OPTIQUE PHYSIOLOGIQUE

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OPTIQUE PHYSIOLOGIQUE
Physiologie et dioptrique
TOME I
de l' œil
@
L'Harmattan,
2009
5-7, rue de l'Ecole polytechnique;
75005
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-08137-6
EAN: 9782296081376
Paris
Hermann HELMHOLTZ
OPTIQUE PHYSIOLOGIQUE
Physiologie et dioptrique
de l' œil
TOME I
Introduction de Serge NICOLAS
L'Harmattan
Collection Encyclopédie Psychologique
dirigée par Serge Nicolas
La psychologie est aujourd'hui la science fondamentale de l'homme
moral. Son histoire a réellement commencé à être écrite au cours du XIX.
siècle par des pionniers dont les œuvres sont encore souvent citées mais
bien trop rarement lues et étudiées. L'objectif de cette encyclopédie est de
rendre accessible au plus grand nombre ces écrits d'un autre siècle qui ont
contribué à l'autonomie de la psychologie en tant que discipline
scientifique. Cette collection, rassemblant les textes majeurs des plus
grands psychologues, est orientée vers la réédition des ouvrages
classiques de psychologie qu'il est difficile de se procurer aujourd'hui.
Dernières parutions
Pierre JANET, les médications psychologiques (1919) (3 vol.), 2007.
J.-Ph. DAMIRON, Essai sur l'histoire de la philosophie (1828), 2007.
Henry BEA UNIS, Le somnambulisme provoqué (1886), 2007.
Joseph TISSOT, Théodore Jouffroy, fondateur de la psychologie, 2007.
Pierre JANET, Névroses et idées fixes (vol. 1,1898),2007.
RAYMOND, & P. JANET, Névroses et idées fixes (vol. II, 1898),2007.
D. STEWART, Philosophie des facuItés actives et morales (2 vol.) ,2007.
Th. RIBOT, Essai sur les passions (1907),2007.
Th. RIBOT, Problèmes de psychologie affective (1910), 2007.
Th. RIBOT, Psychologie de l'attention (1889), 2007.
P. JANET, L'état mental des hystériques (3 vol., 1893, 1894, 1911),2007
Hippolyte BERNHEIM,De la suggestion(1911), 2007.
Th. REID, Essais sur les facuItés intellectuelles de l'homme (1785), 2007.
H. SPENCER, Principes de psychologie (2 volumes, 1872),2007.
E. COLSENET,Études sur la vie inconscientede l'esprit (1880), 2007.
Th. RIBOT, Essai sur l'imagination créatrice (1900), 2007.
Ch. BENARD, Précis d'un cours élémentaire de philosophie (1845), 2007
E. LlTTRE, Auguste Comte et la philosophie positive (1863), 2008.
A. BINET & Th. SIMON, Les enfants anormaux (1907), 2008.
A. F. GATIEN ARNOULT, Programme d'un cours de philosophie (1830)
V. BECHTEREV, La psychologie objective (1913), 2008.
A.M.J. PUY SÉGUR, Mémoires... du magnétisme animal (1784), 2008.
S. NICOLAS & L. FED!, Un débat sur l'inconscient avant Freud, 2008.
F. PAULHAN, Les phénomènes affectifs (1887), 2008.
E. von HARTMANN, Philosophie de l'inconscient (1877, 2 vol.), 2008.
H. HELMHOLTZ, Conférences populaires I (1865), 2008.
H. HELMHOLTZ, Conférences populaires II (1871), 2008.
Pierre JANET, De l'angoisse à l'extase (1926-1928) (2 vol.), 2008.
S. NICOLAS, Études d'histoire de la psychologie, 2009.
IV
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR
L'Optique physiologique] du savant allemand Hermann (von)
Helmholtz2 (1821-1894) est une œuvre tout à la fois physiologique et
psychologique sur la vision. Parue de 1856 à 1867, dans le volume IX de
l'Encyclopédie physique3 de Gustav K. W. H. Karsten (1817-1908), elle
se divise en trois parties bien distinctes: la dioptrique de l'œil, les
sensations visuelles, les perceptions correspondantes. La première partie
(1856) donne la description des moyens par lesquels le mouvement
vibratoire extérieur est conduit et transmis jusqu'à la surface nerveuse
pour y produire une impression. La seconde partie (1860) s'occupe de la
transformation de cette impression, toute physique, en sensation
lumineuse. La troisième partie (1866-1867), enfin, la plus intéressante
peut-être au point de vue psychologique, traite des lois psychiques au
moyen desquelles ces sensations lumineuses nous donnent la perception
des objets extérieurs.
