sont les populations qui ont dû le plus en souffrir, après déjà tant de malheurs. Les dirigeants des Taliban rêvaient d'une vie spartiate, pieuse et surtout islamique et ont voulu l'imposer à tout un pays, qui était réputé pour son mélange ethnique, sa diversité culturelle et l'indépendance des différents clans qui le composent. Pour nous, occidentaux, la plupart des traitements que les Taliban ont infligés à ce pays et à sa population sont d'une extrême inhumanité, mais la plupart d'entre eux étaient persuadés de servir la cause de Dieu et d'être du côté du bien, même si cela peut paraître aberrant. Mettre à ban la moitié de la population, empêcher toutes formes de divertissement, persécuter les minorités et faire peser presque la loi martiale sur la population ont laissé de profondes marques dans ce pays déjà dévasté par les guerres et, malgré la chute des Taliban en 2001, la doctrine et le mode de vie taliban persistent encore à présent dans nombre de campagnes reculées. Ce travail m'a fait découvrir un autre aspect de notre monde et un autre aspect de l'islam que celui, souvent simplifié à l'extrême, présenté dans les médias. L'islam est une religion riche et très complexe et qui contient en elle les ingrédients nécessaires à une évolution positive, tout comme l'est la civilisation qui l'accompagne, mais comme pour toutes les religions, l'extrémisme n'est jamais une bonne chose pour la population et l'image que donne la religion. Mes remerciemments à Hassane Makki pour la traduction du titre en arabe 32 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 10. Lexique Burqa : vêtement long et large qui recouvre entièrement le corps de la femme, ne laissant que quelques trous devant les yeux27 Calife : chef temporel et spirituel de la communauté religieuse. Titre pris par les successeurs de Mohammed. Très peu usité de nos jours. Charia : Loi islamique basée sur les textes sacrés que sont le Coran et la Sunna Coran : Livre sacré des musulmans, dont les textes viennent de Dieu Émir : titre général pour quiconque possède un poste de commandement Fatwa : avis juridique ou théologique d'un mufti* ou juriste Fondamentalisme : courant religieux conservateur et intégriste Hadîth : paroles du Prophète, les hadîths composent la Sunna Ijtihad : effort de réflexion personnelle Imam : celui qui conduit la prière (chez les sunnites) ; chef religieux (chez les chiites) Jihad : guerre légale, sur le plan physique et psychique Juriste : spécialiste de la Charia et des Textes Madrasa : école d'enseignement religieux musulmane, école coranique Mollah : savant spécialisé dans les sciences religieuses28,docteur de la loi coranique Mudjahidin : combattants d'une armée de libération d'un pays musulman Mufti : interprète officielle de la loi musulmane chargé de donné des avis (fatwas) sur des questions d'ordre juridique et théologique Ouléma : docteur de la loi coranique, juriste et théologien musulman (s'écrit aussi uléma) Qibla : direction de la prière, c'est-à-dire de la Mecque Secte : groupe religieux isolé, issu d'une plus grande religion Sunna : paroles du Prophète rassemblées et mises sous forme écrite Shura : réunion consultative censée débouchée sur un consensus pour prendre les décisions Talib : Étudiant d'une école coranique; pluriel: taliban Tchador : voile qui recouvre entièrement le corps de la femme, ne laissant libre que le haut du visage29, synonyme de burqua 27 tiré de Comprendre l'islam- Mots-clé, p. 203 28 tiré de Comprendre l'islam- Mots-clé, p. 51 29 tiré de Comprendre l'islam-Mots-clé, p. 203 33 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 11. Annexe Carte des ethnies présentes en Afghanistan30 30 Tiré de http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/afghanistanmdv1997 34 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 12. Bibliographie 12.1 Livres – AL-SUYÛTI, Jalâhu-Dîne, Les Quatre Écoles Sunnites: l'intérêt de leurs différences, La Ruche, 2002 – AN-NAWÂWI, Les Quarante Hadiths-Les Traditions du Prophète, Les deux Océans, Paris, 1980 – CLERC, Jean-Pierre, L'Afghanistan, otage de l'Histoire, éd. Milan, 2002 – ETIENNE,Gilbert, Imprévisible Afghanistan, La bibliothèque du citoyen-presse de sciences politiques, 2002 – GOHARI, M.J., The Taliban; Ascent to power, Oxford University Press, 2000 – Dr KHODER, Mohammad, Human Rights in islam, édité par le Dr Zaïd A. Al-Husain. 