Quanta et photons Spintronique : le spin s’invite en électronique Les électrons ont une charge et un spin mais, pendant longtemps, charge et spin ont été utilisés séparément. L’électronique classique ignore le spin et déplace les électrons en agissant seulement sur leur charge. Le spin apparaît traditionnellement à travers sa manifestation macroscopique, l’aimantation d’un matériau magnétique, utilisée pour stocker de l’information. Sous l’impulsion de plusieurs découvertes récentes une nouvelle électronique émerge, qui associe contrôle de courants de spins et de charges dans des nouveaux dispositifs intégrables aux circuits haute densité de la microélectronique. Les mémoires RAM magnétiques en sont un premier exemple. Cette « Electronique de Spin » ou « Spintronique », aujourd’hui en pleine expansion, évolue vers les nanodispositifs hybrides associant semiconducteurs et ferromagnétiques, et promet des applications à l’enregistrement, l’électronique, l’optoélectronique et l’information quantique. La spintronique est déjà dans votre ordinateur Le principe de base de l’enregistrement magnétique n’a pas changé depuis l’invention du magnétophone dans les années 1920-30 jusqu’au disque dur actuel. L’information binaire est stockée sur la direction de l’aimantation de petits domaines (les bits) inscrits dans un film magnétique et lus par un dispositif indépendant (tête de lecture/écriture). La lecture, qui détecte les variations de champ magnétique créées par ces domaines à la surface du film, s’est longtemps faite par une mesure de flux magnétique avec une micro-bobine, méthode peu sensible et surtout difficile à miniaturiser. En cela, le passage en 1991 à la lecture par des têtes à magnétorésistance anisotrope classique a marqué une première rupture. Mais la véritable révolution apparaît en 1997 avec l’introduction des têtes de lecture à « vanne de spin » (VS), qui marque véritablement l’irruption de la spintronique dans les applications. Beaucoup plus sensibles aux champs magnétiques, ces têtes ont permis de réduire fortement la dimension des bits magnétiques, conduisant à une augmentation vertigineuse de la densité d’information stockée sur un disque dur. Cette densité est ainsi passée de 0,15 Giga-bit/cm2 juste avant l’apparition des têtes VS à 13 Giga-bits/cm2 dans les meilleurs disques actuels (soit l’équivalent d’environ 2 500 romans de taille moyenne par cm2). La capacité de certains disques durs atteint maintenant 400 Gigas-octet, ce qui leur donne accès à de nouveaux marchés grand public, tels que le magnétoscope de salon. En parallèle, des micro-disques (2 cm de diamètre) ont pu être développés pour des applications nomades comme la photographie numérique. Les racines de la spintronique La mise au point de la vanne de spin a suivi la découverte en 1988 de la magnétorésistance géante (GMR) des multicouches ferromagnétiques. L’influence du spin sur la mobilité des électrons dans les conducteurs ferromagnétiques est connue depuis longtemps. L’existence de courants polarisés en spin, initialement suggérée par Mott, a été démontrée par des expériences et décrite par des modèles théoriques il y a environ 30 ans, essentiellement par des chercheurs européens, initialement à Orsay puis à Strasbourg et Eindhoven. Dans des métaux ferromagnétiques comme le fer ou le cobalt, les électrons de spin « majoritaire » et de spin « minoritaire » transportent des courants qui peuvent différer de plus d’un facteur dix, essentiellement du fait de libres parcours moyens très différents. Cette différence a pour origine le décalage en énergie des bandes d’états électroniques des deux directions de spin sous l’effet de l’interaction d’échange. Une multicouche magnétique est un empilement de couches de métaux alternativement ferromagnétiques et non-magnétiques, cobalt et cuivre par exemple. A travers les effets de transport dépendant du spin décrits ci-dessus, la Article proposé par : Claude Chappert, [email protected], Institut d’électronique fondamentale, CNRS/Université Paris-Sud. Albert Fert, [email protected], Unité mixte de physique CNRS/Thales 192 Quanta et photons résistance d’une telle multicouche dépend fortement de l’orientation relative des aimantations de couches ferromagnétiques voisines, c’est l’effet GMR. La « vanne de spin » est, quant à elle, une multicouche sophistiquée, travaillant en courant parallèle au plan des couches, et conçue pour optimiser un fonctionnement de type capteur. Jonctions tunnel magnétiques et MRAM La jonction tunnel magnétique (Magnetic Tunnel Junctions ou MTJ) est le second type de dispositif de spintronique qui aura bientôt des applications importantes. Une MTJ (figure 1) est composée de deux couches d’un conducteur ferromagnétique (les électrodes) séparées par une très fine couche d’un isolant (la barrière), tel que l’alumine Al2O3 par exemple. Les électrons peuvent franchir par effet tunnel la couche isolante. Parce que la probabilité de franchissement dépend du spin de l’électrode ferromagnétique, la résistance de la MTJ dépend de l’orientation relative des aimantations des électrodes. Pour des électrodes d’alliages ferromagnétiques classiques (alliages de cobalt ou nickel avec du fer, par exemple) avec une barrière d’Al2O3, le changement relatif de résistance entre les orientations parallèle et antiparallèle des aimantations dépasse 50 % à température ambiante. On nomme ce changement de résistance TMR pour « Tunnel Magneto-Resistance ». La MTJ est le premier dispositif spintronique en courant vertical (courant perpendiculaire aux couches). Cette géométrie verticale permet de l’insérer dans des circuits de très haute densité de la microélectronique. Ainsi, des MTJs de petite taille (quelques centaines de nanomètres) sont à la Figure 1 - (En haut) Une jonction tunnel magnétique peut stocker l’information sur l’orientation de l’aimantation de sa couche « mémoire », et sa résistance est différente selon cette orientation. (En bas) Schéma d’une MRAM : les jonctions tunnels sont placées aux nœuds d’une matrice de lignes conductrices. Pour « écrire » une cellule (retourner l’aimantation de sa couche mémoire), on envoie des impulsions de courant synchronisées suivant les deux lignes qui se croisent sur cette cellule : la conjonction des deux impulsions est nécessaire pour l’écriture. Pour la lecture, il est nécessaire d’inclure un transistor d’adressage (non représenté sur le schéma) en série avec chaque cellule afin de supprimer les circuits parasites. base d’un nouveau type de circuits mémoire, les MRAM (Magnetic Random Acces Memory). Comme représenté dans la figure 1, les états « 0 » et « 1 » d’un élément mémoire peuvent être stockés sur les configurations parallèle et antiparallèle d’une MTJ. La partie inférieure de la figure schématise une MRAM composée d’un réseau de MTJs connectées à une matrice de « bit lines » et « word lines » qui permettent l’écriture et la lecture d’une cellule mémoire donnée. Les MRAM annoncées par les industriels devraient avoir des densités et des temps d’accès semblables à ceux des mémoires semiconducteurs actuelles à accès rapide, de type DRAM ou SRAM, mais avec l’avantage considérable d’être « non volatiles », c’est-à-dire de conserver l’information même quand l’ordinateur (ou le téléphone portable) n’est pas sous tension. Les MRAM permettront d’éliminer, par exemple, le temps aujourd’hui nécessaire pour charger (« booter ») le système d’exploitation à la mise en marche des ordinateurs actuels. Elles seront également moins gourmandes en énergie que les DRAM actuelles dont il faut « rafraîchir la mémoire » environ tous les millièmes de seconde. Elles seront donc très intéressantes pour l’électronique nomade, les ordinateurs ou les téléphones portables, les agendas électroniques, etc. Plusieurs industriels ont annoncé la commercialisation de MRAM pour 2004 ou 2005. La