Avis sur le dossier de candidature des Alpes de la Méditerranée Thierry Lefebvre1 Note provisoire Préparée pour le groupe de travail patrimoine mondial Décembre 2015 Version provisoire Ne pas citer sans autorisation 1 Les points de vue exprimés sont ceux de l’auteur et n’engagent pas le secrétariat international de l’UICN. Les membres du groupe de travail patrimoine mondial du Comité français de l’UICN sont invités à apporter leurs commentaires sur le document. Contexte Le bien proposé est situé dans la partie la plus méridionale de la chaîne alpine « entre les départements des Alpes-Maritimes et des Alpes-de-Haute-Provence dans le sud-est de la France et les Régions du Piémont et de la Ligurie dans le nord-ouest de l'Italie. » Ce territoire essentiellement montagneux forme un continuum qui s’étend depuis la côte méditerranéenne pour culminer jusqu’à l’altitude de 3297 mètres dans les massifs de l’Argentera et du Mercantour. Il est inclus dans cinq aires protégées adjacentes de différentes catégories (parc naturel régional, parc national, sites Natura 2000) réparties entre l’Italie et la France. Le site constitue un témoignage de la formation de la croûte continentale profonde du continent européen et de deux chaines de montagne (Varisque et Alpine). On peut également y observer les processus de formation de plus de 80% des types de roches de la planète. Sur le plan écologique, le territoire a servi de zone refuge pour des espèces de flore et de faune tertiaires, et constitue aujourd’hui le principal centre d'endémisme de l'ensemble des Alpes. Le comité français de l’UICN et le Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie fournissent un accompagnement technique de la candidature depuis la dernière mise à jour de son inscription sur la liste indicative française intervenue en 2013. La présente note compile les avis recueillis auprès des membres du groupe de travail patrimoine mondial et d’experts de la commission mondiale des aires protégées, dans le cadre de consultations individuelles. Valeurs et critères Le bien est proposé au titre de trois des quatre critères naturels (viii, ix, x) et fonde sa valeur universelle exceptionnelle potentielle sur les interactions entre les processus géologiques et biologiques, ainsi que sur leur exceptionnelle visibilité. Le site présente en effet un caractère démonstratif pour comprendre les liens entre les dynamiques de biodiversité et l’histoire géologique, qui sont particulièrement bien décrits dans le dossier. Critère (viii) Le bien représente une coupe complète qui permet d’accéder à un exemple unique d’une chaine de montagne non encore effondrée ni érodée mais sectionnée transversalement par l’ouverture d’un bassin océanique. Il offre une vision de trois orogénèses (varisque/alpine). L’intérêt scientifique du site a été reconnu par l’ensemble des experts, du fait notamment de la représentation d’un grand nombre de processus géologiques différents depuis le rifting jusqu’à la subduction et la collision continentale, mais également de l’interaction entre la dynamique interne de la Terre (tectonique des plaques) les processus de surface (érosion, glaciations), et des affleurements qui offrent une grande qualité visuelle et esthétique La description de la valeur est claire et illustrée par des cartes et des schémas. Cependant, les experts ne s’accordent pas sur le caractère universel de cette valeur, considérant que de nombreuses montagnes méditerranéennes ou "alpines" sensu lato inscrites sur la liste du patrimoine mondial présentent des caractéristiques similaires. Le site est caractérisé par son fort gradient altitudinal: on passe ainsi, en une cinquantaine de kilomètres, de sommets culminant à 3 297 m d’altitude à des fonds abyssaux à moins 2 500 m. La jonction Alpes-Apennins d'une part, et l'étroitesse du plateau continental d'autre part, sont aussi à mieux valoriser (vieille notion des montagnes "qui tombent dans la mer"). L’expression de la valeur universelle exceptionnelle du bien proposé pour ce critère est conditionnée à la possibilité d’accéder à la mer, plus précisément jusqu’à la fosse océanique pour représenter l’ensemble des processus géologiques décrits dans le dossier technique. Critère (ix) Les Alpes de la mer sont décrits comme le seul site où la biodiversité de la région alpine se trouve en interface avec celle de la région méditerranéenne. Cette notion