Par Sophie de Lombaerde

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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
INTRODUCTION
Ce cours d’introduction à l’anthropologie propose une initiation à une série de problématiques
essentielles qui ont marqué l’histoire de la discipline. Il est conçu comme un cours où sont
abordées une série de « grandes questions » à travers lesquelles l’anthropologie s’est
construite. Celles-ci sont introduites en conjuguant la présentation d’auteurs et de thèmes
fondateurs avec celle de reprises de ces problématiques aujourd’hui par une série d’auteurs
qui font l’anthropologie contemporaine. En d’autres termes, ce cours entend articuler
problématiques fondatrices et questions contemporaines, à travers des cas puisés dans l’étude
des sociétés non occidentales comme dans l’anthropologie du proche. En outre, à travers les
différents chapitres, des questions centrales qui traversent l’histoire de la discipline seront
aussi introduites et discutées. En d’autres termes, consacrés à des problématiques
emblématiques de l’histoire de l’anthropologie, les chapitres introduiront également les
figures incontournables de la discipline, reviendront sur des moments essentiels de l’histoire
disciplinaire, mais articuleront aussi ces développements historiques aux questionnements
anthropologiques contemporains.
Ce faisant, ce seront autant des acquis théoriques et empiriques de la discipline qui seront
exposés, que les manières de penser qu’ont développé les anthropologues pour penser l’unité
et la diversité humaines.
Enfin, ce syllabus a été conçu pour introduire à la fois à de ‘grandes questions’ qui traversent
l’histoire de l’anthropologie, mais aussi pour vous faire sentir le style des auteurs mobilisés ou
évoqués. J’ai ainsi introduit une série d’extraits de textes importants dont je trouve qu’il s’agit
de passages fondamentaux, qui vous mettent en prise directe avec les écrits des
anthropologues évoqués. Il n’y a pas de science sans auteur, et c’est encore plus vrai dans les
disciplines qui reposent quasi-exclusivement pour restituer leurs résultats sur une « langue
naturelle » (par opposition au langage formel, logique, que constituent par exemple les
mathématiques, ou les disciplines qui recourent plus ou moins largement à des formes de
formalisation mathématique). Les anthropologues, comme les autres praticiens des sciences
humaines, sont donc aussi des auteurs. Ce qui n’invalide évidemment pas la rigueur et la
qualité dont peuvent faire preuve les travaux anthropologiques, mais qui invite à prendre en
considération qu’un texte anthropologique porte aussi fatalement la marque d’une façon
d’écrire, d’un style.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
1. QU’EST-CE QUE L’ANTHROPOLOGIE ?
Introduction
Etymologiquement parlant, l’anthropologie est un discours [logos] sur l’être humain
[anthropos]. Au sens le plus large, l’anthropologie se donne donc pour objet l’étude de
l’homme sous différents aspects. Il est ainsi une anthropologie dite physique, et dont l’objet
est constitué par l’étude de l’évolution du genre homo, par l’étude de la phylogenèse de l’être
humain, par la reconstitution des stades d’évolution du genre homo qui mènent à l’homme
d’aujourd’hui, homo sapiens sapiens.
Ce n’est pas toutefois d’anthropologie physique qu’il sera question dans ce cours mais bien de
ce qu’on appelle anthropologie sociale ou culturelle, discipline dont l’objet est l’étude de
l’homme en société sous tous ses aspects (organisation politique ou économique, vie
familiale, expérience religieuse, etc.), et ce dans une perspective qui s’est toujours voulue
pleinement comparative.
« Aussi loin qu’on cherche des exemples dans le temps et dans l’espace, la vie et
l’activité de l’homme s’inscrivent dans des cadres qui offrent des caractères communs.
Toujours et partout, l’homme est un être doté du langage articulé. Il vit en société. La
reproduction de l’espèce n’est pas abandonnée au hasard, mais est assujettie à des règles
qui excluent un certain nombre d’unions biologiquement viables. L’homme fabrique et
utilise des outils, qu’il emploie dans des techniques variées. Sa vie sociale s’exerce dans
des ensembles institutionnels dont le contenu peut changer d’un groupe à l’autre, mais
dont la forme générale reste constante. Par des procédés différents, certaines fonctions –
économique, éducative, politique, religieuse – sont régulièrement assurées.
Entendue dans son sens le plus large, l’anthropologie est la discipline qui se consacre à
l’étude de ce ‘phénomène humain’. Sans doute fait-il partie de l’ensemble des
phénomènes naturels. Néanmoins il présente, par rapport aux autres formes de la vie
animale, des caractères constants qui justifient qu’on l’étudie de façon indépendante »
(Lévi-Strauss 2011 : 17-18).
Comme le suggère cet extrait puisé dans un texte de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), figure
majeure de l’anthropologie française du XXe siècle, l’anthropologie sociale s’intéresse ainsi à
la fois à l’universel, aux socles partout présents sur lesquels se construit la vie en société
(langage, vie en société, alliances matrimoniales, etc.), à ce que l’humanité possède comme
propriétés communes, mais aussi à la diversité que peuvent prendre ces phénomènes sociaux
et culturels à travers le temps et l’espace.
Ainsi, un pari majeur de l’anthropologie a depuis longtemps été que la vie en société et la
condition humaine ne pouvaient fondamentalement se comprendre sans la mise en perspective
comparative de telle ou telle expérience sociale ou culturelle. Une vieille habitude de pensée
disciplinaire suggère ainsi que le détour par d’autres sociétés ou d’autres cultures peut aider à
saisir plus finement et à mieux comprendre tant les aspects singuliers que ceux qui
apparaissent comme bien plus communs dans telle ou telle société : les relations économiques
ou politiques, les croyances et pratiques religieuses, les modalités de formation des alliances
matrimoniales et les façons de faire famille, l’ensemble en fait des « manières d’agir, de
penser et de sentir », pour reprendre une formule bien connue d’Emile Durkheim (1858-
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
1917), gagnent toujours à être pensées par rapport à d’autres, car c’est dans la comparaison
que ressortent à la fois leur spécificité et ce qu’elles ont de commun, leur singularité relative
par rapport à d’autres manières humaines de faire.
Ex : pour penser la spécificité de la condition étudiante (universitaire) en Belgique
aujourd’hui, il peut d’abord s’avérer pertinent de chercher à comprendre ce qui pourrait faire
la spécificité de la vie étudiante en Belgique par rapport à la vie des jeunes qui ne passent pas
par l’université, ou d’interroger la diversité des conditions étudiantes au sein même de la
population étudiante en Belgique (étudiants qui restent habiter chez leurs parents vs étudiants
qui « kottent » ; étudiants qui travaillent vs étudiants qui ne travaillent pas ; etc.). Mais
probablement que réfléchir aussi par rapport à ce qu’est la condition étudiante dans d’autres
sociétés (qu’est-ce qu’être étudiant en Afrique centrale ou en Afrique de l’Ouest par
exemple ?) pourrait aussi être une façon suggestive de procéder, qui ferait apparaître d’autres
spécificités de la condition étudiante en Belgique. Pour évoquer rapidement les cas africains,
on s’apercevrait par exemple rapidement que ce n’est pas du tout la même proportion de
jeunes qui s’engagent dans des études universitaires en Belgique et en RDC, par exemple,
mais aussi que les proportions de jeunes hommes et de jeunes femmes y sont très différentes,
que les jeunes issus de milieux ruraux ont bien moins accès à l’université, etc. Ou que ces
jeunes sont pris dans des relations intergénérationnelles assez différentes : la famille qui a
investi dans l’éducation d’un jeune jusqu’au niveau des études universitaires dans un pays
comme la RDC a souvent des attentes en termes de retour de l’aide apportée au jeune, que
celui-ci devra à son tour porter à ses parents vieillissants une fois que lui-même aura acquis
une certaine situation, par exemple. Une part non négligeable des étudiants congolais vivent
leur cursus universitaire avec cette perspective : ils savent qu’ils représentent notamment pour
leur famille la promesse d’un retour de la solidarité dont ils bénéficient pendant leurs années
d’études. L’organisation par l’Etat d’un système de retraites et de pensions pose évidemment
les termes du problème de manière très différente en Europe occidentale.
En d’autres termes, un élargissement du cadre de la comparaison fait souvent apparaître les
spécificités d’une situation sociale quelle qu’elle soit autrement que lorsque la comparaison
porte sur des situations plus proches les unes des autres, tout comme elle permet de dégager
avec plus de force ce qui malgré tout peut se présenter de manière analogue dans des
situations pourtant différentes à toute une série d’autres égards.
L’anthropologie possède, historiquement, la spécificité d’avoir cherché à élargir le cadre de la
comparaison. Pour autant, il va de soi que l’anthropologie ne possède ni ne saurait
revendiquer le monopole de la démarche ou de l’esprit comparatif. Bien au contraire, la mise
en œuvre d’un raisonnement comparatif est essentielle dans l’ensemble des sciences sociales,
puisque la singularité d’un phénomène social, ou sa parenté avec d’autres, ne peut émerger
que dans la comparaison. Mais l’anthropologie est, historiquement, la discipline des sciences
humaines qui a fait l’usage le plus large de la comparaison entre sociétés ou entre cultures, en
s’intéressant d’emblée à d’autres sociétés et à d’autres cultures.
C’est en fait là davantage une question de degré que d’exclusivité ou différence/spécificité
radicale. Ainsi, aujourd’hui par exemple, il est des sociologues ou des psychologues qui
travaillent dans des perspectives comparatives analogues, cherchant par exemple à multiplier
une même expérience de psychologie dans différentes parties du monde pour chercher à
asseoir ou à mettre en évidence le caractère plus ou moins universel ou, au contraire,
particulier, de tel ou tel phénomène.
En outre, comme l’anthropologie partage au moins avec la sociologie le projet d’étudier la vie
sociale sous toutes ses coutures, dans toutes ses dimensions, on ne peut pas véritablement
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définir l’anthropologie par rapport à un objet qui lui serait spécifique. Dans ce qui suit, j’ai
donc pris le parti développer une définition méthodologique de la discipline, et donc de
chercher, en reprenant à mon compte un déplacement de la question initialement suggéré par
Clifford Geertz, à répondre à la question « qu’est-ce que l’anthropologie ? » à partir de cette
autre question : « qu’est-ce que faire de l’anthropologie ? » (voir Geertz 1973).
Dans la suite de ce chapitre, on examinera donc deux dimensions essentielles de ce que c’est
que faire de l’anthropologie, à savoir produire des données, et les interpréter.
1. Produire des données
Une façon régulière de circonscrire l’anthropologie fait appel à la spécificité de sa méthode,
l’enquête de terrain de longue durée par immersion au moins partielle au sein d’un groupe ou
d’un monde social. Ce type de méthodologie a commencé à être mis en œuvre de manière de
plus en plus systématique par des anthropologues déjà dans les dernières décennies du XIXe
siècle, puis de façon de plus en plus affirmée, et en tant que méthode d’enquête délibérée, au
début du XXe siècle.
On peut en effet, pour produire des savoirs sur le monde social, avoir recours à différentes
méthodes – et même, au risque d’un mauvais jeu de mots, à des méthodes très différentes. Des
dispositifs expérimentaux régulièrement mis en place en psychologie sociale par exemple, aux
examens de corpus d’archives souvent privilégiés par les historiens, à l’analyse de données
économiques ou démographiques compilées par les Etats et aux enquêtes par questionnaires
des démographes, économistes et sociologues adeptes des méthodologies quantitatives, ou
encore à la réalisation de corpus d’entretiens approfondis régulièrement privilégiés par les
sociologues privilégiant les méthodes qualitatives, … l’observation participante n’apparaît
que comme l’une parmi tant d’autres des très nombreuses méthodes de production des
données qui constituent l’espace méthodologique des sciences de l’homme (ou sciences
humaines).
Méthodes qualitatives et méthodes quantitatives
On distingue souvent, dans l’espace des sciences humaines et sociales, entre méthodes (au
sens de démarches organisées de manière délibérée et systématique, ici pour produire des
donnée sur le monde social) quantitatives et méthodes qualitatives. Pour exprimer les choses
brièvement, les méthodes quantitatives sont ces démarches de recherche qui, comme leur
nom l’indique, visent à la production de données quantifiables (l’âge moyen au décès, le
nombre d’enfants par femme, le nombre d’heures de travail hebdomadaires, le revenu par
habitant dans une région ou un pays donné, etc). Elles reposent pour ce faire sur des
questions dites fermées, c’est-à-dire n’autorisant qu’une réponse courte et précise à une
question à laquelle les différentes possibilités de réponse ont été pré-codées (le nombre de
réponses possibles est limité, et les réponses doivent s’inscrire dans des catégories définies).
Ex : âge, montant de revenus/dépenses, niveau d’éducation, nombre d’enfants, choix entre
une série de prises de positions prédéfinies dans le cadre d’une enquête d’opinions, etc.
Enfin, de telles méthodes impliquent d’obtenir des données auprès d’un nombre suffisant
d’individus, ou à propos d’un nombre suffisant d’événements, pour que les données
puissent faire l’objet d’un traitement statistique et que les résultats puissent prétendre à une
certaine représentativité statistique. En sciences sociales, l’enquête par questionnaires est
une méthode emblématique de cette démarche méthodologique.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Les méthodes qualitatives sont formées pour leur part des démarches de recherche qui n’ont
pas les mêmes ambitions de quantification précise, mais qui permettent de rendre compte et
de comprendre davantage en profondeur les processus et les dynamiques du monde social.
Elles procèdent pour ce faire par l’écoute ou l’observation des discours et des pratiques des
acteurs sociaux sans avoir pré-codé ou prédéfini au préalable quel était l’espace des
réponses possibles – on peut répondre « je suis vieux » à la question « quel âge avezvous ? » dans le cadre d’un entretien, et ce sera probablement considéré comme l’expression
d’un certain état d’esprit par l’enquêteur, qui cherchera alors probablement, s’il a un peu
d’expérience, à en savoir plus sur ce que cela signifie pour la personne interviewée, ce
qu’elle entend par là et ce que cela implique pour elle, alors que l’enquêteur qui se voit
adresser cette réponse dans le cadre d’une enquête par questionnaires ne prendra pas note de
cet état d’esprit et sera probablement amené à demander au répondant d’exprimer son âge
en années, comme le prévoit le questionnaire.
Les méthodes qualitatives s’intéressent donc davantage en profondeur aux idées et aux
représentations des acteurs sociaux (on en sait plus sur le rapport à la politique ou à l’art de
quelqu’un après avoir discuté de l’un de ces sujets avec lui pendant une heure qu’après lui
avoir administré un questionnaire lui demandant de nommer ses cinq hommes politiques ou
ses cinq artistes préférés), mais sont aussi, lorsqu’on recourt à l’observation, d’excellents
moyens de mieux connaître leurs pratiques, leurs habitudes, leurs manières de se comporter,
etc. Dans l’espace des sciences sociales, l’entretien approfondi, semi ou non directif, et
l’observation participante, sont les plus connues de ces méthodes dites qualitatives. Les
résultats obtenus à partir de telles méthodes d’enquête ne peuvent souvent faire l’objet que
d’un traitement statistique limité (même si on peut, par exemple, analyser la fréquence
d’apparition d’un certain type de vocabulaire, ou d’un certain registre sémantique, dans le
discours d’un individu au cours d’un entretien).
Procédant de manières différentes et éclairant le monde social sous des angles qui leur sont
propres, méthodes quantitatives et qualitatives s’avèrent en fait largement complémentaires.
Méthodes quantitatives et qualitatives constituent donc autant de dispositifs méthodologiques,
qui peuvent d’ailleurs être (et sont parfois effectivement) combinées par un même chercheur
ou par une ou plusieurs équipes de recherche travaillant ensemble sur un même objet de
recherche.
Pour revenir au monde étudiant déjà évoqué ci-dessus, une série d’enquêtes quantitatives,
reposant sur des données statistiques, ont très bien mis en évidence l’inégalité des chances
massive qui existe entre jeunes issus de milieux sociaux différents. Un tel savoir sur le monde
social, qui constitue une réalisation tout à fait importante de la sociologie de la deuxième
partie du XXe siècle, confirmée par toute une série d’enquêtes menées dans plusieurs pays,
peut être produit à partir du traitement statistique de données obtenues par questionnaire.
Etablir une corrélation à grande échelle de cet ordre, ici entre milieu social d’origine et
trajectoire scolaire et/ou universitaire ne demande pas qu’un chercheur vive en immersion
dans un petit groupe d’étudiants pour en restituer le mode de fonctionnement, les habitudes et
les pratiques. Ou, pour le dire autrement, on produit en sciences sociales des savoirs sur le
monde social par de toutes autres méthodes que l’enquête de terrain de type anthropologique.
La richesse des sciences sociales tient d’ailleurs pour une part non négligeable à la diversité
de leurs méthodes et à la palette des dispositifs d’enquêtes mis en œuvre, et aux éclairages
complémentaires que ces différentes démarches de recherche sont susceptibles de produire.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Ex : l’inégalité des chances d’accès aux grandes écoles en France dans le dernier quart du
XXe siècle.
Source : Albouy, Valérie, et Thomas Wanecq. 2003. « Les inégalités sociales d’accès aux
grandes écoles », Economie et statistique, 361, pp. 27-52.
Toutefois, la mise en évidence de telles corrélations statistiques entre milieu social d’origine
(estimé dans l’exemple ci-dessus, comme souvent dans ce type de recherches, à partir de la
profession du père) et trajectoire scolaire ne dit rien en elle-même du « pourquoi ? » ni du
« comment ? » de cette relation. Pour faire sens de la corrélation, pour interpréter cette
régularité majeure du monde social, mise en évidence depuis plusieurs dizaines d’années et
bien connue des sociologues au moins depuis les ouvrages pionniers de Pierre Bourdieu et
Jean-Claude Passeron sur la reproduction sociale (Bourdieu et Passeron 1964, 1970), il faut
pouvoir en comprendre les ressorts. C’est à ce stade que des enquêtes par entretiens et par
observations. Celles-ci vont par exemple pouvoir mettre en évidence la place différente
accordée aux savoirs scolaires dans différents milieux sociaux, ou vont mettre en évidence la
transmission différente selon les milieux sociaux d’un bagage ou d’un « capital » culturel plus
ou moins utile dans le monde scolaire, plus ou moins en affinité avec les attentes du monde
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scolaire, etc. C’est à ce stade que les enquêtes par immersion prolongée au sein d’un monde
social, dont l’anthropologie offre historiquement une figure paradigmatique, ont toute leur
place et toute leur importance.
En effet, il est souvent possible aussi d’enquêter par questionnaire (c’est-à-dire à travers un
dispositif d’enquête quantitatif) sur les déterminants des corrélations, mais cela ne peut se
faire qu’une fois que des pistes de recherche ont été dégagées, et ce bien souvent à travers des
enquêtes qualitatives, lesquelles permettent d’obtenir une connaissance plus fine et plus
approfondie d’un objet de recherche.
Paul Willis et l’observation du monde scolaire
Dans un livre classique publié en 1977 et intitulé Learning to Labour : How Working Class
Kids Get Working Class Jobs (trad. fr. L’école des ouvriers : comment les enfants
d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers, 2011), le sociologue Paul Willis a rendu
compte d’une recherche qualitative pionnière sur le monde scolaire, qui rendait compte de
manière magistrale de quelques-unes des dynamiques sociales et culturelles majeures
menant à ce que « les enfants d’ouvriers obtiennent des boulots d’ouvriers ».
Sociologue anglais, Willis a mené dans les années 1970 un travail de recherche pionnier sur
l’école. Son innovation majeure a été d’ordre méthodologique : il a déployé le dispositif
méthodologique de l’ethnographie, c’est-à-dire l’observation participante de longue durée
impliquant l’immersion du chercheur dans le monde social dont il projette de rendre
compte, sur le terrain scolaire. Il a ainsi participé à la vie de l’établissement scolaire dans
lequel il amené sa recherche, dans le centre industriel de l’Angleterre, amis a aussi
fréquenté les jeunes auxquels il s’intéressait en dehors de l’établissement, a rencontré et
s’est entretenu avec leurs parents, etc. Une telle démarche permet alors de rendre compte de
la logique des comportements et des pratiques, des processus qui sous-tendent les
trajectoires scolaires et sociales, toutes choses sur lesquelles un tableau statistique, montrant
par exemple les chances inégales d’accès à l’enseignement supérieur selon le milieu social
d’origine, ou l’influence de la position sociale du père sur les trajectoires scolaire et sociale
des enfants, reste absolument muet : de tels tableaux statistiques renseignent sur des
corrélations et des régularités sociales, non sur le comment et le pourquoi de telles
dynamiques de mobilité ou d’immobilité sociale.
Dans les textes qu’il a produits sur le monde scolaire des adolescents de la classe ouvrière
anglaise des années 1970, Willis a ainsi montré comment ces jeunes jouent, partiellement à
leur insu, un rôle actif dans la reproduction de leur position sociale – fils d’ouvriers, ils sont
largement destinés à devenir eux-mêmes ouvriers. En effet, une part significative d’entre
eux se construisent une « culture anti-école » et, à travers leur dévalorisation des savoirs
scolaires par exemple, ou leur attitude de défi à l’égard de leurs enseignants, ils contribuent
activement à leur marginalisation scolaire.
