L'urgence énergétique (VI-1)
Scénarios énergétiques
Le 6ème et dernier volet de cette étude nous amène au coeur des questions énergétiques
actuelles: l'humanité est-elle en passe de changer profondément et irréversiblement le climat ou son
action est-elle négligeable à l'échelle géologique? A-t-elle les moyens de répondre aux besoins de son
développement pérenne et équitable sans remettre en cause sa propre existence? A-t-elle le temps de
mettre en place des mesures énergétiques raisonnables et acceptables à court terme pour préparer les
stratégies énergétiques à long terme compatible avec le principe de précaution climatique et
écologique? Quels axes faut-il privilégier dès maintenant pour une politique énergétique efficace en
France et en Europe?
Unités employées :
taux de carbone dans le CO2 : 27,3% (1 tonne C = 3,7 tonnes CO2; 1 Gt = 1 gigatonne)
1. Réalité du changement climatique
1.1. La dérive des gaz à effet de serre
En 1900, l'humanité rejetait environ 1 milliard de tonnes de carbone par an (1 GtC/an) dans
l'atmosphère, essentiellement sous forme de CO2. Depuis, ses rejets se sont accrus chaque année de
1,1% par an pour atteindre 8 GtC/an (29,3 Gt CO2 /an) dont 6,4 GtC/an produites directement par les
activités humaines et 1,6 GtC/an produites par déforestation [1].
La biosphère (végétation continentale, océans) n'en absorbe que 56%, d'où une accumulation
annuelle de plus de 12,8 milliards de tonnes de CO2 dans l'atmosphère (3,5 GtC/an).
Mais cette tendance s'accélère dangereusement du fait de la pollution des pays émergeants
comme la Chine et l'Inde [2]: depuis l'année 2000, l'augmentation des rejets de CO2 atteint le taux de
3,3% par an, avec des rejets annuels de 34,5 milliards de tonnes de CO2 par an (9,4 GtC/an), ce qui
dépasse les prévisions les plus pessimistes des scénarios du GIEC-IPPC [3] qui estimait les rejets
annuels de CO2 à 32,3 GtCO2/an (8,8 GtC/an) en 2005 et prévoyait 57,2 GtCO2/an (15,6 GtC/an) en
2050 si rien ne change dans la politique mondiale: les prévisions du GIEC sur l'avenir du climat à
l'horizon du siècle apparaissent aujourd'hui déjà trop modérées et risquent d'être largement
débordées par la réalité.
La Chine (11,7% des rejets mondiaux en 2004), qui talonnait les États-Unis (21,9%) et dépassait
déjà l'Union Européenne (15,2%), est devenue le premier émetteur mondial de CO2 en 2007 d'après
l'AIE (Agence Internationale de l'Énergie). Quand on rapporte ces rejets à la population, on ne peut
qu'être inquiet de la suite des événements: la Chine (1,01 tC/hab) et surtout l'Inde (0,28 tC/hab) sont
encore très loin d'atteindre les USA (5,48 tC/hab) ou l'UE (2,56 tC/hab)!
L'accumulation du CO2 dans l'atmosphère a fait passer sa concentration dans l'air (troposphère)
de 280 ppm (1 partie par million = 0,0001%) en 1850 avant l'ère industrielle à 380 ppm aujourd'hui, et
elle pourrait atteindre entre 790 et 1000 ppm en 2100 d'après les simulations numériques des équipes
scientifiques internationales si l'on poursuit le développement actuel (scénario « business as usual »).
Autre gaz à effet de serre, le méthane CH4 produit par l'agriculture (fermentations) pose un
sérieux problème: si sa durée de vie atmosphérique (12 à 18 ans) est plus courte que celle du CO2
(120 ans), il absorbe 48 à 90 fois plus que le CO2 le rayonnement infrarouge terrestre sur les 20
premières années, et 20 à 43 fois plus sur un siècle! C'est peu dire que la brutale augmentation de sa
concentration dans l'air de 715 ppb (1 partie par milliard = 0,001 ppm) en 1850 à 1774 ppb en 2005 a
un impact significatif dans l'effet de serre d'origine anthropique (environ 16%)...