Nous ne pouvons avoir ici la prétention de donner ici une analyse
même incomplète de ce volume de 1000 pages, mais nous allons essayer
de faire comprendre l'intérêt des problèmes posés, et d'en esquisser à
grands traits les solutions proposées par Helmholtz en commençant par
1 Helmholtz, H. (von) (1867). Handbuch der physiologischen
Optik (XIV, 874 p.). Leipzig:
Voss.
2
Pour une biographie voir l'article ci-après. Pour un ouvrage récent en français sur l'auteur:
Meulders, M. (2001). Helmholtz. Des lumières aux neurosciences. Paris: Odile Jacob.
3
L'ouvrage
fut en effet publié par parties entre 1856 et 1867 dans le volume IX de
Allgemeine Encyclopadie
der Physik de G. Karsten.
I'" livraison en 1856 (chap. I à 12 et
planches I à 3) - 7' livraison en 1860 (chap. 13 à 21 et planches 4 et 5) - 8' livraison en
1860 (chap. 22 à 27) - 17' livraison en 1866 (chap. 28 à 32) - 18' livraison en 1866 (chap.
33 à 41 et planche 6) - 19' livraison en 1867 (chap. 42 et conclusion, planches 7 à Il). La
même année paraissait la version française: Helmholtz, H. (1867). Optique physiologique.
Paris: Masson.
v
l'exposé de la première partie qui est l'objet de ce livre, c'est-à-dire
l'optique4.
Pour obtenir la netteté des images, il faut que chaque point
lumineux extérieur donne lieu à une impression unique. On comprend
facilement que, si trois lumières différentes, par exemple, éclairent une
même cavité, toutes les parties recevront à la fois les trois lumières, et, il
en résultera une impression confuse. Chez l'homme, le problème a été
résolu en recourant aux propriétés des milieux réfringents de l'œil pour
concentrer en un point unique tous les rayons émanant d'une source
lumineuse, comme nous le faisons pour nos lunettes et nos appareils
photographiques. Dans nos yeux, il est nécessaire que les milieux
réfringents modifient leur courbure suivant la distance, de façon que le
foyer lumineux vienne se faire sur la rétine. Les milieux réfringents sont
la cornée, qui est invariable, et le cristallin, dont la courbure se modifie.
La rétine, ou réseau d'épanouissement du nerf optique, se compose
d'éléments superficiels, très petits, appelés éléments rétiniens, sur chacun
desquels un nombre quelconque de points lumineux tombant ne donnent
lieu qu'à une sensation lumineuse unique. C'est l'équivalent, en beaucoup
plus petit, de l'élément de la peau sur lequel deux pointes de compas très
rapprochées ne produisent aussi qu'une seule sensation tactile. Il y a une
région de la rétine, la tache jaune, la plus sensible de toutes à la lumière et
dont le point central porte le nom de fovea centralis ; il y en a une autre,
le punctum caecum, complètement insensible aux rayons lumineux. La
rétine et les milieux réfringents sont renfermés dans une cavité tapissée
d'une membrane noire, la choroide, percée d'une ouverture, la pupille,
réglée par un rideau mobile, l'iris. L'ensemble de l'espace d'où les rayons
lumineux peuvent pénétrer dans l'œil s'appelle le champ visuel. Des
muscles spéciaux permettent de modifier la direction de l'œil, et d'obtenir
ainsi l'agrandissement du champ visuel utile.
Tous ces organes sont décrits sommairement dans la dioptrique
de l'œil. Helmholtz a donné, de l'accommodation, c'est-à-dire du
mécanisme par lequel se modifie la courbure du cristallin, une explication
qui a soulevé de vives discussions et provoqué de nombreuses recherches.
Les diverses dispositions de l'appareil oculaire sont extrêmement
ingénieuses, mais l'ensemble est loin de la perfection. L'œil parfait,
emmétrope, devrait être sphérique; il est presque toujours ellipsoïdal. Il
4 Guéroult,
G. (1896). Hermann
von Helmholtz.
VI
Revue des Deux Mondes,
136,77-105.
est ou myope, c'est-à-dire trop long; ou hypermétrope, c'est-à-dire trop
court; ou astigmate, c'est-à-dire à courbures inégales. Sous un certain
rapport, il est même inférieur aux instruments d'optique élémentaires; ses
milieux réfringents ne sont pas achromatiques. Si bien que plus tard, dans
une boutade célèbre, Helmholtz, énumérant toutes les imperfections de
cet organe, déclara que, si un opticien venait lui apporter un instrument
entaché de pareils défauts, il le lui renverrait avec les plus vifs reproches.
Nous allons reproduire ici la partie purement physiologique de
son Optique physiologique (1856), traduite et adaptée en français par
Émile Javal (1839-1907) en 1867, dont Helmholtz a contrôlé lui-même la
traduction. Nous avons fait précéder ce texte d'un article d'Helmholtz
(1869) qui résume cette partie de son livre et d'un chapitre de Emil du
Bois-Reymond (1818-1896) publié après la mort de l'auteur.