Ce faisant, Willis été de ceux qui ont rapatrié au cœur du monde européen une méthode de
recherche (l’ethnographie) qui, historiquement, a d’abord été déployée au cœur de sociétés
non européennes et non occidentales, et a montré parmi les premiers quelle pouvait être
l’apport de l’ethnographie à la compréhension de phénomènes centraux et de dynamiques
sociales essentielles à la compréhension de la (re)production des sociétés occidentales
« développées », l’école jouant, on le sait, un rôle fondamental dans la distribution des
positions sociales et la (re)production des inégalités tant économiques que culturelles, mais
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aussi de santé (l’espérance de vie des cadres est bien plus élevée que celle des ouvriers ou
des agriculteurs), et donc globalement, dans la fabrique des inégalités de conditions
d’existence, et ce tant dans les sociétés dites « développées » que dans les mondes dits « en
développement ».
Les enquêtes menées par immersion prolongée d’un chercheur au sein d’un groupe ou d’un
monde social sont régulièrement qualifiées d’ethnographiques, et la méthode de
l’anthropologie désignée comme l’ethnographie. Le terme évoque littéralement la
« description des peuples » (du grec ‘ethnos’, qui renvoie à l’idée de ‘peuple’, et ‘graphein’,
qui signifie ‘écrire’), même si l’ethnographie se pratique aujourd’hui bien au-delà des groupes
qui peuvent être qualifiés d’« ethniques ». L’ethnographie désigne en particulier dans les
sciences sociales contemporaines les enquêtes réalisées à partir d’une observation
participante de longue durée menée au sein d’un groupe ou d’un monde social quel qu’il soit,
observation qui peut bien entendu être couplée à la réalisation d’entretiens plus formalisés et à
d’autres techniques d’enquête.
Fondée sur l’immersion du chercheur au sein d’un groupe nécessairement restreint (on ne peut
observer finement et en profondeur l’ensemble des individus d’une population de plusieurs
milliers ou de plusieurs millions d’individus, on ne peut fatalement devenir plus ou moins
familier au cours d’une enquête de terrain que d’un nombre limité d’individus),
l’ethnographie propose donc inévitablement une entrée assez localisée sur le monde social.
Cela ne signifie pas que l’anthropologie soit condamnée à ne parler que de petites sociétés ou
de petites communautés. En particulier, lorsqu’on peut établir que le groupe dans lequel
s’immerge jusqu’à un certain point le chercheur (ex : un groupe d’écoliers anglais issus de la
classe ouvrière, un groupe d’étudiants de l’ULB) possède une série de propriétés sociales
communes avec une population plus large (ex : les enfants d’ouvriers anglais en général, les
étudiants universitaires belges en général), du fait par exemple du partage de certaines
origines sociales, de certaines conditions d’existence, c’est-à-dire d’une certaine position
sociale, il est communément admis qu’il est possible d’opérer une certaine généralisation,
nécessairement prudente et nuancée, des résultats obtenus à partir de l’enquête sur le petit
groupe qui a fait l’objet de l’investigation approfondie.
Enfin, on l’a vu, parallèlement aux notions d’enquête de terrain et d’ethnographie, on parle
donc souvent aussi pour qualifier la méthode de l’anthropologie d’observation participante.
Pourtant, ici encore, nul monopole ni exclusivité. La sociologie en particulier a, comme
l’anthropologie, une longue tradition de recherche recourant à l’observation et impliquant la
familiarisation du chercheur auprès d’un monde social donné – Paul Willis par exemple, pour
évoquer à nouveau les recherches mentionnées immédiatement ci-dessus, est davantage
considéré comme sociologue que comme anthropologue, même si son travail est
régulièrement considéré comme une forme d’ethnographie scolaire. L’expression
d’observation participante elle-même a d’ailleurs été forgée dans les années 1930 dans le
cadre de la tradition sociologique de l’Ecole de Chicago, qui est, en sociologie, la première
école de pensée à avoir systématisé l’usage d’une telle méthode de recherche (sans pour
autant abandonner d’autres méthodes d’enquête par ailleurs). Mais si l’expression
d’observation participante a connu un succès tant en sociologie qu’en anthropologie, et si elle
est due à un sociologue, des anthropologues avaient alors déjà systématisé depuis plus de dix
ans ce qui allait constituer le canon méthodologique de l’enquête de terrain anthropologique
pour les décennies à venir. Une élaboration théorique que la discipline doit en particulier à
Bronislaw Malinowski.
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1.1. Le canon méthodologique des Argonautes du Pacifique Occidental
En 1922, Bronislaw Malinowski, anthropologue polonais formé dans la tradition britannique
d’alors, et basé en Grande-Bretagne, développe dans l’introduction de son volume Les
Argonautes du Pacifique Occidental – un ouvrage issu de 20 mois d’enquête de terrain qui
porte pour l’essentiel sur un système d’échanges cérémoniels en Nouvelle-Guinée (voir
chapitre 4) – une formulation systématique de ce qui doit pour lui constituer l’essentiel de la
méthode de l’enquête de terrain anthropologique. S’il n’a pas à proprement parler « inventé »
cette méthode, car d’autres avaient déjà mené des enquêtes de terrain avant lui (voir chapitre
2), Malinowski en a donné une formulation historiquement influente des grands principes.
Cette formulation restera considérée pendant longtemps comme un modèle d’explicitation du
canon méthodologique de la discipline, même si tous ses éléments n’ont pas vieilli avec le
même bonheur, ce qui est inévitable pour un texte qui a aujourd’hui près d’un siècle.
Bronislaw Malinowski (1884-1942)
Polonais de naissance, Malinowski est largement considéré comme le fondateur de
l’anthropologie sociale britannique moderne. Comme étudiant, il avait fait preuve d’un
grand éclectisme, se formant en physique et en mathématiques, en philosophie, en
psychologie et en histoire économique. Esprit curieux, il se tourne vers l’anthropologie peu
avant la première guerre mondiale. Il se trouve en Nouvelle-Guinée pendant une bonne
partie de la guerre, où il s’était rendu pour une mission de recherche conçue comme
initialement plus courte, mais qui va se prolonger en deux séjours qui totaliseront près de
deux ans d’enquête.
Malinowski est le théoricien d’une révolution méthodologique majeure (il reste dans
l’histoire disciplinaire comme celui qui a le premier cherché à théoriser l’ethnographie, à
tracer les contours de ce qu’elle doit et ne doit pas être). A ce titre, il exercera une influence
majeure sur toute une génération d’anthropologues britanniques, qui viendront auprès de lui
se former à cette nouvelle voie de recherche « de terrain », qui va d’abord se déployer dans
des sociétés non européennes, souvent qualifiées à l’époque de « sauvages » ou de
« primitives ».
L’influence théorique de Malinowski sera bien moindre que son influence méthodologique.
La théorie de la société qu’il cherchera à élaborer est connue comme « fonctionnaliste », et
Malinowski est donc largement considéré comme s’inscrivant dans le paradigme théorique
connu sous le nom de « fonctionnalisme ». L’une des préoccupations théoriques majeures
de Malinowski était en effet de rapporter la « fonction » d’une institution ou d’un
phénomène social donné à la société dans laquelle celui-ci s’inscrivait, afin de comprendre
comment il prenait sa place dans la société en question et contribuait à son
« fonctionnement », comment les différentes parties d’une société s’articulent et sont
connectées les unes aux autres, la partie devant être rapportée au tout pour devenir
intelligible.
Fondamentalement, Malinowski dégage dans l’introduction aux Argonautes une série de
principes de méthode, qui tournent autour de l’idée que l’immersion véritable et de longue
durée d’un anthropologue formé théoriquement dans une société donnée, couplée à un
certain apprentissage de la langue locale, est seule à même de permettre une connaissance
intime des usages et de la vie quotidienne, de devenir familier des manières locales de faire et
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de penser, dont l’ensemble des règles et des régularités doivent être étudiées de façon
approfondie, en procédant aux recoupements de données qui s’imposent. Une telle sévérité
méthodologique, couplée à la formation théorique de l’anthropologue, fait partie de ce qui
produit la coupure épistémologique (c’est-à-dire la différence entre savoir scientifique et
savoir ordinaire) entre anthropologie et « productions d’amateurs », pour reprendre une
formule de Malinowski.
Je voudrais ici discuter plus spécifiquement trois des points qui semblent à Malinowski devoir
encadrer l’observation participante de longue durée et l’immersion au sein d’un groupe social
donné qui font l’ethnographie, la méthode de l’anthropologie sociale.
1. Malinowski souligne d’abord la nécessité pour les anthropologues d’expliciter les
conditions de leur travail d’enquête, les modalités pratiques de celui-ci. De la même façon que
les sciences de la nature – fréquemment considérées comme modèle par les théoriciens des
sciences sociales de l’époque – explicitent systématiquement la méthode suivie pour obtenir
tel ou tel résultat (on n’imagine pas par exemple le résultat d’une expérience présenté sans
l’explicitation des modalités ou de la procédure suivies dans le cadre de l’expérience en
question), l’anthropologie doit expliciter les conditions de production de ses données :
comment elles ont été obtenues (par entretien ou par observation), auprès de qui (un homme ?
une femme ? un vieux ? un jeune ?), dans quelles circonstances, etc.
Ce commandement méthodologique a connu un succès relativement mitigé. Tout d’abord, peu
d’anthropologues considèrent encore de nos jours les sciences de la nature comme un modèle
de scientificité vers lequel devraient tendre l’anthropologie et les autres sciences sociales. En
effet, pour dire les choses très rapidement, on considère davantage aujourd’hui qu’il existe
différents styles de scientificité, qu’on peut reconnaître une certaine diversité interne à ce que
c’est que faire de la science, que toutes les sciences (et en particulier les sciences sociales et
historiques) ne peuvent pas nécessairement exprimer leurs résultats sous forme de lois, mais
qu’il n’y a pas de raison véritable pour autant de réserver l’appellation de ‘sciences’ aux
seules sciences nomologiques – c’est-à-dire aux savoirs scientifiques qui peuvent être
formulés sous la forme de lois (nomos). Il est en effet des sciences empiriques (c’est-à-dire se
rapportant à des « faits » ou à l’expérience du monde) qui mettent en œuvre des procédures de
connaissance du monde qui sont d’ordre empirico-rationnel sans pouvoir pour autant aboutir à
la formulation de « lois scientifiques ». Il faut ainsi pouvoir reconnaître une certaine pluralité
interne à ce que c’est que « la science ».
Ex : lorsque des archéologues cherchent à mettre en évidence certaines manières de vivre ou
d’enterrer de telle ou telle époque (les tombes constituent souvent un matériau archéologique
important), lorsque des philologues cherchent à ordonner chronologiquement les différentes
versions d’un texte moyenâgeux, à la fois recopiées et retouchées par des générations de
copistes, ils mettent bien en œuvre un raisonnement empirico-rationnel et un corpus de
méthodes disciplinaires. Ils déploient un raisonnement empirico-rationnel au sens où ils
mobilisent de manière méthodique des données empiriques (se rapportant à des « faits ») et
déploient à leur propos des raisonnements logiques. Une telle démarche relève bien de la
pratique scientifique sans pour autant que leur travail puisse déboucher sur la formulation de
« lois » qui pourraient par exemple recevoir une formalisation mathématique. En outre, la
restitution des résultats de l’enquête historique ou archéologique se fait largement en
recourant à des « langues naturelles » (français, anglais, allemand, etc.) et ne prend pas ou peu
la forme de lois (sinon de loi statistiques).
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Que ces sciences ne soient pas nomologiques ne relègue pas pour autant de telles disciplines
hors du champ de la pratique scientifique (voir Passeron 2006 [1991]). En tant que ces
disciplines et les savoirs scientifiques qu’elles produisent reposent sur des raisonnements et
des procédures empirico-rationnels, elles peuvent être considérées comme s’inscrivant dans
l’espace des disciplines scientifiques, et ce donc même si elles ne constituent pas des sciences
nomologiques. Les cas de la sociologie et de l’anthropologie sont largement semblables sur ce
plan à ceux de l’archéologie et de l’histoire.
Mais revenons à Malinowski. Celui-ci en effet donne une portée avant tout méthodologique
au caractère exemplaire des sciences de la nature (elles sont un modèle d’explicitation de
leurs procédures méthodologiques). Et même sans considérer les sciences de la nature comme
un modèle pour la pratique des sciences sociales, on peut reconnaître là le souhait louable
d’inviter les anthropologues à préciser les conditions de production de leur ethnographie, les
modalités par lesquelles ils ont produit leurs matériaux empiriques (c’est-à-dire les ‘données’
produites par l’enquête).
Or, d’une certaine manière, il faut alors bien admettre que cette suggestion méthodologique a
été très inégalement, et probablement trop inégalement, suivie d’effets. En fait, dans la
pratique tout à fait concrète de l’écriture anthropologique, il faut reconnaître que le
commandement ou l’idéal malinowskien n’a jamais été très largement partagé, et que
l’explicitation précise des conditions du « terrain » a trop peu souvent été le fort des
anthropologues.
Assez rapidement en effet, les pratiques concrètes du terrain se présentent avec une certaine
diversité selon les traditions anthropologiques nationales. Ainsi, l’idéal malinowskien de
l’enquête de terrain de longue durée couplée à l’apprentissage de la langue constitue bien un
modèle méthodologique assez largement partagé au sein de la communauté anthropologique.
Pour autant, cet idéal a été mis en œuvre avec des intensités très inégales. Toute une série de
recherches menées par des chercheurs américains ou français dans les années 1930, par
exemple, vont reposer sur quelques mois (parfois deux ou trois mois, pas plus) d’enquêtes,
sans véritable familiarisation linguistique avec la langue de la société étudiée.
Ex : Figure majeure de l’anthropologie américaine du milieu du XXe siècle, Melville
Herskovits (1895-1963) ne passera par exemple que deux mois d’enquêtes il est vrai
intensives dans l’actuel Bénin méridional, en Afrique de l’Ouest, avant de produire les deux
imposants volumes de Dahomey, An Ancient West African Kingdom (1938), volumes qui ne
reposent donc pas sur le même type d’investissement d’enquête que les Argonautes de
Malinowski : on ne se familiarise pas de la même manière avec un monde social qu’on
connaît peu en un peu moins de deux mois ou en un peu moins de deux ans.
En d’autres termes, ont toujours coexisté en anthropologie des ouvrages et des articles
reposant sur des investissements empiriques (autrement dit, des investissements d’enquête)
relativement divers, certains travaux de recherche ne reposant que sur quelques mois
d’enquêtes (ce qui ne les rend d’ailleurs pas nécessairement mauvais), tandis que d’autres
mobilisent quelques années (ce qui ne suffit pas à en faire automatiquement de bons travaux)
de recherche de terrain. La reconnaissance de cette hétérogénéité des investissements
empiriques réels est aussi évidemment une invitation à questionner et à rester vigilant par
rapport aux dispositifs méthodologiques dont les publications (ouvrages, articles, etc.)
anthropologiques font état.
2. Ensuite, Malinowski insiste sur la nécessité de bien différencier entre ce qui relève du
compte rendu d’observation (la description d’une scène de la vie quotidienne, par exemple) et
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
ce qui relève de l’interprétation de l’anthropologue (ce que, aux yeux de l’anthropologue,
cette scène donne à voir des rapports entre hommes et femmes, par exemple).
Malinowski insiste particulièrement sur le fait que la réunion de la formation théorique et de
l’observation ethnographique chez une même personne institue une coupure épistémologique,
c’est-à-dire produit une différence au niveau de la qualité scientifique du discours qui va être
produit sur les phénomènes observés. Ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il ne suffit pas
aux anthropologues de lire des comptes rendus d’observations, mais qu’ils doivent se rendre
eux-mêmes « sur le terrain » pour réaliser les observations (ou d’ailleurs les entretiens) à
travers lesquels ils produiront les matériaux empiriques (les ‘données’) destinés à étayer leurs
interprétations du phénomène qu’ils se sont donnés pour objet. C’est l’observation réalisée par
des anthropologues formés à l’enquête de terrain qui seule permet, selon Malinowski, la
réalisation d’observations d’une qualité scientifique suffisante pour nourrir la recherche.
Mais revenons à la distinction entre observation et interprétation. Cette suggestion d’établir
une distinction claire entre observation et interprétation peut en effet sembler être de bon sens,
mais sa portée doit pourtant être relativisée. En effet, l’évolution de la réflexion
épistémologique (c’est-à-dire la réflexion sur ce que c’est que faire de la science, et ici en
l’occurrence, de l’anthropologie) a amené à reconnaître qu’il n’y a pas d’observation
indépendante des intérêts ou du projet intellectuels du chercheur, et que toute observation est
dès lors déjà marquée du sceau des préoccupations théoriques qui guident la recherche : on
n’observe que ce qu’on pense utile à sa recherche.
En effet, il faut reconnaître le côté inépuisable ou infini du réel, dont on n’observe toujours
fatalement que certains aspects. Un tel constat épistémologique amène dès lors d’une certaine
façon à relativiser la distinction entre observation et interprétation, puisque ce sont les
directions dans lesquelles on prévoit de diriger son interprétation qui guident d’ores et déjà
l’observation.
Ex : si on demande à dix personnes, placées à un arrêt de bus sur une place passante à une
heure de pointe, de décrire ce qu’ils ou elles observent pendant trente minutes, on obtiendra
très probablement dix récits différents, selon les intérêts de chacun pour les interactions entre
usagers attendant leur bus, pour la circulation, pour ce qui se passe un peu plus loin sur le
trottoir, pour l’allure ou les changements de posture de telle ou telle personne qui aura retenu
leur attention, etc.
C’est d’ailleurs parce qu’il n’y a pas d’observation ‘brute’ qu’il est plus juste de parler de
production de données que de collecte ou de récolte de données. Car les ‘données’ produites
par l’enquête ne sont précisément jamais données. Cela ne signifie évidemment pas qu’il
n’existe pas de réel de référence dont l’enquête empirique peut rendre compte plus ou moins
bien, avec plus ou moins de précision et de méticulosité. Mais parler de ‘production’ des
données rend compte de façon plus réaliste de la sélection active que le chercheur opère
toujours et inévitablement dans le réel, en se focalisant sur tel ordre de faits et pas sur tel
autre, en posant certaines questions et pas d’autres, etc.
Pour Malinowski comme pour la communauté anthropologique dans sa quasi-totalité,
l’observation n’en reste pas moins irremplaçable. Elle permet en effet une richesse
d’information avec laquelle les seuls entretiens, ou l’administration de questionnaires, ne
peuvent véritablement rivaliser. Cela ne disqualifie évidemment pas les autres méthodes de
recherche que les sciences sociales peuvent mobiliser. Il est des thèmes de recherche pour
lesquels la conduite d’entretiens s’avère irremplaçable, et d’autres où la puissance de
l’objectivation statistique produit des résultats décisifs. Les qualités de l’observation se situent
pour leur part du côté de la densité informative qu’elle peut receler.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Ex : si vous assistez à un mariage ou à un enterrement dans un esprit d’observation soutenue
(et en ayant une certaine expérience de la pratique de l’enquête de terrain), vous pourrez
percevoir toute la densité émotionnelle par exemple, le jeu des interactions entre les membres
d’une famille, entre les membres des différentes familles en présence, etc. Il y a de fortes
chances pour que vous n’obteniez pas une information aussi dense si vous vous contentez de
vous faire raconter l’événement et de tenter une récapitulation à partir d’entretiens menés de
manière rétrospective. Par contre, la réalisation d’entretiens rétrospectifs avec des personnes
que vous pourrez interroger en ayant assisté vous-même à l’événement – et en étant dès lors
capable de leur poser des questions de manière beaucoup plus informée – s’avèrera
certainement un complément important – et souvent indispensable d’ailleurs – aux données
que vous aurez pu produire par l’observation.
Une autre qualité majeure de l’observation largement illustrée dans la tradition
anthropologique provient du fait qu’elle permet de problématiser l’écart entre le discours
d’une part et l’action ou la pratique d’autre part, entre ce que les gens disent et ce que les gens
font, entre la façon dont les gens se représentent et parlent de leur pratique d’une part, et la
réalité de leur pratique d’autre part. Un exemple classique peut être fourni ici par l’écart qui
existe régulièrement entre d’une part les professions de foi égalitaristes que toute une série
d’hommes peuvent tenir aujourd’hui sur les rapports entre hommes et femmes et la nécessité
d’une répartition équitable des tâches ménagère et d’éducation au sein du couple, et d’autre
part la réalité des pratiques de distribution de ces tâches au sein des familles, lorsqu’elle peut
être observée directement. Il est tellement de féministes non pratiquants…
En deux mots, sans que Malinowski ait nécessairement thématisé dans son texte
programmatique sur la méthode de l’anthropologie de terrain l’ensemble des qualités et des
avantages de l’observation directe, le caractère irremplaçable qu’il lui a conféré et
l’importance qu’il lui a reconnue se sont trouvés largement confirmés dans les décennies qui
ont suivi, et ce caractère central est aujourd’hui largement soutenu par les nombreuses
recherches qui ont fait de l’observation une pièce centrale de leur méthodologie, et par les
avancées importantes en sciences sociales sur lesquelles de telles recherches ont débouché.
3. Troisième commandement méthodologique, la nécessité de prendre en compte ce que
Malinowski appelle le ‘native’s point of view’, le point de vue des ‘natifs’ du lieu. Une
expression qui est aujourd’hui devenue typiquement le ‘point de vue local’, pour éviter les
connotations péjoratives qui peuvent être associées à ‘native’. Ainsi, la prise en compte du
sens que les acteurs donnent à leurs actes dans l’interprétation de ceux-ci constitue
aujourd’hui une posture commune et essentielle pour la très grande majorité des
anthropologues. La prise en compte des « perspectives locales » ou du point de vue des
acteurs, l’importance de rendre compte des mondes sociaux observés « dans leurs propres
termes », sont essentielles dès le moment de l’observation et de la production des données
dans les pratiques de l’enquête de terrain anthropologique : la prise en considération des
catégories locales de pensée est un passage méthodologique obligé.