Le protoxyde d'azote N2O, directement produit par l'élevage et la riziculture, mais aussi par la
décomposition des engrais et certaines combustions industrielles, présente quant à lui un temps de
séjour atmosphérique de 121 ans et un effet de serre 290 fois supérieur à celui du CO2 sur 20 ans (330
fois sur 100 ans). Sa concentration est passée de 270 ppb en 1850 à 319 ppb en 2005 (5% de l'effet de
serre anthropique).
Les halocarbures (comme les fameux CFC, HFC, HCFC, utilisés comme fluides réfrigérants ou
extincteurs), composés totalement artificiels relâchés en grandes quantités dans l'atmosphère par
l'industrie depuis seulement quelques décennies, présentent un énorme pouvoir d'effet de serre : 3300
fois celui du CO2 sur 20 ans et 1300 fois sur 100 ans pour le R134a utilisé comme fréon dans les
climatiseurs ! Et 6200 fois sur 20 ans pour le halon 1301 (5600 fois sur 100 ans), etc... Or ces
composés sont encore très largement utilisés... et relargués, de sorte qu'ils interviennent d'ores et déjà
pour 13% de l'effet de serre et risquent d'augmenter encore fortement s'ils ne sont pas remplacés par
d'autres corps... comme le CO2 par exemple [source GIEC-IPPC].
Mais il faut aussi compter avec l'ozone O3, qui n'est pas directement produit par l'activité
humaine mais indirectement par réaction photochimique à partir des autres pollutions gazeuses dans
l'air que nous respirons (troposphère). Il représente aujourd'hui quelque 12% de l'effet de serre, et
n'est que très partiellement compensé par l'ozone stratosphérique protecteur produit naturellement
dans la haute atmosphère et menacé par certains CFC et par les vols aériens.
Et la vapeur d'eau dans tout ça? C'est le principal gaz à effet de serre, mais comme l'eau est
essentiellement à l'état liquide dans la biosphère, toute la vapeur d'eau produite par les activités
humaines est condensée et ne contribue que marginalement à l'effet de serre anthropique. En
revanche, le taux de vapeur d'eau atmosphérique augmente avec la température et amplifie le
réchauffement atmosphérique!
1.2. Le passé climatique de la Terre
Si l'on totalise les gaz à effet de serre (GES) d'origine anthropique (moins de 0,05% de
l'atmosphère!), voire l'ensemble des gaz à effet de serre (moins de 1%), on peut se demander si
finalement l'impact humain n'est pas négligeable à l'échelle des millénaires... Il n'en est rien!
C'est l'étude du passé géologique et astronomique de la Terre qui nous donne la réponse. Plus
précisément, les mesures effectuées sur les bulles d'air emprisonnées dans les carottages forés dans les
glaces antarctiques nous permettent de connaître précisément la température atmosphérique moyenne
et les concentrations des GES depuis 800 000 ans [4]:
le taux de CO2 a périodiquement oscillé seulement entre 180 et 300 ppm au cours des différentes
périodes glaciaires et interglaciaires survenues pendant l'ère quaternaire. Mais en un siècle, nos
rejets l'on fait passer à 380 ppm et cela accélère ;
le taux de méthane a oscillé entre 300 et 750 ppb. Aujourd'hui, il grimpe à 1774 ppb ;
la température de l'air (troposphère) était plus basse qu'aujourd'hui de 5 degrés seulement lors du
dernier maximum glaciaire il y a 20000 ans (la glace recouvrait toute l'Europe du Nord et le
niveau des océans était 120 m plus bas!). Il y a 120000 ans (interglaciaire Éémien), elle était plus
chaude de 3°C; toute la banquise avait fondu et les océans étaient plus hauts de 6 mètres. Tout ceci
est parfaitement expliqué par les facteurs astronomiques. Mais depuis l'ère industrielle, la
température a augmenté de 0,74 degré, et les simulations prévoient un réchauffement moyen de +2
à +6 degrés d'ici 2100 que la Terre n'a pas connu depuis des millions d'années
la température de l'atmosphère a varié sous l'effet des variations de l'excentricité de l'orbite
elliptique terrestre autour du Soleil dues aux autres planètes (périodicité 100000 et 400000 ans),
des lentes variations de l'inclinaison de l'axe de rotation de la Terre (périodicité de 41000 ans) et
du mouvement de précession de cet axe (périodicité de 19000 et 23000 ans). Du point de vue
astronomique, notre période interglaciaire actuelle (holocène), commencée il y a 11000 ans est
analogue à celui intervenu il y a 400000 ans et devrait durer encore probablement 20000 à 40000
ans, même en l'absence de toute perturbation humaine [5][6]
ces variations astronomiques ont entraîné des variations de température atmosphérique qui ont
entraîné des variations corrélées des teneurs en CO2 et CH4 qui ont induit de fortes variation de
