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Eléments de Cosmologie : Pourquoi la nuit est-elle noire ? (3)
par Alain Kohler
Introduction
Dans larticle précédent, nous avons parlé des trois représenta-
tions du cosmos par la pensée grecque :
La vision aristotélicienne est un système géocentrique dans un
univers borné par la sphère des fixes au-de de laquelle il
nexiste ni espace, ni temps.
Dans la vision stoïcienne, toujours géocentrique, il y a un nombre
limité d’étoiles contenues dans un espace fini mais avec au-de
un univers infini "plein" de vide.
Dans la vision atomiste épicurienne ») l’univers est infini avec
un nombre infini d’étoiles.
Même si on peut bien sûr imaginer que lobservation du firma-
ment ait pu influencer les penseurs dans une vision ou une autre,
la formulation de lénigme de la noirceur de la nuit napparaît
pas explicitement. C’est à la genèse de cette formulation que cet
article va sintéresser avant de traiter dans un article suivant du
« paradoxe d’Olbers-Cheseaux ».
Une première formulation par Digges (1576)
Dire que le Moyen-Age na rien apporté à lastronomie serait for-
tement exagéré. Que lon pense à la brillante phase arabe à laube
du 1er millénaire. Mais concernant notre problématique, il ny a
pas eu de révolution majeure de la pensée jusqu’au 13e siècle.
Plusieurs hommes d’Église sélevèrent contre le fait qu’en sou-
tenant la vision de l’univers fini d’Aristote on limitait en quel-
que sorte le pouvoir de Dieu. Citons notamment :
Mgr Etienne Tempier, évêque de Paris, promulgua en 1277
des condamnations contre les professeurs de la faculté des
arts qui osaient affirmer, selon le dogme aristotélicien, qu’il
ny avait qu’un système de corps tournant autour de
la Terre et que, selon eux, il était "impossible même
à Dieu" d’en créer d’autres !
Le cardinal allemand Nicolas de Cuse qui en 1440,
dans son ouvrage « De la docte ignorance », affirme
"Puisque Dieu est illimité et omniprésent, lUnivers
ne peut avoir ni bornes, ni centre" !
Bien sûr, le modèle aristotélicien resta dominant jus-
qu’au XVème siècle mais des brèches apparurent, que
lon pense à la contribution de larchevêque de Canter-
bury, Thomas Bradwardine, qui, en reprenant pour son
compte la maxime d’Empédocle (et oui un grec du Ve
siècle av. J.-C. !) « Dieu est une sphère infinie dont le
centre est partout et la circonrence nulle part ! » pro-
longea lEmpyrée (le feu au-de de la sphère des fixes)
par un vide infini.
On peut donc dire en quelque sorte que la contribution
des hommes d’Église pendant cette période a élargi la
vision aristotélicienne en une vision finalement pas
ts éloignée de celle des stoïciens. Cest une volu-
tion de la pensée tout aussi importante que celle de
Copernic ! Par la suite certains savants (on a parlé déjà
de Bruno, mais il y aura aussi Descartes et Newton) ont
puisé dans cette contribution pour proposer un univers
infini peuplé d’un nombre infini d’étoiles, une vision
propre aux atomistes, mais, on le verra, avec des nuan-
ces certaines.
C’est ce que fit lastronome anglais Thomas Digges en
1576 dans son écrit « Une parfaite description des Or-
La cosmologie de Digges
bes Célestes » où il reprend le système héliocentrique de
Copernic (le « De revolutionibus orbium caelestium »
était apparu en 1543) mais, à la différence de Copernic
qui reste très évasif sur ce qui pouvait se trouver au-de
de la sphère des fixes (étoiles), il prône un éclatement de
cette sphère avec des étoiles répartis dans linfinitude de
l’univers. Une vision donc très moderne, mise à part qu’il
conservait le Soleil au centre du cosmos.
Dans ce même écrit, nous relevons :
" De ces lumres Célestes, nous devons considérer que
nous voyons seulement celles qui sont dans les régions
inrieures de ce même Orbe, et que, de celles plus éle-
vées, nous paraissent alors moins brillantes et en moin-
dre quantité, jusqu’à ce que notre regard ne puisse les
atteindre ou concevoir, la plus grande part nous reste
invisible en raison de leur merveilleuse distance."