France est bien présente dans cette course. Par exemple, Freescale (ex-Motorola Semiconductors) s’est allié à ST-Microelectronics et Philips pour un développement industriel à Crolles, prés de Grenoble. Infineon a choisi l’usine d’Altis Semiconductors à Corbeil-Essonnes pour un développement industriel de sa technologie mise au point en commun avec IBM. De plus, deux startup ont été créées récemment, Spintron à Aix et Crocus à Grenoble. Les autres acteurs du secteur sont asiatiques ou américains. Bien que les applications des MTJ soient donc pratiquement déjà sur le marché, la physique de l’effet tunnel polarisé en spin est encore loin d’être bien comprise. Les premiers travaux étaient toujours interprétés dans le « modèle de Jullière », qui ne prend en compte que la polarisation de la densité d’états au niveau de Fermi des électrodes ferromagnétiques. Il est clair maintenant que la TMR dépend aussi du matériau isolant de la barrière et de la structure électronique à l’interface entre électrode et barrière. Ainsi le cobalt peut avoir une polarisation positive (c’est-à-dire une émission tunnel préférentielle d’électrons de spin majoritaire) avec une barrière d’alumine et une polarisation négative avec une barrière de titanate de strontium ou d’oxyde de lanthane. De même, on découvre depuis peu que la TMR peut être nettement plus élevée avec une barrière de MgO à la place de l’habituel Al2O3 : les derniers résultats affichent une TMR de plus de 200 % (contre 50 %) ! Prendre en compte les détails des liaisons entre métal et isolant à l’interface entre électrode et barrière, prendre en compte également l’influence de la rugosité de cette interface, n’est pas une tache facile pour la théorie, et il n’existe pas encore de calcul de caractère réellement prédictif de la TMR. 193 Parallèlement aux aspects précédents, un autre enjeu important pour obtenir des MTJs plus performantes concerne la recherche de matériaux ferromagnétiques capables de donner une plus forte polarisation en spin que les métaux ferromagnétiques classiques. Quelques ferromagnétiques sont prédits être polarisés à 100 %, c’est-à-dire avoir des états électroniques d’une seule direction de spin à leur niveau de Fermi (on les appelle demi-métaux). On a effectivement trouvé une TMR de 1 800 %, correspondant à une polarisation de 95 %, avec des électrodes en manganite conducteur et ferromagnétique La2/3Sr1/3MnO3 (LSMO). Cependant la température de Curie du LSMO ne dépasse guère la température ambiante, sa TMR disparaît pratiquement vers 300 K et le matériau ne peut être considéré pour des applications. D’autre oxydes comme NiFe2O3 apparaissent plus prometteurs. Le problème principal de l’utilisation de ces alliages reste la très grande sensibilité du caractère demi-métallique à la structure et à la stoechiométrie de l’alliage, qui sont difficiles à préserver en couche ultramince et à une interface. On peut aussi rendre actif le matériau de la barrière : c’est le concept de filtre à spin, c’est-à-dire l’utilisation comme barrière tunnel d’isolants ferro- ou ferri-magnétiques, où les bandes de conduction des deux directions de spin présentent un décalage suffisant en énergie. Un tel décalage doit se traduire par une hauteur de barrière dépendant du spin, qui induit une transmission très différente pour les deux directions de spin. Des expériences de transmission tunnel à travers des barrière d’EuS ont déjà mis en évidence l’efficacité de l’effet filtre à spin. La température de Curie d’EuS (16 K) exclut des applications, mais certains oxydes isolants à température de Curie élevée, comme par exemple BiMnO3, ont donné récemment des résultats encourageants. Un problème des dispositifs magnétiques aux très hautes densités : la stabilité de l’information La miniaturisation accélérée induite par l’accroissement spectaculaire de la densité de stockage des disques durs, et par l’avènement des MRAM, a rendu encore