I. Généralités
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I.1 - LA PHILOSOPHIE ET LE SACRÉ
1. Contribution et opposition
L’idée de la nécessaire opposition entre la philosophie, vecteur de rationalité, et
la religion, chemin dans l’irrationnel, trouve en grande partie son origine dans le
choc entre les progrès scientifiques postérieurs à la Renaissance et les postulats
cosmologiques inscrits dans les textes religieux.
Pourtant, l’interface entre philosophie et religion est bien plus large que le seul
volet scientifique. L’hypothèse de lexistence de Dieu et la question de la
création ex nihilo du monde relèvent plus de la métaphysique que de la
physique.
En fait, l’interaction entre philosophie et religion est ancienne et a souvent été
autant l’occasion de collaboration que d’opposition frontale.
La religion va considérer assez tôt que la philosophie est à son service ; son
premier emploi par les religions du Livre est celui d’un outil logique et
conceptuel, considéré comme relativement indispensable. Dans un domaine où
règne l’immatériel, que signifient entité, personne, essence, divinité, libre
arbitre et âme, termes couramment utilisés en théologie ? Autant de mots qui
échappent partiellement à la perception immédiate fondée sur l’expérience
humaine quotidienne acquise dans un monde matériel. Ils doivent être au
préalable définis formellement et conceptualisés intrinsèquement avant d’être
employés dans des constructions plus élaborées.
Quelquefois, cette collaboration est encore plus large. Il faut en effet garder à
l’esprit que la Révélation sest matérialisée en un texte de nature particulière,
qui cherche à atteindre le plus grand nombre dans la communauté des hommes.
Elle veut notamment toucher le cœur. Les écrits ne revêtent donc ni la forme, ni
la structure, ni le vocabulaire d’un système métaphysique. Pour les étudier, il
faut en percevoir les concepts à partir de représentations plus imagées, travail
théologique qui s’appuie peu ou prou sur une réflexion philosophique.
Cet apport de la philosophie ne se limite pas à une aide à la formalisation
notionnelle et conceptuelle. Les questions que l’on peut se poser sur le divin
sont innombrables. Elles peuvent être métaphysiques, porter sur des questions
éthiques ou sociales complexes, sur l’homme, sur l’Histoire... Les écrits sacrés
La métaphysique et le sacré : des philosophes médiévaux et modernes
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ne peuvent à eux seuls afficher, explicitement et en détail, toutes les réponses. Il
faut donc inférer, en se servant des dogmes comme base de raisonnement1.
Enfin, il est inutile de réinventer l’existant. Parler d’éthique ou de libre arbitre
revient souvent à rentrer dans un jeu d’analyses déjà connu des Grecs et qu’il
convient seulement d’adapter à un nouveau cadre doctrinal.
C’est justement dans le cadre de cette osmose, ancienne, entre philosophie et
religion, que se sont fait jour spontanément des divergences entre rationalité et
autorité des textes. Dès le haut Moyen Âge, les interrogations se sont
multipliées. Il en a émerun exercice philosophique inattendu, celui de
chercher à arbitrer entre les deux partis, à les concilier parfois, voire à élaborer
une interface permettant de les faire dialoguer.
2. Une philosophie religieuse étonnamment grecque
La philosophie est une création grecque. Jusqu’à la Renaissance, et malgré les
innombrables développements médiévaux, elle a choisi de conserver ses assises
antiques. Il nest donc pas étonnant que les considérations philosophico-
religieuses du Moyen Âge soient souvent associées à des écoles de pensée
grecques (aristotélisme ou néoplatonisme, suivant le cas). Pour autant, cela ne
signifie pas qu’il s’agisse de simples prolongements de pensées plus aniciennes.
