Diagnostiquer les fœtus intersexués : quoi de neuf - chu

Sciences Sociales et Santé, Vol. 33, n° 1, mars 2015
Diagnostiquer les fœtus intersexués:
quoi de neuf docteurs ?
Commentaire
Cynthia Kraus*
L’article de M. Raz analyse la manière dont l’essor des techniques
de diagnostic prénatal (1) génère de « nouveaux dilemmes, hésitations et
questions éthiques et sociales » (p. 27), « politiques et sociologiques »
(p.5) à partir d’une problématique spécifique et encore peu étudiée: le
diagnostic prénatal de l’intersexuation. L’identification du sexe des fœtus
constitue désormais une pratique de routine dans le suivi médical de toute
grossesse (et non seulement des grossesses dites à risque) dans les pays
du Nord. La banalisation de cette pratique crée des situations inédites
lorsque le développement du sexe (pénis, testicules et scrotum pour le sexe
masculin; clitoris, lèvres, utérus et vagin pour le sexe féminin) ne paraît
doi: 10.1684/sss.20150102
* Cynthia Kraus, philosophe, Institut des Sciences Sociales, Faculté des Sciences
Sociales et Politiques, Université de Lausanne, Bâtiment Géopolis, bureau 5132,
Quartier Mouline, CH-1015 Lausanne, Suisse ; [email protected]
(1) Cet essor concerne autant l’ « offre » médicale que la « demande » de la part des
« femmes favorisées sur le plan socioéconomiques » qui peuvent autofinancer des tests
complémentaires aux tests standards de dépistage (et non de diagnostic) effectués
dans le suivi obstétrique des grossesses « normales ». Pour une discussion de ces
questions à partir de l’exemple de la trisomie 21, voir : Vassy (2011), Seror (2011),
Champenois-Rousseau et Vassy (2012), Dupouy (2012).
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pas typique pour les traits recherchés à l’échographie (absence du trait,
morphologie, taille, position, direction du jet urinaire, etc.), ou encore s’il
y une discordance entre les images échographiques et les résultats de
l’amniocentèse, autrement dit entre l’apparence morphologique des
organes génitaux (sexe phénotypique) et la constitution des chromosomes
dits sexuels (sexe génétique).
Le diagnostic prénatal d’une forme d’intersexuation ne fait pas que
perturber le « rituel de reconnaissance du sexe» (p. 16). Lorsque la loi le
permet, un tel diagnostic ouvre aussi la possibilité de pratiquer des avor-
tements sélectifs pour raisons médicales à l’instar d’autres « anomalies»
du développement jugées invalidantes pour la qualité de vie des enfants à
naître. Notons que cette équivalence ne va pas de soi, étant donné que la
naissance d’un enfant dit hermaphrodite (dans l’ancienne terminologie
médicale) a longtemps constitué une « urgence sociale » et médicale
(American Academy of Pediatrics (AAP), 2000 : 138). Il n’est pas certain
que la nouvelle nomenclature des « troubles du développement du sexe»
(DSD) (2) ait réussi à faire passer l’intersexuation du statut de «trouble
extraordinaire» (a disorder like no other) à celui d’un « trouble comme
tant d’autres» (a disorder like many others) (3). Cela dit, le diagnostic
d’intersexuation/DSD ne justifie pas automatiquement une interruption
médicale de grossesse (IMG). Le contraire serait étonnant, puisque
l’accès des femmes enceintes aux IMG est, par définition, contrôlé par
l’expertise médicale.
L’analyse proposée par M. Raz vise à mettre au jour les critères
selon lesquels les médecins discriminent les IMG justifiées de celles qui le
sont moins en fonction de la «gravité» de l’intersexuation. Elle se base
sur une enquête dans un grand hôpital israélien surnommé Ramon dans
l’article. L’expertise médicale joue un rôle d’autant plus déterminant en
Israël que les interruptions volontaires de grossesse n’existent pas
formellement, mais que les pratiques en matière d’IMG sont très libé-
rales. La politique reproductive et le système de santé, dans ce pays,
allient des mesures pro-natalistes (par exemple, dans le domaine de l’as-
sistance médicale à la procréation) et sélectives (pour prévenir les
malformations congénitales). Concrètement, les femmes israéliennes
effectuent un nombre record de tests prénatals et «tendent à arrêter leur
grossesses dans une proportion plus élevée que les Européennes et les
Américaines» (p. 14). Dans ce contexte, une intersexuation diagnostiquée
au stade fœtal vient contrarier le projet national et parental de donner
naissance à des enfants parfaitement normaux.
(2) « Disorders of sex development » (Lee et al., 2006).
(3) Comme le soutient par exemple Feder (2009 : 226-227).
