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L'archipel des sunnites
Henri Tincq
Slate.fr 19.08.2014
Une statue de Ben Laden mort dans une exposition à La Havane, en 2012. REUTERS/Enrique De La Osa.
Frères musulmans, Hamas, al-Qaida, État islamique, Boko Haram... Derrière une matrice
«salafiste» commune, une infinie variété de mouvements, des premiers islamistes modérés
aux militants radicaux d’aujourd’hui et aux combattants du djihad mondial. Tentative de
cartographie.
Après l’échec des deux totalitarismes meurtriers du XXe siècle, le nazisme et le communisme,
le monde s'est cru, au moins pour quelque temps, à l'abri de nouvelles menaces grâce au
retour à une certaine prospérité, très inégalement répartie, et à la paix. Mais depuis, les
affrontements entre pays, races, ethnies n’ont guère cessé, alimentés par des haines religieuses
instrumentalisées à des fins politiques. Cet extrémisme religieux contraint les pays
démocratiques à une vigilance de tous les instants, pèse sur la politique internationale et, par
contagion, nourrit d'autres extrémismes et entraîne une spirale sans fin de violences.
Le réveil du fondamentalisme sunnite est l’un des événements majeurs de la fin du dernier
siècle. Il est un élément décisif de la déstabilisation politique au Proche-Orient (Frères
musulmans, Hamas palestinien, al-Qaida et son dérivé, l’Etat islamique), en Afrique (al-Qaida
au Maghreb islamique, Boko Haram au Nigéria), en Afghanistan et au Pakistan (talibans) et
même, sous une forme plus modérée, en Turquie (AKP).
Cet islamisme sunnite est activé, depuis trente ans, par l’interminable conflit israélo-arabe, par
des guerres désastreuses en Afghanistan et en Irak, par les révolutions arabes de 2011, par la
contagion islamiste en Afrique, hier en Algérie, aujourd’hui en Afrique sahélienne. Avant de
voir ce qui distingue ces mouvements, il faut commencer par étudier leur matrice commune.
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1. La matrice salafiste
Ces groupes islamistes s’enracinent tous plus ou moins dans la théologie salafiste, courant le
plus rigoriste de l’islam sunnite. Le «salafisme» contemporain a été inspiré en particulier, au
XVIIIe siècle en Arabie, par le penseur Mohamed Ibn Abdel-Wahhab. Pour lui, le déclin des
pays musulmans face à l'Occident résulte de l'oubli du message originel de l'islam par des
élites musulmanes raffinées et laxistes. Il prêche une lecture littéraliste et puritaine de l'islam
et s'allie avec Mohamed Ibn Saoud, fondateur de la dynastie ultraconservatrice qui dirige
encore aujourd'hui l'Arabie saoudite, inspiratrice de l’islamisme mondial.
Dans la diversité de leurs étiquettes, ces islamistes modérés ou radicaux qui défraient
l’actualité ont en commun cette théologie salafiste ou wahhabite qui prône le retour au Coran,
à la Sunna (la tradition du Prophète), à la charia (loi islamique), à la séparation stricte entre les
sexes. Adeptes d'une lecture fondamentaliste des textes sacrés, ils vénèrent les salaf, c’est-à-
dire les «ancêtres pieux» (Mahomet et ses compagnons), imitent leur façon de parler et de
s’habiller, portent, comme eux, une longue barbe. Les femmes sajafistes se vêtent d’un niqab
qui couvre intégralement leur corps et leur visage, ne laissant apparaître que les yeux.
Ils s'estiment les représentants du seul véritable islam et appellent à purifier la religion de
toute influence occidentale et étrangère. Ils rejettent les quatre écoles traditionnelles du droit
musulman hanéfite, malékite, chaféite et hanbalite pour ne s'inspirer que du Coran et de la
Sunna. Ils veulent revenir aux sources précisément pour débarrasser l’islam de toutes ses
interprétations humaines, dénonçées comme des «innovations». Les «salafistes» au sens strict
se tiennent en général éloignés du combat politique, même s’ils ont présenté des candidats
lors des élections législatives de 2012 qui ont suivi la révolution en Egypte.
