1 - Isabelle Merle, Michel Naepels (éds.) , Les rivages du temps. Histoire et Anthropologie du Pacifique, Paris, L'Harmattan, Cahiers du Pacifique Sud Contemporain, n°3, 2003. Introduction COMME À LA LIMITE DE LA MER… Isabelle MERLE & Michel NAEPELS Depuis quelques décennies, dans l’étude du Pacifique, certains anthropologues cherchent à historiciser leurs objets et leurs descriptions pour produire une image plus dynamique des sociétés océaniennes, alors que bien des historiens essayent de rendre compte des perspectives des acteurs locaux en s’inspirant des problématiques construites par l'anthropologie. Les uns et les autres contribuent ainsi à produire une histoire plus centrée sur les insulaires et une anthropologie resituée dans une situation coloniale ou post-coloniale. Un grand flou conceptuel préside cependant à cette rencontre entre histoire et anthropologie, qui apparaît plus comme un dialogue tendu que comme un recouvrement interdisciplinaire. On parle ainsi plus ou moins indifféremment d’“ ethnohistoire ” (terme sans doute le plus fréquent, qui désigne parfois la tentative de reconstitution de l'état pré-colonial d'un groupe social) ; d’“ anthropologie historique ” (il s’agit alors plutôt de la branche de la discipline historique important des problématiques anthropologiques1) ; d’“ histoire ethnographique ” (c’est le terme qu’utilise B. Douglas témoignages pour désigner écrits des cette partie de “ ethnographes ” l’histoire utilisant contemporains de les la colonisation2) ; ou encore d’“ ethnographie historique ” et d’“ histoire anthropologique ”3. Aucun concept n’est dominant en France, où le projet d’une “ anthropologie historique ” semble, aujourd'hui, quelque peu marginalisé, et où le terme “ ethnohistoire ” garde souvent une connotation péjorative4. Une excellente synthèse récente, Remembrance of Pacific Pasts5, témoigne a contrario du fait que le débat anglo-saxon approfondit avec insistance cette question depuis au moins deux décennies. Du côté de la discipline anthropologique, une volonté croissante existe de penser en termes historiques les situations sociales rencontrées par l'ethnologue. Elle suppose une rupture avec les formes les plus classiques d’analyse (et notamment avec les approches fonctionalistes et structuralistes). Comme l’écrit A. Bensa, “ il est rare que les ethnologues datent leurs informations de terrain. Quant aux membres des sociétés étudiées, ils sont censés s’être exprimés sans se référer non plus à une quelconque temporalité. Par cette double omission, l’ethnographie laisse entendre qu’elle décrit des “ systèmes ” qui résistent à l’usure du temps. Les historiens s’étonnent parfois de cette absence de repères, qui confère aux sociétés une certaine immatérialité intemporelle ”6. D’un point de vue théorique et général, l’ouvrage de J. Fabian, Time and the other7, a ouvert la réflexion dans les années 1980 en proposant une critique de l’absence de perspective historique que se donnait l’anthropologie dans la construction de son objet. Les deux monographies de R. Rosaldo, Ilongot headhunting8, et de R. Price, Les premiers temps9, 1 2 3 4 5 6 7 8 9 Valensi & Wachtel (1996). Douglas (1998). Wiessner & Tumu (1998 : 379-380). Assayag & Bénéï (2000 : 20). Borofsky (2000). Bensa (1996 : 50). Fabian (1983). Rosaldo (1980). Price (1994 [1983]). 3 sont certainement parmi les premières a avoir noué étroitement problématique anthropologique et historique. Dans le champ des études océanistes, les ouvrages de M. Sahlins, Des îles dans l’histoire10, de N. Thomas, Hors du temps11, et d’A. Biersack, Clio in Oceania12, ont également constitué des étapes marquantes de ce débat. Les historiens, dans le Pacifique, ont mené en des termes différents un débat parallèle13. C’est dans les années 1950 que s'opère une rupture radicale avec les perspectives jusqu’alors dominantes d'une historiographie “ impériale ” strictement eurocentrée et ethnocentrique. J. W. Davidson, fondateur de ce qu'on a appelé the school of island- oriented history amorce alors une réflexion sur les conditions d'écriture d'une histoire des îles pour elles-mêmes et des sociétés insulaires, “ sociétés sans écriture ” que les historiens préféraient auparavant abandonner aux ethnologues14. Les textes de G. Dening15, H. E. Maude16, K. R. Howe17, J. Leckie18, D. Routledge19 ou plus récemment B. Douglas20 ont notamment contribué à élaborer la notion d'ethnohistoire. Cette évolution a accompagné l'ouverture de la discipline historique qui, sous l'influence d'autres sciences sociales et des courants post-modernistes, s'est, depuis le début des années 1980, considérablement renouvelée à la fois dans les pratiques et dans les concepts qu'elle mobilise21. Le dialogue entre histoire et anthropologie s’appuie sur la proximité épistémologique des différentes disciplines des sciences sociales22. Pour autant, ces transformations ne conduisent pas à une quelconque fusion interdisciplinaire. Comme le remarque B. Douglas, “ depuis les années 10 Sahlins (1989 [1985]). 11 Thomas (1998 [1989]). 12 Biersack (1991). Cf. aussi Siikala (1990). 13 Merle (1998). 14 Davidson (1966). 15 Dening (1966, 1980, 1988). 16 Maude (1971). 17 Howe (1977, 1979). 18 Leckie (1983). 19 Routledge (1985). 20 Douglas (1998). 21 Merle (1998). 22 Cf. notamment Veyne (1971), Passeron (1991), Wallerstein (1995, 1996), Thomas (1998). 1980, de nombreux anthropologues, sensibles aux accusations qui étaient portées contre eux d’essentialisme, de primitivisme ou d’orientalisme se sont convertis à l’histoire, et ont admis que les sociétés “ traditionnelles ” discontinues et originales de la romance anthropologique étaient en vérité toujours incluses dans des systèmes coloniaux ou mondiaux. Simultanément, les historiens sociaux et culturels ont puisé dans le répertoire de concepts de l’anthropologie. Pourtant, leurs perspectives respectives sur le passé continuent de différer d’une manière significative ”23. Dans cet ouvrage, nous ne souhaitons pas traiter pour elle-même la question du recouvrement éventuel des deux disciplines, ni les enjeux d’hégémonie institutionnelle qu’elle dissimule souvent. Nous aimerions plutôt proposer quelques exemples de la façon dont s'opère la confrontation entre l’histoire et l’anthropologie sur des terrains et des objets océaniens, afin de montrer l’apport de cette rencontre dans notre compréhension du présent. Pour les introduire, nous souhaitons repérer quelques-unes des questions que soulève le projet d’une “ ethnohistoire ” (quel que soit le nom qu’on lui donne), en passant en revue les difficultés concrètes d’interprétation et d’analyse auxquelles se trouvent confronté quiconque s’y essaye. La matière lacunaire des passés pré-coloniaux La constitution de la discipline anthropologique l’a conduite à privilégier l’étude des sociétés les plus lointaines, dont les différences avec les sociétés occidentales semblaient les plus grandes. Décrivant d’abord les sociétés océaniennes comme si elles étaient les vestiges archaïques et éternisés du passé révolu de nos sociétés, dans la temporalité fictive de l’évolutionnisme, l’anthropologie s’est ainsi trouvée — même après sa rupture avec ce cadre théorique — dans la situation paradoxale de parler au présent de sociétés décrites hors du temps, et 23 Douglas (1998 : 8). 