La morale est une veilleuse qui ne doit jamais être mise en

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Dossier
Il est communément admis qu’un peuple ins-
truit se comporte plus humainement. Ce dis-
cours a été un des moteurs du processus poli-
tique de développement de l’école publique et
obligatoire.
L’Histoire a démontré que cette pensée est faus-
se. Et la persistance de cette idée est difficilement
explicable. Le fascisme, sous ses multiples formes,
a pris facilement pied sur le continent européen,
qui prétendait montrer le chemin des Lumières
au reste de l’humanité. Le nazisme et sa marque
la plus ignominieuse – la Shoah – sont nés et se
sont implantés dans un pays hautement instruit
et habité par une culture très vivante.
Aujourd’hui, moins d’un milliard d’habitants,
demeurant dans leur immense majorité dans les
pays autoproclamés les plus civilisés, bénéficient
d’une vie privilégiée. Alors que plus de cinq mil-
liards d’êtres humains subsistent dans la précari-
té, voire des conditions de vie infra humaines. La
violence économique la plus inique, une véri-
table prédation des matières premières, les
rapines financières qui affament des populations
entières, des dettes publiques dues par des pays
pauvres à des banques privées immensément
riches constituent la réalité sociale de notre
monde. Ce qui n’empêche pas les gouverne-
ments des régions développées et les plus ins-
truites de discourir sur les droits humains, de
jouer en permanence le spectacle de leurs
bonnes intentions et de leur compassion pour les
misères du monde.
Pourquoi débuter ainsi un article concernant
l’éthique? Parce que, justement, l’éthique est
devenue presque exclusivement un discours. Il ne
s’agit pas de jouer au moralisateur intransigeant
qui refuse de constater les efforts produits ici ou
là pour rendre le monde et les rapports entre les
êtres humains plus justes. Mais un véritable
enseignement de la morale suppose en priorité
une pédagogie de la révolte et de l’indignation.
Je ne parle pas ici de cette morale moralisante,
la plupart du temps plus intolérante qu’exi-
geante.
La morale à laquelle je songe débute par un refus
dune pensée toute faite, dune grille de lecture
confortable mais qui peut être totalement per-
vertie. Lorsque le mal, comme l’a souligné Han-
nah Arendt de manière saisissante dans son
compte-rendu du procès Eichmann1, est la loi et
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donc devient banal, la justice se retrouve hors la
loi. Et le Juste est poursuivi, à l’image de ce com-
mandant de police, Paul Gruninger qui, en 1939,
fut suspendu puis condamné par la justice suisse
pour avoir sauvé 3000 Juifs de la déportation et
de l’extermination.
Lorsquune autorité ordonne, qui ose refuser
dexécuter? Or, l’issue d’une exaction ou d’un
massacre dépend souvent du nombre même très
limité de femmes et d’hommes capables de dire
non. Un soldat sur cent qui refuse un ordre est un
traître. A partir de trois ou quatre militaires qui
disent non, par un effet de halo, c’est tout un
pan du groupe qui, déjà hésitant ou intimement
choqué, peut basculer vers le refus. Et éviter ain-
si une tragédie. Mais l’effort qu’il faut s’imposer
pour oser se distinguer dans une situation ten-
due est gigantesque. Pour reprendre le refus du
soldat, par exemple de procéder à un massacre
de civils, cet homme doit accepter de voir son
courage se faire taxer de lâcheté. En espérant
une réhabilitation ultérieure.
Dans les situations bien moins dramatiques que
nous vivons pour la plupart d’entre nous chaque
jour, la morale, ou la préoccupation éthique, sup-
pose des gestes bien plus modestes. Et pourtant!
L’actualité nous montre à quel point l’esprit gré-
gaire et/ou le cynisme priment si souvent le cou-
rage de se distinguer du groupe en refusant le
compromis qui émerge. Ce qui ne veut pas dire
– et de loin pas – que tout compromis est blâ-
mable. Bien au contraire. Mais un vrai compromis
résulte normalement d’une confrontation qui
oppose des adversaires ou des partenaires dotés
de solides convictions.
Alors que les compromis qui débouchent sur des
décisions perverses sont de fait le fruit d’en
enchaînement de complicités, souvent passives
mais non moins concrètes, qui permettent au
scandale de se produire.
La conscience collective, au sens d’une préoccu-
pation collective du bien commun, a une ten-
dance naturelle à l’atrophie. Et c’est là qu’inter-
vient la nécessité d’un propos moral qu’il n’est
pas inutile de répéter inlassablement, ne serait-
ce que pour inciter les divers pouvoirs de nos
sociétés à rapprocher leurs actes de leurs dis-
cours. On n’ose pas croire à une conformité.
La morale est une veilleuse qui ne doit jamais
être mise en veilleuse.
La morale est une veilleuse
qui ne doit jamais être mise en veilleuse
Formation professionnelle suisse
50
10 2001
Patrice Mugny
Conseiller national
genevois
1Eichmann à
Jérusalem,
Rapport sur la
banalité du mal.
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