Serge NICOLAS
Professeur en histoire de la psychologie et en psychologie expérimentale
Université Paris Descartes.
Directeur de L'Année psychologique
Institut de psychologie
Laboratoire Psychologie et Neurosciences Cognitives, UMR 8189
71, avenue Edouard Vaillant
92774 Boulogne-Billancourt Cedex, France
VII
L'ŒIL CONSIDÉRÉ COMME
INSTRUMENT D'OPTIQUE
Des progrès récents dans la théorie de la visions
Hermann von HELMHOLTZ
Les sciences naturelles et la psychologie, ces deux branches
importantes du savoir humain, se trouvent en présence quand on étudie la
physiologie des sens. De cette rencontre résultent des problèmes qui
intéressent également le naturaliste et le psychologiste et à la solution
desquels ils doivent nécessairement contribuer tous deux. Au premier
abord, la physiologie ne semble avoir à étudier que des changements
matériels dans des organes corporels; la physiologie des sens doit
effectivement s'occuper en premier lieu des nerfs et de leurs sensations,
en tant que ces dernières sont des excitations des nerfs.
Mais lorsqu'on examine les fonctions des organes, peut-on se
dispenser d'étudier les perceptions d'objets extérieurs qui se forment par
suite des excitations nerveuses? Un motif suffisant pour procéder ainsi,
5
Helmholtz, H. (1868). Die neueren Fortschritte in der Theorie des Sehens. Preussische
Jahrbücher,
21, 149-170, 261-289, 403-434. (cette édition ne contient pas de figures) Traduction française avec inclusion de figures: Helmholtz, H. (1869). Des progrès récents
dans la théorie de la vision (Conférences de Heidelberg) (traduction par É. Javal). Revue des
Cours Scientifiques de la France et de l'Étranger, vol. 6,6 mars, pp. 210-219; 24 avril, pp.
322-332; 5 juin, pp. 417-428. - Nouvelle édition allemande avec inclusion de figures (non
identiques à l'édition française) : Helmholtz, H. (1871). Die neueren Fortschritte in der
Theorie des Sehens. In H. Helmholtz, Popukire wissenschaflliche
Vortrage. Braunschweig:
Viewig. (2' édition en 1876). On trouvera ce dernier texte traduit dans Helmholtz, H. (2008).
Conférences populaires (Il). Paris: L'Harmattan.
VIII
c'est qu'une perception nous trahit souvent une excitation nerveuse, ou la
modification d'une excitation, que nous n'aurions pas remarquée
autrement. Or, la perception des objets extérieurs est incontestablement
un acte conscient de notre pouvoir de représentation; c'est un acte
psychique. Bien plus, avec les progrès de l'étude des perceptions, on a vu
s'élargir de plus en plus le domaine de ces actes dont l'influence se fait
sentir dans les perceptions sensorielles les plus élémentaires. Si ces actes
psychiques ont été peu étudiés jusqu'ici, c'est qu'on s'était habitué à
considérer la perception d'un objet extérieur comme une chose fournie
immédiatement par le sens et qui ne serait point susceptible d'analyse.
Il n'est guère nécessaire de rappeler ici l'importance fondamentale que présentent ces études relativement à presque toutes les
autres branches de la science. La perception sensorielle se trouve, en
effet, immédiatement ou médiatement, à la base de toute connaissance
humaine; ou elle sert du moins occasionnellement au développement des
diverses aptitudes de l'esprit humain. Elle est la pierre angulaire de toutes
les relations entre l'homme et le monde extérieur, et les fonctions
psychiques qui accompagnent ces relations, fussent-elles de l'ordre le plus
infime et le plus simple, n'en sont pas moins importantes et dignes
d'intérêt.
C'est dans cette branche qui nous occupe que l'art de l'expérimentation, si perfectionné par l'étude des sciences naturelles, a pu
pénétrer pour la première fois dans le domaine des fonctions
psychologiques. Assurément l'expérimentation ne peut s'appliquer ici qu'à
définir l'espèce des impressions sensorielles qui font naître en nous telle
ou telle représentation; mais cette recherche suffit pour tirer de
nombreuses conséquences relatives à la nature des processus psychiques
corrélatifs, et c'est dans ce sens que je veux essayer de vous exposer les
résultats qu'ont fournis les recherches récentes sur la théorie
physiologique de la vision.
Venant de terminer récemment un travail complet sur l'optique
physiologique6, je profite volontiers de l'occasion qui m'est offerte de
présenter dans leur ensemble les considérations théoriques dont je viens
de parler. Dans le cours de mon travail, j'ai eu soin de vérifier par moimême tous les faits et toutes les expériences qui présentaient quelque
6
Optique physiologique
de H. Helmholtz,
neuvième volume de l'Encyclopédie
physique de O. Karsten. Leipzig, 1867. Klein.
