Isabelle Merle, Michel Naepels - Groupe de recherches sur les

- Isabelle Merle, Michel Naepels (éds.) ,
Les rivages du
temps. Histoire et Anthropologie du Pacifique
, Paris,
L'Harmattan, Cahiers du Pacifique Sud Contemporain,
n°3, 2003.
Introduction
COMME À LA LIMITE DE LA MER…
Isabelle MERLE & Michel NAEPELS
Depuis quelques décennies, dans l’étude du Pacifique, certains
anthropologues cherchent à historiciser leurs objets et leurs descriptions
pour produire une image plus dynamique des sociétés océaniennes, alors
que bien des historiens essayent de rendre compte des perspectives des
acteurs locaux en s’inspirant des problématiques construites par
l'anthropologie. Les uns et les autres contribuent ainsi à produire une
histoire plus centrée sur les insulaires et une anthropologie resituée dans
une situation coloniale ou post-coloniale.
Un grand flou conceptuel préside cependant à cette rencontre entre
histoire et anthropologie, qui apparaît plus comme un dialogue tendu que
comme un recouvrement interdisciplinaire. On parle ainsi plus ou moins
indifféremment d’“ ethnohistoire ” (terme sans doute le plus fréquent, qui
désigne parfois la tentative de reconstitution de l'état pré-colonial d'un
groupe social) ; d’“ anthropologie historique (il s’agit alors plutôt de la
branche de la discipline historique important des problématiques
1
anthropologiques1) ; d’“ histoire ethnographique(c’est le terme qu’utilise
B. Douglas pour désigner cette partie de l’histoire utilisant les
témoignages écrits des “ ethnographes ” contemporains de la
colonisation2) ; ou encore d’“ ethnographie historique ” et d’“ histoire
anthropologique ”3. Aucun concept n’est dominant en France, le projet
d’une “ anthropologie historique ” semble, aujourd'hui, quelque peu
marginalisé, et le terme ethnohistoire ” garde souvent une
connotation péjorative4. Une excellente synthèse récente,
Remembrance
of Pacific Pasts
5, témoigne
a contrario
du fait que le débat anglo-saxon
approfondit avec insistance cette question depuis au moins deux
décennies.
Du côté de la discipline anthropologique, une volonté croissante
existe de penser en termes historiques les situations sociales rencontrées
par l'ethnologue. Elle suppose une rupture avec les formes les plus
classiques d’analyse (et notamment avec les approches fonctionalistes et
structuralistes). Comme l’écrit A. Bensa,
il est rare que les ethnologues
datent leurs informations de terrain. Quant aux membres des sociétés
étudiées, ils sont censés s’être exprimés sans se référer non plus à une
quelconque temporalité. Par cette double omission, l’ethnographie laisse
entendre qu’elle décrit des “ systèmes ” qui résistent à l’usure du temps.
Les historiens s’étonnent parfois de cette absence de repères, qui confère
aux sociétés une certaine immatérialité intemporelle
6.
D’un point de vue théorique et général, l’ouvrage de J. Fabian,
Time
and the other
7, a ouvert la réflexion dans les années 1980 en proposant
une critique de l’absence de perspective historique que se donnait
l’anthropologie dans la construction de son objet. Les deux monographies
de R. Rosaldo,
Ilongot headhunting
8, et de R. Price,
Les premiers temps
9,
1 Valensi & Wachtel (1996).
2 Douglas (1998).
3 Wiessner & Tumu (1998 : 379-380).
4 Assayag & Bénéï (2000 : 20).
5 Borofsky (2000).
6 Bensa (1996 : 50).
7 Fabian (1983).
8 Rosaldo (1980).
9 Price (1994 [1983]).
sont certainement parmi les premières a avoir noué étroitement
problématique anthropologique et historique. Dans le champ des études
océanistes, les ouvrages de M. Sahlins,
Des îles dans l’histoire
10, de
N. Thomas,
Hors du temps
11, et d’A. Biersack,
Clio in Oceania
12, ont
également constitué des étapes marquantes de ce débat.
Les historiens, dans le Pacifique, ont mené en des termes différents
un débat parallèle13. C’est dans les années 1950 que s'opère une rupture
radicale avec les perspectives jusqu’alors dominantes d'une
historiographie “ impériale ” strictement eurocentrée et ethnocentrique.
J. W. Davidson, fondateur de ce qu'on a appelé
the school of island-
oriented history
amorce alors une réflexion sur les conditions d'écriture
d'une histoire des îles pour elles-mêmes et des sociétés insulaires,
“ sociétés sans écriture ” que les historiens préféraient auparavant
abandonner aux ethnologues14. Les textes de G. Dening15, H. E. Maude16,
K. R. Howe17, J. Leckie18, D. Routledge19 ou plus récemment B. Douglas20
ont notamment contribué à élaborer la notion d'ethnohistoire. Cette
évolution a accompagné l'ouverture de la discipline historique qui, sous
l'influence d'autres sciences sociales et des courants post-modernistes,
s'est, depuis le début des années 1980, considérablement renouvelée à la
fois dans les pratiques et dans les concepts qu'elle mobilise21.