Pour autant, l’anthropologie, pas plus que les autres sciences sociales, ne saurait se réduire à
une restitution du point de vue que les acteurs peuvent avoir sur leur propre pratique sans
travail d’analyse : on a déjà vu plus haut, par exemple, qu’il pouvait exister des décalages
entre le discours et la pratique. Etre à l’écoute de ce que les acteurs sociaux ont à nous dire est
important et nécessaire, mais pas suffisant.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Ex : l’analyse que produit Pierre Bourdieu (1994) de l’économie quotidienne de l’Eglise
catholique en France.
Dans le travail des bénévoles que demande le fonctionnement de l’Eglise et que requiert
inévitablement la vie des paroisses (qu’il suffise de penser à la nécessité d’entretenir les
églises, de les maintenir propres, etc.), l’esprit de calcul est sans arrêt refoulé (ce qui ne veut
pas dire qu’il est absent) et la dimension économique des prestations s’en trouve euphémisée,
et ce alors même que l’Eglise produit un discours social sur la nécessité de rémunérer
justement le travail.
L’Eglise fait ainsi appel dans son fonctionnement pratique à une « économie de l’offrande, du
bénévolat, du sacrifice » (Bourdieu 1994 : 200), économie de dénégation de la dimension
économique des échanges, tout en étant traversée par des revendications sociales. Une série de
tâches pouvant à certains égards tout au moins relever d’un « travail » ont ainsi facilement un
statut ambigu (préparer et nettoyer les lieux de culte, etc) car elles sont susceptibles de
recevoir une définition rituelle comme une définition économique.
La gestion de ces paradoxes fonctionne sur le mode de l’euphémisation et du refoulement
(davantage que de l’ignorance), et le calcul est finalement tu davantage qu’ignoré par les
agents sociaux. De la même manière, pour tel ou tel avancement dans la hiérarchie ecclésiale,
on préférera parler de « reconnaissance » plutôt que de « promotion ». Ou encore, lorsque
Bourdieu cite un entretien avec un évêque à propos de la rémunération des prêtres :
« […] Quel est le contrat qui existe entre le prêtre et l’évêque ? Le prêtre s’est engagé à servir
l’Eglise toute sa vie et, en échange, l’évêque s’engage, lui, à pourvoir à ses besoins […]. On
peut parler de traitement, si vous voulez, au sens très large, mais je dirais entre guillemets.
Mais pas de salaire ! Pas de salaire ! »
On voit ici le refus de la réduction de la relation à des rapports économiques, qui est
caractéristique de « l’économie symbolique » de l’Eglise. Mais comment Bourdieu en arrivet-il à la conclusion que l’économie de l’Eglise est, comme d’autres d’ailleurs,
fondamentalement une « économie de la dénégation de l’économie », ce qui est
l’aboutissement de son travail d’analyse ?
Tout d’abord, il prend en considération le point de vue que les acteurs ont sur leur pratique, et
la façon dont ils en euphémisent la dimension économique pour resituer les échanges
économiques qui ont lieu au sein de l’Eglise dans le cadre d’une « économie symbolique »,
Mais il ne s’arrête pas au point de vue des acteurs, il prend aussi en considération le fait que
l’Eglise réalise une économie objective en bénéficiant gratuitement de la prestation de
certaines tâches et de certains services par des laïcs dévoués à sa cause. Il y a dès lors
objectivement prestation économique, mais celle-ci est requalifiée en prestation rituelle par
les acteurs qui s’y adonnent : c’est donc en prenant en compte à la fois et en tenant ensemble
l’observation de ce qui se passe (l’existence d’une prestation de travail), et ce que les acteurs
ont à en dire (euphémisation, dénégation), qu’il aboutit à la qualification d’ « économie de la
dénégation de l’économie ».
***
La conception malinowskienne de la méthode de l’anthropologie est à certains égards datée ;
Malinowski ne pouvait entièrement échapper à son époque. Ainsi, Malinowski défend-il aussi
par exemple dans son texte une conception de l’anthropologie comme d’une discipline se
pratiquant à l’extérieur du monde occidental, auprès de populations relevant d’une « humanité
sauvage » (Malinowski 1984 [1922] : xv). Certes, son projet intellectuel est bien celui d’une
vaste entreprise comparative qui embrasse également le monde occidental. Mais la tâche
spécifique et l’objet privilégié qu’il assigne à l’anthropologie sociale dans ce cadre semble
bien être, dans certains de ses textes tout au moins, l’étude de petites sociétés non
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
occidentales. C’est peu dire que les conceptions disciplinaires ont connu un véritable
basculement sur ce point, puisqu’une grande majorité d’anthropologues considèrent
aujourd’hui que l’anthropologie peut se pratiquer dans tous les mondes sociaux et dans toutes
les sociétés. Les projets de recherche en cours aujourd’hui en anthropologie portent d’ailleurs
indifféremment sur des sociétés occidentales comme sur des sociétés d’autres parties du
monde. On peut même considérer que les terrains anthropologiques qui se tiennent dans des
parties reculées du monde, c’est-à-dire loin de grandes voies de communication, sont
désormais l’exception plutôt que la règle. Ainsi, le compte rendu que Philippe Descola donne
de l’une de ses expéditions amazoniennes autour de 1980 correspond aujourd’hui à une
expérience minoritaire de l’enquête de terrain.
« Cela fait maintenant plusieurs semaines que nous [sa femme Anne-Christine Taylor, et
lui-même] sommes partis de chez Nayapi, descendant le Kapawi jusqu’au Pastaza, puis
explorant les rives et les affluents du grand fleuve jusqu’au débouché du Bobonaza que
nous avons remonté pendant deux jours pour aboutir chez Kayap. Chemin faisant, nous
avons visité une dizaine de maisonnées, certaines profondément isolées dans l’amont de
petites rivières, ou dans un dédale de marais et de chenaux inaccessibles autrement
qu’en pirogue ; nous fûmes bien accueillis, parfois avec réticence, quelques hommes
déguisant mal un étonnement soupçonneux devant les premiers kirinku [blancs] qu’il
leur était donné de voir. Nous enfonçant plus avant dans un pays inconnu, j’en viens à
regarder Capahuari [leur site d’enquête principal] comme une sorte de village natal et
ses habitants comme mes compagnons de toujours, tant le reste du monde me paraît
désormais lointain. Voilà des mois que nous avons perdu jusqu’au souvenir des aises les
plus modestes de la civilisation : un savon, des vêtements neufs, un miroir, un tube de
dentifrice, toutes ces aménités nous paraissent aussi exotiques que des produits de luxe
dans une société condamnée à la pénurie par une économie de guerre. Nos habits sont
usés jusqu’à la corde, maintes fois recousus et rapiécés pour les faire durer, et déjà nous
nous essayons à marcher à pieds nus pour nous préparer au moment où nos chaussures
seront hors d’usage. Cette vie ascétique s’est imposée au fil du temps et de l’épuisement
de nos maigres réserves ; nous la supportons comme un état d’autant plus naturel qu’elle
est le lot commun des gens dont nous partageons la vie, notre seule aspiration au bienêtre se bornant à manger de temps en temps à notre faim et à pouvoir dormir à l’abri des
intempéries. Ces quelques privations sont largement compensées par un sentiment
d’aventure qui contraste avec la monotonie de notre ancienne existence villageoise,
chaque jour apportant une moisson nouvelle de découvertes et, parfois, de dangers,
privilèges d’explorateurs devenus fort rares et qui colorent notre expédition des illusions
de l’exploit » (Descola 2006 [1993] : 308-309).
Pour autant, le texte de Malinowski était, à l’époque de sa publication, précurseur et, à
condition d’en faire une lecture un peu généreuse, il formule une série de principes dont
certaines grandes lignes inspirent encore aujourd’hui la production de données en
anthropologie. D’une certaine manière en effet, ni la nécessité d’expliciter scrupuleusement
les conditions de production des données, ni la distinction claire entre observation (ou
mobilisation de matériaux empiriques quelle qu’elle soit) et interprétation, ni l’idée d’une
coupure épistémologique forte entre savoir ou discours anthropologique et autres discours ne
font plus, s’ils ont jamais fait, l’unanimité. Sans parler de l’idée selon laquelle l’anthropologie
se pratique d’abord en dehors du monde occidental, qui ne trouverait plus beaucoup
d’anthropologues pour la défendre (même si le caractère de l’anthropologie comme discipline
‘exotique’ fait encore malheureusement plus ou moins largement partie de l’image publique
de la discipline). L’idée que l’anthropologie cherche à restituer ‘l’ensemble des règles et des
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
régularités’ d’une société n’a pas mieux vieilli : la tâche est désormais considérée comme
irréaliste car trop ambitieuse, et si les anthropologues veillent toujours à restituer leurs
observations de manière contextualisée, ils considèrent aussi largement que cela ne demande
pas de mobiliser « l’ensemble des règles et d’une régularités » d’une société.
Mais d’un autre côté, l’idéal de l’explicitation méthodologique comme critère de scientificité
(de ce qui ‘fait science’), la prise en considération attentive du ‘point de vue indigène’ (plus
souvent désigné comme point de vue ‘local’ désormais), et la reconnaissance que
l’anthropologie a, au fil des décennies, mis en place un corpus de concepts et de notions qui
confèrent à la fois un air de famille et une spécificité relative aux différents discours
anthropologiques, trouveraient très probablement une majorité d’anthropologues pour s’y
reconnaître. Même si la façon dont il faut considérer le caractère ‘scientifique’ de la
discipline, la façon dont on le définit ou les critères sur lesquels on le fait reposer, ne
constituent pas des questions faciles, ni auxquelles il existe une réponse unique au sein de la
‘communauté’ anthropologique.
1.2. La pluralité des méthodes en anthropologie
Si c’est bien pour sa mise en œuvre de l’observation participante que l’anthropologie est
connue sur le plan méthodologique, les méthodes d’investigation empirique mobilisées par les
anthropologues se sont aussi depuis longtemps élargies à d’autres formes de l’enquête. Ainsi,
la réalisation d’entretiens non directifs ou semi-directifs (c’est-à-dire mobilisant un canevas
de questions relativement souple, susceptible d’être réaménagé en cours d’entretien selon les
réponses apportées par l’interlocuteur) est pour ainsi dire toujours allée de pair avec
l’immersion au sein d’un groupe social prévue par l’enquête de terrain.
L’observation elle-même d’ailleurs s’est faite plus ou moins participante selon les cas et les
recherches menées en anthropologie. Dans les cas d’implication forte, on est allé jusqu’à
parler de « participation observante » pour rendre compte de degrés d’implication élevés.
Mais dans bien d’autres cas, les anthropologues se cantonnent dans des formes d’observation
qui n’impliquent pas nécessairement une participation importante, ni même significative, dans
les situations sociales auxquelles ils assistent et auxquelles ils prennent part.
Cela tient à la réserve que certains peuvent avoir pour la participation, aux réserves éthiques
que des chercheurs peuvent avoir vis-à-vis de certaines formes d’implication dans tel ou tel
type d’activité, mais aussi bien évidemment au type d’objet de recherche.
On peut évidemment multiplier les exemples. S’il est facile de concevoir qu’un anthropologue
(de sexe masculin) se fasse joueur de rugby amateur (dans une équipe de rugby amateur
masculine) s’il travaille sur les passions sportives amateures à partir du cas du rugby, s’il est
aisé de comprendre qu’un anthropologue peut être amené à cotiser au même titre que les
autres membres de la famille qui l’accueille dans un contexte (maladie, naissance, décès) où
la pratique de la cotisation est localement essentielle face à ce type de situations, comme c’est
le cas dans bien des sociétés africaines, on conçoit évidemment que l’implication d’un
anthropologue sera probablement d’un autre ordre s’il s’agit de réaliser une recherche sur la
prostitution ou sur les activités de trafic de drogue ou de défense de territoire liées à des
gangs, et plus généralement sur l’une ou l’autre forme de criminalité. Les thèmes de recherche
abondent, en fait, sur lesquels il est difficile de concevoir une implication de l’ordre de la
‘participation observante’, et bien des enquêtes anthropologiques se mènent en suivant au plus
près les activités du groupe social auprès duquel l’enquête est réalisée, mais sans pour autant
que la participation à l’ensemble des activités s’avère nécessairement essentielle. Une qualité
essentielle demandée à un anthropologue est aussi de savoir « trouver sa place », puisque
l’anthropologue qui s’engage dans une enquête de terrain va devoir évoluer sur un lieu qui
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
n’est pas le sien mais celui du groupe social au sein duquel il négocie une position
d’observation.
L’enquête de terrain menée par observation participante et entretiens est toujours le fait d’un
anthropologue singulier, elle ne consiste jamais en une observation ‘brute’ indépendante des
intérêts de recherche et des questions que se pose l’observateur. Le type d’insertion que le
chercheur peut négocier sur le terrain est aussi susceptible de varier d’un chercheur à l’autre
(certains chercheurs sont d’un caractère plus expansif et extraverti, d’autres sont plus discrets
et réservés), d’un objet de recherche à l’autre. Pour autant, un certain nombre de dispositifs
méthodologiques, au cœur desquels se trouve la nécessaire explicitation, au moins minimale,
des conditions de réalisation de l’enquête et de production des données, doivent permettre aux
personnes auxquelles est livré le travail (communauté des pairs, étudiants, et lecteurs des
ouvrages et des articles d’anthropologie d’une manière générale) de pouvoir en évaluer la
robustesse et la plausibilité empiriques.
Parallèlement à l’observation et à l’entretien (dont la pratique peut être plus ou moins
formalisée : faire appel à un guide d’entretien très précis ou se confondre, à l’autre pôle, avec
les conversations de la vie quotidienne), les anthropologues ont rapidement commencé à
déployer d’autres dispositifs méthodologiques.
Parmi ceux-ci, on peut citer, en suivant Jean-Pierre Olivier de Sardan, les « dispositifs de
recension », qui consistent en dispositifs de quantification depuis longtemps intégrés par les
anthropologues à leurs recherches, quoique souvent de manière périphérique, en complément
de l’ethnographie dans laquelle l’anthropologue est engagée à titre principal (Olivier de
Sardan 1995). En effet, en plus de l’implication dans les situations et les routines de la vie
quotidienne qui forment souvent le cœur de l’observation participante, les anthropologues ont
depuis longtemps cherché à mettre en place des formes d’observation plus standardisées,
permettant de déboucher sur les formes de quantification.
On peut concevoir autant de dispositifs de cet ordre que d’objets de recherche : la
quantification du temps de parole peut par exemple aider à mettre en évidence des rapports
d’autorité au sein d’un groupe ; le relevé des temps de travail moyens d’un homme et d’une
femme dans tel ou tel groupe social peut constituer un indicateur de la division sexuelle du
travail et des rapports sociaux de sexe dans ce groupe ; la mesure de la taille des parcelles
cultivées peut aider à comprendre les rapports hiérarchiques entre familles ou entre lignages
dans une communauté villageoise, etc.
Ex : C’est à partir de procédés de recension que l’anthropologie marxiste, dès les années
1960, a fait voler en éclats le concept de ‘communauté’ entendu comme formation sociale de
petite taille et égalitaire, caractérisée par la faible ou la non-hiérarchisation de ses membres.
Claude Meillassoux (1975) a montré par exemple la hiérarchie forte et consistante qui existait
entre aînés et cadets dans les lignages (familles étendues se reconnaissant formellement un
même ancêtre) de sociétés ouest-africaines qui passaient jusque là pour bien plus égalitaires.
C’est aussi notamment par des dispositifs de recension menés au niveau du foncier et de la
production agricole que la hiérarchie entre lignages a été mise en évidence. Et des recensions
des temps de travail respectifs des hommes et des femmes ont contribué à faire la
démonstration empirique de certaines inégalités de genre, dans cette partie de l’Afrique
comme dans d’autres régions du monde.
Selon les objets de recherche, il est en fait possible d’imaginer mille et un dispositifs de
quantification d’aspects de la réalité qui pourront fournir des indicateurs permettant de
soutenir empiriquement un argument.
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Enfin, il y a plusieurs décennies aussi que les anthropologues se sont convertis à l’usage et à
l’exploitation de sources écrites. Là où Malinowski suggérait de s’intéresser essentiellement
aux relations sociales au présent, les anthropologues en sont progressivement venus, au cours
du XXe siècle, à s’intéresser de plus en plus près aux sources écrites qui pouvaient les aider à
remettre leurs données en perspective historique. Dans une sorte de mouvement croisé, les
historiens commencent d’ailleurs pour leur part à se montrer de plus en plus ouvert aux
sources orales au moins à partir du milieu du XXe siècle, en particulier sur les terrains pour
sur lesquels les sources écrites peuvent s’avérer fort rares ou faire cruellement défaut – pour
ce qui est du cas de l’histoire africaine, l’ouvrage fondateur est celui de Jan Vansina, De la
tradition orale. Essai de méthode historique, publié en 1961, traduit en anglais quelques
années plus tard, et qui connaîtra rapidement un succès énorme.
En outre, parallèlement à cet intérêt croissant des anthropologues pour les mises en
perspectives historiques de leurs objets d’étude dans les dernières décennies, les
anthropologues ont aussi tout simplement eu à faire face à la production d’écrits par les
membres des groupes sociaux auxquels ils s’intéressaient.
Ex : on peut aujourd’hui difficilement faire une ethnographie des stratégies prosélytes (c’està-dire ‘visant à convertir’) de groupes religieux chrétiens et musulmans sans prendre en
compte le nombre toujours croissant de tracts rédigés en vue de leur distribution, les ouvrages
éventuellement rédigés à des fins de sensibilisation de certains publics, les récits de
conversion qui existent sur support audio, écrit ou video et qui veulent témoigner du mieuxêtre que peut représenter une conversion à telle ou telle forme d’islam ou de christianisme,
etc. On trouve de tels tracts et de telles brochures dans un grand nombre de mondes religieux,
des Témoins de Jehovah qui font du porte-à-porte à Bruxelles aux chrétiens pentecôtistes (le
pentecôtisme est un protestantisme charismatique) qui organisent
des ‘croisades’
d’évangélisation en Afrique, aux groupes musulmans qui déploient des stratégies prosélytes
d’ordres divers, etc. On peut difficilement rendre compte de ce que sont les perspectives de
tels groupes religieux sans prêter attention au statut qu’eux-mêmes accordent à toute une série
de supports écrits, audio ou video, qui constituent autant de possibles corpus d’archives pour
les anthropologues. Les exemples religieux ne sont qu’un exemple possible entre mille : à
partir du moment où les anthropologues s’intéressent à des groupes qui développent euxmêmes des écrits (ou d’ailleurs d’autres formes d’archive audio ou video), il est évidemment
indispensable de prendre ceux-ci en considération lorsqu’on cherche à rendre compte de la vie
de ces groupes.
***
Ainsi, les anthropologues sont aujourd’hui souvent amenés à adjoindre aux méthodologies
classiques de l’observation participante et de l’entretien plus ou moins formalisé d’autres
types de données qui peuvent résulter de tel ou tel procédé de recension, ou de la consultation
de tel ou tel corpus de sources écrites (ou audio ou video, etc.) plus ou moins directement lié à
leur objet de recherche. La combinaison des données doit se faire dans un esprit d’éclectisme
raisonné, chaque type de données étant susceptible d’amener un éclairage spécifique.
2. Interpréter
2.1. L’articulation à la littérature existante
18
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Les anthropologues sont toujours amenés à situer leurs observations et leurs interprétations
dans l’espace des savoirs anthropologiques. Au fil des travaux de recherche, se poursuivent
ainsi de longues conversations disciplinaires. En situant leurs objets de recherche dans
l’espace des travaux existants, pour suggérer de nouveaux angles d’analyses ou pour
approfondir des perspectives existantes, les anthropologues discutent des mérites et des
limites de différentes approches ou de paradigmes théoriques : l’histoire de l’anthropologie
comme des autres sciences sociales est jalonnée de discussions questionnant le bien-fondé de
telle ou telle approche d’un phénomène donné. Les chapitres suivants donneront un aperçu de
tels empilements, de telles conversations ou de tels débats théoriques dans des domaines
historiquement importants de la théorisation anthropologique.
Chronologiquement parlant, cette étape de la recherche qui consiste à prendre connaissance de
l’état de la littérature scientifique sur un sujet donné, est en fait antérieure au moment de la
« production des données » évoqué ci-dessus. Ce n’est souvent qu’après s’être documenté sur
l’objet qu’on a donné à ses recherches qu’on peut véritablement s’engager dans l’enquête,
même s’il faut aussi reconnaître que, dans la pratique concrète de l’enquête de terrain, les
différents moments de l’enquête sont souvent imbriqués ou entremêlés : on continue
régulièrement à lire tout en étant déjà dans la phase de « terrain », par exemple.
Toute recherche empirique (c’est-à-dire qui s’appuie sur l’enquête, sur un réel de référence)
menée en anthropologie est donc conçue dans un dialogue avec les travaux existants. Les
anthropologues mènent toujours un travail de lecture, un travail documentaire, qui est un
préalable à la réalisation de l’enquête de terrain. Cette étape documentaire est indispensable
pour différentes raisons (voir Beaud et Weber 2010 [1997] : 48-51).
1. Etre informé des recherches déjà menées évite de réinventer la roue ou de redécouvrir
l’Amérique : savoir ce qui a déjà été produit sur un sujet permet de mettre en place une
certaine cumulativité. Connaître « l’état de la question » ou « l’état de l’art », pour reprendre
les expressions consacrées, évite par exemple de s’engager dans des voies de recherche dont
on aurait déjà montré qu’elles ne sont pas pertinentes, permet de tenir compte des réflexions
déjà engagées par d’autres au moment de concevoir sa ou ses propres questions de recherche.