Traduction
IX
générale
de la
française par K. Javal et N. Th.
importance. On est d'ailleurs à peu près d'accord sur tous les faits
expérimentaux un peu considérables; on ne discute guère que sur la
valeur de certaines différences individuelles qui se présentent dans
quelques classes de perceptions. L'essor remarquable qu'a pris
l'ophtalmologie dans ces dernières années a conduit nombre de savants
distingués à travailler la physiologie de la vision, et à mesure que le
nombre des faits observés a augmenté, il est devenu plus facile de les
coordonner et d'en former un ensemble satisfaisant. Les personnes
compétentes savent d'ailleurs combien il a fallu de recherches pour établir
une grande partie des faits en apparence les plus simples et les plus
incontestables.
Pour arriver à répandre quelque clarté sur le sujet qui [211] nous
occupe, il nous faudra d'abord préciser les fonctions physiques de l'œil
considéré comme instrument d'optique;
-
nous exposerons ensuite les
phénomènes physiologiques d'excitation et de transmission dont les
parties du système nerveux qui appartiennent à l'œil sont le siège; - et,
en dernier lieu, nous examinerons la question psychologique, celle de
savoir comment les perceptions sont les conséquences des excitations
nerveuses.
Dans la première partie, que nous ne pouvons omettre parce
qu'elle forme la base des suivantes, on trouvera sans doute bien des
choses généralement connues; mais il était nécessaire de les reproduire
afin de pouvoir coordonner les faits nouveaux. Du reste, cette partie
physique présente un intérêt plein d'actualité: c'est sur elle que repose le
développement extraordinaire qu'a pris l'oculistique au cours de ces vingts
dernières années, développement qui est peut-être sans exemple dans
l'histoire de la médecine, par sa rapidité et son caractère éminemment
scientifique. Le philanthrope n'est pas seul à se réjouir de ces conquêtes,
qui préviennent ou guérissent tant de maux en face desquels on se trouvait
naguère désarmé; l'ami de la science a tout lieu de les regarder aussi d'un
œil fier. On ne peut s'y tromper: ce n'est pas à tâtons ni par hasard qu'on a
rencontré le progrès, mais bien grâce à une marche dont la méthode
rigoureuse est une garantie de succès. De même que l'astronomie, par son
exemple, a inspiré jadis aux sciences physiques la confiance dans la vraie
méthode, l'ocuIistique montre aujourd'hui d'une manière frappante les
progrès que peuvent amener en thérapeutique l'application des méthodes
de recherches bien comprises et l'intelligence de la cause des
phénomènes. Il n'est pas étonnant qu'un champ où l'esprit scientifique
x
pouvait se promettre d'aussi beaux triomphes ait attiré des travailleurs
éminents;
c'est en grande partie grâce à leur nombre que le
développement de l'ophtalmologie s'est fait avec une aussi surprenante
rapidité. Qu'on me permette de nommer, pour l'Allemagne, la Hollande et
l'Angleterre, MM. Albert de Graefe à Berlin, Donders à Utrecht, et
Bowman à Londres.
Ceux qui aiment la science pour elle-même peuvent citer ici le
vers si profond de Schiller sur la science: « Que celui qui ambitionne les
faveurs de la déesse ne cherche pas en elle la femme. » Il est facile, en
effet, de montrer que, dans le sujet qui nous occupe, les résultats pratiques
les plus importants ont été la conséquence inattendue de recherches qu'un
esprit superficiel aurait pu traiter de bagatelles superflues; ces études
dévoilaient un enchaînement d'effets et de causes dont l'intérêt n'était tout
d'abord appréciable qu'à un point de vue théorique.
De tous les sens, celui de la vue a toujours été considéré comme
le don le plus précieux et le plus merveilleux produit de la nature. Chanté
par les poètes, célébré par les orateurs, l'œil a été loué par les philosophes
comme donnant la mesure de ce que la nature organique est capable de
produire, et les physiciens ont cherché à imiter un organe où ils voyaient
l'idéal des appareils d'optique. L'admiration enthousiaste dont cet organe a
toujours été l'objet est bien concevable, lorsqu'on pense aux services qu'il
nous rend. L'œil atteint aux limites de l'espace avec une rapidité
merveilleuse;
les images les plus diversement colorées viennent y
peindre mille tableaux changeants, et les représentations qu'il nous fournit
forment un spectacle dont nous ne pouvons nous lasser. C'est par l'œil
seul que nous connaissons les profondeurs de l'espace avec les mondes
innombrables et lumineux dont il est peuplé. C'est l'œil seul qui nous
permet d'admirer les paysages terrestres, et leurs contrastes harmonieux
de lumière et d'ombre; les plantes, si variées en forme et en couleur; les
animaux, avec leurs mouvements pleins de grâce, ou de force. Après la
perte de la vie, celle de la vue est pour nous la plus douloureuse de toutes.