Songeons, par exemple, au subtil Jean Duns Scot (1266-1308) qui inspirera
Deleuze et au grand Thomas d’Aquin (1225-1274) qui deviendra philosophe
officiel de l’Église au XIXe siècle. Averrs, de religion musulmane, et
Maïmonide, de religion juive, seront les auteurs d’une pensée étonnamment
moderne avec, pour le premier, l’affirmation d’une compatibilité effective entre
foi et science et, pour le second, la promotion de l’idée de modularité du sens.
Il n’en reste pas moins que, pour ses utilisateurs monothéistes, il s’agit d’une
philosophie païenne. Le paradoxe est bien là, et il ne suffit pas d’invoquer une
liberté d’esprit des penseurs médiévaux ou une admiration béate pour leurs
augustes aînés. Encore faut-il que les constructions intellectuelles grecques
soient débarrassées des références explicites au polythéisme. Cest
effectivement le cas : les philosophes grecs ont souvent cherché à penser le
monde sans a priori divin ou religieux2.
1 C’est notamment le cas des religions où la dimension juridique est forte (judaïsme et
islam).
2 De nombreux philosophes grecs ont eu une vision du cosmos éloignée des
représentations mythologiques classiques ; ils ont été conduits à penser un divin
dépersonnalisé, ramené parfois à de simples principes.
I. Généralités
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On ne peut qu’être surpris de constater l’adhésion de ces penseurs à une
philosophie issue d’une culture polythéiste, sans réaction première de rejet de
leur part : la fertilisation croisée a bien lieu.
3. L’impact de la philosophie sur la dogmatique
En retour de cette demande « d’assistance », la philosophie influencera
fortement l’édification de la dogmatique et de la théologie des religions du
Livre.
Ainsi, dans le monde islamique, l’école mutazilite prône pendant près d’un
siècle des positions théologiques originales sur le libre arbitre de l’homme et sur
le caractère incréé de la matière composant l’univers.
De son côté, le christianisme sest retrouvé immergé, dès sa prime jeunesse,
dans le monde culturel et philosophique grec du grand empire romain. C’est à
cet environnement intellectuel grec que les Pères de l’Église se sont parfois
référés dans leur travail de consolidation de la dogmatique religieuse chrétienne.
Cette influence extérieure a été suffisamment forte pour fournir à des
mouvements dissidents, comme les Gnostiques, les moyens de se lancer, durant
les premiers siècles, dans la sophistication des dogmes et dans des constructions
taphysiques complexes et parfois exubérantes. Des doctrines trinitaires
térodoxes fleurissent, à la même époque, en se fondant sur l’acception
particulière de termes philosophiques (personne, essence, substance) et les
scissions qui en ont résulté ont garune importance notable dans la diversité
du christianisme.
4. Une étrange liberté
Si la philosophie est fille de la liberté, son exercice sest parfois heurté
historiquement à l’intolérance des autorités en place, au Moyen Âge et à la
Renaissance. Il semblerait contextuellement logique que la liberté d’expression
des philosophes sur les questions de religion ait suscité rejet, interdiction de
parole, condamnation officielle, voire persécution. C’est pourtant loin d’être
uniformément le cas, et la pensée philosophico-théologique va connaître un
essor réel, notamment durant la période médiévale, avec de très grands noms
comme Averrs, Maïmonide et Thomas d’Aquin.
Certes, le message des penseurs, assez innovant, n’a pas été délivré sans
friction. Mais le penseur musulman Averrs souffrit plus de sa disgrâce
politique que de l’opposition d’une autorité religieuse ; quant au philosophe juif
Maïmonide, l’exaspération qu’il suscita chez ses coreligionnaires du sud de la
France resta sans lendemain ; enfin, les controverses sur la pensée de Thomas
La métaphysique et le sacré : des philosophes médiévaux et modernes
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d’Aquin se calmèrent deux siècles après sa mort. De leur vivant, ils ne
connurent jamais les affres réservées à certains autres responsables religieux
qui, ayant céà une « innovation théologique », le payèrent au prix fort3.