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Dessin de Galilée montrant que lobservation de lamas des Pléiades avec sa lunette révèle beaucoup dautres étoiles
Digges est donc le premier à formuler « lénigme » de la
noirceur de la nuit ou plus précisément à donner une ex-
plication aux espaces sombres entre les étoiles visibles.
De Galilée-Kepler à Newton
Nous abordons une des périodes les plus captivantes de
lastronomie, celle qui part des observations de Galilée
dès 1609 avec ses lunettes astronomiques, en passant par
Kepler et ses lois, par les tourbillons de Descartes pour
arriver à Newton et ses principia (1687).
Galilée est en astronomie connu notamment pour ses dé-
couvertes de 4 satellites joviens et des phases de Vénus en
1610. Il pointa aussi sa lunette dans la Voie lactée et ob-
serva, selon des dires, 10'000 étoiles.
A la même époque, le savant autrichien
Kepler venait de formuler ses deux premiè-
res lois (trajectoire elliptique des planètes
et loi des aires), la 1ère loi étant une aussi
grande révolution que celle de Copernic,
étant donné qu’elle cassait le paradigme du
mouvement circulaire. Toutefois, aussi
brillant soit lesprit de Kepler, il ne crût
pas ni en univers épicurien, ni stoïcien :
son système héliocentrique était plongé
dans un univers bor.
La découverte de nombreuses étoiles par
Galilée ne démonta pas Kepler. Il argu-
mentait que toutes les étoiles étaient de
même taille que notre Soleil, or dans le
ciel toutes les étoiles nous apparaissent de
même taille (environ 1’ d’arc*…), dès lors
Cosmologie de Kepler
* Les étoiles nous apparaissent en effet toutes
sous un angle d’environ 1’ d’arc (soit 1/60 de
degré). Mais en réalité elles ont des diamètres
apparents très différents et bien inférieurs à
cette minute d’arc (en fait très inférieurs à la se-
conde d’arc…). Toutefois la diffraction de la lu-
mière par l’ouverture de la pupille de l’œil fait que
toutes les étoiles donnent une tache de diffrac-
tion de diamètre identique (si elles ont une même
couleur) ! Kepler ne connaissait pas la théorie de
la diffraction basée sur la nature ondulatoire de
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elles sont toutes à une même distance de nous ! Ce
sont uniquement les luminosités intrinsèques qui sont
différentes. Et relevons sa remarque dans la
"Conversation avec le messager leste" :
"Et, si l’on réunissait en un seul les petits disques de
10'000 étoiles, de combien celui-là dépasserait-il
alors le disque apparent du Soleil ? Si cela est vrai, et
sil existe d’autres soleils de même nature que le nô-
tre, comment se fait-il qu’à eux tous ils ne surpas-
sent pas notre Soleil en éclat ? "
Autrement dit, les étoiles découvertes par Galilée doi-
vent être plus petites que le Soleil Pour Kepler, lU-
nivers borné contient donc trop peu d’étoiles pour ren-
dre lumineux nos nuits. Implicitement, un univers in-
fini ferait le contraire, et lénigme de lobscurité se
précise.
A la fin du XVIè siècle, deux grands courants d’idée
saffrontent : le courant cartésien (lan bien sûr par
René Descartes vers 1640) ayant des principaux dé-
fenseurs sur le continent (dont notamment Christian
Huygens et Gottfried Leibniz) et le courant newtonien.
Dessin ci-dessus : les flux tourbillonnaires imagis par Descartes,
sorte de fluides plus ou moins denses dans lespace, maintiennent
par des forces de répulsion (pression) la cohésion des système.
Les cartésiens pensent à une créa-
tion initiale par Dieu et ensuite la
matière est gouvernée par des lois
naturelles. Il nexiste pas de vide,
car selon Descartes "il n’est pas pos-
sible que ce qui n’est rien ait de
lextension", lespace en tant que tel
nexiste pas non plus et seule la ma-
tière est douée d’extension. Les for-
ces sont uniquement des forces de
contact . On est donc loin de lato-
misme.