d’interface peut être appliquée à d’autres contextes écorégionaux et ne constitue donc pas en soi un élément déterminant pour caractériser une VUE. Pour le critère (ix) il manque la démonstration que ces processus de spéciation et les processus évolutifs en général sont toujours en cours et que le site constitue un laboratoire pour la compréhension de ces processus Le bien est caractérisé par une grande diversité d’habitats, qui sont pour la plupart présents ailleurs. Il reste encore à démontrer ce qui est exceptionnel comme phénomène évolutif - si ce n'est la "cohabitation" sur un espace réduit. Il faut préciser la définition de l'endémisme et son échelle : au niveau du bien, de la région, du Sud des Alpes, etc Les facteurs anthropiques, qui sont déterminants pour comprendre les dynamiques de la biodiversité sont absents de la démonstration : 1°) reconstituer de façon aussi précise que possible les environnements avant l'installation d'Homo sapiens ; 2°) refaire le travail pour caractériser l'état présent des environnements ; 3°) enfin, montrer le passage de (1°) à (2°), ou comment des "millénaires d’histoires humaines, alpines et côtières, françaises et italiennes (...) ont façonné des territoires d’exception" (les auteurs peuvent-ils préciser ce qu'est pour eux un "territoire d'exception" ?). Car, s'il y a des millénaires de présence humaine, alors la nature est évidemment très transformée... Critère (x) Le Parc national du Mercantour et le Parco naturale Alpi Marittime ont fait l'objet d'un ATBI qui a mis en valeur l'exceptionnelle richesse biologique de ces territoires La définition de la valeur liée au critère (x) n'est pas claire et ne montre pas une exceptionnalité au niveau mondial. Elle pourrait se rapprocher d'une importance régionale (Europe). Par ailleurs, aucune des aires protégées incluses dans le bien ne figure dans la liste des sites les plus irremplaçables (2013). Le fait d’être situé dans le hotspot méditerranéen ne signifie pas que le site présente une valeur exceptionnelle du point de vue de la convention du patrimoine mondial (rappel : un point chaud de biodiversité est une zone biogéographique possédant une grande richesse de biodiversité particulièrement menacée par l’activité humaine). Analyse comparative La valeur universelle exceptionnelle ne peut être affirmée qu’à la suite d’une analyse comparative exhaustive et approfondie de sites comparables, à savoir une chaîne de montagnes se terminant dans la mer, avec une amplitude remarquable et unique entre les sommets émergés et les fonds sous-marins. Sur le plan méthodologique, hormis pour la géologie et la géodynamique interne, l'étude comparative est insuffisante : - les sites utilisés pour la comparaison ne sont pas représentatifs au niveau mondial pour les valeurs décrites dans le dossier - les analyses comparatives se limitent à trop peu de sites. Le choix des critères de comparaison doit être plus clairement justifié - actuellement, il n'est pas possible de déterminer si les valeurs utilisées pour cette analyse sont situées dans le périmètre proposé ou en dehors (le hotspot de biodiversité de la région méditerranéenne se trouve seulement dans une très petite partie du périmètre, alors qu’il est largement utilisé dans l'analyse comparative) - les analyses comparatives partent d'une bonne vision d’ensemble, mais le résultat est difficile à interpréter - Pour les critères de biodiversité, l’analyse comparative ne démontre pas l’exceptionnalité du bien (réduire les catégories et combiner les différents attributs dans un tableau unique). En définitive, la description des valeurs témoigne de l’importance du bien proposé et l’analyse comparative insiste sur la singularité de ses caractéristiques prises isolément mais elle ne démontre pas son exceptionnalité sur le plan mondial. Il serait bon que les auteurs consultent des dossiers de biens naturels présentés par l'Australie (Ningaloo Coast) et la Suisse (Sardona), qui contiennent des exemples robustes d'analyses comparatives. Il faut faire une analyse comparative par critère et prendre en compte des zones qui présentent des valeurs du même type en considérant les biens déjà inscrits sur la Liste du patrimoine mondial comme ceux qui n’y figurent pas. Un séminaire d'experts organisé à Valdieri en juillet 2012 sur ce thème a déjà fourni une première liste de sites à comparer par type de valeurs. Il faudrait se