plus critique le vieux problème de la limite super-paramagnétique à l’enregistrement magnétique. En simplifiant, l’information est stockée sur l’orientation de l’aimantation d’une nanostructure magnétique de volume V. La non-volatilité du stockage est assurée par l’anisotropie de l’énergie magnétique, qui est minimale suivant les deux orientations parallèles à un axe de facile aimantation. Pour passer d’une orientation à l’autre, l’aimantation doit franchir une barrière d’énergie E B = K V , où K mesure la force de l’anisotropie. A la température T, la stabilité de l’enregistrement est régie par la probabilité P que l’aimantation n’ait pas changé d’orientation au bout d’un temps t sous l’effet de l’énergie d’activation thermique k B T. C’est la loi de Néel-Brown : P(t) = exp(−t/τ ), avec τ = τ0 exp(K V /k B T ) . Pour une 194 valeur réaliste τ0 = 1 ns, un taux d’erreur statistique « raisonnable » de 10−12 (une erreur sur 125 Goctets) sur 10 ans requiert K V > 68 k B T. Parallèlement, il faut pouvoir continuer à écrire les bits. Traditionnellement, on applique un champ magnétique H à l’aide d’un circuit électrique extérieur, qui peut être soit un micro-électroaimant intégré à la tête de lecture dans les disques durs, soit une ligne conductrice séparée dans les MRAM. Le champ d’écriture doit annuler la barrière d’énergie, donc sa valeur minimale augmente avec K. On aboutit ainsi à une frustration majeure : la miniaturisation conduit à augmenter K pour pallier à la diminution de V, donc le champ d’écriture augmente aussi, alors que la diminution de taille des circuits qui créent ce champ limite sa valeur maximale accessible. Le disque dur se heurte à ce problème depuis longtemps. Déjà, le taux d’erreur magnétique des produits actuels serait inacceptable (∼ 10−6 ) s’il n’était compensé par des codes de traitement d’erreur de plus en plus sophistiqués, objets d’un intense effort de recherche. Le passage annoncé à l’enregistrement perpendiculaire est en partie justifié par la possibilité qu’il offre de générer des champs d’écriture plus élevés. On voit enfin apparaître de nouveaux concepts. Dans l’enregistrement thermomagnétique, on chauffe localement le média magnétique par une impulsion laser pour diminuer le champ d’écriture, comme dans l’enregistrement magnétooptique (le minidisc par exemple). A plus long terme, on vise un média nanostructuré, où les bits seront physiquement séparés et organisés en réseau régulier. Plusieurs équipes Françaises sont à la pointe des recherches sur ce domaine. Dans les MRAM, le problème est d’emblé critique du fait de l’extrême miniaturisation déjà atteinte par les circuits semiconducteurs (90 nm de taille de ligne dans les circuits actuels). De plus, la décroissance spatiale relativement lente du champ créé par une ligne conductrice pose problème dans un réseau dense de cellules (cf. figure 1) : les cellules voisines des cellules « adressées » ressentent un champ parasite important, qui peut conduire à des erreurs d’écriture. Le concept d’écriture par champ n’est cependant pas remis en cause pour les premières générations de MRAM, et la recherche vise d’abord à optimiser la structure des cellules et le procédé d’écriture. Une équipe de Grenoble a ainsi repris et breveté le principe de l’enregistrement thermomagnétique : une impulsion de courant à travers la cellule adressée chauffe celle-ci pour minimiser temporairement son champ d’écriture, alors que les cellules voisines gardent une stabilité maximale. Un nouveau phénomène de spintronique, le transfert de moment de spin, semble tenir la corde pour les miniaturisations extrêmes (cf. encadré 1). Cet effet permet, pour la première fois, d’écrire une information magnétique sans appliquer de champ extérieur, mais seulement en transfusant des spins amenés par un courant à travers le nanodispositif. Dans le cas des MRAM, l’action devient proportionnelle à une densité de courant, point très