Cela permet aussi de remettre ses propres prénotions ou préjugés en question, car démarrer
une recherche sans avoir rien lu est évidemment la voie royale pour concevoir celle-ci à partir
de ses seuls préjugés sociaux, à partir de ses propres idées a priori sur l’objet, sans les avoir
confrontés aux résultats de recherches déjà menées sur des sujets proches. Sur le plan
théorique, savoir quel est l’état de la recherche dans un domaine donné permet donc de situer
ses propres questions de manière pertinente par rapport à ce qui existe déjà, et de remettre en
question ses propres prénotions, de confronter ses propres préjugés aux résultats obtenus lors
de recherches menées par d’autres.
2. Sur le plan de la préparation de la relation d’enquête, développer une certaine connaissance
de la réalité sur laquelle on entend mener une enquête permet aussi d’accumuler une certaine
compétence sur le sujet de la recherche envisagée, et de gagner ainsi en légitimité aux yeux
des personnes auprès desquelles l’enquête sera menée : imaginez un anthropologue venu
d’ailleurs et qui ne connaisse rien des coutumes du mariage tel qu’il se pratique aujourd’hui
en Belgique, qui n’ait jamais entendu parler de l’échange d’alliances, qui ne sache pas ce
qu’est un officier de l’Etat civil, etc. A un moment donné de l’enquête, son manque de
compétences locales est susceptible de lasser les enquêtés, de les décevoir, et de faire
apparaître le chercheur comme peu légitime.
2.2. Interpréter des matériaux empiriques
19
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
« Que l’ethnographe puisse être […] dérouté, que rien de ce qu’il trouve sur le terrain ne
corresponde à son attente, que ses hypothèses s’effondrent une à une au contact de la
réalité indigène, bien qu’il ait soigneusement préparé son enquête, c’est là le signe qu’il
s’agit d’une science empirique et non d’une science-fiction » (Favret-Saada 1977 : 31).
La citation de Jeanne Favret-Saada mise en exergue de cette partie du chapitre situe d’emblée
un trait fondamental de l’interprétation en anthropologie, comme d’ailleurs dans les autres
sciences sociales : les interprétations du monde social proposées par les anthropologues sont
censées reposer sur la discussion de matériaux empiriques, et ne pas relever d’idées
préconçues, a priori, sur le monde social. Il y a ainsi ce qu’on peut appeler des « contraintes
empiriques » à l’interprétation anthropologique (Olivier de Sardan 2008).
Ainsi, les interprétations anthropologiques doivent-elles présenter à la fois une cohérence
logique (ne pas comporter de contradictions internes), et un ancrage dans les matériaux
empiriques à partir desquels ces interprétations sont produites. En suivant Jean-Pierre Olivier
de Sardan, on peut ainsi reconnaître que les travaux anthropologiques s’efforcent de préserver
« un double lien » :
- un lien entre la réalité sociale à partir de laquelle les données sont produites et ces
données : ce lien entre les données obtenues et le « réel de référence » est assuré par le
respect de procédures méthodologiques qui assurent une certaine validité aux données.
Ex : la répétition des observations et leur prolongation dans le temps permet de
distinguer ce qui relève du cas singulier et ce qui relève de la manière de faire
habituelle.
- un lien entre les données obtenues par l’enquête et les interprétations qui sont
construites par l’anthropologue : l’interprétation en anthropologie, comme en sciences
sociales en général, se distingue de « l’interprétation libre » du sens commun ou de la
spéculation philosophique par son souci d’une référence à un corpus de données
systématiques produites par l’enquête empirique.
Ex : une enquête qui montrerait que Dieu est considéré comme une possible cause
agissante dans des contrats commerciaux états-uniens (comme c’est d’ailleurs
effectivement le cas pour certains d’entre eux) ne permet pas ensuite de traiter du fait
religieux comme d’un phénomène relevant uniquement de l’irrationnel, dans la mesure
où de tels contrats, rédigés avec soin et minutie, sont à l’évidence des produits de
l’exercice de la raison.
Ex : la mise en évidence du poids de l’héritage social familial sur la trajectoire scolaire
des individus ne permet pas de construire une interprétation du fonctionnement réel du
système scolaire qui aboutirait à la conclusion d’une égalité des chances effective de
tous les individus face à l’école – ce serait là piétiner les constats empiriques qui
ressortent des enquêtes.
Les travaux en anthropologie sont donc tenus de respecter à la fois une rigueur logique (au
niveau de l’appareil conceptuel, de la cohérence attendue de l’argument), une rigueur
méthodologique (au niveau des dispositifs d’enquête ou de production de données qui sont
mis en œuvre), et enfin une rigueur interprétative (au niveau du lien entre les interprétations
proposées et les matériaux empiriques sur lesquels elles s’appuient). C’est à l’aune de cette
triple rigueur qu’est évaluée et que leur est reconnue une plus ou moins grande plausibilité.
20
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Deux exemples de recherches reconnues comme présentant ces différentes qualités pourront
donner une idée plus claire de ce dont il est question.
Ex1 : Dans un ouvrage devenu un classique de l’anthropologie médicale, Nancy ScheperHughes (1992) a pu montrer que les décès de nourrissons et de bébés étaient vécus d’une
manière assez différente de l’expérience souvent absolument dévastatrice que de tels décès
représentent pour les mères d’Europe occidentale. Dans les milieux populaires de la société
du nordeste brésilien en effet, la conjonction d’un ensemble de facteurs d’ordres divers
mènent à une expérience différente du décès des nouveau-nés et des bébés.
Ainsi, parmi les forces sociales qui façonnent l’expérience de la perte des nourrissons, Nancy
Scheper-Hughes relève notamment : (1) l’instabilité de bien des couples et la grande précarité
dans laquelle évoluent bien des mères seules rendent parfois problématique l’apparition de
nouvelles bouches à nourrir, et toutes les grossesses ne sont pas désirées, loin de là ; (2) la
conception locale du nouveau-né, qui valorise uniquement les enfants présentant une tonicité
supérieure à la moyenne, conduit à un désintérêt relatif pour les nourrissons peu actifs, et le
fait que les contacts physiques entre la mère et son nourrisson sont d’ailleurs moins intenses
que dans bien d’autres sociétés ; (3) le fait qu’à l’époque où elle réalisait son travail de terrain
(dans les années 1980), la mortalité infantile était élevée dans les milieux populaires de cette
région pauvre du Brésil, et les décès de bébés relativement fréquents ; (4) l’existence d’une
conception locale de l’au-delà qui, là comme dans d’autres parties de l’Amérique latine,
suggère que les bébés morts deviennent de petits anges qui protègent les vivants, constituant
une figure rassurante de l’au-delà susceptible d’offrir une forme de réconfort aux parents
endeuillés.
On voit comment Scheper-Hughes fait intervenir dans sa démonstration empirique des
phénomènes qui relèvent des conditions objectives d’existence des acteurs (points 1 et 3) et
des éléments des discours locaux que les acteurs peuvent tenir sur certains aspects de leur
existence (points 2 et 4), prenant donc en considération le « point de vue local » sans que son
analyse ne se borne à être un simple compte rendu de celui-ci.
En outre, Nancy Scheper-Hughes se montre attentive à la variabilité des situations au sein
même de la société locale, soulignant qu’elle a vu des parents bien plus touchés que d’autres
par la mort de leur bébé, mais que l’expérience ‘majoritaire’ après la mort d’un nourrisson
semble bien caractérisée par un deuil fort réduit, en ce compris dans le chef des parents de
l’enfant.
L’enquête de Nancy Scheper-Hughes repose sur un long terrain ethnographique, qui a donné
lieu à de nombreux entretiens et à des observations répétées sur une longue période. C’est ce
qui assure le premier lien qu’évoque Jean-Pierre Olivier de Sardan, à savoir le lien entre le
« réel de référence » et les données produites par l’enquête. Exemplaire pour ce qui est de la
robustesse des matériaux empiriques mobilisés en vue de l’interprétation que soutient Nancy
Scheper-Hughes, cette recherche constitue ainsi un exemple entre mille de travaux largement
reconnus pour la solidité de l’étayage empirique qu’ils proposent à l’appui de l’interprétation
développée par l’auteure.
Ensuite, à partir de son ethnographie, Nancy Scheper-Hughes ouvre la question de la
socialisation du deuil psychique, ou, pour le dire autrement, de la construction sociale de
l’expérience du deuil dans ce qu’elle a de plus intime. Elle se garde bien pour autant de
généraliser hâtivement les conclusions auxquelles elle aboutit à l’ensemble des sociétés
connaissant un fort taux de mortalité infantile, restant par là tout à fait consciente de la portée
de ses conclusions, se gardant de toute montée en généralisation trop rapide, et ne cherchant
pas à en tirer des interprétations qui iraient au-delà de ce que les matériaux empiriques dont
elle dispose lui permettent de soutenir. L’interprétation qu’elle propose se montre donc
21
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
également soucieuse du second lien qu’identifie Jean-Pierre Olivier de Sardan, à savoir le lien
entre les « données » et les interprétations qu’on en tire.
Ex2 : Autre exemple, parmi tant d’autres encore une fois, d’enquête largement reconnue
comme solidement étayée, le travail collectif dirigé par Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier
de Sardan (2001) sur la petite corruption en Afrique de l’Ouest.
Dans cette recherche, Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier de Sardan s’intéressent au
fonctionnement « réel » de l’Etat, au quotidien, au prisme des interactions que les citoyens et
les usagers des services publics entretiennent avec les représentants de l’Etat. Or, cette
relation est bien souvent médiatisée par des pratiques de petite corruption, laquelle est
« banalisée et systémique » dans les trois pays où les enquêtes ont été menées par eux-mêmes
et leur équipe, à savoir le Sénégal, le Bénin et le Niger. Ces enquêtes ont été conduites à partir
de périodes d’observation et d’immersion répétées au sein de services publics, complétées par
des entretiens.
Le « complexe de la corruption » que Blundo et Olivier de Sardan sont amenés à identifier
renvoie à une série de pratiques parfois difficilement discernables. Il n’y a pas toujours de
frontière claire entre les pratiques clientélistes, le favoritisme, et les faveurs monnayées. Ce
complexe comprend en fait toutes les « pratiques d’usage abusif », c’est-à-dire illégal ou
illégitime, de biens ou de charges publics en vue de la production de bénéfices privés
« indus ». C’est localement, dans les pays mêmes où les enquêtes ont été menées, qu’il existe
des normes selon lesquelles il s’agit là de dysfonctionnements. Mais le constat est bien qu’il
existe une corruption généralisée, enchâssée dans des dysfonctionnements massifs des
administrations, laissant les fonctionnaires réformateurs largement impuissants, même
lorsqu’ils occupent des postes à responsabilité.
Un point essentiel pour rendre compte des pratiques corruptives réside dans la reconnaissance
de leur « enchâssement ». En particulier, les pratiques corruptives sont enchâssées dans le
fonctionnement des administrations, lui-même enchâssé dans un ensemble de logiques
sociales, qui sont elles-mêmes situées historiquement.
Les pratiques corruptives sont donc d’abord enchâssées dans des pratiques administratives et
par exemple dans le recours à des supplétifs et des « bénévoles » de tous ordres qui se
chargent des menues tâches que devraient exercer les fonctionnaires (ex : morgue CNHU,
bénévoles des contrôles routiers, etc.), lesquels doivent être gratifiés. L’enchâssement existe
enfin également dans un ensemble de « logiques sociales et culturelles », à savoir
notamment :
- le pluralisme des normes et la valorisation de « la personne avant l’institution » : il y a
souvent plus d’un système de normes qui peut s’appliquer, dans la vie sociale d’une
manière plus générale, et la personnalisation des relations est importante.
Ex : la compréhension pour la famille et le souci de l’entente familiale qu’on attend d’un
fonctionnaire, dont les membres de la parenté attendront qu’il puisse les « aider » à faire
passer un dossier s’il est en position de le faire, etc. A une moindre échelle, des formes
de favoritisme peuvent aussi être attendues par exemple entre anciens camarades de
classes, membres d’une même promotion, etc.
Le capital social est extrêmement valorisé et sollicité dans bien des sociétés africaines
(dont celles où ont été menées les recherches évoquées ici) : il est à la fois « une
ressource et une contrainte permanente ».
- une « surmonétarisation » des relations sociales, et l’importance du recours à l’argent
dans toute une série de situations de la vie quotidienne.
22
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Ex : une personne importante vient vous voir à la maison, il peut être poli de lui donner
« quelque chose » pour ses frais de déplacement ; si vous allez solliciter les conseils
d’une personne âgée de votre famille face à telle ou telle situation, il est de bon ton de
lui laisser « quelque chose », lorsque vous courtisez une fille, il est bienvenu de lui
glisser discrètement et à intervalles réguliers de petites sommes d’argent pour lui
manifester que vous tenez à elle et lui signifier votre capacité à l’entretenir, etc.
Bref, de petites sommes d’argent circulent dans toute une série de situations de la vie
sociale, à titre de lubrifiant social en quelque sorte, et c’est là une autre logique sociale
dans laquelle les pratiques corruptives se trouvent enchâssées, dans la mesure où une
série de pratiques de petite corruption correspondent à un transfert de cette
monétarisation des relations sociales à des situations de production de service public.
- le « coût social de l’intégrité ». Se tenir à l’écart des pratiques corruptives, conçues
dans une série de configurations comme une manifestation normale de solidarité et de
compréhension, a un coût social qui peut s’avérer élevé (ostracismes, mises à l’écart)
Ex : les deux fontainières d’un village nigérien, celle qui acceptait que les femmes se
servent sans payer, surnommée « la croyante », « la pieuse », et celle qui faisait
respecter la règle selon laquelle les femmes venant chercher de l’eau doivent payer,
surnommée « l’impie ».
Ici comme dans le travail de Nancy Scheper-Hughes sont mobilisés à la fois les discours des
acteurs, par exemple ce qu’ils ont à dire du caractère « fonctionnel » ou « dysfonctionnel » de
leurs administrations, du caractère « normal » ou « anormal » de certains modes de
fonctionnement, et une série de phénomènes révélés par l’observation (la monétarisation des
relations sociales bien au-delà de la seule sphère des rapports avec l’administration, par
exemple). C’est la conjonction de ces différentes « données » qui supporte l’interprétation.
***
Pour dire les choses brièvement, dans les deux recherches évoquées ci-dessus (ScheperHughes 1992 ; Blundo et Olivier de Sardan 2001), sont présentes à la fois (1) une cohérence
logique forte (les notions centrales sont définies, on ne trouve pas de contradictions internes),
(2) une méthodologie explicite, qui détaille les conditions de l’enquête et permet d’apprécier
sa robustesse empirique (le lien entre le « réel de référence » et les « données » obtenues est
fort), et enfin (3) un souci d’ancrer les interprétations avancées dans les données produites par
l’enquête (le lien entre « données » et interprétations est fort), sans se laisser aller par exemple
à des généralisations abusives ou à des conclusions qui ne seraient pas supportées par les
données produites.
Mais après avoir cherché à exemplifier positivement les caractéristiques auxquelles doivent
obéir les interprétations anthropologiques (ou d’ailleurs sociologiques), on peut aussi prendre
le problème dans l’autre sens, et cultiver la vertu pédagogique du contre-exemple ou de
l’exemplification « négative ». C’est cette voie que nous poursuivrons dans les pages qui
suivent, en examinant à présent une série de défauts typiques que peuvent receler les
interprétations anthropologiques – et plus largement d’ailleurs les interprétations déployées
par les sciences sociales et historiques en général.
2.3. La surinterprétation
23
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
En dépit des critères évoqués ci-dessus de cohérence logique, de vigilance méthodologique et
de contrôle empirique des interprétations, il n’y a pas d’accord absolu entre anthropologues
pour définir de façon univoque ce qu’est une « bonne » interprétation et la distinguer d’une
« mauvaise » interprétation ou d’une « surinterprétation ». Davantage qu’une ligne de
démarcation claire, il existe plutôt un continuum entre travaux qui apparaissent plus et moins
robustes, et plus ou moins plausibles.
Toutefois, même si en l’absence de ligne de démarcation claire entre interprétation et
surinterprétation, l’idée même de surinterprétation peut paraître comme difficile à défendre,
elle est en fait mise en pratique de façon continue par la communauté anthropologique, au
sein de laquelle la qualité des travaux des uns et des autres est évaluée, soupesée en continu
par les membres de la communauté professionnelle qui partagent un ensemble d’intérêts de
recherche.
Avec Jean-Pierre Olivier de Sardan, on peut ainsi convenir qu’il y a surinterprétation dans
« tous les cas où apparaît une contradiction significative entre les références empiriques et les
propositions interprétatives » (Olivier de Sardan 1996). Ainsi, la focalisation et la spécificité
de la surinterprétation que Jean-Pierre Olivier de Sardan suggère de prendre en compte dans
l’espace des sciences sociales porte sur le devoir d’étayage empirique qu’ont celles-ci, et
procède par l’examen de l’adéquation qui doit être présente entre l’interprétation proposée et
les matériaux empiriques qui la soutiennent, ou sur lesquels elle repose.
Ainsi, il existe une série de défauts interprétatifs qui sont assez largement reconnus. Parmi
ceux-ci, on peut distinguer différentes figures récurrentes.
2.3.1. Les défauts de cohérence logique
Un premier ensemble se dégage, au sein duquel on trouve les défauts de cohérence logique de
l’appareil conceptuel, indépendamment des qualités ou des défauts méthodologiques qu’un
travail de recherche peut comporter. On se trouve face à un tel cas de figure lorsque le travail
conceptuel des auteurs d’un texte aboutit à faire usage de notions dont l’usage est imprécis,
incohérent, ce qui rend tout lien fort entre « données » et « interprétations » impossible.
Partons d’emblée d’un exemple.
Ex : P. Legros et C. Herbé, La mort au quotidien. Contribution à l’imaginaire de la mort et du
deuil, Editions érès, 2006.
Dans leur livre sur La mort au quotidien, Patrick Legros et Carine Herbé font preuve d’un très
faible souci de définition des notions auxquels ils recourent, et démontrent dans certains
passages pourtant importants de leur argumentation une faible capacité également à construire
des raisonnements d’où la contradiction interne serait absente.
Ainsi, ils écrivent notamment : « étudier la mort, les comportements face à la mort, revient à
s’interroger sur la diversité des actes, même infimes, réglés par la coutume, jamais par
l’habitude, inspirés par la croyance, jamais par la rationalité, et, enfin, ordonnés par le
contrôle social, jamais par soi-même » (p. 10). Or, il ne va par exemple pas de soi qu’on
puisse opposer si facilement coutume et habitude, rationalité et croyance, et enfin contrôle
social et « soi ». Ce sont là typiquement des oppositions de sens commun, des façons d’écrire
inspirées de jugements de sens commun (la croyance s’opposerait à la raison, le contrôle
social s’opposerait au véritable ‘soi’), qui ignorent superbement que des corpus entiers de
recherches ont été consacrés en sciences sociales à montrer que la croyance n’exclut pas
nécessairement, loin de là, l’exercice d’une forme de rationalité (voir chapitre 5), ou encore
que le ‘soi’ est toujours aussi le produit de cadres de socialisation et de formes de ‘contrôle
24
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
social’ intériorisées (voir par exemple chapitre 6). On objectera que ce ne sont là que façons
d’écrire, mais la question de la précision de l’écriture est précisément au cœur de ce qui peut
faire la force, ou la faiblesse, d’un travail de sciences sociales. Or, il y a dans cet ouvrage un
relâchement manifeste de l’écriture qui mène notamment les auteurs à mobiliser des
oppositions mal pensées et de fausses alternatives. Ce qui constitue bien un défaut de
cohérence logique.
Autre exemple tiré de cet ouvrage, Legros et Herbé s’efforcent de mettre en place une
typologie des attitudes face à la mort dans la société française contemporaine. « Plus d’un
quart des Français » auraient ainsi encore adhéré au début des années 1990 à une
« représentation de la mort renaissance », une expression empruntée à Louis-Vincent
Thomas, qui recouvrirait un rapport à la mort venu des « sociétés archaïques » (p. 15-16), et
caractérisé par la familiarité. Mais cette « mort renaissance », représentation issue des
« sociétés archaïques » (sic), correspondrait aussi au rapport à la mort qui aurait
uniformément dominé en Occident jusqu’au dix-huitième siècle (p. 16), et serait en outre
devenue aujourd’hui « la parfaite illustration » de « la morale hédoniste et matérialiste » qui
« imprègne fortement nos représentations et nos pratiques collectives ». Bref, cette « mort
renaissance » se présente au final comme une catégorie fourre-tout aux contours
particulièrement flous, puisqu’elle est tantôt émanation d’un rapport ancien (et même
« archaïque » dans les termes de nos auteurs) à la mort caractérisé par une supposée
« familiarité », tantôt manifestation d’un hédonisme et d’un matérialisme contemporain.
Servant à amalgamer des expériences historiquement très diverses de la mort, la catégorie de
« mort renaissance » apparaît ici comme manquant singulièrement de cohérence et de
consistance logique, comme une catégorie mal construite et mal pensée.
En fait, les élaborations théoriques de Legros et Herbé sont souvent instables, manquant tour à
tour d’étayage empirique, de cohérence, et de précision. On est ici face à un travail dont la
construction théorique insuffisamment précise et cohérente rend la pertinence improbable.
