Viviane Comerro, Islam et Modernité, Université de Guebwiller 2003 5
Jamâl al-Dîn al-Afghânî, c'est à dire l'Afghan, est un personnage complexe. Il dit être
né en Afghanistan vers 1830 dans un milieu sunnite, mais on le soupçonne aussi d'être né en
Perse et d'être chiite. Ce homme, "plus polémiste politique que véritable théoricien" selon
l'expression d'Henri Laoust1 , a passé toute sa vie à voyager d'un pays à l'autre, au gré des
intrigues politiques de l'Afghanistan à l'Inde, de l'Egypte à la Perse, de Londres ou Paris à
Moscou, Saint-Pétersbourg et Constantinople, tantôt appelé par les gouvernants et comblé de
faveurs, tantôt objet de suspicion et voué à l'exil. On le présente comme un fervent musulman,
mais il est aussi rationaliste et franc-maçon : il fonde aux alentours de 1880 au Caire une
loge égyptienne affiliée au Grand Orient français. On le décrit comme un brillant orateur, un
inlassable formateur qui a consacré toute sa vie à la cause du réveil de l'islam. Ce célibataire,
drogué de thé et de tabac, mourra en résidence surveillée à Constantinople, en 1897, sans
avoir vu la moindre réalisation d'unité entre des musulmans divisés.
Car la grande idée d'Afghânî, celle à laquelle on l'identifie généralement c'est le
panislamisme. Ce qu'il cherche à promouvoir, c'est l'union des pays musulmans face à
l'ingérence européenne. Une union au delà des clivages entre Arabes, Turcs, Persans, Indiens,
mais aussi chiites et sunnites. Une union qui ne se ferait pas au bénéfice du seul califat
ottoman dont il dénonce l'autocratie, mais qui permettrait aussi à la Perse et à l'Egypte
d'exister comme des entités autonomes Ce qui est intolérable pour Afghânî, c'est la perte de
la puissance politique des Etats musulmans face aux pressions de l'Angleterre, de la France et
de la Russie. Cette révolte contre la domination étrangère se fait au nom de l'islam contre la
décadence des pays musulmans. Il dénonce l'autocratie des despotes locaux, il réclame les
libertés constitutionnelles et un régime parlementaire, mais en affirmant que seule la religion
peut assurer la stabilité des sociétés et la puissance des peuples. Il faut libérer l'Orient du
despotisme intérieur et de l'impérialisme étranger par le retour aux sources de l'islam.
L'idée que l'on retrouve de façon permanente chez les réformistes jusqu'à aujourd'hui,
c'est que l'islam ne doit pas être mis en cause dans le sous-développement des peuples
musulmans. Si ceux-ci sont aujourd'hui dominés, c'est qu'ils ont, au contraire, trahi les idéaux
de cette religion. Des idéaux qui se sont pas restés dans les coeurs et les consciences
seulement, mais se sont concrétisés au VIIe siècle et ont permis aux premières générations
ferventes de musulmans de conquérir un empire. Le retour aux sources chez Afghânî est
indissociable de sa vision politique : il s'agit de retrouver dans l'islam des origines la vigueur
et la puissance qui en ont fait un empire et de régénérer les peuples musulmans affaiblis.
Mais la vision politique n'est pas seule en cause, il faut aussi purifier l'islam d'une
conception médiévale du savoir qui ne colle plus aux découvertes de la science du XIXe
siècle, une science désormais incontournable dans l'ordre du prestige intellectuel et politique.
Vous avez peut-être entendu parler de la controverse qui a opposé Afghânî à Ernest
Renan ou du moins de cette conférence qu'Ernest Renan a donné à la Sorbonne le 29 mars
1883 dans laquelle il affirmait que l'islam était la cause première de la régression des peuples
musulmans parce que l'esprit scientifique et l'islam étaient incompatibles. Or Afghânî était à
Paris à ce moment-là et il a répondu à Renan dans le Journal des Débats du 18 mai 1883.
Afghânî va affirmer qu'il n'y a aucune incompatibilité entre la révélation et la raison
puisque le Coran lui-même engage constamment le croyant à comprendre le monde et à
réfléchir ; c'est donc l'islam qui a permis la naissance de l'esprit philosophique chez les
Arabes. Par conséquent, il n'y a aucune impossibilité au développement de la faculté
rationnelle dans des systèmes scientifiques. La sclérose des esprits est le fait de la tradition
non de l'islam lui-même. Mais cela ne l'empêche pas d'affirmer la suprématie de la religion
sur la science comme il ressort d'un autre débat, avec un intellectuel musulman cette fois.
1 Cf., Essai sur les doctrines sociales et politiques de Takî-d-dîn Ahmad b. Taimîya, Le Caire, Imprimerie de
l'Institut français d'archéologie orientale, 1939, p. 543.