5 notamment hors de toute relation datée avec l’Occident — alors même que la pratique ethnographique à l’origine de ce savoir supposait une observation extérieure. Ce paradoxe se déploie aujourd’hui selon au moins deux dimensions. D’abord, comment combiner la synchronie de l’ethnographie (qui se déroule dans un certain présent) et la diachronie de l’analyse historique ? Les anthropologues décrivent-ils les sociétés qu’ils observent ? Et sinon, quoi d’autre ? Dans quelles conditions, et avec quels moyens d’enquête et d’interprétation, peut-on prétendre décrire une société pré-coloniale ? Doit-on faire l’hypothèse d’une continuité culturelle subsistant au long de toutes les transformations historiques, ce qui permettrait à l’ethnographie contemporaine d’être de plain-pied avec le passé des sociétés étudiées ? D’autre part, le type de savoir que produit l’anthropologie suit-il nécessairement une modalité descriptive statique ou peut-il rendre compte des dynamiques, des virtualités de transformation, des univers de possibles ? Pour le dire autrement, une ethnographie estelle possible d’autre chose que du “ changement social ” ? Il faut faire le constat que les descriptions monographiques anciennes comme les synthèses typologiques d’inspiration fonctionaliste font comme si le savoir anthropologique était en prise directe et immédiate avec un état fonctionnel, stable et protégé des effets du contact avec l’Occident des sociétés étudiées — en ôtant majoritairement toute dynamique aux sociétés qu’elles présentent. La typologie océaniste classique proposée par M. Sahlins24 oppose ainsi les sociétés à big man mélanésiennes aux royautés polynésiennes. Les raffinements (great man, grades, titres, chefferies, etc.) et les critiques25 de ce cadre ne l’ont cependant pas fait disparaître. Ce sont les recherches sur l'évolution diachronique des sociétés polynésiennes qui constituèrent le cœur des débats ayant visé à l’historicisation des typologies classiques. De façon très ambitieuse, J. Friedman a proposé une analyse des dynamiques anciennes de 24 Sahlins (1963). 25 Douglas (1998 : 29-67). l’ensemble des sociétés océaniennes, en mettant en avant l’importance déterminante de l’existence de systèmes régionaux, c’est-à-dire de réseaux commerciaux et de relations inter-insulaires de grande ampleur. Il montre ainsi comment s’articulent historiquement les systèmes à big-man et les “ féodalismes théocratiques ” (c’est-à-dire certaines “ royautés ” polynésiennes) avec les “ systèmes de biens prestigieux ” qui reposent sur un monopole politique sur des biens de prestige étrangers nécessaires à la reproduction sociale (en raison de la place qu’ils occupent dans les mariages, par exemple). Or il apparaît que de très nombreuses et diverses sociétés océaniennes, notamment en Polynésie occidentale, ont connu cette organisation sociale à une certaine époque de leur histoire. Le tableau dynamique qu’il oppose aux typologies classiques a toutefois été a son tour critiqué par N. Thomas26, qui y décèle des traces d’évolutionnisme. Friedman a bien voulu poursuivre la discussion pour revenir sur ces critiques dans l’article que nous présentons ici27. Ce débat pose un problème de données ou de matériaux tout à fait important. Pour inscrire l’étude des transformations des sociétés insulaires dans une durée relativement longue, recouvrant notamment la période pré-coloniale, il est nécessaire de s’appuyer sur le savoir archéologique. En effet, comme il n’existait pas alors d’écriture locale (malgré les dessins codifiés ou les pétroglyphes attestés en Nouvelle-Calédonie et dans différentes parties de Polynésie), les sources écrites pouvant servir à produire l’histoire du Pacifique sont postérieures à la période de contact (qui varie d’ailleurs considérablement selon les endroits). La discipline archéologique fournit toutefois un savoir relativement lacunaire sur les étapes de la transformation sociale. Ces lacunes sont dues à la fois à des problèmes de datation et à des problèmes d'interprétation. L’archéologie procède par croisement de données de différents types, notamment par le relevé de traces matérielles (tessons de poterie, plus récemment sépultures et outils lithiques) et l’analyse de 26 Thomas (1998 : 129-149). 27 Cf. aussi Friedman (1992). 7 paysages via l'étude des pollens fossilisés. La recherche peut aussi s’appuyer sur une dernière trace matérielle : les signifiants des langues parlées aujourd’hui constituent les supports d’une reconstruction de langues proto-typiques, et permettent une datation large de certains événements (par exemple les migrations de populations). L’interprétation n’en est pas moins difficile : il y a solution de continuité du paysage ou du mode de production à la stratification sociale, du lexème au sémantique, etc., de telle sorte que nous restons dans un état d’ignorance flagrante sur bien des points. Ainsi, l’archéologie de la Nouvelle-Calédonie estime la population de la Grande Terre au moment du voyage de découverte de Cook en 1774 dans une fourchette allant de 40 000 à 300 000 habitants ! On comprend bien que les systèmes productifs comme les structures sociales correspondants ne sont pas identiques, et que les conséquences sociales du passage à moins de 20 000 habitants au moment de la colonisation française de l’archipel ne peuvent pas être évaluées de la même façon. Néanmoins, un certain nombre d’ethnologues (N. Thomas28 comme C. Ballard29, par exemple) ont mis à profit archéologiques pour réaliser une histoire leurs connaissances des systèmes productifs (respectivement aux Marquises et en Nouvelle-Guinée). En s’intéressant à l’évolution des modes de production, l’archéologie permet d’établir l’évidence du caractère historique de formes politiques et sociales trop souvent inscrites dans des groupes de transformation statiques par l’anthropologie. Plus généralement, elle nous apporte quelques leçons décisives quant à l’importance des transformations sociales depuis le premier peuplement du Pacifique, qui empêche absolument de parler de sociétés sans histoire. Pour n’évoquer que la période la plus récente (à l’échelle archéologique), le Pacifique a connu l’invention de l'horticulture, la domestication des plantes ayant eu lieu en Nouvelle-Guinée entre 28 Thomas (1990). 