2.3.2. Le défaut d’attention aux contraintes empiriques de l’interprétation
Un autre ensemble de défauts interprétatifs découle pour sa part de problèmes
méthodologiques, de défauts de l’enquête empirique. J’en évoque ici quelques figures telles
que les typologise Jean-Pierre Olivier de Sardan (1996).
a. La généralisation abusive
La généralisation abusive procède essentiellement d’un décalage entre les matériaux
empiriques mobilisés à l’appui d’une démonstration et le degré de généralité auquel prétend
cette interprétation. Le reproche formulé à l’égard de certaines interprétations qui se veulent
très générales tient ainsi au fait que les bases empiriques sur lesquelles elles reposent ne sont
pas assez solides, ne constituent pas un socle suffisamment stable pour soutenir
empiriquement l’interprétation proposée par le chercheur.
Ex : Claude Lévi-Strauss et la ‘leçon d’écriture’.
« On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire; mais ils ne dessinent pas
davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzags sur leurs calebasses. Comme
chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier et des crayons dont ils ne
firent rien au début ; puis un jour je les vis tous occupés à tracer sur le papier des lignes
horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire ? Je dus me rendre à l’évidence : ils
écrivaient ou, plus exactement cherchaient à faire de leur crayon le même usage que
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
moi, le seul qu’ils pussent alors concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les
distraire par mes dessins. Pour la plupart, l’effort s’arrêtait là; mais le chef de bande
voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-til réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons
ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande,
mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire
sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie; chaque fois que sa main achève
une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la
même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas; et il est tacitement
entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer; le
commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les
éclaircissements nécessaires.
Or, à peine avait-il rassemblé tout son monde qu’il tira d’une hotte un papier couvert de
lignes tortillées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation affectée,
la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux offerts : à celui-ci, contre
un arc et des flèches, un sabre d’abatis! à tel autre, des perles! pour ses colliers… Cette
comédie se prolongea pendant deux heures. Qu’espérait-il ? Se tromper lui-même, peutêtre; mais plutôt étonner ses compagnons, les persuader que les marchandises passaient
par son intermédiaire, qu’il avait obtenu l’alliance du blanc et qu’il participait à ses
secrets. » (Lévi-Strauss 1955 : 349-350)
Or, comme le fait remarquer Bernard Lahire (2005 : 48-51), c’est à partir de cette seule
situation que Lévi-Strauss se lance alors dans une théorisation de la nature essentiellement
politique à ses yeux, plutôt qu’intellectuelle, de l’écriture. L’observation directe d’une
première rencontre avec l’écriture dans le petit groupe nambikwara qu’il observe lui suffit à
opérer une montée en généralisation un peu vertigineuse. Tout se passe comme si, dans ces
pages de Tristes Tropiques, une théorie de l’écriture émergeait d’une seule observation. Et
Lévi-Strauss de poursuivre sur cette fonction essentiellement politique de l’écriture : « Il ne
s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et
l’autorité d’un individu – ou d’une fonction – aux dépens d’autrui » (Lévi-Strauss
1955 : 352). Ou encore : « si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction
primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement » (idem : 354).
Lévi-Strauss fait bien appel dans ces pages à quelques exemples issus des premières sociétés
anciennes à avoir mobilisé l’écriture. Mais pour l’essentiel, c’est à une seule situation sociale
nambikwara que revient le poids de supporter la théorie de l’écriture que Lévi-Strauss
esquisse dans les pages qui suivent. Ce qui ne constitue évidemment pas un étayage empirique
satisfaisant.
b. L’obsession de la cohérence
Ex : Marcel Griaule, Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli, Paris, Fayard, 1966 [1948].
Dans un ouvrage resté célèbre, Marcel Griaule, l’un des premiers anthropologues français à
avoir réalisé des enquêtes de terrain en Afrique (la recherche anthropologique de terrain a
commencé significativement plus tard en France qu’en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis,
par exemple), a cherché à mettre en évidence la grande sophistication et la cohérence
remarquable du ‘système de pensée’ des Dogons du Mali.
A partir de longs entretiens réalisés auprès d’une seule personne, un vieux chasseur aveugle,
avec lequel il a conversé pendant de nombreuses journées, il a rendu compte des réponses de
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ce vieil homme comme de la quintessence du ‘système de pensée’ dogon. Il écrit ainsi dans la
préface (dans laquelle il parle de lui à la troisième personne) :
« Ces hommes [les Dogons] vivent sur une cosmogonie, une métaphysique, une religion
qui les mettent à hauteur des peuples antiques et que la christologie elle-même étudierait
avec profit.
Cette doctrine, un homme vénérable l’a confiée à l’auteur. Ogotemmêli, d’Ogol-du-Bas,
chasseur devenu aveugle par accident, devait à son infirmité d’avoir pu longuement et
soigneusement s’instruire. […] En octobre 1946, il manda chez lui l’auteur et, durant
trente-trois journées, des entretiens inoubliables se déroulèrent, mettant à nu l’ossature
d’un système du monde dont la connaissance bouleversera de fond en comble les idées
reçues concernant la mentalité noire comme la mentalité primitive en général »
(Griaule 1966 [1948] : 12).
Marcel Griaule s’attache ensuite à récuser l’idée qu’il s’agit chez Ogotemmêli de
« spéculation individuelle d’intérêt secondaire », en cherchant à faire valoir au contraire la
représentativité d’Ogotemmêli, dont il soutient qu’il en connaît certes davantage sur le
système religieux dogon que bien d’autres Dogons, mais que cette différence est à
comprendre comme une connaissance approfondie d’un système partagé par tous de façon
latente, et non comme une élaboration qui pourrait se ramener à une forme de « spéculation
individuelle ». Et Griaule poursuit même en soutenant que la complexité de la ‘cosmogonie’
dogon telle qu’elle lui a été révélée par Ogotemmêli ne correspond pas à un cas isolé :
« La pensée Bambara repose sur une métaphysique aussi ordonnée, aussi riche et dont
les principes de base sont comparables à ceux qu’utilisent les Dogon. […] Il en est de
même des Bozo pêcheurs du Niger, des Kouroumba, cultivateurs du centre de la Boucle,
des énigmatiques Forgerons des mêmes régions chez lesquels les enquêtes ne font que
commencer.
Il ne s’agit donc point ici d’un système de pensée insolite, mais bien du premier exemple
d’une suite qui sera longue » (Griaule 1966 [1948] : 13).
La conclusion de Griaule est sans ambiguïté : les Dogons possèdent « une cosmogonie aussi
riche que celle d’Hésiode » (Griaule 1966 [1948] : 13). Face au racisme colonial, l’entreprise
de réhabilitation symbolique entreprise par Griaule à travers cet ouvrage est d’une certaine
manière louable. Il n’en reste pas moins que les travaux de recherche ultérieurs menés sur les
Dogons laissent plutôt penser qu’il s’agissait bien dans le chef d’Ogotemmêli de spéculation
individuelle, et d’une spéculation ensuite soigneusement réécrite (et probablement
systématisée) par Griaule. Car ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de cet ouvrage, qui
entend en quelque sorte donner la parole aux Dogons, qu’on n’accède en fait jamais
directement à la parole d’Ogotemmêli, mais seulement à sa traduction littéraire par Griaule.
Par exemple, voici le récit que Griaule attribue à Ogotemmêli au sujet de la création du couple
de génies Nommo, essentiels dans la ‘cosmologie’ dogon qu’il entend mettre au jour :
« Dieu les a créés comme de l’eau. Ils étaient de couleur verte, en forme de personne et
de serpent. De la tête aux reins ils étaient humains ; le bas était serpent.
Les yeux rouges étaient fendus comme ceux des hommes et leur langue fourchue
comme celle des reptiles. Les bras, souples, n’avaient pas d’articulations. Tout leur
corps était vert et lisse glissant comme une surface d’eau, garni de poils courts et verts,
annonce des végétations et des germinations.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Ces génies, dits Nommo, étaient donc deux produits homogènes de Dieu, d’essence
divine comme lui, conçus sans aventures et développés selon les normes dans la matrice
terrestre. Leur destinée les conduisit au ciel où ils reçurent les instructions de leur père.
Non pas que Dieu ait eu à leur enseigner la Parole, cette chose indispensable à tous les
êtres, comme au système universel : le couple était né complet et parfait ; par ses huit
membres, son chiffre était huit, symbole de la parole.
Il possédait aussi l’essence de Dieu, car il était fait de sa semence, qui est à la fois le
support, la forme et la matière de la force vitale du monde source de mouvement et de
persévérance dans l’être. Et cette force est l’eau. » (Griaule 1966 [1948] : 25)
Ou encore, au sujet de la révélation de la deuxième des trois paroles dont les Dogon
reconnaissent l’existence, étroitement imbriquée à la technique du tissage :
« Le jour venu, à la lumière du soleil, le Septième génie expectora quatre-vingts fils de
coton qu’il répartit entre ses dents supérieures utilisées comme celles d’un peigne de
métier à tisser. Il forma ainsi la plage impaire de la chaîne. Il fit de même avec les dents
inférieures pour constituer le plan des fils pairs. En ouvrant et en refermant ses
mâchoires, le génie imprimait à la chaîne les mouvements que lui imposent les lices du
métier. Et comme tout son visage participait au labeur, ses ornements de nez
représentaient la poulie sur laquelle ces dernières basculent ; la navette n’était autre que
l’ornement de la lèvre inférieure.
Tandis que les fils se croisaient et se décroisaient, les deux points de la langue fourchue
du génie poussaient alternativement le fil de trame et la bande se formait hors de la
bouche, dans le souffle de la deuxième parole révélée.
En effet, le génie parlait. Comme avait fait le Nommo lors de la première divulgation, il
octroyait son verbe au travers d’une technique, afin qu’il fût à la portée des hommes. Il
montrait ainsi l’identité des gestes matériels et des forces spirituelles ou plutôt la
nécessité de leur coopération.
Le génie déclamait et ses paroles colmataient tous les interstices de l’étoffe ; elles
étaient tissées dans les fils et faisaient corps avec la bande. Elles étaient le tissu luimême et le tissu était le verbe. (Griaule 1966 [1948] : 33-34).
Ces deux extraits d’une demi-page environ chacun donnent certes un aperçu très partiel du
livre. Mais ils sont à bien des égards représentatifs du type de récit que Griaule déploie sur
plus de 200 pages dans cet ouvrage, rendant compte de plus de trente jours d’entretien. Récit
qui donnerait donc à voir le système de pensée dogon. Dans cet ouvrage, tout se passe en fait
comme si une population n’ayant pas recours à l’écriture possédait une cosmologie, et en
particulier un récit des origines, qui présente la cohérence et la systématisation d’une véritable
théologie, mais qui est aussi d’une telle longueur et d’une telle complexité qu’il faudrait une
trentaine de journées pour en prendre connaissance.
En fait, aucun autre chercheur n’a pu trouver une telle cohérence dans le ‘système de pensée’
dogon après Griaule, en ce compris des gens qui ont accompli parmi les Dogons des séjours
de recherche plus longs, et ont appris la langue locale, que Griaule, qui avait recours à un
interprète, ne maîtrisait pas. D’autres recherches menées dans les décennies qui ont suivi sur
la récitation et la transmission des récits mythiques en Afrique de l’Ouest, à l’aide cette fois
d’enregistrements audio permettant de comparer différentes occurrences d’un même récit, ont
par contre mis en évidence les variations parfois importantes qui pouvaient exister d’une
récitation à l’autre, mais aussi le fait que les récitations de mythes ou d’épopées étaient le fait
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
de spécialistes, et qu’il ne s’agissait pas là de ‘systèmes de pensée’ partagés dans leurs détails,
loin de là (Goody 1977).
Il y a dès lors très vraisemblablement eu chez Marcel Griaule un souci de réhabilitation
symbolique des populations africaines qui l’a mené à la fois à une généralisation abusive à
partir du récit d’un seul informateur, mais aussi à construire une cohérence abusive de la
‘pensée dogon’ à partir d’un récit qui semble bien avoir été au final très personnel.
Les critiques ne tarderont d’ailleurs pas à fuser, le modèle de la cosmologie dogon étant, selon
le mot de l’anthropologue britannique Audrey Richards, « too good to be true ». Quelques
années plus tard, Jack Goody montrera que les traces des signes du Zodiaque dans la
mythologie dogon peuvent très bien être des produits d’une vieille influence musulmane
qu’on trouve chez des groupes peulhs voisins des Dogons (ce qui questionne le caractère
spécifiquement ‘dogon’ du récit tel que le comprend Griaule), tout comme l’architecture
dogon présente des influences de l’architecture de vieux centres islamiques comme Mopti ou
Tombouctou – il faut peut-être rappeler ici que l’islam est présent dans l’Afrique sahélienne
depuis un millénaire.
Bref, la tradition se trouve historicisée, la vieille influence musulmane dans le Sahel revient
par la fenêtre, et l’éternel présent des mythes traditionnels n’en devient que plus improbable.
c. L’inadéquation significative
Un tel cas de figure se présente lorsque l’interprétation proposée s’écarte significativement
des données à disposition du chercheur ou de la chercheuse. Cette figure de la
surinterprétation se conjugue souvent avec d’autres : une obsession de la cohérence comme on
en trouve une chez Griaule par exemple, peut mener à la fois à des formes de généralisation
abusive, et à une inadéquation significative avec le « réel de référence » pour reprendre la
formule de Jean-Pierre Olivier de Sardan : aucun autre chercheur ayant séjourné en pays
dogon après Griaule n’a jamais pu montrer que le récit produit par Griaule sur la cosmologie
dogon était véritablement partagé.
Mais l’inadéquation significative n’est pas nécessairement toujours enchâssée dans d’autres
formes de défaut interprétatif. Elle peut aussi résulter simplement, si l’on peut dire, d’une
forme de paresse empirique. Les chercheurs en sciences sociales en viennent en effet parfois à
émettre des suppositions sans les présenter comme telles, pour combler les défauts de
l’enquête empirique, ou parce qu’ils se sentent suffisamment sûrs, par leur connaissance
générale du terrain, de pouvoir soutenir telle ou telle interprétation d’un phénomène sans
avoir véritablement enquêté pour autant.
Les anthropologues réfléchissent depuis longtemps sur de tels cas de figure, comme on peut le
voir par exemple aux réflexions sur ce sujet d’Alfred-Reginald Radcliffe-Brown, figure
éminente de l’anthropologie sociale britannique dont l’essentiel des écrits prend place dans la
première moitié du XXe siècle :
« Ce qui est tout à fait inexcusable, c’est pour l’anthropologue, quand il ne peut pas
obtenir des gens eux-mêmes une raison pour leur comportement qui lui semble
satisfaisante, de leur attribuer un objectif ou une raison [d’agir] quelconque sur la base
de ses propres préconceptions des motivations humaines. Je pourrais illustrer un tel
phénomène de nombreux exemples tirés de la littérature ethnographique, mais je préfère
illustrer ce que je veux dire par une anecdote.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Un homme du Queensland rencontra un Chinois qui amenait un bol de riz cuit sur la
tombe de son frère. Moqueur, l’Australien lui demanda s’il pensait que son frère
viendrait manger le riz. Le réponse fut ‘Non ! Nous offrons du riz aux gens en signe
d’amitié et d’affection. Mais de la façon dont vous parlez, je déduis que vous, dans ce
pays, placez des fleurs sur les tombes de vos morts avec la croyance qu’ils trouveront
agréable de les regarder et de sentir leur doux parfum’ » (Radcliffe-Brown 1952 : 142).
Or, on l’a vu avec les cas de Marcel Griaule et Claude Lévi-Strauss, on peut tout à fait trouver
des défauts interprétatifs dans des œuvres qui sont ou ont été à une époque considérées
comme importantes (c’est le cas de Griaule dans les années 1940 et 1950 par exemple), voire
comme majeures (c’est le cas de Lévi-Strauss jusqu’à aujourd’hui). De tels défauts d’ailleurs
ne disqualifient pas l’ensemble des travaux ni des œuvres d’un auteur.
Je voudrais dès lors donner un dernier exemple de cette forme de surinterprétation qu’on peut
désigner sous l’expression d’inadéquation significative dans les travaux d’anthropologues qui
occupent aujourd’hui une position tout à fait dominante dans le champ de la recherche
anthropologique : Jean et John Comaroff.
Jean et John Comaroff forment un couple d’anthropologues influents depuis la deuxième
partie des années 1980 environ. D’origine sud-africaine, ils ont tous deux longtemps enseigné
au département d’anthropologie de l’université de Chicago, avant d’être aujourd’hui basés à
Harvard – l’essentiel de leurs carrières se déroule donc dans deux des plus importants
départements de l’anthropologie américaine de la deuxième partie du XXe siècle. Leurs
travaux les plus connus ont porté sur l’anthropologie du colonialisme et du fait missionnaire,
ainsi que sur l’ethnicité et sur les transformations de la société sud-africaine et des identités
sociales et religieuses dans ce même pays. Plus récemment, leurs travaux se sont aussi
intéressés aux effets des réformes néolibérales en Afrique du Sud, à la citoyenneté, aux
conséquences et aux significations de l’exclusion.
Dans l’un de leurs articles influents, publié une première fois dans la deuxième partie des
années 1980, puis repris dans un ouvrage du début des années 1990, ils explorent la relation
entre les mondes urbains et ruraux en pays tswana, en Afrique du Sud. Leur texte s’ouvre sur
le portrait d’un fou, rencontré dans un hôpital psychiatrique en 1973. Celui-ci portait une
tenue inattendue qu’il ne retirait jamais, et dont les Comaroff retiennent en particulier la
bande de tissu qu’il portait autour de la poitrine, et sur laquelle étaient inscrites les trois lettres
SAR, c’est-à-dire les initiales de South African Railway. Ils finissent par donner de ce sigle
l’interprétation suivante :
« C’était un message qui parlait directement à ses compagnons [internés] – et aussi au
staff médical noir. Car, dans ce monde de paysans-prolétaires, le chemin de fer
constituait un lien tangible entre la vie urbaine et rurale, accrochant l’un à l’autre les
mondes dissonants de la campagne et de la ville » (Comaroff et Comaroff 1987 : 191).
Pour autant, comme l’a fait remarquer Jan Vansina dans un compte rendu acerbe de ce travail
(Vansina 1993), le texte de Jean et John Comaroff ne fait état d’aucun entretien ni même
d’aucune conversation avec le vieil homme fou, dialogue qui n’a vraisemblablement pas eu
lieu. Peut-être la mention du sigle SAR était-elle dès lors le signe d’autre chose, par exemple
la trace d’un esprit de corps que cet homme, peut-être un ancien employé de la SAR, aurait
conservé ? Mais les Comaroff ne disent (ni ne savent probablement) rien de la trajectoire
sociale de cet homme. En l’absence d’enquête, un tel phénomène demeure indéchiffrable.
30
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Comme le souligne fort justement Vansina, « les auteurs ont simplement projeté leur propre
interprétation sur la situation et en sont restés là » (Vansina 1993 : 419). Et de conclure :
« Une vie pendant des mois ou des années dans une petite communauté, une véritable
observation participante, et une connaissance réellement informée de la langue [locale]
peuvent bien être des illusions subjectives d’observateurs hégémoniques, comme les
critiques de l’enquête de terrain le soutiennent, mais la supposition inspirée est
certainement pire » (Vansina 1993 : 419).
Encore une fois, cela ne doit évidemment pas amener à considérer d’un œil malveillant
l’ensemble de l’œuvre des Comaroff, qui ont produit des travaux de très haute qualité en
anthropologie. Le fait que l’on trouve des passages plus faibles, moins bien étayés même dans
des œuvres magistrales à d’autres égards doit plutôt sonner, simplement, comme une
invitation à la vigilance méthodologique et interprétative, et comme un rappel des contraintes
empiriques de l’interprétation auxquels sont supposés se soumettre les énoncés
anthropologiques.
2.4. Comparer
La comparaison joue un rôle central dans la pratique de l’interprétation anthropologique. En
effet, on l’a vu, l’anthropologie est probablement, historiquement parlant, la discipline des
sciences sociales qui a mis en œuvre le comparatisme le plus large, engageant le projet d’une
vaste science sociale comparative à l’échelle de l’ensemble des sociétés et des cultures.
Cela ne confère évidemment pas à l’anthropologie le monopole de l’esprit comparatif, qui
constitue davantage un patrimoine commun aux sciences sociales et historiques. Pour
n’illustrer ce point que par deux très brèves allusions, du côté des pères fondateurs de la
sociologie par exemple, la notion de type-idéal, proposée par Max Weber, est explicitement
conçue comme un outil comparatif, qui doit servir dans le cadre d’une approche comparative
des phénomènes sociaux, en permettant de prendre la mesure de leur plus ou moins grande
proximité, ou au contraire des écarts qui existent entre eux. Chez Durkheim également, la
mise en œuvre du raisonnement comparatif occupe une place centrale dans les Règles de la
méthode sociologique, Durkheim écrivant notamment que « la méthode comparative est la
seule qui convienne à la sociologie » (Durkheim 1895).
En effet, on l’a vu c’est uniquement par la comparaison que le degré de singularité ou de
généralité d’un phénomène social peut apparaître. Ainsi, la singularité d’une forme de
mariage ou de la disposition du cadavre par exemple, ou au contraire leur proximité avec
d’autres manières de faire, ne peut émerger que dans la confrontation avec d’autres
descriptions d’institutions largement différentes, ou au contraire étonnamment semblables.
Les anthropologues ont inévitablement recours à leur connaissance de leur propre société
lorsqu’ils écrivent sur les groupes sociaux, d’ici ou d’ailleurs, qu’ils prennent pour objet de
recherche. C’est en mobilisant à la fois leurs savoirs sur leur propre univers social et les
savoirs que, par un travail de lecture et de documentation, ils ont acquis sur d’autres univers
sociaux qu’ils s’efforcent de situer la spécificité du groupe qu’ils étudient. La connaissance de
la littérature existante sur l’objet de recherche que l’on s’est donné est, on l’a vu plus haut, un
préalable indispensable à la réalisation de l’enquête empirique.