1988 – LUDWIG, Quentin, Comprendre l'islam, Eyrolles, Paris, 3e tirage, 2006 – MARSDEN, Peter, The Taliban: war, religion and the new order in Afghanistan, Oxford University Press & Zed Book Ltd, 1998 – MATINUDDIN, Kamal, The Taliban Phenomenon: Afghanistan 1994-1997, Oxford University Press, 1999 – MOTTIER, Kiny M., Des arcs-en-ciel sous les burquas-Cartes postales d'Afghanistan-Kabul 1997-2002, éd. privée 2003-2004 – RAMADAN, Saïd, La Sharî'a-Le droit islamique, son envergure et son équité, Al Qalam, Paris, 1997 en français et 1961 pour la version anglaise – RAMADAN, Saïd, La Sharî'a-introduction au droit islamique, éd. Tawhid, 2e édition 2001 – RASHID, Ahmed, L'ombre des Taliban, éd. Autrement, Paris, 2001 – Le Coran, traduction de D. Masson, Galimmard,1967 – Global religious movements in regional context, éd. John Wolffe et The Open University Press, 2002 12.2 Articles – EPSTEIN, Marc & GLADIEN, Stephan, Voyage au coeur de la barbarie, dans L'Express du 28/06/2001 (http://www.lexpress.fr/info/monde/dossier/afghanistan/dossier.asp?ida=418423) – RASHID, Ahmed, Les Taliban au coeur de la déstabilisation régionale, dans Le Monde diplomatique, novembre 1999 (http://www.monde-diplomatique.fr/1999/11/RASHID/12663) – Deux condamnés étouffés sous un mur de pierres, dans L'Humanité du 04/03/1999 (http://www.humanite.presse.fr/journal/199-03-04/1999-03-04-446467) – DREVILLON, Elizabeth, Kabul: women in the shadows, dans The Unesco Courrier d'octobre 1998 (http://www.unesco.org/courier/1998_10/uk/dici/txt1.htm) 35 La Charia et les Taliban – Nadia Panchaud 12.3 Sites internet – http://fr.wikipedia.org/wiki/Islam : site de l'encyclopédie libre Wikipédia sur la plupart des aspects de l'islam – http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/asie/afghanistan.htm : résumé des grandes lignes de l'Histoire de l'Afghanistan et de ses caractéristiques – http://sisyphe.org/imprimer.php3?id_article=37 : restrictions et persécutions imposées aux femmes afghanes par les Taliban – http://www.rawa.org/nbc.htm : témoignages des conditions de vie pour les femmes en Afghanistan – http://www.usc.edu/dept/MSA/fundamentals/hadithsunnah/ : compendium de textes musulmans, en anglais – http://www.coranix.com/111/index.htm : page sur « l'art d'accommoder le Coran » – http://www.geocities.com/atheisme/textes_divers/2001_05_24jaune.htm minorités par les Taliban 12.4 – : distinction des Emission de télévision L'Afghanistan Dévoilé, National Geographic Channel, 25 juin 2006, 20h45 : l'après Taliban en Afghanistan et les conséquences de leur gouvernement 12.5 Photos Titre, soldats : http://www.thesahara.fsnet.co.uk/taliban/taliban_shells.jpg Titre, extrait du Coran : http://www.enlineadirecta.info/fotos/Coran.jpg a: femmes portant la burqa http://www.purpleberets.org/images/burqa2.jpg b:deux petites filles, dont les parents bravent le danger, apprennent à lire clandestinement à Kaboul http://www.unesco.org/courier/1998_10/photoshr/07.htm c: enfants et cerf-volant au bazar de Kaboul http://ispb.univ-lyon1.fr/Lyon%20Kaboul/photos_sante/photos_afghanistan/pages/Enfant%20 et%20cerf-volant%20-%20Bazar%20de%20Kaboul.htm d: le bouddha après destruction http://portal.unesco.org/culture/fr/ev.phpURL_ID=25451&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html e: femme sur le point d'être lapidée http://extremecentre.org/wp-content/uploads/2006/03/lap%C3%AEdation.jpg f: femmes sur le point d'être exécutée, Kaboul, novembre 1999 http://www.rawa.org/murder-w.htm 36