29 Ballard (1995). 9000 BP30 et 6000 BP (site de Kuk31). Une telle évolution des modes de production — des chasseurs-collecteurs devenant agriculteurs — a nécessairement eu des conséquences sociales majeures (rappelons que dans le croissant fertile mésopotamien, en Chine, en Amérique centrale, cette évolution qualifiée de “ révolution néolithique ” fut liée plus ou moins directement à l'apparition de l'écriture, de l'Etat, de hiérarchies accrues, dans des séquences causales difficiles à établir). On sait également que l’introduction de la patate douce (+ 1000-1500) amena de nouveaux changements, notamment en Nouvelle-Guinée32. Le “ premier contact ” : nature de l'événement et interprétation des sources Comme le souligne C. Ballard, dans l'introduction du texte qu'il propose dans ce volume, “ les premiers contacts occupent une position privilégiée dans l'histoire du Pacifique ”. Citant les propos de K. Neumann, il rappelle que “ le premier contact est une construction historique née de la volonté d'isoler le point de départ de la relation entre envahisseurs européens et indigènes, du désir de tracer une ligne dans le sable, d'inscrire un repère permettant de séparer et de délimiter le document écrit de celui, obscur, du témoignage oral — accès pour l'historien au passé des communautés culturellement autres ”33. Ce “ premier contact ”, perçu comme événement fondateur ou comme moment privilégié de rupture entre un avant et un après, prend dans le Pacifique un relief particulier dans la mesure où il témoigne, là plus qu'ailleurs, d'une rencontre brutale entre des mondes qui jusqu’alors s'ignoraient radicalement. A l'instar des Caraïbes et des Amériques au 15e siècle, le Pacifique recouvre encore au 18e siècle des sociétés insulaires relativement isolées, habituées à se confronter à l'étranger proche, à la communauté voisine ou plus ou moins éloignée34. Contrairement à 30 31 32 33 34 9000 ans before present (avant aujourd’hui), soit 7000 ans avant Jésus-Christ. Denoon (1997). Wiessner & Tumu (1998). Cf. son article infra, et Neumann (1994). Cf. Hau’ofa (1994). 9 certaines parties du continent africain qui, du fait des relations côtières anciennes et des mobilités internes ainsi que de la diffusion de l'Islam et de l'écriture, connaissaient une importante circulation d'idées et de biens nouveaux, les univers insulaires du Pacifique formaient des entités dont la forte singularité a particulièrement stimulé l'intérêt des historiens et des anthropologues. Dans ce contexte, le “ premier contact ” a constitué un terreau particulièrement propice aux échanges et au dialogue entre les deux disciplines. L'ethnohistoire, dont l'origine se situe dans un effort de l’anthropologie américaine pour reconstituer le passé des sociétés amérindiennes, s'est particulièrement focalisée, dans le Pacifique, sur ce moment clef que constitue le “ premier contact ”, perçu d'abord comme un “ point zéro ” donnant accès à des sociétés indigènes “ inviolées ” et “ pures ”. Puisqu'il n'existait que des traces archéologiques ou linguistiques du passé insulaire, les historiens du Pacifique ont cru pouvoir décrire les mondes autochtones en l'état grâce aux premiers témoignages laissés par les Européens. Par ce moyen, l'ethnohistorien des années 1960 pensait être capable d'accéder à la description ethnographique des sociétés observées35. En cela, il pouvait rejoindre les préoccupations d'anthropologues fascinés par les mondes anciens tels que V. Valeri36 ou D. Oliver37, en se coulant dans l'analyse fixiste d'une société pré-coloniale saisie au moment de l'intrusion européenne. Si G. Dening défend, dans un article de 196638, la fonction descriptive de l'ethnohistoire, il en souligne cependant les limites et ne cessera par la suite de prendre ses distances avec une telle conception de la discipline. Comme d'autres historiens, Dening s'inquiète tout d'abord des biais nombreux que comportent les sources européennes dont on dispose au sujet des “ premiers contacts ”, qu'il s'agisse des conditions d'observation, des capacités de compréhension des observateurs, de leurs 35 36 37 38 Dening (1980 : 37). Valeri (1985). Oliver (1974). Dening (1966). présupposés et des œillères qu'ils peuvent avoir. Cette critique des sources, somme toute classique, ne signifie pas qu'il faille en rejeter l'usage, mais implique au contraire une vigilance méthodologique accrue qu'il convient de mettre en œuvre pour rendre compte d'une société autre perçue à travers le prisme d'une vision étrangère. L'interprétation historique, comme le souligne Dening, exige une connaissance approfondie des cadres sociaux et culturels de celui qui observe autant que de celui qui est observé et doit pour ce faire être enrichie par les perspectives conceptuelles et analytiques de l'anthropologie. L'enjeu n'est pas seulement d'appréhender plus finement la société observée par une lecture à contre-point39 (against the grain) — pour reprendre la formule proposée par l'école historique indienne des Subaltern Studies — des documents produits par les Européens, mais de proposer une lecture historique capable de mobiliser les perspectives anthropologiques dans le sens où l'entend la conception classique de l'anthropologie historique française. Cette lecture engage l'ethnohistoire sur le double terrain d'une connaissance précise de ce qui se joue de part et d'autre de la confrontation, du côté européen comme du côté insulaire, en renonçant à l'exclusive dans laquelle a pu s'enfermer une certaine conception de l'ethnohistoire entièrement consacrée à l'étude des sociétés exotiques. Dans son livre Islands and Beaches publié en 1980, Dening affirme clairement que l'ethnohistoire n'a pas à faire l'anthropologie du passé, pas plus qu'elle ne peut décrire l'histoire pré-coloniale des sociétés insulaires. La critique, cette fois, dépasse la seule question de la validité des sources et s'emploie à montrer que l'histoire, en tant que discipline, ne peut exister dans le Pacifique, en dehors de la rencontre avec les Européens : le passé des insulaires et le régime d'historicité qui leur est propre échappent à la connaissance tant qu'aucun observateur étranger n'est là pour recueillir l'information et la transformer en corpus utilisable par l'historien, qu'il s'agisse d'un corpus de textes écrits, d'iconographies ou 39 Celle-ci insiste sur