favorable à la miniaturisation, et seule la cellule adressée ressent une interaction. Au- Quanta et photons Encadré 1 Transférer le moment des spins transportés par un courant, ou comment renverser une aimantation sans appliquer de champ magnétique Le concept dit de « transfert de spin» a été introduit indépendamment par J.Slonczewski et L.Berger en 1995. Il est illustré par la figure 1. On envoie sur la couche ferromagnétique de droite F2 un courant d’électrons qui, après avoir traversé la couche ferromagnétique de gauche F1, a une polarisation de spin oblique par rapport à l’axe (vertical) de l’aimantation de la couche F2 ; la polarisation de ce courant incident a donc des composantes longitudinale (verticale) et transverse dans le repère de la couche. Le courant d’électrons, en pénétrant dans la couche, se polarise rapidement selon l’axe de l’aimantation, en particulier par précession des spins électroniques autour du « champ d’échange » issu de l’interaction d’échange entre le spin des électrons de conduction et l’aimantation de F2. A la sortie de la couche, les électrons ont donc perdu la composante transverse de leur polarisation. Une interaction d’échange conservant le spin, le spin total du système a été conservé, ce qui signifie qu’une composante transverse a été gagnée par l’aimantation de la couche. Ce transfert de spin transverse du courant vers la couche peut, dans certaines conditions, induire un renversement de l’aimantation. Des expériences convaincantes ont été réalisées depuis quelques années dans des tricouches magnétiques. Ces tricouches, par exemple du type Co/Cu/Co, sont découpées en forme de pilier de section submicronique,voir figure 2, ce qui permet d’atteindre les densités de courant nécessaires avec des courants d’intensité raisonnable. En simplifiant, on peut dire que la couche de cobalt épaisse est chargée de créer le courant polarisé en spin qui induit le renversement de l’aimantation de la couche fine. Dans la plupart des expériences, les aimanta- tions initiales des deux couches sont dans un état d’équilibre stable sur un axe d’anisotropie magnétique, et dans une orientation relative parallèle (P) ou antiparallèle (AP). Pour une direction donnée du courant et au delà d’un certain seuil d’intensité, le couple généré par transfert de spin amplifie tout petit mouvement de l’aimantation autour de la direction d’équilibre initiale, jusqu’à ce que l’équilibre devienne instable et que le moment magnétique de la couche fine se renverse. Un exemple de résultat expérimental est montré sur la figure 2, où on voit qu’un courant négatif fait transiter de P à AP cependant qu’un courant positif fait repasser de AP à P, le renversement étant détecté par l’effet GMR dans la tricouche. Ce mode « d’écriture » d’une orientation d’aimantation est très étudié dans la perspective d’une application à la commutation de micro-dispositifs magnétiques, MRAM par exemple. Toutefois, l’application à la commutation des MTJs nécessite une forte diminution des densités de courant, ce que devrait permettre une meilleure compréhension des mécanismes fondamentaux qui gèrent le transfert de spin. Le transfert de spin peut aussi être utilisé pour déplacer une paroi séparant deux domaines magnétiques. Le mécanisme serait ici le transfert à l’aimantation du moment de spin cédé par les électrons qui traversent la paroi. Des expériences récentes (collaboration entre l’UMR CNRS/Thales et l’IEF) ont montré que les densités de courant nécessaires sont raisonnables, et que des déplacements importants peuvent être obtenus avec des impulsions de durée inférieure à la nanoseconde, deux points prometteurs pour les applications. Figure 1 - Principe des effets de transfert de spin : un courant d’électrons, après avoir traversé la couche ferromagnétique F1, arrive sur la couche ferromagnétique F2 avec une polarisation de spin oblique par rapport à l’axe de l’aimantation dans F2. Dans