fonder sur ce premier résultat pour faire réaliser une analyse comparative plus objective. Critère (viii) Critère (ix) Critère (x) A l’échelle régionale A l’échelle régionale A l’échelle régionale - Vanoise - Vanoise - Vanoise - Grand Paradis Alpes suisses Jungfrau Aletsch - Grand Paradis Alpes suisses Jungfrau Aletsch - Grand Paradis Alpes suisses Jungfrau Aletsch - Rivage méditerranéen des Pyrénées - Montagne Saint Victoire - Swiss tectonic arena Sardona - Massif d’Esterel Mont Genève Pyrénées - Dolomites Corse et Sardaigne - Ecrins - Grottes à concrétions du Midi de la France - Bouches de Bonifacio Massif d’Esterel - Mont Genève Dolomites - Corse et Sardaigne Montagne Saint Victoire Dans le reste du monde - Nouvelle-Zélande (effet rift entre les îles) La description actuelle de la valeur n'est pas assez précise pour faire une comparaison. En se fondant sur les hotspots de biodiversité, le site proposé n’a pas (ou seulement partiellement au niveau des zones proches de la mer) une importance internationale. Dans le reste du monde - - - Gros morne national park (Canada) : exposition de la croûte océanique profonde et des roches du manteau terrestre Macquarie Island (Australie) : visibilité de roches provenant du manteau terrestre Lorentz National Park (Indonésie) : formation montagneuse en cours - Three Parallel Rivers of Yunnan Protected Areas (Chine) : témoin de la fermeture de l’ancienne Thétys et de la formation de l’Hymalaya - Swiss tectonic arena Sardona - Caucase - Altai - Rocky Mountains - Tien-San Alpes Néo-Zélandais - Sierra Nevada de Santa Marta (Colombie) - Caucase - Alaska Shiretoko (Japan) Vallée du grand rift - Hymalaya Côte ouest de l’Amérique du Sud - Reef Atlas (Maroc) Dolomites - Corse et Sardaigne - Sierra Nevada de Santa Marta (Colombie) - Caucase Alaska - Shiretoko (Japan) Reef Atlas (Maroc) - Garda Yunnan (Chine) Olympic National Park (USA) - Turquie et Caucase oriental S’agissant d’un écosystème montagnard, la comparaison doit porter d’emblée sur tous les écosystèmes montagnards équivalents dans le monde, dont beaucoup sont déjà inscrits sur la Liste de patrimoine mondial, notamment les Rocky Mountains, le Caucase, l’Altai, Tien-San, les Alpes néo-zélandaises, les Pyrénées, etc. Il faut rappeler que les écosystèmes montagnards (critères ix et x) sont parmi les plus représentés sur la liste du patrimoine mondial. Une analyse comparative plus robuste est nécessaire pour justifier le critère (viii). En effet, la liste du patrimoine mondial contient déjà des sites représentatifs de phénomènes tectoniques similaires (étapes de cycles de Wilson). En revanche, la VUE n’est pas suffisamment démontrée pour les critères (ix) et (x), qui présentent un intérêt régional indéniable mais ne démontrent pas une valeur universelle exceptionnelle. Intégrité Le critère d’intégrité constitue l’élément le plus problématique du dossier. Au fil des échanges avec le groupe de travail patrimoine mondial du Comité français de l’UICN, les porteurs de projet ont fait évoluer le périmètre du bien proposé pour intégrer davantage de zones littorales, sur la base d’un travail de concertation mené auprès des collectivités locales concernées. L’évolution du périmètre du bien, initialement centré sur les sites « Mercantour-Alpi Marritime » et aujourd’hui dénommé « les Alpes de la Méditerranée » témoigne de l’extension géographique depuis les sommets jusqu’à la côte. Ce faisant, cet élargissement pose un problème d‘intégrité en raison du mitage urbain du territoire dans la partie littorale. Etat de conservation et principales pressions Il est rappelé que les attributs exprimant la VUE doivent faire l’objet d’une évaluation précise de leur état de conservation, incluant une analyse des menaces. Dans le cas présent, une attention particulière doit être portée sur les dynamiques foncières dans la zone côtière - qui figure parmi les plus anthropisées du monde - et sur les activités touristiques dans l’ensemble du bien proposé. Dans la partie sud du périmètre, les axes de transport et l'urbanisation constituent des menaces pour l’intégrité des écosystèmes. Il faut clairement expliquer comment sera contrôlée l'urbanisation, qui ne cesse de se densifier, la pression foncière étant énorme sur le littoral, et non négligeable en limite de parc (ex. le secteur de Rabuons en Haute-Tinée). Périmètre La délimitation de la zone proposée pour inscription