En un sens, on peut soutenir que le recours de l’anthropologie, et plus largement des sciences
sociales, à la comparaison, s’appuie sur la manière dont les êtres humains en général font sens
de leur expérience du monde : comparer entre situations sociales étant une pratique essentielle
31
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
de la vie ordinaire (ex : ce cours est quand même mieux, ou moins bien, donné que cet autre,
etc.). Pour autant, la pratique anthropologique de la comparaison entre matériaux empiriques
est réglée par une méthodologie disciplinaire. Et la question des contraintes empiriques qui
pèsent sur l’interprétation reste bien entendu valable pour ce qui est de l’encadrement
disciplinaire de la pratique de la comparaison. Mais deux autres points essentiels doivent aussi
être retenus et évoqués à ce stade.
1. On ne compare pas, en anthropologie comme dans les autres sciences sociales, de traits
sociaux ou culturels isolés (par exemple : un style vestimentaire, une manière de se couper les
cheveux ou de se coiffer, un style musical, etc. abstrait de son contexte), mais toujours des
discours ou des pratiques en contexte.
Les premières générations d’anthropologues évolutionnistes (voir chapitre 2) ont parfois
recouru à un comparatisme débridé qui accolait ou juxtaposait les traits culturels sans souci du
contexte.
Ex : Edward Tylor, l’anthropologue anglais le plus fameux du XIXe siècle, figure éminente
du paradigme évolutionniste alors dominant en anthropologie, a notamment construit une
théorie de l’évolution religieuse de l’humanité. On trouve un bon exemple de sa pratique de la
comparaison lorsqu’il cherche à montrer que l’humanité a associé l’idée que les hommes
avaient un esprit distinct de leur corps à l’existence du souffle. Dans ses propres termes :
« Parmi les Seminoles [population indienne] de Floride, lorsqu’une femme mourrait en
couche, le nouveau-né était maintenu au-dessus de son visage pour recevoir l’esprit qui
la quittait, et donc pour acquérir une force et une connaissance en vue d’un usage futur.
Ces Indiens pourraient bien avoir compris pourquoi sur le lit de mort d’un ancien
Romain, le plus proche parent se penchait au-dessus du mourant pour inhaler son dernier
souffle (et excipies hanc animam ore pio). Leur état d’esprit est conservé jusqu’à ce jour
parmi les paysans tyroliens, qui peuvent encore imaginer que l’âme d’un homme bon
sort de sa bouche à sa mort comme un petit nuage blanc » (Tylor 2002 [1871] : 27).
Une telle pratique de la comparaison n’est plus considérée comme acceptable en
anthropologie aujourd’hui. En effet, on attend désormais des travaux en anthropologie que les
phénomènes évoqués soient remis en contexte de manière plus approfondie. La similarité
formelle entre un certain nombre de pratiques (ici, l’élaboration sociale autour du ‘dernier
souffle’) ne permet en effet pas seule d’attester de la similarité de leurs significations, comme
Tylor semble le considérer. Rien n’est dit dans l’exemple qui précède de la signification de
ces pratiques : les anciens Romains et les paysans tyroliens du XIXe siècle considéraient-ils
que le dernier souffle transmettait une force du même type que les Amérindiens évoqués par
Tylor ? L’âme à laquelle croient les paysans tyroliens est-elle assimilable à l’esprit du défunt
tel que le concevaient les Amérindiens ? La pratique romaine suppose-t-elle vraiment la
croyance en un ‘esprit’ – le matériau empirique fournit par Tylor ne permet pas de déduire de
ce seul geste la croyance en un ‘esprit’, la pratique romaine telle qu’elle est brièvement
évoquée pouvant aussi être interprétée par exemple comme une façon de symboliser la
succession sans qu’aucun ‘esprit’ soit invoqué, etc.
2. L’anthropologie, comme les autres sciences sociales, est aujourd’hui profondément
attachée à une conception relationnelle du réel, contre l’essentialisme et le substantialisme.
Ex : une lecture essentialiste du hip-hop par exemple, en ferait un attribut essentiel de couches
socialement dominées de la population, qui peuvent trouver là un moyen d’expression. Mais
32
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
une pratique culturelle ne doit jamais être considérée comme un attribut essentiel ou
substantiel d’un groupe ou d’une classe sociale. Elle ne fait sens qu’au sein d’un espace de
pratiques où elle trouve sa place par les écarts qu’elle installe avec les pratiques d’autres
groupes sociaux : le hip-hop tire son sens et son pouvoir subversif de l’écart qu’il installe par
rapport aux genres musicaux les plus légitimes (musique classique, jazz, etc.). De la même
manière, pour les hommes, s’afficher avec des cheveux longs a pu être subversif dans un
univers où la norme était aux cheveux courts. Et inversement pour les femmes. Dans d’autres
univers sociaux, porter des cheveux longs correspond pour un homme à la pratique
dominante. Il n’y a pas de signification essentielle à la pratique du port des cheveux longs, qui
ne prend son sens dans une société donnée que par rapport à un système de pratiques (qui est
inséparablement un système de différences, un style de coupes de cheveux par exemple ne
prenant sa signification sociale que de son rapport à d’autres styles) historiquement situé.
Pour le formuler autrement, une pratique sociale ou culturelle ne tire jamais son sens que de
sa position dans un espace de pratiques et de ses relations avec d’autres pratiques. Ce qui
signifie qu’il n’y a pas de signification sociale à attribuer à une pratique culturelle en soi, sans
prise en considération de l’espace des pratiques dans lequel elle s’inscrit. Il n’y a pas de
signification indépendante d’un contexte.
Ex : le hip-hop est au Bénin, en Afrique de l’Ouest, un phénomène urbain, qui concerne
d’abord les jeunes des couches supérieures de la population, qui regardent vers l’Europe et
l’Amérique du Nord. C’est le Centre Culturel Français (aujourd’hui Institut Français), dans
les beaux quartiers de la capitale économique, Cotonou, qui a longtemps servi d’incubateur
aux nouveaux groupes qui cherchaient à se faire connaître, sur une scène et dans un lieu
fréquentés par une jeunesse plutôt aisée.
Dès lors, il ne suffit pas de repérer l’existence de phénomènes qui peuvent sembler analogues
dans différentes sociétés pour en déduire qu’elles connaissent des dynamiques similaires, ou
que la dynamique de ces phénomènes est semblable, parce que ces traits sociaux ou culturels
seraient par exemple des propriétés essentielles ou substantielles de tel ou tel groupe social.
Dans les termes de Pierre Bourdieu :
« Une pratique initialement noble peut être abandonnée par les nobles – et c’est ce qui
arrive, le plus souvent –, lorsqu’elle est adoptée par une fraction croissante des
bourgeois et des petits-bourgeois, voire des classes populaires (il en fut ainsi de la boxe,
que les aristocrates de la fin du XIXe siècle pratiquaient volontiers) ; à l’inverse, une
pratique initialement populaire peut être reprise un moment par les nobles. Bref, il faut
se garder de transformer en propriétés nécessaires et intrinsèques d’un groupe
quelconque (…) les propriétés qui leur [lui] incombent à un moment donné du temps du
fait de leur [sa] position dans un espace social déterminé » (Bourdieu 1994 : 19).
Ainsi, la nécessité (1) de contextualiser les pratiques culturelles, de les replacer dans le cadre
d’un système de différences, et donc (2) de les traiter de manière relationnelle, et non comme
des traits ou des phénomènes sociaux ou culturels ayant une signification en soi, essentielle
(indépendante d’un contexte) constituent des principes essentiels pour construire des
comparaisons valables en sciences sociales.
Conclusion
33
SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
L’espace intellectuel de l’anthropologie sociale est celui d’un vaste projet comparatif portant
sur l’unité et la diversité des formes de l’expérience sociale des individus, et de la vie en
société. Cet objet toutefois ne suffit pas à circonscrire pleinement ce qui fait la spécificité de
l’anthropologie dans l’espace des sciences humaines : l’histoire ou la sociologie, par exemple,
sont elles aussi engagées dans de vastes chantiers comparatifs portant sur la diversité des
formes (historiques) de la vie sociale. Dès lors, on a pris le pari dans ce premier chapitre de
reprendre la question du champ de l’anthropologie à partir d’une question de méthode, en
cherchant à cerner la spécificité relative et l’identité de la discipline à partir de la relative
spécificité de son dispositif méthodologique dominant : l’ethnographie.
Faire de l’anthropologie, c’est donc d’abord, pour l’essentiel, produire des données en
s’inscrivant dans un canon méthodologique constitué historiquement, où l’ethnographie,
pratique méthodologique impliquant une observation participante et une immersion au moins
relative du chercheur dans le groupe qu’il étudie, tient une place centrale sans être
nécessairement exclusive du recours à d’autres dispositifs méthodologiques. C’est ensuite
interpréter ces données et produire des analyses qui respectent à la fois un principe de
cohérence logique et reconnaissent que des contraintes empiriques pèsent sur l’interprétation,
et que celle-ci ne peut donc sur-solliciter les données disponibles, opérer des généralisations
abusives ou ignorer d’une façon ou d’une autre le produit empirique de l’enquête de terrain.
Enfin, l’interprétation en anthropologie, comme en sciences sociales d’une manière plus
générale, fait largement appel à la pratique de la comparaison, dans la mesure où la
signification, la spécificité ou la généralité d’un phénomène social n’apparaissent que dans la
comparaison ou la confrontation avec d’autres. L’anthropologie est d’ailleurs historiquement,
à cet égard, la discipline qui, très tôt, a élargi de la manière la plus évidente le cadre de la
comparaison à l’ensemble des sociétés et des cultures humaines.
En fait, il me semble tout particulièrement important de revenir dans cette conclusion sur un
point essentiel de la pratique anthropologique. En effet, la place fondatrice qu’occupe en
anthropologie le recours à l’observation participante et à la fréquentation dans la durée des
acteurs sociaux auprès desquels l’enquête de terrain est menée, conduit souvent
l’anthropologie à produire un savoir dont l’ancrage se situe au plus près de l’expérience des
acteurs sociaux. Pour le dire autrement, l’ethnographie constitue toujours une porte d’entrée
très localisée sur le monde social (l’écart méthodologique est par exemple manifeste avec une
recherche quantitative qui repose sur la collecte d’informations plus sommaires, mais auprès
d’un échantillon bien plus important, et formé d’individus aux profils bien plus divers). Cela
ne signifie pas que l’anthropologie soit condamnée à ne traiter que de petits groupes ou de
petites sociétés, mais que le point d’entrée méthodologique qu’elle propose se situe au plus
près de l’expérience du monde social d’un nombre limité d’individus, tout effort de
généralisation des résultats devant s’opérer avec précaution.
Ensuite, cette entrée méthodologique située au plus près de l’expérience des acteurs, et
impliquant une enquête de terrain de longue durée et une immersion plus ou moins
approfondie selon les cas dans un groupe social, est aussi étroitement liée à le forte
préoccupation disciplinaire pour la prise en compte du sens que les acteurs donnent à leurs
actes, pour la restitution de leurs manières de pensée et d’agir dans leurs propres termes,
comme moment obligé de l’enquête anthropologique de terrain. Et ce, même si l’ambition de
l’anthropologie ne se limite évidemment pas à une telle restitution : la compréhension des
catégories morales, des manières de pensée, d’agir et de sentir d’un groupe social quel qu’il
soit constitue un point de passage obligé de l’enquête et de l’analyse bien davantage que son
aboutissement.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Pour revenir sur un exemple mobilisé plus haut dans ce chapitre, dans son analyse des
modalités de l’expérience du deuil des bébés dans les milieux populaires de la société du
nordeste brésilien, Nancy Scheper-Hughes prend en considération toute une série de manières
de pensée locales, des éléments de discours qui apparaissent explicitement dans les
conversations et les entretiens qu’elle poursuit avec les individus auprès desquels elle mène sa
recherche, comme la valorisation des bébés plus toniques et actifs que la moyenne, ou encore
la conception locale de la survie des bébés sous la forme de petits anges protecteurs. Mais son
analyse ne s’arrête pas là pour autant. Elle mobilise aussi des éléments objectifs des
conditions d’existence des femmes, comme la faible maîtrise de la contraception, l’instabilité
élevée des couples, ou encore la relative banalité des décès de jeunes bébés. Et ses
conclusions qui portent sur la nature sociale de l’expérience psychique du deuil vont bien audelà du simple compte-rendu d’un point de vue local sur la mort, même si la prise en compte
de celui-ci fait partie de ce qui permet à Scheper-Hughes d’avancer ses thèses sur la
socialisation ou la fabrique sociale de l’expérience de la perte.
***
Au final, on peut concevoir diverses façons plus ‘lisses’ d’introduire à une discipline que celle
que j’ai choisie ici, en m’appuyant à la fois pour développer les grandes lignes de ce en quoi
consiste la pratique anthropologique sur des recherches qui me semblaient exemplaires de ce
que l’anthropologie peur produire de meilleur, mais en tentant aussi de cultiver la vertu
pédagogique du contre-exemple, c’est-à-dire en évoquant certains travers disciplinaires
typiques, révélateurs de la faiblesse de certains travaux – travers qui ne concernent d’ailleurs
pas que l’anthropologie sociale, loin de là, et dont on trouve des avatars dans l’espace des
sciences humaines dans son ensemble.
Pour n’être pas parfaitement linéaire, ce mode d’exposition présente cependant la vertu
d’inciter à la vigilance critique, et d’introduire aussi à une série de critères qui, au sein même
de la communauté anthropologique, sont mobilisés par les chercheurs pour juger de la qualité
ou des défauts, des mérites et des limites des travaux de leurs pairs. En cela, ce premier
chapitre visait aussi à vous outiller, au moins de façon minimale, pour la critique, à vous
encourager à développer un rapport actif au savoir (en développant par exemple des habitudes
de lecture qui ne reposent pas sur une confiance aveugle faite à l’auteur, mais qui scrutent les
contraintes empiriques des interprétations, qui s’interrogent sur l’enchaînement et
l’articulation des arguments), et à vous sensibiliser à l’esprit d’enquête qui doit animer les
sciences sociales.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
2. CIVILISATION, CULTURE ET PROGRÈS
Introduction
On peut faire remonter la généalogie de l’anthropologie aussi loin qu’il y a eu des projets
critiques et comparatifs s’intéressant à l’homme en société. A certains égards, Hérodote,
« père de l’Histoire », peut aussi être considéré comme un lointain ancêtre de l’anthropologie,
avec son souci documentaire et son projet d’interprétation comparative des sociétés grecques
et barbares. Bien plus près de nous, à la Renaissance, différents philosophes reprennent un tel
projet à la faveur des récits de voyages qui se multiplient alors dans le sillage de l’expansion
européenne qui démarre aux XVe et XVIe siècles, dans la foulée des progrès de la
technologie maritime et de la navigation. Dans les Essais de Montaigne, par exemple, on
trouve une réflexion sur la condition humaine qui s’affranchit de la théologie et discute de
cette condition dans son unité et sa diversité sur base des récits de voyageurs et de ce qu’ils
rapportent par exemple des « Sauvages » du « Nouveau Monde ».
Plus près de nous encore, le XVIIIe siècle est le « siècle des Lumières ». Celui-ci consacre le
recul des interprétations religieuses du monde. Ainsi, il faut mettre l’émergence de
philosophies de l’histoire (c’est-à-dire de récits philosophiques réfléchissant sur le sens de
l’histoire) en perspective par rapport à l’effritement progressif, depuis le siècle des Lumières
au moins, du récit chrétien des origines. Le récit de la Genèse, par exemple, perd
progressivement du terrain en tant que clef de voûte théologique de l’origine du monde. La
montée en puissance d’une quête philosophique (puis, au XIXe siècle, « scientifique » – car le
XIXe siècle est largement, parmi les élites intellectuelles européennes, un siècle de foi dans la
science) des origines est en effet étroitement corrélée avec l’affaissement du « grand récit »
biblique des origines. Se développent alors des discours sur l’origine de l’homme et son
évolution, mais aussi sur la diversité des sociétés humaines, qui s’affranchissent de la tutelle
religieuse (et donc du récit biblique des origines). Une série de philosophies de l’histoire, de
réflexions sur le sens de l’histoire, émergent donc, qui s’efforcent de ressaisir la trajectoire de
l’humanité au prisme de la notion de progrès.
C’est donc à mesure que le mythe de la genèse perd en plausibilité que se développent les
philosophies de l’histoire. L’évolution de l’humanité est alors essentiellement ressaisie
comme une marche vers l’avènement de la Raison, et les sociétés occidentales représentent la
réalisation la plus avancée de ce qui est alors conçu comme le sens de l’Histoire. Aussi
différentes qu’elles soient, c’est par exemple dans ces mêmes philosophies évolutionnistes de
l’histoire que s’inscrivent les réflexions de Karl Marx (1818-1883) sur le communisme
primitif et la succession des modes de production menant finalement au capitalisme, ou la
théorie d’Auguste Comte (1798-1857) sur la « loi des trois états », qui veut que l’histoire de
l’humanité puisse être comprise comme l’histoire de la succession de trois stades
(théologique, métaphysique puis positif) menant à l’avènement d’un âge scientifique
(« positif » dans la terminologie comtienne).
Des formes d’évolutionnisme ou de progressisme social, qui s’attachent à retracer l’évolution
ou le progrès de l’humanité, préexistent donc largement au paradigme évolutionniste tel que
Darwin commence à le développer en biologie avec la publication de L’origine des espèces
(The Origin of Species) en 1859. D’une certaine manière, l’ouvrage de Darwin est donc ‘bien
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
de son temps’ : l’idée de l’évolution était fort présente au moment où Darwin l’élabore
théoriquement en biologie. Dans cet ouvrage, Darwin défend :
- l’idée centrale de l’évolution des espèces, selon laquelle les espèces se transforment avec le
temps, selon le principe que ce sont les individus « les plus aptes » de chaque espèce qui
survivent au sein de celle-ci (« survival of the fittest ») et transmettent leurs aptitudes à la
génération suivante ;
- l’idée que le moteur de cette évolution réside dans les capacités d’adaptation aux
changements du milieu ou de l’environnement.
L’évolution est ici considérée, au moins implicitement, comme un progrès de l’espèce, et un
progrès inévitable, puisque le destin des espèces est soit d’évoluer vers des formes capables
de se maintenir ou de croître, soit de s’éteindre et de disparaître. Dans The descent of man,
publié en 1871, Darwin étendra le principe de l’évolution à l’humanité elle-même.
« At some future period, not very distant as measured by centuries, the civilised races of man
will almost certainly exterminate, and replace, the savage races throughout the world. At the
same time the anthropomorphous apes […] will no doubt be exterminated. The break will the
be rendered wider, for it will intervene between man in some more civilised state […] than the
Caucasian, and some ape as low as a baboon, instead of as at present between the negro or
Australian and the gorilla » (Darwin, The Descent of Man, cité par Stocking 1982 [1968] :
113]
Ainsi, au milieu du XIXe siècle, la systématisation darwinienne d’une doctrine évolutionniste
en biologie s’avère postérieure aux diverses formes de progressisme social ou de philosophies
de l’évolution qui sont déjà largement présentes au XVIIIe siècle et dans la première partie du
XIXe siècle. Avec pour conséquence qu’en anthropologie, la formation progressive d’un
paradigme évolutionniste dépendra bien moins de la systématisation opérée par Darwin, mais
davantage des philosophies de l’évolution historique et des diverses formes de progressisme
social qu’elles déploient. Ceci dit, le paradigme darwinien enfoncera certainement le clou de
la hiérarchisation évolutionniste des sociétés et des cultures, même si l’idée d’une telle
hiérarchie lui était antérieure.
Ainsi, le paradigme évolutionniste en anthropologie ne sera jamais très étroitement imbriqué,
ni a fortiori étroitement dépendant, de l’évolutionnisme tel que Darwin le fait émerger en
biologie, même si on retrouvera des allusions à la sélection naturelle chez des anthropologues
évolutionnistes comme Lewis H. Morgan ou Edward B. Tylor (voir infra). Il n’en reste pas
moins que, en anthropologie comme dans les autres sciences sociales, l’évolutionnisme dans
son ensemble ne doit donc pas être confondu avec les différentes formes de darwinisme social
qui suivront la publication des ouvrages de Darwin et qui renvoient donc à des théories qui
chercheront pour leur part à importer de manière plus systématique les idées de Darwin dans
le champ des sciences sociales.
A la même époque que celle où Darwin réfléchit à l’origine des espèces, et énonce ses thèses
sur l’origine de l’homme, des biologistes classent les types humains, des archéologues (le
XIXe siècle est aussi un siècle où explosent les découvertes archéologiques) classent des
fossiles animaux et humains, des outils de pierre (ou « appareils lithiques ») préhistoriques de
différentes époques. Des juristes réfléchissent à l’évolution des régimes de droit et des
institutions, et des anthropologues s’intéressent à l’évolution des formes de sociétés et de
cultures.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
1. L’évolutionnisme en anthropologie
Du souci de classer les sociétés – et de les hiérarchiser des plus sauvages aux plus civilisées
(civilisation est de manière significative un mot qui apparaît au XVIIIe siècle, et qui est
d’abord conçu au singulier : la civilisation s’oppose alors à l’état sauvage, et désigne le
progrès de la connaissance et de la raison) – naissent toute une série d’entreprises
scientifiques : on va comparer les systèmes de gouvernement, les formes du mariage et les
systèmes de parenté, les formes de rationalité et de pensée religieuse, mais aussi les types
physiques, les anatomies.