F2, la polarisation de spin du courant s’aligne sur l’axe de l’aimantation de F2 (axe vertical) et le courant de spin perd donc sa composante transverse. Le spin total du système se conservant, cette composante transverse a été transféré au spin global de F2, S, ce qui peut s’exprimer par l’introduction d’un couple proportionnel au courant de spin transféré dans l’équation du mouvement de S. Figure 2 - Variation de la résistance d’un nanopilier (section 100 × 400 nm2) de la tricouche Co(15 nm)/Cu(10 nm)/Co(2.5 nm) (cf inséré), en fonction du courant qui le traverse. En partant d’une configuration d’aimantation parallèle (P) à courant nul et arrivé à un courant seuil négatif d’environ −15 mA, l’aimantation de la couche fine de cobalt se renverse et la résistance de la tricouche saute à sa valeur haute RAP caractéristique de la configuration antiparallèle. Un courant positif d’environ 16 mA ramène la tricouche à une configuration parallèle. 195 delà, ce nouvel effet ouvre la possibilité d’un aller/retour direct entre information magnétique et signal électrique : tandis que, en GMR ou TMR, un courant détecte une configuration magnétique, en transfert de spin, au contraire, un courant crée une configuration magnétique. Dynamique ultrarapide de l’aimantation en nanomagnétisme La nécessité de s’adapter aux débits modernes du traitement de l’information ajoute une nouvelle contrainte majeure. Ces débits atteignent ou dépassent le GHz dans les disques durs et les mémoires RAM, et, comme pour les densités de stockage, ils sont en augmentation constante. Les processus magnétiques doivent donc être sub-nanoseconde. A ces fréquences élevées, la dynamique de l’aimantation d’une nanostructure ferromagnétique est régie par les mécanismes précessionnels. Par exemple, en réponse à une variation instantanée du champ magnétique appliqué, l’aimantation se met à précesser (mouvement de l’axe d’une toupie) autour d’un champ effectif Heff qui représente à la fois le champ appliqué et toutes les énergies magnétiques du système. Cette précession est amortie par les phénomènes de dissipation de l’énergie, et l’aimantation finit par se stabiliser suivant la nouvelle direction d’équilibre. Mais, dans de nombreux cas, il est possible d’écrire sur une nanostructure magnétique (i.e. de retourner son aimantation) en une seule demi-précession, par un choix optimisé de la configuration du champ appliqué et de sa durée d’application. Des temps d’écriture inférieurs à la ns sont aisément accessibles par cette méthode. Ce résultat est illustré sur la figure 2, qui Figure 2 - Ecriture ultrarapide d’une cellule mémoire de taille micrométrique. Une impulsion de champ transverse H est appliquée pendant 176 ps (en haut à droite). Elle déclenche un mouvement de précession de l’aimantation, qui renverse l’orientation de l’aimantation en environ 100ps, comme l’indique la mesure de la résistance de la cellule (en bas à droite). 196 montre l’écriture d’une cellule MRAM classique de taille micrométrique par une impulsion de champ de durée 176 ps. Nous avons aussi récemment obtenu des retournements sub-ns en utilisant l’effet de transfert de spin. Ce domaine de la dynamique ultrarapide de l’aimantation a récemment connu des succès considérables, et son intérêt va bien au-delà de l’application potentielle décrite cidessus. La physique de l’amortissement par exemple, ou les phénomènes de retournement aux temps pico- et femtoseconde, sont encore mal connus. Enfin, l’entretien d’une précession par le mécanisme de transfert de spin dans des nanodispositifs GMR ou TMR permet d’envisager la réalisation de sources hyperfréquences intégrables dans des circuits semiconducteurs. Spintronique avec semiconducteurs, vers une fusion avec l’électronique classique Au-delà des MRAM, la recherche sur des hétérostructures combinant directement matériaux ferromagnétiques et semi-conducteurs est actuellement en expansion rapide. Dans