L'exactitude et la sécurité avec lesquelles la vue nous permet
d'apprécier la position, la distance, la grandeur des objets qui nous
entourent, sont pour nous d'une importance bien plus grande encore que
les jouissances esthétiques dont nous sommes redevables à l'œil. En effet,
XI
les appréciations fournies par la vue guident l'homme dans tous ses
mouvements; elles sont aussi indispensables à l'ouvrière dont la fine aiguille trouve son chemin au milieu du dédale de fils le plus compliqué,
qu'au chasseur de chamois dont la vie dépend de la juste évaluation de
l'espace qu'il franchit en bondissant. D'autre part, le succès de nos
mouvements, qui sont essentiellement fondés sur les notions que la vue
nous donne du monde extérieur, servent de contrôle perpétuel pour l'exactitude de ces notions. Si la vue venait à nous tromper sur la position et sur
la distance des objets, nous ne pourrions manquer de nous en apercevoir
aussitôt, car nous serions amenés à mettre le pied ou la main aux endroits
où nous croirions voir les objets que nous voulons toucher. Cette vérification continuelle que nos mouvements nous font faire de l'exactitude
des renseignements fournis par la vue, est ce qui nous ramène à donner
aux témoignages de ce sens une confiance pleine et entière, confiance
qu'aucune objection posée par la métaphysique ou la physiologie ne
saurait tant soit peu ébranler.
S'il en est ainsi, faut-il s'étonner qu'une opinion se soit établie,
d'après laquelle l'œil serait un instrument d'optique avec lequel aucun de
ceux que les hommes construisent ne saurait lutter de perfection? N'est-il
pas naturel qu'on ait cru pouvoir expliquer, par la précision et la
complication de sa structure, l'exactitude et la variété des fonctions de cet
organe?
Cependant l'étude exacte de l'optique oculaire, telle qu'elle a été
faite pendant ces dix dernières années, a produit une remarquable
déception relativement aux facultés optiques de l'œil, déception analogue
à celle que la critique des faits a infligée à plus d'un enthousiasme
irréfléchi. Mais, ici comme dans d'autres cas analogues, il me semble que
l'intelligence plus complète des phénomènes, loin de tuer l'enthousiasme,
n'a fait que l'augmenter en le justifiant. Les éminents services que rend ce
petit organe ne peuvent pas être contestés; et si, dans un certain sens,
nous sommes obligés de rabattre de notre admiration, nous trouvons
aussitôt une compensation suffisante dans d'autres merveilles inattendues.
Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons imiter aucune œuvre de la
vie; si l'art humain produit des instruments optiques qui ont atteint,
comme tels, un plus haut degré de perfection que l'œil, l'instrument que la
nature a formé ici n'en est pas moins aussi merveilleux par son origine
que tout autre de ses œuvres. [212]
XII
Considéré comme instrument d'optique, l'œil est une chambre
noire. Tout le monde connaît maintenant cet appareil, tel que les
photographes l'emploient pour faire des portraits ou des paysages. Une
boîte, noircie à l'intérieur, porte à sa partie antérieure des lentilles de
verre qui réfractent la lumière et la réunissent de manière à former, à la
partie postérieure de la boîte, une image des objets situés devant
l'instrument. D'abord, lorsqu'il met au point, le photographe reçoit
l'image sur un verre dépoli. Sur cet écran, l'image apparaît renversée;
elle présente un coloris naturel, et ses contours sont d'une élégance et
d'une netteté qui défient l'imitation de l'artiste le plus habile. Puis on
remplace le verre dépoli par une plaque préparée, sur laquelle la lumière
produit des changements chimiques permanents, plus forts aux endroits
très éclairés, moins forts aux endroits sombres. Ces changements
chimiques constituent l'image daguerrienne ou photographique.
La chambre noire naturelle, qui constitue notre œil,est
également noircie à l'intérieur (fig. 1).
FIG. I. - Coupe antéro-postérieure du globe de l' œil.
-
1. Nerf optique. - 2. Gaine du nerf optique.
3. Cornée. - 4, 4. Sclérotique.
- 5, 5. Canal de Fontana.. - 6, 6. Choroïde. - 7.. Portion antérieure de la
membrane de l'humeur aqueuse. - 8. Portion postérieure de la même
membrane. - 9.9. Corps ciliaire. - 10. Procès ciliaire. - Il. Iris. -- 12.