2. Les frères musulmans et la tentative de «ré-islamisation par le haut»
Aux sources de la pensée et des organisations islamistes contemporaines, il faut aussi citer la
société des Frères musulmans, fondée en Egypte en 1928 par l’instituteur Hassan al Banna, et
le Jamaat i-Islami, créé en 1941 au Pakistan par Abul a'la-Maududi
Ces groupes ont aussi en commun le rêve d’un retour à l’âge d'or mytifié de l'islam des
débuts. Ils réclament davantage d’islam dans tous les domaines de la vie publique et privée,
prêchent un ordre moral strict, une obéissance inconditionnelle à Dieu, la guerre contre les
«infidèles» et les juifs. Dans le sous-continent indien, le Jamaat i-Islami n’est guère contesté
par des mouvements plus radicaux, mais chez les Frères musulmans d’Egypte, une mouvance
extrémiste et terroriste va émerger, inspirée en particulier par Sayyid Qutb, penseur et militant
radical exécuté par Nasser en 1966.
Les Frères musulmans et les groupes politiques plus ou moins clandestins inspirés du
salafisme s’exportent à la fin des années 1980: le Hamas (Résistance palestinienne) est fondé
en 1987 par des Frères musulmans; en Algérie, le Front islamique du salut apparaît en 1989 et
rêve d’instaurer dans son pays un Etat islamique et la charia; en Egypte, les militants radicaux
des Frères musulmans prospèrent aussi sur fond de détresse sociale et font la guerre à Gamal
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Abdel Nasser, à Anouar el-Sadate (assassiné sous leurs coups en 1981) puis à Hosni
Moubarak.
Le succès de ces mouvements islamistes vient de leur quadrillage social dans les quartiers
urbanisés et de leurs actions d’assistance et de formation. Ils sont à l’origine des révolutions
arabes comme au Caire en 2011. Les Frères musulmans ont ensuite fait en Egypte une
désastreuse expérience du pouvoir avec leur président élu Mohamed Morsi, abrégée par
l’armée en 2013.
Cette première tentative de «ré-islamisation par le haut» (selon l’expression de Gilles Kepel)
dans le monde musulman sunnite échoue depuis trente ans, à la différence ce qui s’est passé
dans l’islam chiite avec le succès de la Révolution iranienne en 1979. Les Frères musulmans
et les salafistes sont détestés par les intellectuels laïques et les partis d’inspiration socialiste ou
marxiste et sont victimes de la répression militaire, notamment en Egypte et en Algérie.
Leur radicalisation croissante sème le deuil, mène à l'assassinat de touristes étrangers (les
attentats en Egypte), menace et expulse les minorités religieuses (les chrétiens), et trouve son
paroxysme dans les années 90. En Algérie, le Front islamique du salut est responsable de la
terrible guerre civile qui fait une centaine de milliers de morts. En Palestine, le Hamas, au
pouvoir à Gaza, durcit son combat, purement nationaliste au début, contre Israël.
3. Le tournant du djihad mondial
Le fondamentalisme sunnite a rompu, depuis les années 1990, avec ces premières formes
d’islamisme, soit modérées, soit terroristes, qui étaient, à l’origine, un jeu de forces sociales
(élites sans avenir, jeunesse urbanisée et désespérée) et d’influences intellectuelles, mais qui
ont échoué. Un islam complètement perverti, d’une violence encore plus radicale, de type
planétaire et suicidaire, a succédé à ce premier fondamentalisme sunnite.
Les attentats du 11 septembre 2001 à New York.
