reissoD Dossier Formation professionnelle suisse La morale est une veilleuse qui ne doit jamais être mise en veilleuse I l est communément admis qu’un peuple instruit se comporte plus humainement. Ce discours a été un des moteurs du processus politique de développement de l’école publique et obligatoire. Patrice Mugny 10 2001 50 Conseiller national genevois L’Histoire a démontré que cette pensée est fausse. Et la persistance de cette idée est difficilement explicable. Le fascisme, sous ses multiples formes, a pris facilement pied sur le continent européen, qui prétendait montrer le chemin des Lumières au reste de l’humanité. Le nazisme et sa marque la plus ignominieuse – la Shoah – sont nés et se sont implantés dans un pays hautement instruit et habité par une culture très vivante. Aujourd’hui, moins d’un milliard d’habitants, demeurant dans leur immense majorité dans les pays autoproclamés les plus civilisés, bénéficient d’une vie privilégiée. Alors que plus de cinq milliards d’êtres humains subsistent dans la précarité, voire des conditions de vie infra humaines. La violence économique la plus inique, une véritable prédation des matières premières, les rapines financières qui affament des populations entières, des dettes publiques dues par des pays pauvres à des banques privées immensément riches constituent la réalité sociale de notre monde. Ce qui n’empêche pas les gouvernements des régions développées et les plus instruites de discourir sur les droits humains, de jouer en permanence le spectacle de leurs bonnes intentions et de leur compassion pour les misères du monde. D Pourquoi débuter ainsi un article concernant l’éthique? Parce que, justement, l’éthique est devenue presque exclusivement un discours. Il ne s’agit pas de jouer au moralisateur intransigeant qui refuse de constater les efforts produits ici ou là pour rendre le monde et les rapports entre les êtres humains plus justes. Mais un véritable enseignement de la morale suppose en priorité une pédagogie de la révolte et de l’indignation. Je ne parle pas ici de cette morale moralisante, la plupart du temps plus intolérante qu’exigeante. 1 Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal. La morale à laquelle je songe débute par un refus d’une pensée toute faite, d’une grille de lecture confortable mais qui peut être totalement pervertie. Lorsque le mal, comme l’a souligné Hannah Arendt de manière saisissante dans son compte-rendu du procès Eichmann1, est la loi et donc devient banal, la justice se retrouve hors la loi. Et le Juste est poursuivi, à l’image de ce commandant de police, Paul Gruninger qui, en 1939, fut suspendu puis condamné par la justice suisse pour avoir sauvé 3000 Juifs de la déportation et de l’extermination. Lorsqu’une autorité ordonne, qui ose refuser d’exécuter? Or, l’issue d’une exaction ou d’un massacre dépend souvent du nombre même très limité de femmes et d’hommes capables de dire non. Un soldat sur cent qui refuse un ordre est un traître. A partir de trois ou quatre militaires qui disent non, par un effet de halo, c’est tout un pan du groupe qui, déjà hésitant ou intimement choqué, peut basculer vers le refus. Et éviter ainsi une tragédie. Mais l’effort qu’il faut s’imposer pour oser se distinguer dans une situation tendue est gigantesque. Pour reprendre le refus du soldat, par exemple de procéder à un massacre de civils, cet homme doit accepter de voir son courage se faire taxer de lâcheté. En espérant une réhabilitation ultérieure. Dans les situations bien moins dramatiques que nous vivons pour la plupart d’entre nous chaque jour, la morale, ou la préoccupation éthique, suppose des gestes bien plus modestes. Et pourtant! L’actualité nous montre à quel point l’esprit grégaire et/ou le cynisme priment si souvent le courage de se distinguer du groupe en refusant le compromis qui émerge. Ce qui ne veut pas dire – et de loin pas – que tout compromis est blâmable. Bien au contraire. Mais un vrai compromis résulte normalement d’une confrontation qui oppose des adversaires ou des partenaires dotés de solides convictions. Alors que les compromis qui débouchent sur des décisions perverses sont de fait le fruit d’en enchaînement de complicités, souvent passives mais non moins concrètes, qui permettent au scandale de se produire. La conscience collective, au sens d’une préoccupation collective du bien commun, a une tendance naturelle à l’atrophie. Et c’est là qu’intervient la nécessité d’un propos moral qu’il n’est pas inutile de répéter inlassablement, ne seraitce que pour inciter les divers pouvoirs de nos sociétés à rapprocher leurs actes de leurs discours. On n’ose pas croire à une conformité. La morale est une veilleuse qui ne doit jamais être mise en veilleuse.