La pensée newtonienne rétablit le
Dieu interventionniste, les forces
sont à distance et le vide existe (ce
vide obscur qu’on peut « observer »
entre deux étoiles), lespace existe
indépendamment de la matière et les
atomes ne posent pas de problème.
Newton était dans sa jeunesse stoï-
cien (« Dieu a créé, dans lespace
mysrieux et infini, un sysme ma-
riel d’extension finie ») mais il
penchera progressivement pour un
Univers infini.
Image ci.dessus : la cosmologie stoïcienne de Guericke
Mais déjà avant la publication des Principia, un certain
ingénieur allemand du nom d’Otto von Guericke mit du
"plomb dans laile" des idées cartésiennes en "créant" du
vide (notamment lors de sa fameuse expérience des hé-
misphères à Magdebourg en 1657). Il mit également en
évidence que la lumière se propage dans le vide. Dès lors,
lespace obscur entre les étoiles est la révélation de ce
vide extracosmique. Dans ce sens, et aussi étonnamment
tardif que cela puisse paraître, Guericke est le premier à
relever que le système stoïcien était en adéquation
avec lobscurité du ciel nocturne !
On peut alors comprendre qu’en se ralliant à cette idée,
bien des savants de lépoque ne se posèrent plus la ques-
tion de savoir pourquoi la nuit est noire !
Le glissement de Newton vers un Univers infini peut être
relevé, non pas dans ses Principia où il reste assez vague
sur la question, mais dans ses lettres au pasteur Bentley.
Citons un extrait significatif :
"Si la matière de lUnivers était également répartie à tra-
vers les cieux, chaque particule ayant une gravité innée
vers tout le reste, et si lespace entier dans lequel cette
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matière se trouvait était fini, alors la matière
à la périphérie de cet espace tendrait, par sa
gravité, vers toute celle située à linrieur et
par conséquent tomberait dans le milieu de
lespace entier et y formerait une énorme
masse sphérique"
Pour affirmer cela, Newton part de sa théorie
de la gravitation universelle qui dit que deux
corps sattirent en raison proportionnelle de
leur masse et en raison inversement propor-
tionnelle de leur distance au carré. Tous les
corps sattirent doncCe qui fait quun
Univers fini sécroule sur lui-même !!
Notons au passage que cette idée avait déjà au 1er siècle
av. J.-C. été évoquée qualitativement par le poète épicu-
rien Lucrèce dans son De rerum natura : "Si lespace
se meut lUnivers était enfermé de toutes parts et mainte-
nu dans des limites fixes, la masse de la matière depuis
longtemps, entraînée par le poids de ses corps solides, se
serait de toutes parts rassemblée dans les lieux les plus
bas… en une masse inerte".
LUnivers fini étant à exclure, il reste à Newton à expli-
quer la stabilité d’un cosmos infini empli d’un nombre
infini d’étoiles. Newton propose une distribution uni-
forme de celles-ci : dès lors chaque étoile est attirée pa-
reillement dans toutes les directions et la force résultante
qu’elle subit est alors nulle. Toutefois Newton pense
qu’un tel système est en équilibre instable, un peu
comme un ensemble d’aiguilles sur leur pointe ptes à
tomber à la moindre perturbation.
Aiguilles de Newton
Citons toujours la même lettre à Bentley :
"Si la matière était uniformément répartie dans un es-
pace infini, elle ne s’assemblerait jamais en une seule
masse ; telle partie se regrouperait en une masse ici, et
telle autre en une autre masse ailleurs, de manre à
constituer un nombre infini de masses énormes réparties
à des distances énormes les unes des autres à travers
tout lespace infini. Et cest ainsi qu’auraient pu se for-
mer le Soleil et les étoiles fixes, en admettant que la ma-
tière soit de nature lumineuse."
Autrement dit, le système instable finit quasiment par se
stabiliser à cause des distances énormes Et remarquons
la remarquable prédiction de Newton sur la formation
stellaire ! Cela étant, lénigme de lobscurité de la nuit va
forment revenir dans un univers peuplé d’une infinité
d’étoiles !
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