l'effet de serre qui ont été amplifiées par les variations d'étendue et d'épaisseur de la calotte
polaire arctique, ce qui a amplifié la variation initiale de la température atmosphérique
il y a une corrélation étroite entre la teneur en GES et la température atmosphérique par le biais
du bilan radiatif terrestre: l'ensemble des GES contribue aujourd'hui directement pour 2,64 W/m2
à l'accroissement de rayonnement absorbé par l'atmosphère (forçage radiatif) et plus généralement
pour 3,01 W/m2 en tenant compte de l'ozone. Or l'histoire du climat permet de chiffrer la
sensibilité du climat à 0,75 degré par watt et par mètre carré, et de prévoir un réchauffement de 3
degrés environ pour un doublement de la teneur en CO2 [7]
le forçage solaire lui-même dû aux fluctuations cycliques de l'intensité du Soleil (0,2 W/m2) ne
compte guère que pour 8% environ du forçage radiatif total (4% actuellement): il est très loin
d'expliquer le réchauffement climatique actuel!
1.3. Les risques d'un emballement climatique
L'influence des gaz à effet de serre est déterminante pour l'évolution de l'atmosphère dans le
siècle à venir comme elle l'a été dans le passé. Qu'on y songe un peu: sans cette petite fraction de gaz
(moins de 1% de l'atmosphère), la température de notre atmosphère serait de -18 degrés au lieu des
+15 degrés actuels!
Toutes les mesures effectuées dans le monde depuis un siècle montre les signes d'un
réchauffement et d'une modification accélérés du climat: températures moyennes, températures
arctiques, teneurs en GES, fontes des calottes polaires et de la banquise arctique, fonte des glaciers,
augmentation des fréquences et des intensités des cyclones atlantiques, élévation des océans,
diminution de la biodiversité continentale et océanique, dépérissement des coraux, etc.
La question qui se pose est de savoir si ces perturbations intenses et rapides de l'atmosphère
risquent de diverger de manière chaotique vers un emballement irréversible. En effet, le système
physique, chimique et biologique {atmosphère, océans, continents} présente une instabilité élevée du
fait de nombreuses rétroactions amplificatrices de l'effet de serre:
l'accroissement des teneurs en GES augmente la température globale de l'atmosphère;
l'échauffement atmosphérique provoque la fonte rapide des glaciers, de la banquise, des océans,
des pergélisols, l'augmentation de la teneur en eau de l'atmosphère, l'extension des zones
désertiques, l'accroissement des périodes de sécheresse ;
la fonte des calottes polaires diminue l'albédo (coefficient de réflexion) de la surface terrestre et
accroît la surface absorbante des toundra, ce qui accroît le réchauffement climatique ;
la fonte partielle des pergélisols (Groenland, Canada, Russie) risque d'entraîner un relâchement
massif et rapide des milliards de tonnes de méthane hydraté et gelé (clathrates) qu'ils contiennent,
responsable d'un gigantesque effet de serre totalement irréversible ;
le réchauffement des océans diminue sa capacité d'absorber l'excès croissant de CO2 et diminue la
quantité de plancton capable de produire l'oxygène à partir du CO2 ;
l'augmentation du CO2 atmosphérique augmente l'acidité des eaux froides profondes des océans
aux latitudes élevées (le pH a diminué de 0,1 depuis 1850 et risque de diminuer de 0,6 à la fin du
siècle), ce qui dissout une proportion croissante des coquillages marins, et plus particulièrement
du zooplancton marin à squelette carbonaté (foraminifères) qui fixe une masse importante du CO2
atmosphérique et alimente les réserves halieutiques des océans (elles sont déjà gravement
menacées), ce qui aura de graves répercussions sur l'alimentation et les activités humaines liées à
la pêche en mer ;
l'élévation de l'évaporation de l'eau accroît l'absorption du rayonnement infrarouge par la vapeur
d'eau et donc la température atmosphérique ;
l'élévation de la température des sols risque d'accroître les émissions de méthane par l'humus,
aggravées par les labours, et d'accroître la sécheresse des sols, causant une diminution de la
fixation du CO2 par les arbres et une augmentation des risques d'incendies de forêts, avec
relargage dans l'atmosphère du carbone stocké naturellement ;
le réchauffement des pôles risque de diminuer la circulation thermohaline des eaux océaniques
(du Gulf Stream en particulier), et donc d'abaisser l'absorption du CO2 atmosphérique (cet effet
pourrait cependant être contrebalancé par un renforcement du courant de l'atlantique vers la
banquise arctique par effet de densité saline).