DIAGNOSTIQUER LES FŒTUS INTERSEXUÉS 37
Tensionsdans la médecine fœtale :
opérations de genre et incertitudes diagnostiques
Qu’est-ce qu’une intersexuation grave? Autrement dit, quelles sont
les raisons médicales qui permettent de motiver une IMG ? M. Raz aborde
ces questions à partir d’un exemple concret : le micropénis (moins de
20mm à la naissance). L’exemple me semble particulièrement bien choisi
puisque le développement fœtal du sexe masculin est dans ce cas tout à
fait typique, à l’exception de la taille du pénis jugé trop petit pour un fœtus
de sexe masculin. Il n’y a ainsi aucun doute sur le sexe de l’enfant à naître
(ce sera un garçon) ni aucune inquiétude particulière à se faire pour sa
santé physique en général (c’est du reste souvent le cas des variations du
sexe). Et pourtant, le micropénis constitue la raison médicale la plus
fréquente pour les IMG pratiquées à Ramon pour cause de développement
atypique du sexe. Par contraste, le diagnostic prénatal d’une hyper-
trophie clitoridienne (un clitoris jugé trop grand pour un fœtus de sexe
féminin) associée à certaines formes d’intersexuation, en particulier,
l’hyperplasie congénitale des surrénales) (HCS) (4), n’a débouché sur
aucune IMG dans ce même hôpital.
M. Raz analyse en détails les opérations de classement et de hiérar-
chisation qui sous-tendent le jugement clinique de la gravité. Ces opéra-
tions sont éminemment genrées. Elles consistent tout d’abord à réduire les
formes d’intersexuation à la binarité des sexes, en cherchant à déterminer
le «vrai» sexe du fœtus intersexué. Cet acte de réduction dichotomique
n’est pas une mince affaire étant donné les nombreuses variables biolo-
giques pour le sexe et les différentes combinaisons possibles entre elles.
L’attribution d’un « vrai » sexe se fait toutefois le plus souvent sur la base
(4) L’auteur ne précise pas s’il s’agit de la forme dite classique de l’HCS avec perte
de sel (dans les urines), laquelle peut mettre la vie du nouveau-né en danger si elle
n’est pas traitée rapidement. Sur cette base, on pourrait arguer que cette forme d’in-
tersexuation est grave, plus grave que le micropénis. Dans certains pays, le fameux
test de Guthrie (prélèvement sanguin au talon le 4ejour après la naissance) qui vise
à dépister certaines maladies rares inclut l’HCS. C’est le cas de la France, de la
Suisse et j’imagine d’Israël, mais non de la Grande-Bretagne, où le taux de mortalité
des nouveau-nés due à une perte de sel n’en est pas pour autant plus élevé, ce qui
suggère que le « problème » est aussi bien traité dans ce pays en l’absence d’un test
systématique. Pour un aperçu sur l’introduction du dépistage généralisé de l’HCS en
France, voir Secher (2014).
38 CYNTHIA KRAUS
de critères génétiques (5) et sert à définir des formes masculines ou fémi-
nines d’intersexuation. À partir de cette binarité reconstruite, il devient
alors possible pour les médecins de parler de sous-virilisation des
organes génitaux (pour un fœtus de sexe masculin, par exemple avec un
micropénis) et de sur-virilisation (pour un fœtus de sexe féminin, par
exemple avec une hypertrophie clitoridienne) (6); les premiers cas sont
jugés « difficiles», les seconds plus « faciles».
La distinction facile/difficile dépend de considérations qui lient la
qualité de vie plus ou moins acceptable pour les enfants à naître à la possi-
bilité ou non de traiter l’intersexuation. Les médecins considèrent qu’une
hypertrophie clitoridienne n’est pas grave parce que la taille du clitoris
peut être facilement réduite par un traitement hormonal (in utero ou après
la naissance) et une génitoplastie fémininisante précoce (7). Avec ces trai-
tements, « l’enfant serafacilement reconnu comme une fille et en possè-
dera les attributs que les médecins jugent nécessaires: un vagin, un utérus
(potentiellement fertile) et un clitoris suffisamment petit. Sa qualité de vie
pourrait donc être relativement acceptable » (p. 22) ; aussi conseillent-
ils/elles le plus souvent aux femmes de poursuivre leur grossesse lors-
qu’ils/elles diagnostiquent une sur-virilisation chez des fœtus filles.