et la zone tampon ne sont pas satisfaisantes : - Les limites du bien apparaissent extrêmement découpées sur la carte et laissent « une impression de bricolage » - Ce périmètre n’est pas en mesure d’assurer la connectivité écologique nécessaire pour les processus biologiques décrits, ni de garantir leur fonctionnalité. Une analyse détaillée de la connectivité écologique du bien doit être menée pour définir l'intégrité au moins pour le critère (ix) - L’échelle des cartes ne permet pas d’apprécier la connectivité écologique. Pour les critères géologiques, une partie des attributs se trouve en partie sous la mer et n’a pas été intégrée dans la proposition de périmètre ; pour le critère (ix) il est probable que plusieurs attributs et éléments de la VUE se trouvent à l'extérieur du bien proposé - Les Orientations indiquent plusieurs caractéristiques à prendre en considération pour définir le périmètre pour chaque critère naturel. Il est notamment rappelé pour le critère (ix) que le périmètre doit être assez étendu et contenir les éléments nécessaires à l’illustration des principaux aspects des processus essentiels à la conservation à long terme des écosystèmes et de la diversité biologique qu’ils contiennent. La connectivité constitue de facto un critère essentiel pour l’expression de la valeur universelle exceptionnelle de ce critère. Or, dans la partie littorale, certains corridors sont démesurément étroits et contigus à des zones très anthropisées. Par ailleurs, l’échelle des cartes ne permet pas d’apprécier les couloirs de circulation des espèces ni les barrières écologiques physiques ou non physiques. - La notion de continuité territoriale pourrait être complétée par celle de continuité visuelle des paysages (si les Giardini Hanbury sont inclus, pourquoi pas des unités comme le secteur du Fort de la Revère, le binôme Mont Alban-Mont Boron, ou la colline du Château à Nice ?). Il y a dans ce dernier cas un paléo-paysage d’îlot calcaire rattaché à la terre ferme par le développement des plaines alluviales du Paillon, et, du sommet de cette colline, il serait possible d’aménager un parcours basé sur deux points de vue complémentaires : le panorama déjà existant sur le cap d’Antibes et, à l’arrière-plan, les massifs de l’Estérel et des Maures ; plus un panorama à créer en direction du nord vers le Mont Chauve et les reliefs de l’arc de Nice (ce que l’on voit admirablement du Fort de la Revère précisément). D’une façon générale, dans la bande littorale où l’on continue de construire beaucoup, et notamment en hauteur, c’est la continuité optique des points de vue qui doit être protégée. - Les Orientations précisent « qu’une explication claire sur la manière dont la zone tampon protège le bien doit être fournie », mais ces éléments font défaut dans le dossier proposé. Or, la zone tampon ne semble pas avoir été définie en fonction d’une analyse des menaces et des pressions s’exerçant sur le bien (du moins n’apparaît-elle pas dans le document) mais en fonction des possibilités offertes par l’adhésion de communes volontaires. Le bien proposé ne remplit pas la condition d’intégrité Protection et gestion La présentation qui a été faite devant le groupe de travail patrimoine mondial du Comité français de l’UICN en septembre 2015 a soulevé de nombreuses questions qui ne trouvent pas de réponse dans le dossier soumis ensuite au CNBFPM, s’agissant en particulier de la grande diversité des outils de protection et des objectifs de gestion dans la zone littorale, dont plusieurs ne répondent pas à la définition UICN d’aire protégée (DTA, terrains militaires) tandis que les sites Natura 2000 relèvent d’une désignation européenne, qui fait l’objet de modalités de gestion différentes entre l’Italie et la France. Dans la partie littorale du bien proposé, plusieurs statuts de protection sont insuffisants pour garantir le bon état de conservation à long terme de l’ensemble des caractéristiques naturelles. Conclusion A moins qu’une solution crédible ne soit trouvée pour garantir l’intégrité à long terme du bien, la proposition détaillée dans le rapport technique ne répond aux conditions énoncées par la convention du patrimoine mondial et ses orientations pour asseoir une valeur universelle exceptionnelle. En l’état actuel des réflexions, et sur la base des inventaires déjà réalisés, une autre forme de reconnaissance internationale pourrait être envisagée.