13, 13.Rétine. 14, 14. Membrane hyaloïde. ~ 15, 15. Portion
Pupille.
~
~
ciliaire de cette membrane. -16,
16. Zone deZinn. -
17. Adhérence de la zone
19. Cristallin. - 20.
22. Chambre antérieure. - 23.
de Zinn avec la capsule cristalline.- 18.Canal de Petit. -
Capsule cristalline. - 21. Corps vitré. Prétendue chambre antérieure.
XIII
La boîte carrée de bois est remplacée par une coque arrondie, la
sclérotique. Cette membrane blanche et résistante, dont une partie est
visible sur le vivant, constitue le blanc de l'œil. La surface intérieure de la
sclérotique est tapissée par la choroïde, membrane mince formée presque
entièrement de vaisseaux sanguins rouges entrelacés et couverte de
pigment noir. Le vide que présente la chambre noire des photographes est
rempli dans l'œil par une masse transparente, claire comme de l'eau. À la
partie antérieure de l'œil, au lieu des lentilles de verre de la chambre
noire, la cornée, formée d'une substance cartilagineuse transparente et
présentant une convexité sphérique, vient s'insérer dans la sclérotique. Sa
position et sa courbure sont inaltérables, parce qu'elle fait partie de
l'enveloppe extérieure du globe de l'œil. Les lentilles de verre des photographes ne sont pas fixées invariablement, elles sont montées dans un
tube mobile, que l'opérateur déplace au moyen d'un pignon et d'une
crémaillère, de manière à obtenir des images nettes sur le verre dépoli,
quelle que soit la distance des objets qu'il veut reproduire. Les lentilles
doivent être d'autant plus loin du verre dépoli, que l'objet à représenter est
plus voisin de l'appareil. Comme l'œil doit obtenir à sa surface postérieure
des images nettes d'objets différemment éloignés, il est nécessaire que cet
organe contienne également une partie mobile. Ce rôle est joué par le
cristallin, qui, situé un peu en arrière de la cornée, est presque
entièrement couvert par l'iris brun ou bleu. Derrière l'ouverture ronde de
l'iris, qui se nomme la pupille, le cristallin est à découvert et le bord de la
pupille repose sur sa surface antérieure. Cependant, à cause de sa
transparence extrême, le cristallin n'est pas visible dans les conditions
ordinaires d'éclairage; on n'aperçoit habituellement que le fond noir du
globe de l'œil. Le cristallin est une lentille molle et élastique, très
transparente et convexe sur ses deux faces. Il est supporté, suivant sa
circonférence, par un ligament plissé à la manière d'une collerette, nommé
zonule de Zinn, et dont la tension peut être diminuée par le muscle
ciliaire, muscle circulaire dont l'insertion fixe est voisine de la base de la
cornée. Quand le muscle ciliaire se contracte, la traction exercée sur la
périphérie du cristallin par la zonule venant à diminuer, cette lentille peut
revenir sur elle-même par l'effet de son élasticité, et la convexité de ses
surfaces augmente. Il en résulte un accroissement de puissance
réfringente, et l'œil devient capable de tracer sur sa partie postérieure
l'image d'objets plus rapprochés.
XIV
L'œil normal, en état de repos voit distinctement les objets
lointains; la tension du muscle ciliaire l'accommode pour les objets
voisins. Le mécanisme de l'accommodation, que je viens d'esquisser, était
depuis Kepler une des plus grandes énigmes de l'ophtalmologie; la
question était en même temps d'une grande importance pratique, à cause
des nombreuses imperfections pathologiques de l'accommodation. Il
n'existe aucune question d'optique sur laquelle on ait bâti autant de
théories contradictoires. Le premier pas vers la solution est dû a l'oculiste
anglais Sanson, auquel il faut reconnaître le mérite d'une finesse
d'observation remarquable pour la découverte qu'il fit, à l'intérieur de la
pupille, des faibles reflets lumineux formés par les deux surfaces du
cristallin (fig. 2).
FIG. 2. - Position et grandeur des images de Sanson dans la vue des objets
rapprochés. - G. Image droite formée par la face antérieure ducristallîn. - b.
Image renversée formée par la fàce postérieure du cristallin. - c. Image droite
formée par la cornée.
FIG. 3. - Position et grandeur des images de Sanson dans la vue des objets
éloignés. - Mêmes notations. - L'image a seule a grandi par suite de la
dilatation de la pupHle.