Par contraste, les médecins estiment qu’un micropénis constitue un
handicap grave dans tous les domaines de la vie sociale d’un garçon, y
compris ses relations sexuelles. Les inquiétudes des médecins et des
parents se cristallisent autour de son incapacité à uriner debout, qui
emblématise les difficultés que l’enfant à naître aura à se faire recon-
naître comme un «vrai» garçon. Celui-ci risque ainsi d’avoir de graves
problèmes psychologiques, d’être moqué, voire stigmatisé, d’être mal
intégré et malheureux. Ces considérations psycho-socio-sexuelles plutôt
(5) Voir la nomenclature DSD (Lee et al., 2006) qui s’appuie en effet sur une définition
moléculaire du sexe plutôt que gonadique (tissus testiculaires et/ou ovariens) comme
c’était le cas des anciennes catégories médicales d’hermaphrodisme (Dreger, 1998).
(6) Dans la clinique de l’intersexuation, le principe de virilisation fonctionne comme
« un seul homme », si j’ose dire, pour les deux sexes. Ce cadre clinique est parfaite-
ment consistant avec le modèle prévalent (quoique daté) de la détermination du sexe
(comprendre du sexe masculin, puisque le sexe féminin est censé se développer « par
défaut »). Ce modèle est lui-même entièrement « accroché » à la clinique de l’inter-
sexuation, puisque le matériel (génétique) pour les recherches sur la détermination du
sexe chez les humains provient de patient(e)s.
(7) En l’occurrence une réduction clitoridienne, mais aussi la reconstruction chirur-
gicale d’un vagin si celui-ci est absent ou jugé « trop petit » pour le coït. Pour une
analyse du récit de jeunes femmes concernées par la vaginoplastie et/ou les dilatations
vaginales en Suède, voir Guntram (2014).
DIAGNOSTIQUER LES FŒTUS INTERSEXUÉS 39
que strictement physiologiques indiquent non seulement que la qualité de
vie a un sexe (8) mais aussi que les conditions morphologiques d’une vie
vivable pourraient être, selon M. Raz, « plus exigeantes » pour les
garçons que pour les filles, en tout cas en Israël la gestion des gros-
sesses est marquée par une « recherche croissante de la normalité du
fœtus » (p. 25).
De manière intéressante, les médecins eux-/elles-mêmes trouvent
parfois que cette recherche estexagérée, «spartiate», en particulier au
sein de la classe privilégiée. Plus encore, ils/elles problématisent les
limites de leurs savoirs. De leur propre aveu, la multiplication des tests ne
permet pas toujours de trancher entre une intersexuation avérée ou
présumée, de poser un diagnostic clair, et encore moins de prédire la
manière dont des organes génitaux atypiques se développeront après la
naissance avec (le plus souvent) ou sans (rarement) traitements hormo-
naux et/ou chirurgicaux. Lorsqu’il y a un soupçon de micropénis, les
médecins explicitent ainsi la difficulté qu’il y a à distinguer à l’échogra-
phie un pénis «réellement trop petit» d’un pénis «enterré» dans l’ab-
domen; ou encore à déterminer si l’étiologie est hormonale ou génétique,
l’étiologie des micropénis restant le plus souvent inconnue.
La réflexivité des médecins sur leurs propres pratiques diagnos-
tiques n’est pas surprenante en soi. Elle l’est d’autant moins si l’on consi-
dère le rôle crucial du diagnostic pour autoriser une IMG, l’obligation
légale des médecins israélien(ne)s de « tout divulguer, même lorsqu’il
persiste des doutes extrêmement forts» (p. 28) et «la peur des plaintes
juridiques» (p. 28) qui les incite à d’autant plus de prudence. Il n’en reste
pas moins que ces incertitudes fragilisent la rhétorique du progrès tech-
nique et médical et amènent parfois les échographistes à recourir à des
techniques de diagnostic inhabituelles: examiner la taille du pénis du
père pour confirmer ou non le soupçon de micropénis chez un fœtus.Cela
(8) Pour une analyse complémentaire, je me permets de renvoyer à mon étude sur les
traitements de l’hypospade dans le cadre de missions chirurgicales en Afrique de
l’Ouest (Kraus, 2013). L’hypospade est une variation du sexe très fréquente dans
laquelle le méat urinaire n’est pas situé au bout du gland, mais plus bas sur la partie
ventrale du pénis. Les inquiétudes exprimées par les médecins et les parents se foca-
lisent aussi dans ce cas sur l’incapacité du garçon à uriner debout, autrement dit à
performer la masculinité de manière adéquate devant ses pairs et les autres en
général. L’examen clinique inclut ainsi un test de masculinité : le plus souvent, les
chirurgien(ne)s pédiatres demandent aux garçons d’uriner debout afin d’évaluer la
gravité du problème et la nécessité ou non d’opérer. Le but déclaré de la chirurgie de
l’hypospade (avancer le méat au bout du gland) est de permettre à l’enfant de bien se
développer en tant que garçon et d’améliorer sa qualité de vie globale.
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