Au milieu du XIXe siècle, une série de sociétés savantes qui s’intéressent aux origines de
l’homme et à l’évolution de l’humanité reconnaissent progressivement l’objet de leur intérêt
comme étant « l’anthropologie », la « science de l’homme ». Les intérêts scientifiques au sein
de ces sociétés savantes sont multiples, puisqu’on y trouve aussi bien des travaux d’anatomie
comparée entre les « races » que des réflexions sur l’évolution des institutions humaines et
des formes de pensée.
Mais d’une manière générale, c’est donc véritablement au XIXe siècle, et en particulier dans
la deuxième partie du siècle, qu’une discipline connue et reconnue comme « anthropologie »
s’institutionnalise progressivement, avec en son sein des questionnements très divers, dont
certains relèvent d’une anthropologie « physique » (largement formulés à l’époque en termes
« raciaux » - et racistes) et d’autres d’une anthropologie sociale ou culturelle.
Pour ce qui est des travaux qui portent alors sur les aspects sociaux et culturels de la
trajectoire de l’humanité que les savants de l’époque ont à cœur de chercher à reconstituer, les
recherches sont menées dans le cadre d’un paradigme alors triomphant : l’évolutionnisme
social. Les anthropologues travaillant dans le cadre de ce paradigme s’intéressent
essentiellement à la reconstitution des aspects sociaux et culturels de la trajectoire de
l’humanité depuis ses origines jusqu’au stade de plus avancé du progrès humain que
représente alors à leurs yeux la société occidentale.
Le phénomène général dont ils essaient de rendre compte, c’est à la fois l’émergence et le
déploiement du fait civilisationnel, qu’ils conçoivent alors au singulier, mais aussi ce qu’ils
considèrent alors comme un développement civilisationnel inégal entre sociétés : comment se
fait-il, se demandent-ils, que certaines sociétés aient davantage progressé vers la civilisation
que d’autres ? Dans cette quête, ils considèrent notamment comme fondamental que les
formes plus complexes de civilisation (et donc de sociétés) sont issues des plus simples, mais
aussi que les sociétés qu’ils considèrent alors comme « primitives » offrent un témoignage
direct du passé des sociétés devenues « complexes » (Metcalf 2005 : 80).
« Le monde devint un musée dans lequel étaient exposés toutes les étapes de l’évolution qui
avait mené à la société industrielle, c’est-à-dire à l’Occident. La tâche des anthropologues
était de collecter tous les comptes-rendus qu’ils pourraient trouver de [la vie de] peuples nonoccidentaux, et d’ordonner ensuite ces peuples tout au long d’un continuum allant de la
sauvagerie (…) à l’état barbare (…) puis à la civilisation » (Metcalf 2005 : 80).
Une préoccupation significative des savants de l’époque qui vont progressivement se
reconnaître dans une discipline qui émerge comme « l’anthropologie » va donc être d’étayer
empiriquement les propositions qu’ils avancent sur l’évolution de l’humanité. Cet étayage
empirique s’avérera par la suite insatisfaisant (voir infra), mais le souci empirique
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
systématique qui est le leur marque une rupture importante. Aussi spéculative qu’elle puisse
paraître rétrospectivement, leur entreprise intellectuelle est fortement marquée par l’ambition
de « faire science », et la systématisation progressive d’un souci empirique constitue une part
importante de cette démarche.
Anthropologie et impérialisme au XIXe siècle
Les relations des anthropologues avec les pouvoirs politiques qu’ils ont côtoyés à
différentes époques et dans différentes sociétés sont complexes et multiples. Elles se sont
aussi bien souvent révélées ambivalentes, en particulier pendant la période coloniale, au
cours de laquelle les anthropologues menant des enquêtes de terrain dans des sociétés
colonisées ont souvent été portés à prendre fait et cause, à des degrés divers, pour les
populations locales, tout en dépendant paradoxalement de la « situation coloniale » et des
pouvoirs coloniaux pour garantir leur sécurité et la faisabilité de recherches de terrain
auprès de populations qui ne considéraient pas nécessairement la présence coloniale d’un
bon œil.
De nos jours, le spectre des relations politiques entre anthropologie et pouvoirs politiques
est extrêmement large, et reflète en fait simplement le spectre des opinions politiques au
sein de la « communauté » anthropologique, qui va des anthropologues activistes aux
anthropologues collaborant avec la CIA, ou des tenants de la nécessité de l’implication
politique des chercheurs à ceux qui soutiennent qu’il ne saurait y avoir d’autre
anthropologie que « dégagée » des engagements politiques.
Au XIXe siècle, la relation que les anthropologues eurent avec l’idéologie impérialiste était
toutefois d’une autre nature. En effet, l’idée impérialiste de la nécessité de la « mission
civilisatrice » et du devoir de l’homme blanc (« le fardeau de l’homme blanc », pour
reprendre la formule célèbre de l’écrivain britannique Rudyard Kipling) de civiliser les
sociétés et les « races » dites « inférieures », « primitives » ou « sauvages », trouva dans
l’anthropologie évolutionniste du XIXe siècle un appareil idéologique confortable. Les
anthropologues théoriciens de l’évolutionnisme social ne furent certes pas les principaux
théoriciens de la racialisation des différences entre sociétés et de l’ancrage de la hiérarchie
entre les cultures et les sociétés dans de supposées inégalités raciales, mais bon nombre
d’anthropologues évolutionnistes entretinrent cependant des relations ambiguës avec l’idée
de race, n’échappant pas en cela à leur époque.
Leurs principales préoccupations tournaient autour du classement et de la hiérarchisation
des formes sociales et des formes de pensée, et c’est à ce niveau que leurs théories
contribuèrent à asseoir l’idée que les sociétés européennes formaient « l’avant-garde de la
civilisation », ce qui constitua une justification forte de l’idéologie impérialiste. D’une part
en effet, l’évolutionnisme « flattait la vanité de son audience européenne », placée au
sommet du processus civilisationnel. D’autre part, un tel constat intellectuel était susceptible
de justifier « le devoir des nations avancées d’amener les Lumières aux moins fortunées »
(Metcalf 2005 : 78-81).
Un bref retour sur l’entreprise intellectuelle de Lewis Henri Morgan constitue une bonne
introduction aux questions que se posent au XIXe siècle les anthropologues évolutionnistes, et
à la façon dont ils cherchent à y répondre. En son temps, le travail de Morgan exercera une
influence importante et obtiendra un succès significatif.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
1.1. La société archaïque de Lewis Henri Morgan
Lewis Henri Morgan (1818-1881) est issu d’une famille bourgeoise et protestante newyorkaise. Il réalise dans un premier temps des études de droit, et devient avocat. Dès sa
jeunesse cependant, il s’intéresse aux Iroquois, et publie ainsi dès 1851 son premier ouvrage à
leur sujet, qui porte sur leur organisation sociale et politique. Il faut noter que dès cette
époque, le travail de Morgan est le produit d’enquêtes, certes pas encore de très longue durée,
mais de terrain et de première main, auprès de groupes iroquois. C’est là un souci empirique
qui fait incontestablement de Morgan un pionnier, comme d’ailleurs la minutie de ses
recherches sur la parenté, que Morgan élargit ensuite à d’autres groupes, et qui aboutissent à
de premières réflexions systématiques sur la diversité des modes d’organisation de la famille
et de la parenté à l’échelle de l’humanité. Morgan fut le premier à systématiser une réflexion
sur la diversité des terminologies de parenté, sur le fait que tous les systèmes de parenté ne
désignent pas de la même façon les relations de parenté, qu’il est par exemple des sociétés où
les frères du père sont également désignés du nom de père, et des sœurs de la mère du nom de
mère. Une terminologie de parenté dont Morgan fit le signe d’une confusion primitive.
Morgan n’en resta pas moins le premier à discuter systématiquement de la parenté comme
d’une forme d’organisation ou de mise en forme sociale de relations biologiques.
Morgan publiera finalement son ouvrage majeur en 1877, sous le titre de Ancient society
(trad. fr. La société archaïque), et avec le sous-titre hautement évocateur de Or Researches in
the Lines of Human Progress from Savagery through Barbarism to Civilization.
Morgan cherche clairement à articuler son travail aux découvertes archéologiques de
l’époque, qui sont nombreuses, ainsi qu’aux discussions sur les progrès de l’humanité en
cours à l’époque, et sur les stades de l’évolution. Son sous-titre esquisse d’ailleurs la
classification qu’il suggère à son tour.
En effet, après d’autres (qu’on pense aux trois âges des sociétés de Vico, que celui-ci évoque
dès 1725, ou à la loi des trois états formulée par Comte dans la première moitié du XIXe
siècle) et dans d’autres termes d’ailleurs, Morgan suggère que les sociétés humaines existent
d’abord à l’état sauvage, avant d’atteindre un état barbare, lequel précède l’état de
civilisation.
La progression d’un stade à l’autre est pour Morgan inscrite dans « une séquence de progrès
naturelle et nécessaire ». Le progrès est unilinéaire et inévitable.
Le critère majeur sur lequel repose l’évolution de sociétés réside dans le progrès technique et
l’évolution de la culture matérielle, progrès qui amènent des transformations dans le « mode
de subsistance ». Ce sont essentiellement ces transformations dans le mode de subsistance,
ancrées dans les progrès de la culture matérielle et technique, qui commandent le passage
d’un stade à un autre.
Ainsi, l’étape inférieure (lower period) de l’état sauvage est caractérisée par un mode de
subsistance reposant sur la cueillette, la période intermédiaire (middle period) de cet état
surgit avec l’apparition du feu et de la pêche, tandis que la période supérieure est caractérisée
par le développement des armes et en particulier l’apparition de l’arc et des flèches.
L’invention de la poterie consacre le passage au stade inférieur de la barbarie, le stade moyen
de la barbarie étant notamment caractérisé pour sa part par l’apparition de l’élevage et le
développement de l’agriculture irriguée, la maîtrise du fer caractérisant le stade supérieur de
la barbarie. C’est ensuite l’écriture qui marque le passage à la civilisation.
Si la question raciale n’est donc pas centrale chez Morgan, il faut cependant noter qu’il fait
parfois intervenir dans son schéma explicatif des différences de réalisations entre sociétés des
inégalités d’aptitudes entre les races, lesquelles expliqueraient pourquoi certaines sociétés
sont restées moins évoluées que d’autres, et ont en quelque sorte stagné à des degrés
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
inférieurs de l’évolution : Morgan est en cela bien de son temps, et marqué par la pensée
raciste dominante de son époque, même si le cœur de ses intérêts ne porte pas sur la question
des inégalités raciales.
Ensuite, si c’est le critère du progrès technique et des transformations subséquentes du mode
de subsistance qui est décisif pour Morgan dans sa construction d’une typologie
évolutionniste des sociétés, il ne néglige pas pour autant l’évolution des institutions, ses
premiers travaux ayant d’ailleurs été consacrés à la parenté.
Ainsi, les premières sociétés sauvages étaient-elles selon lui caractérisées par une promiscuité
primitive, autorisant le mariage des frères et des sœurs. Morgan se base pour étayer une telle
reconstitution sur l’existence qu’il avait repérée de systèmes de parenté où les enfants de la
sœur sont désignés du même terme que les enfants d’ego, c’est-à-dire comme « fils » et
« filles » : c’est là pour lui une « survivance », une trace d’un stade antérieur de l’évolution, et
en l’occurrence le signe que les enfants de la sœur pouvaient autrefois être aussi les propres
enfants d’ego.
Précisons d’emblée toutefois que, avec le recul permis par les enquêtes qui ont suivi, on sait
évidemment aujourd’hui qu’une telle démarche était en fait, sur ce point comme sur bien
d’autres d’ailleurs, hautement spéculative, et qu’on ne saurait confondre une rhétorique de la
parenté avec la trace de mariages archaïques au sein de la famille consanguine.
Morgan fut une figure majeure de l’anthropologie américaine du XIXe siècle. Il est d’ailleurs
régulièrement considéré comme « le père de l’anthropologie américaine ». Son souci de
l’enquête de terrain fut incontestablement pionnier, ses recherches sur la parenté posèrent de
premiers jalons significatifs dans ce domaine d’étude, et la systématisation théorique à
laquelle il aboutit dans Ancient Society fut influente. Il est incontestablement l’un des « grands
ancêtres » de l’anthropologie américaine. Mais une partie de la postérité intellectuelle et de
son succès hors des cercles académiques vient aussi de l’influence que Ancient Society exerça
sur Marx et Engels, lequel s’inspire de et renvoie explicitement à Morgan dans L’origine de la
famille, de la propriété privée et de l’Etat, l’ouvrage majeur qu’il publie en 1884, en partie sur
base de notes de Marx lui-même, décédé en 1883.
En effet, le souci de Morgan de rendre compte de l’évolution des sociétés à partir de
changements technologiques, de la maîtrise de nouvelles techniques et de « progrès » de la
culture matérielle, présente une forme d’affinité avec le matérialisme historique et son souci
de rendre compte des transformations des « superstructures » à partir de l’infrastructure
économique et des transformations des rapports de production.
La lecture de Morgan inspirera ainsi directement la conceptualisation marxiste du
« communisme primitif ». Morgan fut ainsi aussi traduit en russe et Ancient society élevé au
rang de classique également en Union Soviétique. Le passage repris ci-dessous, tiré de la
discussion consacrée par Engels à l’évolution des formes de mariage, rend ainsi, entre autres
extraits possibles, éloquemment compte de l’influence massive de Morgan sur cet ouvrage
classique de la pensée marxiste :
« Si le premier progrès de l'organisation consista à exclure les parents et les enfants du
commerce sexuel entre eux, le second progrès fut l'exclusion des frères et des sœurs.
Étant donné la plus grande égalité d'âge des intéressés, ce progrès était infiniment plus
important, mais aussi plus difficile que le premier. Il s'accomplit peu à peu, en
commençant, selon toute probabilité, par l'exclusion du commerce sexuel entre frères et
sœurs utérins (c'est-à-dire ceux du côté maternel); concernant d'abord des cas isolés,
cette exclusion devint peu à peu la règle (à Hawaii, il se présentait encore des exceptions
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
en notre siècle), pour finir par interdire le mariage même entre frères et sœurs
collatéraux, c'est-à-dire, selon notre terminologie, entre enfants, petits-enfants et arrièrepetits-enfants de frères et sœurs; d'après Morgan, ce progrès constitue ‘une excellente
illustration de la manière dont agit le principe de la sélection naturelle’.
Incontestablement, les tribus dans lesquelles l'union consanguine fut limitée par ce
progrès durent se développer plus vite et plus complètement que celles où le mariage
entre frères et sœurs restait règle et loi. Et quel prodigieux effet résulta de ce progrès,
c'est ce que prouve l'institution qui en découle directement et dépasse de beaucoup le but
initial, celle de la gens, qui constitue la base du régime social de la plupart des peuples
barbares de la terre, sinon de tous, et de laquelle, en Grèce comme à Rome, nous
passons immédiatement à la civilisation.
Chaque famille primitive devait se scinder au plus tard après quelques générations.
L'économie domestique primitive, économie communiste qui règne sans exception
jusque bien avant dans le stade moyen de la barbarie, exigeait une étendue maxima de la
communauté familiale, variant selon les circonstances, mais assez bien déterminée dans
chaque localité. Dès que l'idée d'inconvenance s'attacha au commerce sexuel entre
enfants d'une même mère, cette idée dut jouer un rôle dans les scissions d'anciennes
communautés domestiques et la création de communautés nouvelles (qui, d'ailleurs, ne
coïncidaient pas nécessairement avec le groupe familial). Une ou plusieurs séries de
sœurs devinrent le noyau de certaines d'entre elles, leurs frères utérins, le noyau d'autres.
C'est ainsi, ou d'une façon analogue, que de la famille consanguine sortit la forme de
famille que Morgan appelle punaluenne. » (Engels, L’origine de la famille, de la
propriété privée et de l’Etat).
1.2. Tylor et « l’évolution mentale »
Les travaux d’Edward Tylor (1832-1917) sur l’évolution de la culture humaine constituent
une autre réalisation majeure pour l’époque de l’anthropologie évolutionniste. Tylor sera par
ailleurs le premier à occuper une chaire d’anthropologie en Grande-Bretagne, à Oxford, en
1883. Dans Primitive Culture, Tylor formule une première définition anthropologique de la
culture, qui fera date :
« Culture, or civilization, taken in its wide ethnographic sense, is that complex whole
which includes knowledge, belief, art, morals, law, custom, and any other capabilities
and habits acquired by man as a member of society » (Tylor 1871: 1).
Ou, en traduction personnelle:
« La culture, ou la civilisation, prise dans son sens ethnographique le plus large, est ce
tout complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit,
la coutume, et toutes les autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que
membre de la société ».
Tylor déploie ici une conception « universaliste » de la culture. Ce qui l’intéresse, c’est le fait
culturel à l’échelle de l’humanité, pas ce en quoi une « culture » spécifique peut se distinguer
d’une autre. La culture, c’est donc pour Tylor l’ensemble de ce qui est transmis et acquis par
l’homme en tant qu’il est un être social. Elle est « l’expression de la totalité de la vie sociale
de l’homme » (Cuche 2001 : 16). C’est à la fois l’origine du fait culturel et l’évolution
culturelle ou « évolution mentale », comme il le dira parfois, qui le préoccupent (bien plus
que la question de l’évolution des institutions).
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Contre les théories racialistes (et racistes) de son temps, qui attribuaient des capacités
différentes aux différentes « races », Tylor insistera beaucoup sur « l’unité psychique » de
l’humanité, et sur la continuité entre culture « primitive » et culture civilisée. Pour reprendre
une formulation de Denys Cuche : « entre primitifs et civilisés, il n’y a pas une différence de
nature, mais simplement de degré d’avancement dans la voie de la culture » (Cuche 2001 :
17). Cette unité psychique de l’humanité était en effet ce qui permettait l’évolution des formes
inférieures vers les formes supérieures de civilisation. La conception de la culture de Tylor est
donc universaliste en tant qu’il s’intéresse au fait culturel dans son ensemble ou dans son
universalité, mais aussi hiérarchique, dans la mesure où, fidèle à l’héritage évolutionniste, il
distingue entre formes plus ou moins évoluées de culture. En outre, si la question de la race ne
joue pas de rôle très explicite dans Primitive Culture, elle tend dans d’autres écrits de Tylor à
revenir parfois par la fenêtre, pour penser les différences entre niveaux de cultures réalisés par
différentes sociétés, Tylor ayant parfois suggéré que c’était là l’effet d’inégalités raciales : si
l’évolutionnisme tylorien tel qu’il se déploie dans Primitive Culture a donc bien posé l’unité
fondamentale du genre humain et l’unité psychique de l’humanité comme fondement de la
possibilité même de l’évolution, l’ensemble de l’œuvre de Tylor n’est pas pour autant
toujours exempte d’ambiguïtés sur la place à faire à la question de la « race », ni de tout
racisme.
Fondamentalement, la problématique de Tylor peut être conçue comme une problématique de
la préhistoire culturelle. Pour lui comme pour d’autres, les « sauvages » actuels donnent une
idée de la préhistoire de la civilisation, leur culture donne à voir une série de « survivances »
témoignant des origines du fait culturel. C’est en cherchant à identifier les « survivances »
qu’on peut se faire une idée de la culture originelle de l’humanité, dont les peuples
« primitifs » donnent encore à voir un témoignage plus ou moins direct selon les cas.
Pour comprendre une telle posture intellectuelle, il faut la replacer dans son contexte
historique. En effet, le XIXe siècle est aussi un siècle de progrès considérables en archéologie.
La découverte de vestiges archéologiques donnant à voir des cultures matérielles et
technologiques peu complexes va amener à une comparaison entre ces sociétés paléolithiques
et des sociétés « sauvages » à la culture matérielle et aux développements technologiques
semblables.
L’éloignement dans le temps et l’éloignement dans l’espace se trouvent dans une certaine
mesure télescopés et finissent par se recouvrir au moins partiellement. L’étude des sociétés
primitives (éloignement dans l’espace) devient donc pour les savants évolutionnistes une voie
permettant d’approcher et d’entrevoir les origines de l’humanité (éloignement dans le temps).
Les domaines sur lesquels les vestiges archéologiques ont alors peu à dire, comme la question
de l’origine de la famille, de la religion, vont pouvoir être envisagés par le détour des sociétés
« primitives », dont on considère alors qu’elles constituent des sortes de fossiles vivants
témoignant encore directement de stades antérieurs de l’évolution de l’humanité, sinon de son
origine même.
1.3. Les lignes de force de l’anthropologie évolutionniste
Il s’agit pour les anthropologues évolutionnistes de produire un récit scientifique des origines
et des étapes de développement de l’humanité, à une époque où le grand récit chrétien des
origines s’affaisse sous les coups de boutoirs successifs des philosophies des Lumières, puis
de l’émergence et des progrès d’une archéologie préhistorique, de la théorie darwinienne de
l’évolution en biologie, mais aussi de l’anthropologie évolutionniste pour ce qui est de
l’évolution des institutions sociales et des formes de pensée.
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Pour ce qui est de la contribution de l’anthropologie à cette production d’un récit des origines,
la théorie de Morgan sur l’évolution des formes de vie a été l’une des théories influentes de la
deuxième partie du XIXe siècle. Les intérêts de Morgan portent d’abord sur l’évolution des
institutions familiales et politiques, ainsi que de la culture matérielle et de la technologie.
Adam Kuper a bien résumé quelles étaient à la fin du XIXe siècle les grandes lignes des
conclusions auxquelles étaient parvenus les anthropologues évolutionnistes pour ce qui est de
l’évolution des institutions humaines « primitives » :
« 1. Les sociétés les plus primitives étaient basées sur des relations de consanguinité.