ce mariage, chacun amène des qualités différentes. Les matériaux magnétiques amènent la caractéristique de mémoire permanente et ré-inscriptible ainsi que certaines possibilités de contrôler les courants en manipulant des aimantations ou parfois directement les spins. Les semiconducteurs amènent tout ce qu’utilise déjà l’électronique, les possibilités de moduler le nombre de porteurs : la non-linéarité, le couplage avec l’optique et des propriétés typiques de puits ou boites quantiques comme, par exemple, l’effet tunnel résonant. On peut ainsi imaginer combiner sur un même composant des fonctions de stockage et détection d’information, de logique et de communication. Les MRAM ne représentent à ce titre qu’un début d’intégration assez limité, puisque les jonctions tunnel magnétiques sont simplement montées en série avec des transistors qui permettent un adressage individuel des cellules mémoires. L’évolution va vers une intégration plus poussée, et par exemple des circuits logiques reconfigurables « magnétiques » ont déjà été proposés. Mais l’exploitation du spin peut être intéressante pour de pures fonctions d’électronique comme l’amplification. On voit souvent apparaître l’argument, pas toujours bien justifié, que renverser un spin doit coûter moins d’énergie que déplacer une charge. Autre argument, plus justifié, en terme de vitesse : dans certains dispositifs conçus avec seulement des courants de spin (courants de sens opposée pour les deux directions de spin), il n’y a pas d’effet capacitif (type RC) limitant la vitesse de fonctionnement. Deux voies sont suivies pour l’injection électrique de spin dans un semiconducteur, soit à partir d’un métal ferromagnétique classique (cobalt, permalloy), soit à partir d’un semiconducteur ferromagnétique. En fait ce sont les difficultés de l’injection de spin à partir d’un métal (voir encadré 2) qui ont fortement poussé à rechercher des semiconducteurs ferromagnétiques et à conduction polarisée en Quanta et photons Encadré 2 Spintronique avec semiconducteurs : transformer une information de spin en signal électrique La figure 1 montre une structure de type transistor avec canal semiconducteur entre source et drain ferromagnétiques. Ce schéma de structure est commun à plusieurs dispositifs, appelés transistor à spin ou commutateur à spin. Si le spin est conservé entre la source et le drain, le courant transmis est grand quand les aimantations respectives de la source et du drain sont parallèles, et faible dans la configuration d’aimantations opposées. Le principe est de commuter le système entre les deux régimes de courant en renversant le spin entre la source et le drain. Divers mécanismes ont été proposés, comme par exemple l’effet Rashba dans le Spin FET (Spin Field Effect Transistor) proposé dès 1990 par Datta et Das. La réalisation de tels dispositifs s’est heurtée à plusieurs difficultés qui commencent à être comprises. Ainsi, avec une source et un drain en métal ferromagnétique, il est maintenant admis que le courant injecté dans le semiconducteur n’est polarisé en spin que si on intercale entre la source (et le drain) et le semiconducteur des résistances d’interface dépendantes du spin et suffisamment élevées. Ceci reste valable même pour une conduction fortement polarisée en spin dans les électrodes métalliques. Les jonctions tunnel semblent les mieux adaptées pour remplir ce rôle. Mais il ne suffit pas d’injecter un courant polarisé en spin dans le canal semiconducteur, il faut aussi conserver la polarisation dans ce canal pour obtenir une forte différence de courant entre les deux configurations magnétiques. Dans la configuration antiparallèle des aimantations, les porteurs d’une certaine direction de spin sont préférentiel- Figure 1 - Schéma général de dispositif constitué d’un canal semiconducteur entre source et drain ferromagnétiques (Fe ici). Divers mécanismes ont été proposés pour la manipulation du