Chapitre 10
Verbes
10.1. Formes verbales synthétiques et formes verbales analytiques
10.1.1.
La notion d’auxiliaire
A côté d’un ensemble bien délimité de formes synthétiques (traditionnellement
désignées comme
temps simples
), qui réunissent en un mot unique lexème et
éléments flexionnels, la description du système verbal des langues mentionne
généralement un ensemble de formes analytiques (traditionnellement désignées
comme
temps composés
1) dont la délimitation est souvent beaucoup plus floue. Les
formes verbales analytiques sont typiquement formées d’un
auxiliaire
, qui a les
caractéristiques morphologiques d’une forme verbale simple indépendante, et d’une
forme intégrative d’un autre verbe, qu’on peut désigner comme
auxilié
. Ce qui
justifie de reconnaître qu’on a affaire à une combinaison
auxiliaire + auxilié
plutôt
que simplement à deux verbes dans une relation de dépendance, c’est que
l’auxiliaire ne manifeste aucune propriété prédicative dassignation de rôles
sémantiques à des arguments, seul intervenant à ce niveau l’auxilié.
Par exemple, en français,
avoir
en tant que verbe plein est un verbe transitif qui
assigne à son sujet et à son objet les rôles de possesseur et de possédé, mais en tant
qu’auxiliaire de l’accompli, il ne fait que transmettre à son sujet le rôle sémantique
que l’auxilié assigne en principe à son sujet, et les termes qu’on peut trouver dans la
construction de
avoir + participe passé
sont les mêmes que dans la construction
d’une forme synthétique de l’auxilié (cf. par exemple
Il pleut / Il a plu
,
Jean court /
Jean a couru
,
Jean m’offre un livre / Jean m’a offert un livre
).
1 La décision de parler de formes verbales
analytiques
plutôt que
composées
est motivée
par le fait que ces formes ne relèvent pas de la composition au sens de procédé de
formation de lexèmes composés (comme
ouvre-boîte
ou
savoir-faire
). En outre, cette
utilisation du terme d’analytique est conforme à la valeur qu’il a en typologie
morphosyntaxique,
analytique / synthétique
renvoie à la concurrence entre
constructions syntaxiques et variations morphologiques des mots pour exprimer les mêmes
distinctions sémantiques.
162
Syntaxe générale, une introduction typologique
10.1.2.
Formes verbales analytiques et structure en constituants
La définition de la notion d’auxiliaire ne préjuge pas de la structure en
constituants de l’unité phrastique, et notamment n’implique pas que la séquence
auxiliaire + auxilié
soit un constituant ; elle laisse ouverte la possibilité danalyser
différemment, dun cas à lautre, la structure en constituants des unités phrastiques
comportant une forme verbale analytique.
A lorigine des formes verbales analytiques, on a des constructions dans
lesquelles ce qui deviendra ultérieurement un auxiliaire est un verbe indépendant
qui régit un complément phrastique, comme en français dans
Jean propose à Marie
[d’aller au cinéma]
. La réanalyse d’une construction
verbe régisseur + verbe
subordonné
comme
auxiliaire + auxilié
suppose que, dans les emplois où il
s’auxiliarise, le verbe régisseur perd à la fois la possibilité d’assigner un rôle
sémantique à son sujet (auquel il ne fait que transmettre un rôle assigné par le verbe
subordonné) et celle d’avoir dans sa construction d’autres termes que le sujet et le
groupe verbal dont la tête est le verbe subordonné.
Par exemple, en tswana,
mhero
‘mauvaise herbe’ est difficilement acceptable
comme sujet de
aga
‘construire’ ex. (1a), mais est par contre parfaitement
acceptable comme sujet de
tlhoga
pousser ex. (1b). Or, (1c) est tout aussi
acceptable que (1b), car
aga
en (1c) fonctionne comme auxiliaire aspectuel (faire
quelque chose continuellement’), en dépit du fait que, superficiellement, la forme
verbale analytique de l’ex. (1c) ne se distingue en rien d’une construction dans
laquelle deux unités phrastiques dans une relation de subordination auraient
respectivement pour tête un verbe au présent de l’indicatif et un verbe à la forme
circonstancielle du présent2.
(1) a.
*Mhero o a aga
3mauvaise herbe S3:3 DISJ construire.FIN
litt. ‘La mauvaise herbe construit’
b.
Mhero o a tlhoga
3mauvaise herbe S3:3 DISJ pousser.FIN
‘La mauvaise herbe pousse’
c.
Mhero o aga o tlhoga
3mauvaise herbe S3:3 construire.FIN S3:3 pousser.FIN
‘La mauvaise herbe n’arrête pas de pousser’
(litt. ‘La mauvaise herbe construit en poussant’)
2 La forme circonstancielle du verbe tswana (cf. 10.7.2) s’utilise dans des subordinations de
type circonstanciel. Ici, la forme circonstancielle que prend le verbe ‘pousser’ en (c) et la
forme indépendante de présent qui apparaît en (b) se distinguent à la fois par le ton et par
le fait qu’à la forme indépendante du présent,
a
(glosé DISJ ‘disjoint’) apparaît
automatiquement si le verbe est le dernier mot de l’unité phrastique dont il est la tête (cf.