Le dialogue entre histoire et anthropologie s’appuie sur la proximité
épistémologique des différentes disciplines des sciences sociales22. Pour
autant, ces transformations ne conduisent pas à une quelconque fusion
interdisciplinaire. Comme le remarque B. Douglas,
depuis les années
10 Sahlins (1989 [1985]).
11 Thomas (1998 [1989]).
12 Biersack (1991). Cf. aussi Siikala (1990).
13 Merle (1998).
14 Davidson (1966).
15 Dening (1966, 1980, 1988).
16 Maude (1971).
17 Howe (1977, 1979).
18 Leckie (1983).
19 Routledge (1985).
20 Douglas (1998).
21 Merle (1998).
22 Cf. notamment Veyne (1971), Passeron (1991), Wallerstein (1995, 1996), Thomas
(1998).
3
1980, de nombreux anthropologues, sensibles aux accusations qui étaient
portées contre eux d’essentialisme, de primitivisme ou d’orientalisme se
sont convertis à l’histoire, et ont admis que les sociétés “ traditionnelles
discontinues et originales de la romance anthropologique étaient en vérité
toujours incluses dans des systèmes coloniaux ou mondiaux.
Simultanément, les historiens sociaux et culturels ont puisé dans le
répertoire de concepts de l’anthropologie. Pourtant, leurs perspectives
respectives sur le passé continuent de différer d’une manière
significative
23.
Dans cet ouvrage, nous ne souhaitons pas traiter pour elle-même la
question du recouvrement éventuel des deux disciplines, ni les enjeux
d’hégémonie institutionnelle qu’elle dissimule souvent. Nous aimerions
plutôt proposer quelques exemples de la façon dont s'opère la
confrontation entre l’histoire et l’anthropologie sur des terrains et des
objets océaniens, afin de montrer l’apport de cette rencontre dans notre
compréhension du présent. Pour les introduire, nous souhaitons repérer
quelques-unes des questions que soulève le projet d’une “ ethnohistoire
(quel que soit le nom qu’on lui donne), en passant en revue les difficultés
concrètes d’interprétation et d’analyse auxquelles se trouvent confronté
quiconque s’y essaye.
La matière lacunaire des passés pré-coloniaux
La constitution de la discipline anthropologique l’a conduite à
privilégier l’étude des sociétés les plus lointaines, dont les différences
avec les sociétés occidentales semblaient les plus grandes. Décrivant
d’abord les sociétés océaniennes comme si elles étaient les vestiges
archaïques et éternisés du passé révolu de nos sociétés, dans la
temporalité fictive de l’évolutionnisme, l’anthropologie s’est ainsi trouvée
même après sa rupture avec ce cadre théorique dans la situation
paradoxale de parler au présent de sociétés décrites hors du temps, et
23 Douglas (1998 : 8).
notamment hors de toute relation datée avec l’Occident alors me
que la pratique ethnographique à l’origine de ce savoir supposait une
observation extérieure. Ce paradoxe se déploie aujourd’hui selon au moins
deux dimensions. D’abord, comment combiner la synchronie de
l’ethnographie (qui se déroule dans un certain présent) et la diachronie de
l’analyse historique ? Les anthropologues décrivent-ils les sociétés qu’ils
observent ? Et sinon, quoi d’autre ? Dans quelles conditions, et avec quels
moyens d’enquête et d’interprétation, peut-on prétendre décrire une
société pré-coloniale ? Doit-on faire l’hypothèse d’une continuité culturelle
subsistant au long de toutes les transformations historiques, ce qui
permettrait à l’ethnographie contemporaine d’être de plain-pied avec le
passé des sociétés étudiées ? D’autre part, le type de savoir que produit
l’anthropologie suit-il nécessairement une modalité descriptive statique ou
peut-il rendre compte des dynamiques, des virtualités de transformation,
des univers de possibles ? Pour le dire autrement, une ethnographie est-
elle possible d’autre chose que du “ changement social ” ?
Il faut faire le constat que les descriptions monographiques
anciennes comme les synthèses typologiques d’inspiration fonctionaliste
font comme si le savoir anthropologique était en prise directe et
immédiate avec un état fonctionnel, stable et protégé des effets du
contact avec l’Occident des sociétés étudiées en ôtant majoritairement
toute dynamique aux sociétés qu’elles présentent. La typologie océaniste
classique proposée par M. Sahlins24 oppose ainsi les sociétés à big man
mélanésiennes aux royautés polynésiennes. Les raffinements (great man,
grades, titres, chefferies, etc.) et les critiques25 de ce cadre ne l’ont
cependant pas fait disparaître.
Ce sont les recherches sur l'évolution diachronique des sociétés
polynésiennes qui constituèrent le cœur des débats ayant visé à
l’historicisation des typologies classiques. De façon très ambitieuse,
J. Friedman a proposé une analyse des dynamiques anciennes de
24 Sahlins (1963).
25 Douglas (1998 : 29-67).
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