l’analyse des points aveugles des sources occidentales, dans lesquelles notamment les dominés sont moins visibles que les chefs, les femmes moins présentes que les hommes, etc. 11 d'enquêtes ou de traditions orales. “ La réalité historique des sociétés traditionnelles est à jamais enfermée dans la réalité historique des intrus qui les ont vues, transformées et détruites ”40. L'ethnohistoire ne peut être que l'histoire et l'anthropologie de ces moments de contacts culturels au cours desquels insulaires et étrangers se rencontrent. Dening est fasciné par le “ first contact ”, “ événement ” qu'il qualifie d’“ ethnographique ” en raison de la confrontation que celui-ci engage entre des systèmes culturels et symboliques étrangers les uns aux autres. Comme Salhins, Dening explore cette première rencontre à travers les interprétations que les protagonistes en donnent en fonction des grilles culturelles dont ils disposent. Cette façon de procéder renvoie à la définition que propose Salhins de l'événement comme “ une relation entre quelque chose qui se produit et une structure (ou des structures) : une transformation du phénomène-en-soi en une valeur chargée de sens, d'où découle son efficacité historique propre ”41. Sahlins offre dans Des îles dans l’histoire une analyse célèbre de la mort du capitaine Cook à Hawaii, en montrant comment Cook fut pris pour une incarnation du dieu de la fertilité, Lono, ce qui causa son assassinat en raison des conflits de pouvoir entre “ chefs ” et “ prêtres ”. Son analyse centrée sur l’événement en décrit le contexte conjoncturel, mais aussi l’enracinement dans des structures sociales et symboliques profondes. Dans le texte qu’il propose ici, Dening interprète de la même façon le sens donné par les Tahitiens à l'arrivée du Dolphin conduit par Samuel Wallis en 1767 à travers une grille cosmologique liée à la divinité Oro. “ L'histoire, les mythes, les sacrements ou les rituels agrègent des éléments du passé et composent une grille de lecture qui ordonne le présent. […] Ils donnent sens à ce qui est arrivé en réduisant la diversité des explications possibles d'un événement et en le ramenant à des principes essentiels qui comptent réellement ”42. La référence à l'œuvre de Salhins parcourt le travail de Dening, mais le mode opératoire de la 40 Dening (1980 : 42). 41 Salhins (1989 : 14). 42 Cf. son article infra. discipline historique distingue toutefois leurs perspectives. À la différence du regard anthropologique que porte Salhins sur ces premières rencontres, surtout intéressé par le sens indigène donné à l'événement et par la “ réalisation de fait des catégories culturelles dans un contexte historique particulier ”43, Dening accorde une égale attention aux acteurs en présence, britanniques et insulaires, et met en scène la confrontation au moyen des faits, gestes, paroles, violences ou objets échangés. Son attention s'attache à décrypter le sens que les acteurs donnent à leurs actes en soulignant incompréhensions, des toute l'importance présupposés, des des malentendus, confrontations de des rituels (britanniques et tahitiens), mais aussi des hasards ou des affects. L'événement, pour Dening, n'est pas seulement un moment privilégié chargé de sens mais aussi le début d'une histoire, de sa mise en récit et de sa transmission. En retraçant le destin tahitien des choses (drapeaux, mèches de cheveux, etc.) qui incarnent la rencontre et leur utilisation future ainsi que le destin britannique des récits véhiculés en Angleterre et leurs interprétations et usages multiples, Dening poursuit ainsi l'écriture d'une histoire tahitienne désormais liée à celle de la Grande-Bretagne. Pour Dening comme pour Salhins, le “ premier contact ” fait événement dans la mesure où il est de part et d'autre interprété collectivement à travers des schèmes culturels préalables, puis transmis et mémorisé. L'événement, saturé de sens, réactualise les catégories culturelles en intégrant la nouveauté pour mieux la fondre ou pour, au contraire, l'assimiler en transformant ces catégories. A. Bensa et E. Fassin insistent sur une autre dimension de l'événement, compris comme une ligne de fracture, une rupture de sens : “ Il convient de restituer à l'événement sa spécificité temporelle : il manifeste à lui seul une rupture d'intelligibilité. L'évidence habituelle de la compréhension est soudain suspendue : à un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s'entend plus. Le sens devient incertain. Loin d'interpréter comme nous le faisons quotidiennement, sans y songer ou presque, tout à coup, 43 Salhins (1989 : 14). 13 nous ne sommes plus assurés de nos grilles de lecture ”44. C'est ce type de situations qu'explore C. Ballard45 lorsqu'il s'attache à étudier les “ premiers contacts ” en suivant les traces d'une expédition menée dans les années 1930 par deux chercheurs d’or, les frères Fox, dans les hautes terres de Nouvelle-Guinée et particulièrement en territoire huli, où elle sema la mort et la désolation. A l'aide de la consultation d’archives et d'une enquête orale menée auprès du frère Fox encore vivant dans les années 1990 comme des Huli témoins de la rencontre lorsqu'ils étaient enfants, Ballard cherche à analyser les traces laissées par l'événement, en s'interrogeant sur les conditions d'une transmission de l'expérience individuelle au niveau d’un savoir partagé, de l’éventuelle construction collective du souvenir à partir des mémoires personnelles. Or le cas qu'il étudie pose clairement la question de la nature de l'événement. Car en traquant les souvenirs laissés par cette expédition meurtrière pour les Huli, Ballard découvre non pas un “ fait interprété ” mais un fait incompris qui, parce qu'il ne fait pas sens dans la société huli, n'imprime pas sa marque au niveau collectif mais seulement au niveau des mémoires individuelles. La violence inexpliquée de deux personnages mal définis, situés entre dama (esprits) et êtres humains, qui n'adoptent aucun comportement socialement reconnaissable, devient un fait intransmissible au niveau collectif, n'entrant dans aucune catégorie d'entendement huli. La rupture d'intelligibilité empêche ici l'avènement d'un événement collectivement interprété et bloque ainsi toute possibilité d'élaboration et de transmission mémorielle. L'événement, nous dit Ballard, est alors un non-événement. Car au fond le passage des frères Fox, quelque meurtrier et traumatisant qu’il fut pour ses témoins et ses victimes, ne provoqua aucune transformation immédiate dans le mode de vie des Huli, et n'est pas compris comme le signe annonciateur des intrusions européennes ultérieures. A l’inverse, les Hawaiiens et les Tahitiens ont, selon Salhins et 44 Bensa & Fassin (2002 : 8). 