Ce phénomène, insignifiant en apparence et à peine perceptible,
n'était visible que dans un endroit sombre, avec une forte [213] lumière
venant de côté, et encore l'observateur devait~iI se mettre à une place
déterminée. Ces petites images de Sanson étaient destinées à répandre une
grande lumière sur une partie obscure de la science. Elles sont en effet le
premier signe auquel on ait pu reconnaître la présence du cristallin dans
l'œil vivant. Sanson employa immédiatement ces reflets pour constater
objectivement si le cristallin se trouve en place dans l'œil malade. M. Max
xv
Langenbeck remarqua, le premier, des changements subis par ces reflets
pendant l'accommodation (fig. 2 et 3). Cette découverte fut employée
simultanément par M. Cramer à Utrecht, et par moi-même, pour constater
exactement tous les changements du cristallin pendant l'accommodation
(fig.4). On connaît l'instrument que les astronomes emploient sous le
..~
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'},(,\),.
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"
FIG. 4. - Appareil de M. Cramer pour mesurer les dimensions des images de
Sanson.
nom d'héliomètre pour mesurer exactement, malgré la mobilité du ciel,
les petites distances des étoiles entre elles. Je suis parvenu à appliquer le
principe de cet héliomètre à la mensuration de l'œil en mouvement.
L'ophtalmomètre construit à cet effet sert à mesurer sur l'œil vivant la
courbure de la cornée, celles des deux surfaces du cristallin, ainsi que la
distance entre ces deux surfaces, etc., avec plus d'exactitude qu'on n'a pu
le faire jusqu'à présent, même sur l'œil mort, ce qui permet de déterminer
la grandeur des changements de l'appareil optique, en tant qu'ils ont de
l'influence sur l'accommodation.
XVI
Dès lors la question était résolue au point de vue physiologique.
Ces recherches vinrent s'ajouter à celles des oculistes, surtout celles de
M. Donders, sur les défauts individuels de l'accommodation, qu'on
nomme généralement la myopie et la presbytie. Il fallut instituer des
méthodes qui permissent de déterminer avec précision le pouvoir
d'accommodation des malades les moins exercés et les moins instruits. Il
se trouva que, sous les noms de myopie et de presbytie, on avait
confondu des états très divers, ce qui avait rendu fort incertain le choix
des lunettes. Des maladies très opiniâtres, et que l'on considérait comme
nerveuses, faute de savoir s'en rendre compte, s'expliquèrent tout
simplement par l'existence de certains défauts de l'appareil
accommodatif, et cédèrent rapidement à l'emploi de lunettes bien
choisies. M. Donders a prouvé aussi que le strabisme est le plus souvent
la conséquence de défauts de l'accommodation, tandis que M. de Graefe
avait montré déjà que la myopie négligée et devenue progressive peut
causer des distensions et des déformations maladives du fond de l'œil.
C'est ainsi que la science, en renouant d'une manière inattendue la chaîne
des effets et des causes, a produit des résultats aussi utiles pour les
malades qu'intéressants pour les physiologistes.
FIG. 5. - Rétine normale vue à l'ophtalmoscope. - On aperçoit les vaisseaux
rayonnant du centre, et à droite la tache jaune.
XVII
Il nous reste à parler de l'écran qui reçoit l'image optique formée
dans l'œil: c'est la rétine, continuation mince et membraneuse du nerf
optique, et qui forme la couche la plus intérieure des membranes
tapissant le globe oculaire (fig. 5).
Le nerf optique (voy. fig. 1) est un faisceau cylindrique, formé
de fibres nerveuses très fines, maintenues et protégées par une gaine
tendineuse très résistante, qui pénètre dans le globe oculaire par sa partie
postérieure un peu plus du côté nasal. À partir de ce point de pénétration,
les fibres du nerf optique se répandent en rayonnant sur toutes les parties
de la surface antérieure de la rétine. Les extrémités de ces fibres se
rendent dans des formations singulières (fig. 6): ce sont d'abord des
cellules et des noyaux analogues à ceux qu'on rencontre dans la
substance grise du cerveau; puis, à la surface postérieure de la rétine,
formant l'extrémité de la conduite nerveuse, une mosaïque régulière,
composée de bâtonnets fins, cylindriques, et d'autres formations plus
fortes, en forme de bouteilles, qu'on appelle cônes. Tous ces éléments
sont pressés les uns contre les autres et situés perpendiculairement à la
surface de la rétine; les bâtonnets communiquent avec des fibres
nerveuses extrêmement fines, les cônes avec des fibres plus fortes. Ainsi
que le démontrent des expériences positives, cette mosaïque de [214]
bâtonnets et de cônes est celle des couches rétiniennes où réside la
sensibilité lumineuse, c'est-à-dire que cette couche de la rétine est la
seule où l'action de la lumière puisse produire une excitation nerveuse.
La rétine présente un endroit remarquable, situé un peu de son côté
temporal, et non pas exactement en son milieu, comme on pourrait le
supposer. On nomme cet endroit la tache jaune (macula lutea), à cause
de sa couleur (voy. fig. 5) ; la rétine y présente une légère augmentation
d'épaisseur. Une petite dépression (fovea centralis) occupe le milieu de
cette tache; la membrane est très mince en cet endroit, parce que sa
composition y est réduite aux seuls éléments indispensables pour la
vision exacte (fig. 7).