La quinzaine de modèles numériques fiables et validés mondialement qui simulent le climat
terrestre conduisent aujourd'hui à des prévisions convergentes et relativement peu dispersées sur
lesquelles le GIEC s'est fondé pour affirmer que « l'essentiel de l'accroissement observé sur la
température moyenne globale depuis le milieu du XXème siècle est très vraisemblablement dû à
l'augmentation observée des concentrations des gaz à effet de serre d'origine anthropique » [3]. Selon
Michel PETIT (Société Météorologique de France), « ce processus rigoureux et lourd, nécessitant
plusieurs années de travail, permet au GIEC de produire des rapports qui sont considérés comme
fidèles par la communauté scientifique et comme objectifs par tous les États sans exception, quels que
soient leurs intérêts propres » [8].
L'inertie séculaire du système Terre nous oblige à ne pas attendre la réponse complète aux
doutes très marginaux qui peuvent encore subsister chez quelques scientifiques atypiques. Car c'est
l'irréversibilité des dommages causés à cette fragile pellicule gazeuse de 60 km qu'on nomme
atmosphère et où nous vivons à plus de 6 milliards d'êtres humains, et peut-être l'inhabitabilité de
notre minuscule planète que nous sommes possiblement en passe de produire!
Que faire?
Prochain volet :
L'urgence énergétique (VI-2) : séquestrer le CO2 ?
Thierry DE LAROCHELAMBERT
Chaire supérieure de Physique-Chimie en CPGE
Professeur de mécanique des fluides en École d'Ingénieurs
Chercheur à l'Université, docteur en Énergétique
[1] Stabilization wedges: solving the climate problem for the next 50 years with current technologies,
S. PACALA et R.SOKOLOW, Science, vol. 305, pp 968-972 (2004)
[2] Global and regional drivers of accelerating CO2 emissions, M.R. RAUPACH, G. MARLAND, P.
CIAIS, C. LE QUÉRÉ, J.G. CANADELL, G. KLEPPER, C.B. FIELD, PNAS (mai 2007)
[3] Climate Change 2007: the physical science basis. Summary for policy makers, IPPC
(Intergovernmental Climate Change Panel)-GIEC (Groupe d'experts Intergouvernemental sur
l'Évolution du Climat) (février 2007)
[4] Les archives de l'Antarctique, J. JOUZEL, D. RAYNAUD, Sciences et Avenir, n°150 (2007)
[5] An exceptionally long interglacial ahead?, A. BERGER, M-F. LOUTRE, Science, vol 297, pp
1287-1288 (2002)
[6] Planète sous influence, A. BERGER, M-F. LOUTRE, Sciences et Avenir, n°150 (2007)
[7] Une influence humaine dangereuse, J. HANSEN, Pour la science, Dossier 54 (2007)
[8] Comment fonctionne le GIEC?, M. PETIT, Sciences et Avenir, n°150 (2007)
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