45 Cf. son article infra. Dening, incorporé la visite de Cook ou de Wallis à la symbolique de leurs propres rituels de pouvoir, sans pour autant comprendre immédiatement ce que ces visites engageaient comme processus à venir. Mais la succession des bateaux puis l'installation permanente des Européens a par la suite complété la mise en récit de la mémoire, comme le souligne Salhins dans son très beau livre How “ Natives ” Think46 dans lequel il rappelle l'importance des enquêtes orales lancées par le révérend Tinker en 1831 et menées par des Hawaiiens tels que D. Malo, publiées sous le titre Ka Moolelo Hawaii, en 1838. À l'inverse des frères Fox qui se sont tus au retour de leur expédition, les officiers de la Marine britannique, soutenus par l'Académie des Sciences, se devaient de rédiger et de publier les journaux de bord très attendus du public britannique (et européen) de ces grands voyages de circumnavigation. La critique des sources doit donc inclure une recherche sur les conditions, les enjeux et le sens de la mise en récit, de l’énonciation, de la transmission et de la reformulation du récit. Ainsi, dans la multitude des faits bruts, ce n’est qu’à condition d’être mis en récit, que certains événements en viennent à servir de matrice aux expériences subjectives. “ Le passé en lui-même est évanescent : il n’a d’existence qu’au sein d’histoires. Les histoires sont le passé mis en texte ”47 — ce “ texte ” fût-il une “ tradition ” orale. C’est ainsi qu’on peut reposer la question de l’existence de différents types d’historicité48. On peut comprendre cette notion à partir de l’opposition classique49 formulée par C. Lévi-Strauss entre des “ sociétés froides ” et des “ sociétés chaudes ” conçues comme autant d’“ attitudes subjectives des sociétés ” dans leurs rapports avec l’histoire, de façons dont elles la conçoivent, dont elles refusent ou encouragent au contraire la transformation sociale50. Tout en mettant en doute cette forme de grand partage entre sociétés 46 Sahlins (1995). 47 Dening (1991 : 353). 48 Cf. Hartog (1995). 49 Charbonnier (1961), Lévi-Strauss (1973). Cf. Lefort (1978). 50 De telles formulations supposent qu’on admette de considérer les sociétés comme des sujets, problème largement débattu que nous n’aborderons pas ici. 15 “ traditionnelles ” et sociétés “ modernes ”, on peut convenir qu’il existe des façons variables de se rapporter à la temporalité, de penser le temps et de concevoir l’événement. Le texte de Ballard, en interrogeant les modalités précises de la fabrication de l'événement que constitue le “ premier contact ” a le grand mérite de revenir sur l'origine des témoignages et la question des sources. L'événement, comme le précise A. Farge, est “ fabriquant et fabriqué, constructeur et construit, il est d'emblée un morceau de temps et d'action mis en morceaux, en partage comme en discussion. C'est à travers son existence éclatée que l'historien travaille s'il veut en saisir la portée, le sens et la ou les marques dans la temporalité ”51. Il a fallu sans aucun doute que G. Obeyesekere déclenche une virulente polémique avec Salhins, en 199252, pour que celui-ci s'oblige à une mise à plat rigoureuse du corpus à partir duquel il a élaboré les textes réunis dans Des îles dans l’histoire. C'est là un effort rarement entrepris en anthropologie dans la mesure où il ne s'agissait pas seulement de poser dans un chapitre introductif un descriptif du corpus utilisé pour ne plus y revenir ensuite (à l'instar de ce que fait Valeri par exemple), mais bien d'articuler précisément la réflexion anthropologique à l'analyse historique des sources. Ce travail effectué dans How “ Natives ” Think met à jour le type de savoir mobilisé pour élaborer une description de la société hawaiienne de la fin du 18e siècle en clarifiant les sources historiques ou contemporaines utilisées et leur provenance. L’un des points les plus originaux de la critique d’Obeyesekere porte sur l’attribution de croyances53. La question polémique et politique : les Hawaiiens étaient-ils assez bêtes pour prendre Cook pour Lono ou pour une manifestation de Lono ? se double en effet d’une question épistémologique plus radicale : comment un interprète du 20e siècle peut-il savoir ce qu’étaient les pensées d’Hawaiiens du 18e siècle ? On pourrait, à ce titre, discuter des textes anthropologiques sur lesquels Dening s'appuie pour décrire la 51 Farge (2002 : 70). 52 Obeyesekere (1992). Cf. Borofsky (1997), Zimmermann (1998). 53 Cf. Bazin (1991). société tahitienne pré-coloniale — qu'il utilise, nous semble-t-il, sans présentation critique, comme si ce savoir accumulé n’impliquait pas, au même titre que toute autre source, une interrogation préalable. Or l'information anthropologique constituée au cours du 19e siècle puis du 20e siècle par le biais d'enquêtes ethnographiques ou de recueil de traditions orales gagne à être étudiée précisément pour comprendre comment un événement tel que la rencontre avec Cook ou l'arrivée de Wallis a pu être mis en récit au sein de la société autochtone et retransmis pour être à un moment donné couché par écrit ou recueilli par un ethnographe européen. Cette déconstruction de la fabrication de connaissance anthropologique est aussi une opération historique nécessaire à la compréhension de l'événement et de sa mémoire. La question des sources Dans son célèbre livre Oral Tradition as History54, J. Vansina définit les traditions orales comme des paroles ou récits oraux transmis au-delà d'une génération au moins55. Vansina insiste sur ce laps de temps pour opposer la notion de tradition orale à celle d'histoire orale ou de source orale, recueillies auprès d’informateurs à propos d'événements ou de situations advenus au cours de leur vie. La tradition orale ne concerne pas seulement une histoire ancienne mais aussi toutes sortes de récits mythiques ou non, ainsi que des contes ou légendes. L'histoire orale recouvre, en revanche, les souvenirs de faits passés dont les informateurs ont été les témoins oculaires ou auriculaires. Cette distinction qui n'exclut pas certaines zones de recouvrement, nous autorise à classer dans la catégorie de “ l'histoire orale ” le travail effectué par Ballard auprès de ses interlocuteurs huli, témoins lorsqu'ils étaient enfants du passage des frères Fox. Il en va de même de la recherche effectuée par M. Salaün, qui, à travers l'histoire de la scolarisation des Kanaks en Nouvelle-Calédonie, 54 Vansina (1985), qui approfondit et rectifie un premier ouvrage plus connu en France (1961). Cf. aussi Bazin (1979). 