2. Les unités de base de la société étaient des ‘clans’ ou des ‘gentes’ – c’est-à-dire des
groupes de parenté qui étaient formés par les descendants d’un homme, en ligne
paternelle, ou d’une femme, en ligne maternelle.
3. La propriété était collective, et les femmes étaient la propriété collective des hommes
du clan.
4. les mariages étaient interdits entre hommes et femmes d’un même clan (…).
5. Chaque clan était considéré comme descendant d’un animal ou d’un végétal, auquel il
était rendu un culte. C’était là le ‘totémisme’.
6. Des ‘survivances’ des ces institutions pouvaient être identifiées dans les cérémonies
ou dans des formes de langage de sociétés primitives contemporaines.
7. Finalement, après une grande révolution, peut-être la plus grande dans l’histoire
humaine, les groupes de parenté périclitèrent, des droits de propriété privée furent
établis, la famille moderne naquit, et les Etats territoriaux émergèrent »
(Kuper 2005 : 5).
Si de telles conceptions ne sont plus défendues par personne aujourd’hui, les thèses
évolutionnistes avaient au moins pour mérite, dans le contexte du XIXe siècle, de poser la
thèse de l’unité de l’homme. Pour reprendre les termes de Robert Deliège :
« En résumé, le but des anthropologues évolutionnistes est de retracer l’origine des
institutions modernes envisagées comme le point d’aboutissement du progrès humain et de
proposer, en même temps, une typologie intelligible des sociétés et des cultures diverses, en
définissant des phases, des stades ou des états par lesquels passent tous les groupes humains.
Ce développement de l’humanité s’est effectué dans une direction unique ; tous les groupes
humains se sont engagés sur des chemins parallèles dont ils ont parcouru une partie plus ou
moins grande. La marche de l’humanité est un passage du simple au complexe, de
l’irrationnel au rationnel. Si toute la théorie évolutionniste repose sur un ‘jugement de valeur’,
il faut néanmoins souligner qu’elle pose le postulat fondamental de l’unité de l’homme ; en
effet, si certains peuples sont considérés comme inférieurs, se situant au bas de l’échelle
humaine, ils sont toutefois sur la même échelle que les autres, et le principe du progrès
universel implique que tous les peuples peuvent atteindre un stade avancé » (Deliège 2006 :
21).
1.4. La spéculation évolutionniste
Le caractère très spéculatif des thèses évolutionnistes sur l’origine de la culture et des
institutions mènera au déclin et à l’abandon progressif de ce paradigme dans les premières
décennies du XXe siècle. Comme l’a bien souligné par exemple E. E. Evans-Pritchard (19021973), figure fameuse de l’anthropologie sociale britannique du milieu du XXe siècle (voir
chapitre 3), les thèses évolutionnistes portent sur des phénomènes très difficilement
connaissables, et que les connaissances à disposition des savants évolutionnistes ne leur
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
permettaient pas vraiment de trancher. En d’autres termes, il n’y a pas de faits historiques qui
supportent ces théories, rappelle Evans-Pritchard. Les faits qui permettraient de constituer la
base empirique de ces théories font tout simplement défaut. Ce sont dès lors de « vagues
hypothèses » ayant peut-être « une certaine logique », mais « sans valeur historique » (EvansPritchard 1965 : 52). Et la conclusion d’Evans-Pritchard est sans appel, qui renvoie dès lors
les spéculations évolutionnistes sur l’origine de la culture et des institutions humaines aux
philosophies de l’histoire qui les ont précédées, au vu de la faiblesse de leur étayage
empirique : « peut-être devrait-on intituler tout ça philosophie de l’histoire plutôt
qu’anthropologie » (Evans-Pritchard 1965 : 66).
Revenant sur l’histoire de la catégorie de société primitive à la fin du XXe siècle, qu’il traite
comme un mythe anthropologique, Adam Kuper (2005 [1991] : 5), historien respecté de
l’anthropologie, soulignait semblablement qu’il n’y avait « pas de fossiles en matière
d’organisation sociale » (‘There are no fossils of social organisation’). Ou, dans les termes de
Peter Metcalf : « les cultures ne restent pas immobiles », et « aucune des sociétés que les
évolutionnistes classaient n’étaient en réalité des reliques d’un passé ancien » (2005 : 82). En
fait, il n’existe pas de moyen de connaître quelle a pu être l’homogénéité ou l’hétérogénéité
des premières sociétés humaines : on ne peut pas déduire qu’à des formes peu développées de
technologie a correspondu un seul et unique modèle de « société primitive » à travers
l’histoire. On ne sait par exemple pas si toutes les sociétés du paléolithique supérieur étaient
semblables, et on n’a pas de moyen de le savoir : on sait certes qu’il s’agissait plutôt de petites
sociétés de chasseurs-cueilleurs, mais on ne sait rien par exemple de la division sexuelle du
travail en leur sein, des formes d’organisation du pouvoir qui étaient les leur, des formes de
vie ‘religieuse’ qu’elles ont pu développer, etc.
On sait aussi aujourd’hui que les formes d’organisation sociale et économique au sein des
sociétés ne pratiquant ni agriculture ni élevage peuvent être relativement différentes,
notamment en raison des différences environnementales et des opportunités différentes
qu’offrent différents milieux. Les villages amérindiens de la côte ouest du Canada, qui ont été
d’une taille appréciable et sédentaires depuis des siècles, grâce notamment à
l’approvisionnement abondant en saumon qu’assurait la pêche à cet endroit, constituent par
exemple un exemple de société sans agriculture assez différent des sociétés aborigènes
historiques d’Australie, nomades ou semi-nomades. On pourrait multiplier les exemples.
Mais le schéma unique de développement des sociétés humaines envisagé par les
évolutionnistes apparaît donc bien rétrospectivement comme largement spéculatif. Cela ne
signifie évidemment pas que tout questionnement sur l’origine des sociétés et des institutions
humaines soit devenu illégitime. Mais les recherches menées aujourd’hui, essentiellement en
archéologie préhistorique, sur les débuts de l’humanité et l’évolution des sociétés humaines se
montrent désormais bien plus prudentes et soucieuses de leurs devoirs empiriques qu’au
temps des premiers travaux évolutionnistes, lorsqu’il s’agit par exemple de comparer les
effets de l’apparition de l’agriculture dans différentes parties du monde, ou de penser l’origine
du phénomène urbain. De la même manière, les tentatives pour penser les différences entre
sociétés, voire même pour classer les formes de société en anthropologie, ne cherchent plus à
rabattre la diversité sociétale sur un schéma d’évolution unilinéaire, comme si toutes devaient
nécessairement passer par les mêmes stades.
Vues du début du XXIe siècle, les théories évolutionnistes paraissent donc extrêmement
datées. En effet, c’est l’origine et les stades de développement des sociétés qui préoccupent au
premier chef les anthropologues évolutionnistes, lesquels s’efforcent de classer de manière
largement unilinéaire, comme des stades menant au progrès, la diversité des sociétés passées
et présentes. Or, considéré de manière rétrospective, le projet intellectuel de rabattre la
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
diversité des sociétés humaines dans un cadre diachronique unifié du progrès humain peut
apparaître comme à la fois intellectuellement simpliste et politiquement très en affinité avec
l’impérialisme colonial du XIXe siècle, et le devoir de la « mission civilisatrice » que se
reconnaissaient les élites politiques des nations européennes de l’époque.
Dans un tel cadre toutefois, les théories d’anthropologues évolutionnistes comme Morgan ou
Tylor avaient au moins le mérite, d’une certaine manière, de reconnaître l’unité de l’espèce et
du fait civilisationnel (« l’unité psychique de l’humanité », dans les termes de Tylor), en
soulignant que les « sauvages » ou les « primitifs » étaient susceptibles d’évoluer vers des
formes « supérieures » de « civilisation », et d’être un jour « civilisés ». Et ce, dans un espace
de débat intellectuel où de telles prises de position étaient confrontées notamment à des
théories racialistes qui établissaient (et considéraient comme naturelles) des différences
d’aptitudes entre les différentes « races » humaines.
2. De la culture aux cultures : Franz Boas et l’émergence du relativisme culturel
Franz Boas (1858-1942) est l’une des figures fondatrices de l’anthropologie américaine. Issu
d’une famille juive allemande, il naît et étudie en Allemagne, où il poursuit essentiellement
des études de physique avant de s’intéresser à la géographie. Il commence à s’intéresser à
l’anthropologie suite à sa rencontre des Eskimos de la terre de Baffin, dans le cadre d’une
expédition géographique qui le mène à la conclusion que l’effet du milieu géographique est
moins important que la « culture » lorsqu’on veut comprendre l’organisation sociale eskimo.
Il émigre aux Etats-Unis au début des années 1890, et enseignera l’anthropologie à
l’université de Columbia (New York) dès la seconde moitié de ces mêmes années 1890
jusqu’à sa retraite dans la seconde partie des années 1930. Il est l’anthropologue qui aura
l’influence la plus grande sur la mise en place de la tradition anthropologique américaine à
partir de la dernière décennie du XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe siècle.
Ayant été formé en anthropologie physique, il s’attaquera à la notion de « race » en cherchant
toujours à montrer l’instabilité des types physiques d’une génération à l’autre. Il délaisse
ensuite l’anthropologie physique après s’être attaqué à l’idée qu’il pouvait exister une
corrélation entre traits physiques et capacités mentales. Il va désormais se consacrer
pleinement à l’étude de la « culture », à travers lequel il entend montrer que les différences
entre sociétés ne sont pas ancrées dans des différences biologiques innées mais relèvent de
l’acquis. C’est donc contre le concept de race qu’il élabore celui de culture. Sceptique
toutefois à l’égard des grandes synthèses cherchant à ressaisir la trajectoire entière de
l’humanité, à la mode évolutionniste, Boas s’intéressera à la culture au pluriel, à restituer ce
qui fait la complexité et la spécificité de telle ou telle culture en ce qu’elle se distingue de telle
autre, plutôt qu’à une généalogie du fait culturel dans son ensemble, comme l’avait entrepris
Tylor. Il développera dès lors une conception qu’on peut dire « particulariste » de la culture
(son intérêt se porte sur ce qui, dans telle ou telle culture, lui est particulier ou spécifique), qui
se distingue de la conception « universaliste » de ceux qui, comme Tylor, envisageaient la
culture au singulier (Cuche 2001 : 16-21). Sur le plan intellectuel, Boas reste en effet fort
marqué par la tradition philosophique de son pays d’origine, et tout particulièrement par le
romantisme allemand. Il développera ainsi, dans le sillage de la notion d’esprit du peuple
(Volksgeist) formulée par Herder, une « conception de la culture comme Volksgeist » (Deliège
2006 : 103).
Méthodologiquement parlant, Boas sera un ethnographe attentif, qui réalisera de véritables
mission d’observation, mais sans en théoriser l’originalité avec la force que Malinowski
donnera à l’introduction aux Argonautes du Pacifique occidental. Il valorisera davantage
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
l’observation et la participation aux conversations ordinaires du quotidien par rapport aux
situations d’entretiens, plus formelles et artificielles.
2.1. La diffusion culturelle
Boas sera d’abord un critique de l’évolutionnisme qui s’inscrira pour un temps dans les
critiques diffusionnistes du paradigme évolutionniste. En effet, si les évolutionnistes
considéraient que l’inventivité et l’invention étaient des facteurs majeurs du progrès culturel
et humain, le moteur du progrès dans une société étant l’invention réalisée par ses membres.
Les évolutionnistes privilégiaient ainsi une sorte de causalité interne du progrès culturel,
lequel résultait en quelque sorte d’un développement organique.
A la fin du XIXe siècle, le paradigme diffusionniste va questionner cette conception de la
causalité du progrès culturel en soulignant l’existence des phénomènes de diffusion et
d’emprunt, et le fait que les sociétés n’étaient pas isolées, mais bien souvent en interaction les
unes avec les autres, et qu’un moteur du changement pouvait tout aussi bien être la diffusion
des innovations technologiques ou autres. Par exemple, les diffusionnistes soulignent que
l’agriculture a parfois été inventée de façon indépendante, mais aussi qu’elle s’est parfois
diffusée de proche en proche, entre sociétés entretenant des échanges d’ordres divers.
La hiérarchisation des cultures le long d’une échelle unilinéaire du progrès devient dès lors
plus délicate à réaliser, car les emprunts peuvent aller dans des sens divers, le progrès
technique provenir de différentes sources. La critique diffusionniste met en évidence le
caractère simpliste d’un classement hiérarchique unilinéaire des cultures et des sociétés.
Revenant sur la jeune histoire de l’anthropologie en 1904, Boas pouvait ainsi écrire, en tentant
un bilan des critiques de l’évolutionnisme dans lesquelles il inscrit son travail au tournant du
XXe siècle :
« Le grand système de l’évolution de la culture, valide pour l’ensemble de l’humanité,
est en train de perdre beaucoup de sa plausibilité. Au lieu d’une simple ligne
d’évolution, une multiplicité de lignes convergentes et divergentes apparaissent, qu’il est
difficile de réunir en un système » (Boas 1989 [1904] : 34).
Mais Boas était, d’une manière générale, méfiant à l’égard des totalisations théoriques quelles
qu’elles soient. Et les reconstructions diffusionnistes de phénomènes de propagation culturelle
ne le satisferont pas plus que les spéculations évolutionnistes sur l’origine et la trajectoire
prétendument unilinéaire de l’évolution des institutions humaines. Boas ne sera jamais un
diffusionniste fervent, même si la critique diffusionniste du paradigme évolutionniste sera
pour lui un point d’appui dans le déplacement du questionnement sur la « culture » qu’il va
opérer.
2.2. La culture au pluriel
Si Boas fait donc une place à la diffusion d’éléments culturels, sa conception de la culture
comme esprit ou génie spécifique d’un peuple ne lui fait évidemment pas renoncer à toute
causalité interne. Il en est ainsi de son traitement des mythes amérindiens dont il traite à la fin
du XIXe siècle, et dont il reconnaît à la fois qu’il s’agit là d’un matériau symbolique qui fait
l’objet de bien des emprunts entre populations indiennes, mais aussi que ces mythes sont
retravaillés selon « le génie du peuple » (Boas in Stocking 1989 : 5) qui les a empruntés.
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
Ainsi, une autre caractéristique de l’anthropologie boasienne est son attention à replacer les
traits culturels en contexte, son attention pour les contextes dans lesquels les traits culturels
sont insérés, et dont ils tirent leur sens. Mais il s’agit aussi de porter son attention à la
complexité des dynamiques historiques qui ont mené à l’émergence de telle ou telle
« culture ». Pour Boas, on ne saurait comparer des traits culturels isolés de leur contexte, car
un même objet, élément ou trait culturel, par exemple, peut avoir différentes significations
dans des contextes culturels différents (voir aussi chapitre 1).
Ex : En concluant la recherche qu’il a menée sur la mythologie des Indiens Bella Coola, petite
population indienne de l’actuelle Colombie britannique, sur la côte ouest du Canada, quelques
centaines de kilomètres du nord-ouest de Vancouver, Boas souligne l’intensité des emprunts
et des échanges entre les différentes mythologies indiennes de la région. En particulier, il note
les nombreux emprunts mythologiques et cérémoniels faits par les Bella Coola aux
populations Kwakiutl, auprès desquelles Boas a mené ses recherches les plus fameuses. Mais
chez les Bella Coola, le secret qui entoure les mythes d’origine familiaux est bien plus
important. Venant du sud, ils commencèrent à se doter de mythes d’origine familiaux en
entrant en contact avec des populations côtières situées plus au nord, auxquels ils
empruntèrent les schémas généraux de leurs mythes. Mais le vif intérêt qu’ils prirent à cette
tradition empruntée à leurs voisins afin de combler ce qui leur apparaissait, au contact de
ceux-ci, comme un vide symbolique, les mena à compenser ce qu’ils considéraient comme un
manque originel en entourer cette institution de davantage encore de secret, mais aussi de
systématisation. Si bien qu’on trouve dans les villages Bella Coola la cohabitation de
différentes mythologies d’origine selon les familles. Certaines donnent un rôle de héros
mythologique au corbeau, d’autres un rôle analogue au vison, par exemple. Mais au sein de
chaque tradition familiale, le système des esprits est aussi plus systématisé qu’ailleurs, car les
gens y accordent davantage d’importance. Ainsi, Boas montre que l’état du système
mythologique des Bella Coola doit être compris par rapport à l’histoire du groupe, laquelle les
a menés à surinvestir la dimension secrète de leurs traditions familiales, et à veiller au
caractère systématique de leur panthéon d’esprits, après avoir emprunté ce matériau
mythologique pour combler ce qu’ils considéraient comme un manque lorsque leurs échanges
avec des populations possédant de tels récits mythologiques familiaux s’intensifièrent.
On voit donc combien la perspective de Boas s’éloigne d’une logique évolutionniste
classique, qui aurait eu recours au degré de systématisation et d’élaboration du système
mythique comme indice de la présence d’un stade de développement supérieur des Bella
Coola, par exemple. Boas montre que l’histoire religieuse et sociale de cette région est bien
trop complexe pour pouvoir être réduite à un tel schéma. Et de conclure :
« Notre enquête montre que des conclusions sûres ne peuvent être déduites que d’une
analyse minutieuse de la culture dans son ensemble. La croissance des mythes des Bella
Coola ne peut être comprise que lorsque l’on considère la culture de la tribu dans son
ensemble. Et il en est de même des autres phénomènes. Tous les traits culturels ne
peuvent être compris que rapportés à l’ensemble de la culture d’une tribu. Lorsque l’on
se limite à comparer des traits culturels isolés, on ouvre la porte à des mésinterprétations
sans nombre » (Boas 1989 [1898] : 155).
On sent bien le déplacement important du questionnement qu’opère Boas par rapport aux
problématisations évolutionnistes. Il tend en fait à imposer le respect de la complexité d’une
trajectoire historique là où les évolutionnistes avaient tendance à rabattre des états de société
sur des stades d’évolution. Et il insiste sur l’importance des totalités culturelles et de leur
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SOCA-D-101 – NE PAS DIFFUSER HORS DE L’UNIVERSITÉ VIRTUELLE
singularité pour comprendre les développements de telle ou telle institution, de tel ou tel
« trait » culturel.
On ne saurait trop insister sur l’importance de cette conception de la comparaison qui veut
qu’on ne compare pas de traits culturels isolés, sur laquelle insiste Boas. Elle s’avérera
essentielle pour l’anthropologie du dernier siècle.
Ex : offrir une bière en Belgique ou au Bénin, ce n’est pas offrir une boisson qui se situe au
même niveau dans l’espace local des boissons alcoolisées. En Belgique, la bière est la boisson
alcoolisée la plus populaire, une place qui est occupée au Bénin, et en Afrique de l’Ouest de
manière plus générale, par les alcools forts distillés localement. La bière est ici une boisson
plus distinguée, plus proche peut-être du statut que peut avoir en Belgique une bonne bouteille
de vin.
Fondamentalement, Boas introduit donc le souci des totalités culturelles, de leur singularité et
de leur cohérence, mais aussi de la complexité de leur devenir et de leurs transformations
historiques, en même temps qu’il marque une méfiance pour les « grandes théories »
évolutionnistes, jugées trop spéculatives. Cela ne l’empêchera pas de développer aussi un
intérêt pour les universaux psychologiques et l’organisation de l’esprit humain. Mais son
influence principale sur l’anthropologie américaine se situa au niveau du déplacement des
questionnements anthropologiques qu’il opéra, en les éloignant de l’évolutionnisme pour les
rapprocher d’un intérêt pour la singularité et la complexité des cultures et de leurs
dynamiques historiques.
En s’intéressant d’abord à des cultures singulières en ce qu’elles diffèrent d’autres cultures, et
en soulignant que chaque culture doit être appréhendée dans sa spécificité, Boas développe
donc une conception « particulariste » de la culture, mais se présente aussi comme un
précurseur du relativisme culturel, position théorique qui suggère qu’une culture ne peut être
évaluée à l’aune des critères d’une autre culture, mais doit toujours être comprise dans ses
propres termes et dans sa cohérence propre, chaque culture constituant une totalité spécifique.
Cette conception de la culture exercera une influence extrêmement importante sur
l’anthropologie du XXe siècle, et d’abord, mais pas uniquement, sur l’anthropologie culturelle
américaine, dont Boas, qui décède en 1942, contribuera largement à former les principales
figures.
***
Boas ne proposa pas de nouvelle grande théorie, à la manière dont Morgan ou Tylor avaient
pu théoriser l’évolution de la civilisation ou l’origine de la religion. Son impact fut en fait
essentiellement critique. Tout d’abord en effet, la critique diffusionniste qu’il contribua à
développer porta un coup sévère au paradigme évolutionniste en mettant au jour la conception
trop étriquée du changement social et culturel dont ce paradigme était porteur. Ensuite et peutêtre surtout, son souci des ensembles culturels et l’argument selon lequel les traits ou les
éléments culturels ne peuvent être compris qu’en contexte, que rapportés à la configuration où
ils prennent place et dont ils tirent leur sens, contribua à développer une conception
relationnelle du réel et de la comparaison, et à déstabiliser le comparatisme trop
substantialiste des évolutionnistes (voir aussi chapitre 1).
Au final, ces deux critiques eurent un effet profondément relativiste sur l’anthropologie
américaine. Après Boas, il était devenu plus difficile de soutenir l’idée d’un développement
ou d’une évolution unilinéaire des sociétés, de considérer que celle-ci était essentiellement
liée à l’inventivité spécifique des différents groupes humains, et de considérer que la culture
était quelque chose dont les groupes humains pouvaient être plus ou moins porteurs selon leur
place dans un tel schéma d’évolution unilinéaire. Au contraire, Boas suggère de penser la
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