10.4.4), alors que rien de semblable ne se produit à la forme circonstancielle.
Verbes 163
Au stade l’auxiliaire reste formellement analysable comme un verbe ayant
pour complément un groupe verbal dont la tête est une forme intégrative de
l’auxilié, on parle parfois de ‘semi-auxiliaires’ pour marquer la distinction avec des
combinaisons plus intégrées, dans lesquelles il n’est plus possible d’analyser le verbe
auxilié comme tête d’un groupe verbal complément de l’auxiliaire situation dont
les auxiliaires d’accompli des langues romanes fournissent un bon exemple, comme
nous le verrons en 37.3.
10.1.3.
Formes verbales analytiques
et renouvellement de la morphologie verbale
Même entre des langues qu’on sait être apparentées de très près, il n’est pas rare
d’observer des différences importantes dans les distinctions qui s’expriment dans la
morphologie verbale et les marques qui servent à les exprimer (la morphologie
nominale présentant généralement plus de stabilité). Mais d’autre part, les
distinctions encodées dans la morphologie verbale sont souvent étonamment
semblables dans des langues très éloignées géographiquement et génétiquement.
Ceci suggère, d’une part que les processus historiques qui renouvellent la
morphologie verbale opèrent généralement à une cadence relativement rapide, et
dautre part que ces processus obéissent à léchelle des langues du monde à des
régularités dont l’explication serait à chercher au niveau cognitif.
Les processus aboutissant à modifier la morphologie verbale se situent
généralement dans le prolongement des processus d’auxiliarisation qui donnent
naissance à des formes verbales analytiques, l’auxiliaire ayant souvent tendance à
sattacher à lauxilié pour former avec lui un mot unique. Il est fréquent que des
formes verbales analytiques se transforment ainsi en formes synthétiques dont l’un
des formatifs provient d’un ancien auxiliaire.
L’histoire des formes de futur des langues romanes illustre ce processus :
le latin classique avait une forme synthétique de futur, qui pour certains types
de conjugaison au moins (notamment celui illust par
cantabo
‘je chanterai’), était
probablement issue d’une forme analytique du proto-indo-européen ;
dans toutes les langues romanes, la forme synthétique de futur du latin a été
très tôt remplacée par une forme analytique, le plus souvent issue d’une
construction
infinitif + présent de habere ‘avoir’
(
cantare habeo
) ; cette
construction avait initialement une valeur modale (un peu comme
jai à chanter
en
français), mais elle est devenue synonyme de la forme synthétique de futur, qu’elle a
ensuite éliminée ;
en se morphologisant, cette forme analytique a donné naissance aux formes
synthétiques de futur des langues romanes : la ressemblance entre les terminaisons
du futur roman et le présent du verbe
avoir
s’explique par le fait que ces
terminaisons sont le réflexe de l’ancien auxiliaire
avoir
:
(je) chanter-ai, tu chanter-
as
, etc. ; un processus semblable affectant la périphrase
infinitif + imparfait de
habere
a donné naissance parallèlement au conditionnel des langues romanes, qui
quant à lui ne se substituait pas à une forme du latin classique, et représente au
contraire une innovation romane relativement au système verbal latin.
Le portugais présente la particularité d’attester une étape de lévolution où la
réanalyse de
avoir
auxiliaire du futur et du conditionnel comme une désinence
164
Syntaxe générale, une introduction typologique
verbale n’est pas achevée. En effet, en portugais, les pronoms conjoints objets et
datifs s’insèrent au futur et au conditionnel (et seulement à ces deux formes) entre
la base verbale (qui coïncide avec l’infinitif) et la terminaison ex. (2)3. Dans la
mesure où les pronoms conjoints du portugais ne semblent pas avoir atteint le stade
d’évolution on pourrait considérer qu’ils sont devenus des affixes, une analyse à
la fois simple et cohérente est que le futur et le conditionnel du portugais ne sont
pas des formes verbales synthétiques au même titre que le futur et le conditionnel
des autres langues romanes, mais des formes en quelque sorte semi-analytiques,
dans lesquelles ce qui est devenu la désinence de futur ou de conditionnel dans les
autres langues romanes reste un auxiliaire, mais un auxiliaire qui a le même statut
d’enclitique que le pronom conjoint qui peut s’insérer entre lui et l’auxilié.
(2) a.
Cham-av-as o João
/
Chama-av-a=lo
appeler-
IMPARF-S2S DEF João appeler-IMPARF-S2S=O3S
Tu appelais João Tu lappelais
b.