55 Pour une évaluation océaniste du travail de Vansina, cf. Neumann (1992 : 106-110). 17 tente de mettre au jour la mémoire communément partagée par ceux qui ont fréquenté, en tant qu'élèves, les écoles indigènes calédoniennes, publiques ou religieuses56. Dans la filiation des premiers travaux en langue anglaise placés sous la bannière de l’“ oral history ”, cette recherche d'une “ mémoire kanake de l'école ” répond tout d'abord au souci de rééquilibrer une historiographie jusque là entièrement écrite du point de vue des “ Blancs ”, à partir de documents, sources ou témoignages provenant du monde des colonisateurs — qu'il s'agisse de l'administration coloniale, des missions ou des maîtres d'école. La description de l'école et de son fonctionnement, l'analyse de l'œuvre pédagogique ou les observations délivrées sur les élèves, leurs aptitudes et “ mentalités ”, livrent une vision partiale du monde, déterminée et déterministe, qui, comme le souligne l'auteur, informe surtout sur la psychologie de ceux qui la portent. Cette vision est d'autant plus partiale que le corpus de sources d'origine européenne est, ici, particulièrement lacunaire et peu fiable, dans la mesure où le projet scolaire indigène en Nouvelle-Calédonie (en contraste avec l'Algérie) est tout à fait évanescent, éclaté entre plusieurs institutions, dans l'ensemble assez peu convaincues de l'importance de l'œuvre d'instruction indigène qui reste, de fait, très limitée. Au regard des autres colonies françaises, la Nouvelle-Calédonie offre en matière de scolarisation indigène une situation paradoxale. Le taux de scolarisation élevé de la population kanake dans la première moitié du 20e siècle cache, en réalité, une grande misère de l'instruction, qu'il s'agisse des conditions pratiques de la scolarisation, des contenus de l'enseignement, du temps passé à l'école ou encore des espoirs de mobilité que celle-ci peut offrir. Mis à part le corps très limité en nombre des “ moniteurs ” des écoles indigènes, considérés comme des instituteurs de seconde zone, la France, en Nouvelle-Calédonie n'a pas permis, pendant toute la période coloniale, l'émergence d'une “ élite ” indigène — fût-ce au niveau des positions intermédiaires de l'administration coloniale. Au contraire, le cloisonnement de l'enseignement entre enfants kanaks et enfants européens, la faiblesse 56 Cf. son article infra. des moyens attribués au écoles indigènes et le caractère limité des connaissances transmises dans ces institutions ont contribué à maintenir longtemps les Kanaks à l’écart de toute promotion scolaire. De cela les sources missionnaires ou administratives témoignent et de cela les Kanaks se souviennent. C'est en effet l'enjeu même du travail de Salaün que de reconstituer un fond commun de souvenirs auprès d'un certain nombre de Kanaks, femmes et hommes, ayant fréquenté, avant la seconde guerre mondiale, une école indigène, religieuse ou “ officielle ”. Sans entrer dans le débat théorique portant sur la notion de “ mémoire ” ou de “ mémoire collective ” en histoire, Salaün choisit une démarche pragmatique qui consiste à recouper les nombreux témoignages qu'elle a pu recueillir pour dégager les éléments d'une expérience commune et d'une subjectivité partagée. Les “ sources orales ” ainsi constituées n'ont pas pour vocation de combler les lacunes des “ sources écrites ” en contribuant à établir “ les faits ” ou la “ vérité ”. Elles donnent à voir autre chose : la vision kanake d'un monde scolaire en contexte colonial à travers le souvenir des pratiques, des usages, de la vie quotidienne — un monde oppressif, évoquant l'armée ou la prison, qui enseigne, au-delà des rudiments de français et de calcul, les principes fondamentaux d'une société coloniale fondée sur la distinction radicale entre “ Blancs ” et “ Indigènes ”. En confrontant les “ sources orales ” aux “ sources écrites ”, Salaün s'inscrit dans la lignée des travaux qui, dans le Pacifique, ont utilisé ce type de méthodologie pour reconstituer l'histoire de communautés indigènes. L'originalité de son propos, cependant, consiste à placer au centre de sa réflexion non pas les éléments d'un passé strictement indigène (guerres locales, installation des clans ou des chefferies, etc.), mais l'histoire et le souvenir d'une institution coloniale. Au-delà de la description du monde scolaire indigène, l'enjeu est de mesurer, à la lumière des souvenirs et des documents, le poids d'un héritage colonial et de comprendre le sens du dialogue tendu que les hommes et femmes d'aujourd'hui entretiennent avec ce passé. 19 Que faire du présent ? L’anthropologie est elle aussi confrontée aux formes et aux modalités de la présence du passé dans le présent. Ce que voit un ethnographe, ce sont des situations sociales contemporaines. De ce pléonasme, les conséquences méthodologiques ne sont cependant pas toujours tirées : les seules visées possibles de l’ethnographie sont une description du présent, ou la production de sources historiques orales (pour reconstituer le passé sous la contrainte toutefois des conditions présentes d’enquête, qui incluent la nature de la relation ethnographique et les intérêts mobilisant les enquêtés). L’article de N. Besnier fournit une illustration saisissante de cette situation : ce que l’anthropologie pourrait prendre pour les vestiges d’un passé traditionnel — les valeurs hiérarchiques de l’idéologie royale — qui s’opposeraient aux idées égalitaires pouvant incarner une prétendue déstructuration moderne, n’est compréhensible qu’en termes de concurrence entre deux idéologies contemporaines dont le rapport avec l’état passé de l’organisation sociale de Nukulaelae est à la fois indirect et indéterminable. Ainsi, en l’absence de toute trace d’institutions hiérarchiques, et alors que toute forme d’autorité est systématiquement contestée dans la pratique, l’idéologie royale n’apparaît que comme un discours présent visant à légitimer un ensemble de positions et de pratiques d’aujourd’hui. Parallèlement, l’analyse historique de Besnier nous montre que cette “ société ” est le résultat improbable d’une histoire coloniale extrêmement violente, ayant suscité la disparation de la quasitotalité des habitants de l’île à la fin du 19 e siècle à l’occasion de raids esclavagistes péruviens et de l’importation massive d’une main-d’œuvre originaire d’autres îles de Polynésie, prise en main par des missionnaires samoans dont les idées sur l’ordre social étaient bien arrêtées — de telle sorte qu’il est à peu près impossible de savoir ce qu’était l’organisation sociale antérieure à ces contacts. Sur un autre mode, le texte de S. Dinnen nous montre que l’enquête ethnographique sur une