Durant la période médiévale, la technicité de leurs écrits, accessibles aux seuls
spécialistes, maintint le débat au sein d’une communauté restreinte souvent
initiée à la philosophie grecque et donc consciente de l’intérêt de la spéculation
philosophique, mais aussi de ses limites. Pour le pouvoir politique ou religieux,
ils représentèrent une réserve d’idées, utilisables ou non, officialisables ou non,
et portant toujours la marque du prestige intellectuel.
* * *
Dans le présent ouvrage, l’attention est surtout portée sur l’interaction entre
philosophie et religion, non pas dans sa dimension nécessairement conflictuelle
ou concurrentielle, mais dans sa richesse constructive et dans son originalité.
Les philosophes qui y seront présentés ont néanmoins connu, malgré leur
relative liberté, la situation de ceux qui sont « à cheval sur la frontière de
l’interdit ». D’Averroès à Tresmontant, ils ont été ou sont encore contestés,
même si le temps finit par faire, tout ou partie, son œuvre.
3 Il s’agit surtout d’innovations religieuses qui ont dépassé le seul cadre philosophique
et qui, devenues « opératoires » sur le plan du culte, se sont propagées au sein même du
peuple (les Cathares en sont un exemple).
I. Généralités
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I.2 - LES RELIGIONS DU LIVRE
Forgé initialement dans le cadre de la théologie musulmane, le vocable
« religions du Livre » désigne par extension le judaïsme, le christianisme et
l’islam. Ces trois monothéismes ont en effet en commun d’être portés par une
Révélation divine dont l’expression essentielle a éretranscrite dans un livre :
Torah (Pentateuque de l’Ancien Testament), Évangiles et Coran.
Le Livre occupe une position cruciale dans ces religions ; il est censé contenir
une part essentielle du message religieux4 et, à ce titre, reste la référence par
excellence, référence pour toujours. En lui sont inscrites les paroles de Dieu (dix
commandements dictés à Moïse, paraboles de sus, « citation » d’Allah).
Le Livre est sacré et fondateur, me si les éléments du texte ne jouissent pas
du même niveau de sacralité dans les trois religions. Pour lislam, le Coran est
in extenso la parole de Dieu. Le judaïsme considère quune partie seulement de
la Torah est parole divine, l’ensemble restant néanmoins l’interface obligée
avec Dieu pour tout ce qui relève de la dogmatique et du culte.
Cet attachement à un grand livre sacré peut-il être considéré comme une
spécificité des trois religions ? Pas nécessairement. D’autres grandes religions
ont eu leurs écrits sacrés : Vedas de l’Inde, Popol Vuh des Mayas… Et même
parmi les seules doctrines monotistes (ou assimilées comme telles), il y en a
encore dautres qui ont leurs textes sacrés, comme le zoroastrisme ou le
sikhisme5.
Il faut plutôt considérer que les trois religions sont proches car elles ont avant
tout histoire liée, ce qui se traduit par un héritage commun. Le christianisme se
veut une continuation aboutie du judaïsme ; l’islam se présente comme
l’achèvement prophétique des révélations mosaïque et christique. Le partage de
références historico-religieuses ainsi que les voisinages de concepts
théologiques et de principes éthiques sont patents, et il est justifié de parler d’un
faisceau constitutif des trois monothéismes. C’est justement au sein du Livre
que cet apparentement transparaît, souvent de façon explicite. Ainsi, par
exemple, l’histoire de Jésus a pour cadre un milieu culturel et religieux juif, et le
4 Dans le christianisme, c’est toutefois l’événement de la venue du Christ qui garde la
place théologique centrale.
5 Le zoroastrisme est l’ancienne religion de la Perse, fondée par Zarathoustra.
S’appuyant sur un livre révélé (l’Avesta), elle pose pour cadre religieux universel la
lutte des forces du bien et du mal. Elle devint religion officielle sous les Sassanides. Le
sikhisme est une religion née au XVe en Inde et dont les principes se situent au
croisement de l’hindouisme et de l’islam.
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