spin des porteurs dans le canal semiconducteur par un potentiel de grille. spin. GaAs dopé au manganèse est l’archétype de ce type de matériau nouveau. Il présente une conduction de type p fortement polarisée en spin et est utilisé dans de nombreuses expériences. Cependant sa température de Curie ne dépasse pas 170 K et on ne peut donc pas l’envisager pour des applications. D’autres matériaux basés également sur le dopage de semiconducteurs comme GaN, ZnO ou SnO2 apparaissent, certains ont une température de Curie supérieure à la température ambiante, mais leur apport possible à la spintronique n’a pas encore été établi. lement injectés mais difficilement éjectés, et s’accumulent donc dans le semiconducteur. C’est ce blocage qui induit une réduction du courant par comparaison avec la configuration parallèle, où les spins préférentiellement injectés sont aussi préférentiellement éjectés. Le contraste entre les courants dans les deux configurations diminue si des électrons en proportion non négligeable peuvent renverser leur spin et s’échapper ainsi par le canal facile. Le contraste est optimal si le temps de séjour des électrons dans le semiconducteur est inférieur au temps de vie du spin. Il faut limiter le temps de séjour de l’électron, ce qui impose une transparence suffisante des jonctions tunnel, c’est-à-dire des résistances tunnel inférieures à une certaine valeur seuil. Pour à la fois injecter des spins et obtenir un contraste optimal entre états passant et non-passant, il faut donc choisir les résistances tunnel dans une fenêtre (entre seuils inférieur et supérieur) qui est parfois très étroite. L’existence d’un seuil inférieur a été vérifiée dans des expériences d’injection de spin à partir d’un métal ferromagnétique au sein d’une spin-LED. Dans cette spin-LED, la polarisation de la lumière émise lors de la recombinaison electron-trou mesure la polarisation de spin des porteurs injectés. L’existence d’un seuil supérieur est illustrée par les résultats expérimentaux de la figure 2. Figure 2 - A gauche, version verticale d’une structure du type de celle de la figure 1 (Image de microscopie de Jean-Luc Maurice). GaAs est le semiconducteur non-magnétique, séparé de la source et du drain ferromagnétiques (en GaMnAs) par des barrières tunnel d’AlAs. A droite, variation de sa magnétorésistance (différence relative entre résistances des configurations parallèle et antiparallèle des aimantations des deux couches de GaMnAs) en fonction de la résistance des barrières tunnel d’AlAs. Conclusion La Spintronique est un nouveau domaine riche d’effets nouveaux au fort potentiel d’applications. L’exploration des phénomènes fondamentaux y est ainsi indissociable du développement de nouveaux dispositifs, dans un cadre pluridisciplinaire associant les communautés du magnétisme, des dispositifs semiconducteurs, des nanotechnologies, et de l’industrie. C’est donc une très grande chance que la recherche Française soit à la pointe des avancées mondiales dans ce domaine. 197 Pour en savoir plus GRUNDLER (D.), Spintronics, Physics World, April 2002, p.39. 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L’ouvrage est le premier d’une série, dont le 3ème volume est annoncé pour le début 2003. SCHUMACHER (H.W.), CHAPPERT (C.), CROZAT (P.), SOUSA (R.C.), FREITAS (P.P.), MILTAT (J.), FASSBENDER (J.), HILLEBRANDS (B.), Phase Coherent Precessional Magnetization Reversal in Microscopic Spin Valve Elements, Phys. Rev. Lett. 90, 017201 (2003). FERT (A.), CROS (V.), GEORGE (J.M.), GROLLIER (J.), JAFFRÈS (H.), HAMZIC (A.), VAURÈS (A.), FAINI (G.), BEN YOUSSEF (J.), LE GALL (H.), Magnetization reversal by injection and transfer of spin, J. Magn. Magn. Mater. 272, 1706 (2004). KISELEV (S.I.), SANKEY (J.C.), KRIVOROTOV (I.N.), EMLEY (N.C.), SCHOELKOPF (R.J.), BUHRMAN (R.A.), RALPH (D.C.), Microwave oscillations of a nanomagnet driven by a spin-polarized current, Nature 425, 380 (2003). 198