réalité strictement contemporaine telle que la délinquance urbaine en Nouvelle-Guinée doit être mise en rapport non seulement avec l’établissement difficile d’un Etat post-colonial, mais aussi avec les modalités de construction de la virilité et du prestige dans les sociétés à big man, anciennes ou contemporaines. C’est à partir de cet enracinement de l’analyse dans une connaissance des communautés papoues que peuvent être évaluées l’originalité et la portée de phénomènes sociaux émergents témoignant d’innovations extra-étatiques dans le contrôle de la délinquance, telles que le développement des déclarations de renonciation aux activités illégales orchestrées par les Eglises. L’approche classique de la délinquance urbaine en Papouasie apparaît ainsi trop exclusivement limitée aux aspects institutionnels, et manque de ce fait la richesse sociale que restitue l’ethnographie, du passé et du présent. L’ensemble des textes rassemblés ici témoignent du fait que si les données que recueillent et que produisent les enquêtes orales sont insuffisantes pour saisir le passé des sociétés océaniennes, les approches ethnohistoriques permettent néanmoins de produire une meilleure intelligence de ces univers sociaux. Aussi les réflexions critiques ouvertes par le débat entre disciplines n’impliquent en aucun cas de renoncer à toute revendication d’empirisme. L’Océanie n’est pas un univers à part dans les sciences sociales : il nous semble que si les données historiques portant sur le passé de l’Océanie sont à utiliser avec précaution, et si elles sont souvent lacunaires, cette situation n’est pas exceptionnelle. Certes, les chercheurs océanistes ne disposent pas toujours de la surabondance de matériaux qu’affrontent les spécialistes de l’histoire contemporaine occidentale. Il est ainsi des espaces (par exemple les hautes terres de Nouvelle-Guinée qui ne furent explorées que dans les années 1930), sur lesquels le regard étranger est absent, ou très rare. Mais la surabondance des sources n’est pas la norme dans tous les champs historiques, et la rareté peut devenir à la fois un gage d’inventivité et une contrainte de 21 rigueur par rapport aux documents qu’on détient, pourvu qu’on veuille bien se donner un questionnement historique. Le biais massif d’un matériel largement constitué par des fonds d'archives d'origine européenne, dont il faut déconstruire le prisme singulier, face au très faible nombre d'écrits en langue vernaculaire ou en langue coloniale provenant des insulaires est sans doute plus difficile à dépasser. Cet état de fait contraste avec d'autres terrains (ceux de l’orientalisme classique, en particulier), où il existe de longue date une langue écrite (arabe, chinois, etc.). On comprend alors l'importance cruciale en Océanie du recours à l'enquête orale qui, si elle ne permet pas la reconstitution “ véridique ” d'un passé pré-colonial et colonial donne à la fois des éléments de compréhension de ce passé en tant que tel (lorsqu'il peut être confronté à des documents écrits 57), et des éléments pour percevoir le rapport que les sociétés contemporaines entretiennent avec ce passé. Le véritable problème reste alors celui de l’ignorance des procédures et des méthodes de la discipline historique chez certains anthropologues, qui renoncent ainsi à l’histoire avant même d’avoir commencé à en faire (l’argument empirique des lacunes des sources fonctionnant trop souvent comme cache-misère d’une imagination historique défaillante), et parfois aussi le refus radical chez certains historiens de produire, manier et critiquer les données orales portant plus ou moins directement sur le passé. A surmonter ces résistances, ce sont d’autres visages du savoir que nous voyons se dessiner sur les rivages de sable, aux frontières de l’anthropologie et de l’histoire, de l’Occident et du Pacifique. L’introduction de l’histoire de l’Océanie en anthropologie devient alors une critique en acte des systèmes typologiques et des autres constructions tabulaires comme autant de formes statiques, qui permet de défaire l’image d’un monde océanien hors du temps. Même à supposer que les sources manquent pour la reconstruction historique, la sollicitation demeure pour tous d’analyser la dynamique dans la synchronie même, c’est-à-dire de 57 Cf. Merle (1999). produire des descriptions ouvertes de la conjoncture et de l’action comprenant les situations sociales comme le résultat d’un équilibre mouvant. Poser que le changement est premier, c’est aussi rendre un statut légitime à l’analyse des multiples facettes de l'emprise coloniale58, et des transformations du monde social que celle-ci impliqua dans de nombreuses régions d’Océanie, en de multiples aspects59 : le pouvoir, l'exercice de la violence, les formes diverses de résistance (résistance active ou passive, dissimulation, évitement, etc.), le racisme et les questions d'identité, la réinvention des traditions60, l'importance du “ genre ”, la question des femmes, de la sexualité, du métissage, etc. C’est ainsi se donner les moyens de penser la genèse du monde océanien contemporain à la croisée de multiples dynamiques, tensions, rencontres et influences. 58 Cf. Merle (1995), Pels & Salemink (1999). 59 Cf. Thomas (1994), Naepels (1997, 1998). 60 Cf. Hamelin & Wittersheim (2002). 23 Bibliographie ASSAYAG, J. & V. BÉNÉÏ, 2000, “ A demeure en diaspora ”, L’Homme 156, p. 15-28. BALLARD, C., 1995, The Death of a Great Land: ritual, history and subsistence revolution in the Southern Highlands of Papua New Guinea, thèse de doctorat inédite, Canberra, Research School of Pacific and Asian Studies, Australian National University. BAZIN, J., 1979, “ La production d'un récit historique ”, Cahiers d'études africaines 19, p. 435-483. —, 1991, “ Les fantômes de Mme du Deffand : exercices sur la croyance ”, Critique 529-530, p. 492-511. BENSA, A., 1996, “ De la micro-histoire vers une anthropologie critique ”, dans J. Revel (éd.), Jeux d'échelles, Paris, Gallimard — Seuil (“ Hautes études ”), p. 37-70. BENSA, A. & E. FASSIN, 2002, “ Les sciences sociales face à l’événement ”, Terrain 38 (Qu'est qu'un événement ?), p. 5-20. BIERSACK, A. (éd.), 1991, Clio in Oceania. Toward a historical anthropology , Washington, Smithsonian Institution Press. BOROFSKY, R., 1997, “ Cook, Lono, Obeyesekere, and Sahlins ”, Current Anthropology 38 (2), p. 255-282. Réédition partielle dans R. Borofsky (éd., 2000), p. 420-442. — (éd.), 2000, Remembrance of Pacific Pasts. An invitation to remake history, Honolulu, Hawaii University Press. CHARBONNIER, G., 1961, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon. DAVIDSON, J. W., 1966, “ Problems of Pacific