Les cônes qui constituent la mosaïque régulière et serrée dont la
petite dépression est tapissée, sont plus fins (1/400 de millimètre de
diamètre) que dans les autres parties. Les autres éléments rétiniens plus
ou moins imparfaitement transparents manquent ici, excepté les noyaux
appartenant aux cônes, et les fibres nécessaires à l'union des cônes avec le
reste de l'appareil nerveux. Les vaisseaux de la rétine ne pénètrent pas
XVIII
non plus dans la fovea centra/is ; leurs terminaisons entourent cette
fossette d'une couronne d'anses capillaires extrêmement fines et déliées.
FIG. 6 ~ Coupe perpendiCUlaire de la rétine de l'homme près du point d'entrée du
nerf optique.
FIG. 7. - Coupe perpendiculaire de la rétine de l'homme faite sur la tache jaune,
montrant l'augmentation de densité des bâtonnets.
1. Couche des bâtonnets et des cônes. -
2. Couche externe des granulations. -
3. Couche amorphe granuleuse intermédiaire aux deux couches des granulations.
6.
- 4. Couche interne des granulations. - 5. Couche granuleuse grise.
~
Couche des ceIIules nerVeUSeS multipolaires.
Membranelimite.
- 7. Fibres du nerf optique - 8.
La fossette centrale est d'une grande importance pour la vision,
parce que c'est l'endroit de la perception la plus exacte des distances. C'est
ici que les cônes, ces derniers éléments sensibles à la lumière, sont les
plus rapprochés les uns des autres. Nous pouvons admettre que chacun
d'eux possède sa fibre nerveuse qui, par l'entremise du nerf optique,
parvient isolément au cerveau pour y amener l'impression reçue, et
qu'alors l'état d'excitation de chacun de ces cônes peut donner lieu à.une
sensation isolée.
XIX
La formation des images optiques dans la chambre noire repose
sur ce fait que tous les rayons qui proviennent d'un point lumineux et
pénètrent dans l'appareil subissent, à leur passage à travers les lentilles,
une réfraction telle qu'ils se réunissent tous de nouveau en un point
unique. Toute lentille convergente produit le même effet. Laissons tomber
des rayons de soleil sur une lentille convergente, et tenons une feuille de
papier blanc plus en arrière, à une distance convenable; il y a deux choses
à remarquer: En premier lieu, ce qu'on oublie ordinairement de dire, la
lentille convergente projette une ombre comme ferait un corps opaque,
bien qu'elle soit composée de verre transparent; en second lieu, au milieu
de cette ombre, on voit un endroit éblouissant, c'est l'image du soleil. Par
suite de la réfraction dans le verre, la lumière qui aurait éclairé toute la
surface, si l'on n'avait pas interposé la lentille qui y projette son ombre, se
réunit à l'endroit brillant occupé par la petite image du soleil; il en résulte
que la lumière et la chaleur sont plus intenses dans cet endroit que dans
les rayons non réfractés du soleil. Au lieu de cet astre, choisissons une
source lumineuse sans dimensions appréciables, telles que l'étoile Sirius;
la lumière se réunit alors en un point au foyer de la lentille. En cet endroit,
le papier est éclairé, de sorte que l'image de l'étoile est donnée par un
point éclairé du papier. La lumière d'une seconde étoile fixe, voisine de la
première, se concentrerait de même en un second point du papier; ce
point, étant éclairé, fournira donc l'image de la seconde étoile. Si la
lumière de cette étoile est rouge, le point éclairé par cette lumière apparaît
évidemment rouge. S'il y a plusieurs étoiles dans le voisinage, chacune
aura son image en un point différent du papier, et chaque image offrira la
couleur de l'étoile correspondante. Enfin si, au lieu de points lumineux
isolés comme des étoiles, nous avons une suite de points brillants
constituant une ligne ou une surface lumineuse, à cet objet correspondra
sur le papier une suite de points éclairés; ici encore toute la lumière
venant d'un point unique se concentrera en un seul point du papier,
pourvu que cet écran soit convenablement placé. Chaque point du papier
est éclairé avec l'intensité et la couleur qui lui conviennent, et ne reçoit
rien de la lumière qu'émettent les points de l'objet auxquels il ne correspond pas.
Remplaçons notre écran par une glace photographique sensibilisée ; la surface préparée subit partout des modifications par l'effet de
la lumière qui lui parvient. Mais, de la lumière qui pénètre dans
l'instrument, chaque point de la surface sensible reçoit toute celle et rien
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