Chamar=ei o João
/
Chama=lo=ei
appeler.INF=AUX.PRES.1S DEF João appeler.INF=O3S=AUX.PRES.1S
Jappellerai João Je lappellerai
Mais alors même que lévolution aboutissant à la morphologisation du futur
roman
infinitif + avoir
n’est pas achevée dans la totalité du domaine, plusieurs
langues ont développé une nouvelle forme analytique de futur (français :
(je) vais
chanter
) tendant à concurrencer le futur roman ; la tendance à exprimer le futur par
la nouvelle forme analytique
aller + infinitif
est particulièrement avancée en
espagnol, le futur roman issu de
infinitif + habere
s’utilise largement comme
forme à valeur modale de probabilité mais s’emploie encore moins qu’en français
avec une véritable valeur de futur. La grammaticalisation d’une ancienne périphrase
aller + infinitif
est attestée en catalan aussi, mais dans cette langue, les formes en
question ont rapidement perdu la valeur de futur qu’elles ont eue initialement pour
prendre une valeur de passé narratif – cf. 11.4.
L’histoire du verbe russe illustre un autre scénario qui aboutit à transformer une
forme verbale analytique en forme verbale synthétique, mais d’une façon différente,
et qui affecte plus le système, puisqu’elle touche à la nature même des distinctions
exprimées dans la flexion verbale. En russe moderne, une forme synthétique de
présent-futur fléchie selon la personne du sujet s’oppose à une forme synthétique de
pas fléchie selon le genre et le nombre du sujet mais ne portant aucune marque de
3 Exceptionnellement dans la présentation de cet exemple, compte tenu de l’importance de
cette distinction pour une analyse cohérente des données du portugais, le symbole ‘=’ a
été utilisé pour indiquer spécifiquement le rattachement d’une forme liée ayant le statut
de clitique plutôt que celui daffixe. Pour une bonne compréhension de cet exemple, il
convient de savoir que, si du point de vue combinatoire les pronoms conjoints du portugais
conservent des propriétés qui suggèrent de les analyser comme clitiques plutôt que comme
affixes, par contre, en termes d’interaction phonologique, leur comportement en position
d’enclise est plutôt celui qui est considéré comme typique d’affixes. En effet, leur présence
peut avoir pour effet de modifier la finale de la base à laquelle ils s’attachent.
Verbes 165
personne. Lorigine de cette dissymétrie est qu’à une époque où les formes verbales
finies slaves étaient uniformément fléchies selon la personne du sujet, le russe,
comme les autres langues slaves, a créé une forme analytique de passé
présent du
verbe être + participe
. A ce stade, lauxiliaire de cette forme analytique de passé
était fléchi selon la personne du sujet, et l’auxilié, en tant que participe, était fléchi
en genre et en nombre. Ensuite, le russe a élimi le psent du verbe
être
, à la fois
dans sa fonction de copule et dans sa fonction d’auxiliaire du passé. Il n’est donc
res de l’ancienne forme analytique de pas que le participe, qui par conquent a
été réanalysé comme forme synthétique finie, avec comme résultat la dissymétrie
entre la flexion du passé et celle du présent-futur.
10.1.4.
Formes verbales semi-analytiques
Il est utile dans certaines langues de reconnaître des formes verbales semi-
analytiques comportant un élément grammatical qui a des propriétés de forme liée
tout en étant moins intégré au mot verbal que les affixes flexionnels que comportent
les formes verbales synthétiques de la même langue. A l’exemple du portugais
évoqué en 10.1.3 on peut ajouter celui du turc.
Certaines formes verbales du turc portent des marques personnelles identiques
aux clitiques pronominaux attachés au nom en fonction prédicative (cf. 20.4), alors
que d’autres ont des jeux différents de marques personnelles ayant le statut de
suffixes. Les deux types de marques personnelles manifestent leur différence de
nature dans l’interrogation et la coordination. Le clitique interrogatif
mi ~ mı ~ mu
~
4 précède en effet les clitiques pronominaux mais succède aux marques de
personne qui ont le statut de suffixes ex. (3). Dans la coordination, un seul clitique
pronominal peut marquer le sujet commun à deux verbes coordonnées, alors que
dans les mêmes conditions, une marque de personne suffixée doit être répétée ex.
(4).
(3) a.
Gel-iyor=mu=sunuz?
/
*Gel-iyor-sunuz-mu
venir-PROG=INTERR=S2P
Est-ce que vous venez ?
b.
Gel-di-niz=mi?
/
*Gel-di-mi-niz
venir-ACP-S2P=INTERR
‘Est-ce que vous êtes venus ?
(4) a.
[Bulașık yıkı-yor, temizlik yap-ıyor]=um
vaisselle laver-PROG propreté faire-PROG=S1S
Je lave la vaisselle et je fais le ménage’
4 Le marqueur d’interrogation totale
mi ~ mı ~ mu ~ mü
est un enclitique qui s’attache
soit au verbe (si la question porte globalement sur la phrase), soit au dernier mot du
constituant qui précède immédiatement le verbe (avec pour effet de restreindre à ce
constituant la portée de l’interrogation ce qui est cohérent avec le fait que la position
immédiatement à gauche du verbe est en turc une position de focus) ; par exemple :
Hasan
geldi=mi?
‘Est-ce que Hasan est venu ?’ /
Hasan=mı geldi?
‘Est-ce Hasan qui est venu ?’.
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