history ”, Journal of Pacific History 1, p. 5-21. DENING, G., 1966, “ Ethnohistory in Polynesia. The value of ethnohistorical evidence ”, Journal of Pacific History 1, p. 23-42. —, 1980, Islands and beaches. Discourse on a silent land, Marquesas, 1774-1880. Honolulu, University Press of Hawaii. —, 1988, History's anthropology. The death of William Gooch, Lanham, University Press of America (“ ASAO special publications ”, 2). —, 1991, “ A poetic for histories. Transformations that present the past ”, dans A. Biersack anthropology, (éd.), Clio in Oceania. Toward a historical Washington, Smithsonian Institution Press, p. 347-379. DENOON, D. (& S. FIRTH, J. LINNEKIN, M. MELEISA, K. NERO), 1997, The Cambridge History of the Pacific Islanders, Cambridge, Cambridge University Press. DOUGLAS, B., 1998, Across the Great Divide. Journeys in History and Anthropology, Amsterdam, Harwood academic publishers. FABIAN, J., 1983, Time and the Other. How anthropology makes its object., New York, Columbia University Press. FARGE, A., 2002, “ Penser et définir l'événement en histoire. Approche des situations et des acteurs sociaux ”, Terrain 38(Qu'est qu'un événement ?), p. 69-78. FRIEDMAN, J., 1992, “ Review of Nicholas Thomas : Out of Time ”, Pacific Studies 15 (2), p. 109-118. HAMELIN, C. & E. WITTERSHEIM (éds), 2002, La tradition et l’Etat. Eglises, pouvoirs et politiques culturelles dans le Pacifique (“ Cahiers du Pacifique Sud Contemporain ”, 2), Paris, L'Harmattan. HARTOG, F., 2000, “ Le témoin et l’historien ”, Gradhiva 27, p. 1-14. HAU’OFA, E., 1994, “ Our Sea of Islands ”, The Contemporary Pacific 6 (1), p. 148-161. HOWE, K., 1977, “ The Fate of the ‘Savage’ in Pacific Historiography ”, New Zealand Journal of History 11 (2), p. 138-154. —, 1979, “ Pacific Islands History in the 1980's. New directions or monograph myopia ”, Pacific Studies 3 (1), p. 81-90. LEFORT, C., 1978, “ Sociétés sans histoire et historicité ”, dans Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard. LECKIE, J., 1983, “ Toward a Review of History in the South Pacific ”, The Journal of Pacific Studies 9 (Social Science in the South Pacifc), p. 9-58. 25 LÉVI-STRAUSS, C., 1973, “ Le champ de l’anthropologie ”, dans Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, p. 11-44. MAUDE, H. E., 1971, “ Pacific History — Past, Present and Future ”, Journal of Pacific History 6, p. 3-24 MERLE, I., 1995, Expériences coloniales. La Nouvelle-Calédonie (1853-1920), Paris, Belin (“ Temps présents ”). —, 1998, “ L’histoire coloniale du Pacifique. Problèmes et débats de la recherche anglophone ”, dans A. Bensa & J.-C. Rivierre (éds), Le Pacifique, un monde épars, Paris, L’Harmattan (“ Cahiers du Pacifique Sud Contemporain ”, 1), p. 49-73. —, 1999, “ Des archives à l’entretien et retour. Une enquête en NouvelleCalédonie ”, Genèses 36, p. 116-131. NAEPELS, M., 1997, “ “Il a tué les chefs et les hommes ”. L'anthropologie, la colonisation et le changement social en Nouvelle-Calédonie ”, Terrain 28 (Miroirs du colonialisme), p. 43-58. —, 1998, Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou, Paris, Belin (“ Socio-Histoires ”). NEUMANN, K., 1992, Not the way it really was. Constructing the Tolai past., Honolulu, University of Hawaii Press (“ Pacific Islands Monograph Series ”, 10). —, 1994, “ “ In order to win their friendship ”. Renegociating first contact ”, The Contemporary Pacific 6 (1), p. 111-145. OBEYESEKERE, G., 1992, The apotheosis of Captain Cook. European mythmaking in the Pacific, Princeton, Princeton University Press. OLIVER, D., 1974, Ancient Tahitien Society, Canberra, Australian National University Press. PASSERON, J.-C., 1991, Le raisonnement sociologique. L’espace non- poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan (“ Essais & Recherches, Série sciences humaines ”). PELS, P. & O. SALEMINK (éds), 1999, Colonial Subjects. Essays on the Practical History of Anthropology, Ann Arbor, The University of Michigan Press. PRICE, R., 1994, Les premiers temps. La conception de l'histoire des Marrons saramaka, Paris, Seuil [First time. The historical vision of an Afro-American People, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1983]. ROSALDO, R., 1980, Ilongot headhunting, 1883-1974. A study in society and history, Stanford, Stanford University Press. ROUTLEDGE, D., 1985, “ Pacific History as seen from Pacific Islands ”, Pacific Studies 8 (2), p. 81-99. SAHLINS, M., 1963, “ Poor Man, Rich Man, Big Man, Chief: Political Types in Melanesia and Polynesia ”, Comparative Studies in Society and History 5, p. 285-303. —, 1989, Des îles dans l'histoire, Paris, Gallimard — Seuil (“ Hautes études ”) [Islands of history, Chicago, Chicago University Press, 1985]. —, 1995, How “ Natives ” think. About Captain Cook, for example, Chicago, The University of Chicago Press. SIIKALA, J. (éd.), 1990, Culture and history in the Pacific, Helsinki, The Finnish anthropological society (“ Transactions of the Finnish anthropological society ”, 27). THOMAS, N., 1990, Marquesan societies : inequality and political transformation in Eastern Polynesia, Oxford, Oxford University Press. —, 1994, Colonialism’s culture. Anthropology, travel and government, Princeton, Princeton University Press. —, 1998, Hors du temps. Histoire et évolutionnisme dans le discours anthropologique, Paris, Belin (“ Socio-histoires ”) [Out of time. History and evolution in anthropological discourse, Cambridge, Cambridge University Press, 1989]. VALENSI, L. & N. WACHTEL, 1996, “ L'anthropologie historique ”, dans J. Revel & N. Wachtel (éds), Une école pour les sciences sociales. De la VIe section à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, CERF — Éditions de l'EHESS, p. 251-274. VALERI, V., 1985, Kingship and sacrifice : ritual and society in ancient Hawaii, Chicago, University Of Chicago Press. 27 VANSINA, J., 1961, De la tradition orale. Essai de méthode historique , Tervuren, Musée royal de l’Afrique Centrale (“ Annales de Sciences humaines ”, 36). —, 1985, Oral tradition as history, Londres, James Currey. VEYNE, P., 1971, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil. e WALLERSTEIN, I., 1995, Impenser la science sociale. Pour sortir du 19 siècle, Paris, PUF. — (éd.), 1996, Ouvrir les sciences sociales. Rapport de la Commission Gulbenkian pour la restructuration des sciences sociales, présidée par IW, Paris, Descartes & Cie,. WIESSNER, P. & A. TUMU, 1998, Historical vines. Enga networks of exchange, ritual and warfare in Papua New Guinea, Washington, Smithsonian Institution Press. ZIMMERMANN, F., 1998, “ Sahlins, Obeyesekere et la mort du capitaine Cook ”, L’Homme 146, p. 191-205.