On est aujourd’hui dans l’ère du djihad mondial –al-Qaida, talibans, Boko Haram, État
islamique qui menace le monde civilisé, déstabilise les relations internationales et l’équilibre
mondial. Ce djihadisme mondial s’est répandu chez les talibans en Afghanistan, au Pakistan,
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au Proche-Orient, en Irak, dans l’Afrique maghrébine et sahélienne, et jusqu’en Occident. Les
attentats terroristes du 11-septembre à New-York et Washington, ceux qui sont ensuite
survenus au Maroc, à Madrid, Londres, Bombay ou Nairobi, montrent qu’aucune partie du
monde n’est épargnée.
Les militants de ce djihad mondial sont nés dans ce qu’on a appelé la génération des camps:
les «camps de concentration» de l’Egypte de Nasser, étaient détenus les premiers
combattants islamistes, et les camps d'entraînement du Pakistan, d'Afghanistan, d’Algérie. Ce
sont si l'on veut comparer avec la guerre d'Espagne de 1936 les «brigadistes
internationalistes» de l'islam. Lavage de cerveau, préparation militaire, enseignement militant
wahabbite et salafiste: cette émergence d'un islamisme de la terreur n'a plus rien à voir avec
celui des premiers Frères musulmans de Hassan el-Bannah en Egypte, avec Maududi dans le
sous-continent indien ou ces autres théoriciens dépassés des premières générations modérées.
4. Les talibans, où comment un système d'enseignement a été dévoyé
Des talibans dans le sud de l'Afghanistan, le 5 mai 2011. REUTERS.
Prenons le cas des talibans: leur régime de terreur a été renversé à Kaboul (qu’ils avaient
conquis en 1996) par les Américains en 2002, mais ils sont restés militairement actifs dans un
pays toujours en guerre comme l’Afghanistan et dans ces zones-frontières floues avec le
Pakistan, dominées par les tribus pachtounes, devenues l’un des plus grands viviers au monde
de cet islamisme djihadiste qui ensanglante la planète.
Ces talibans sont issus d'un milieu traditionnel, celui des écoles Deobandi de l'Inde remontant
à l'époque coloniale, destinées à former de bons musulmans dans un environnement hindou.
Or, ce système scolaire a transformé ces étudiants en machines à fabriquer des fatwas
terroristes et des kamikazes. Il les a fait basculer dans l'activisme le plus sordide et le plus
criminel. Comment un enseignement codifié de mollahs ou d'oulémas a pu être ainsi pris en
otage par des réseaux terroristes radicaux? Les spécialistes n’ont pas fini de se poser la
question.
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5. al-Qaida, une expansion fondée sur deux ressorts
Le réseau al-Qaida (la «base»), cofondé par Oussama ben Laden en 1987, prend ses racines
dans les thèses islamistes radicales comme celles de l’Egyptien Sayyid Qutb. Son djihaddisme
se répand dans le monde, au Proche-Orient, en Afrique sahélienne, en Asie grâce à ses
«succursales» et des «réseaux» plus ou moins organisés, «dormants» ou au contraire très
actifs quand il s’agit de préparer des actions d’éclat et des attentats.
Oussama ben Laden.
L’expansion d’al-Qaida dans les années 1990 et 2000 s’appuie sur deux ressorts principaux.
Le premier est la «victimisation» de la communauté des musulmans dans le monde, la
fameuse oumma. Le monde musulman asiatique, arabe, africain est victime d'une
accumulation de souffrances et de frustrations, égrenées par des noms de lieux «martyrs»
répétés à l'infini: aujourd’hui Palestine, Irak, hier Tchétchénie, Kosovo, Bosnie, pourtant,
dans chaque cas, les situations politiques et religieuses sont différentes. C'est l'appel à
l'oumma souffrante. Un Ben Laden, abattu en 2011 par les forces américaines au Pakistan,
n'était pas soutenu par des classes sociales définies ou un mouvement politique qui se
reconnaissait en lui, mais il en appelait à la mobilisation de l'oumma humiliée par les
Occidentaux «croisés» et les juifs.
Le deuxième ressort d’Al-Qaïda et de ses dérivés du djihad mondial, c'est le discours
apocalyptique, celui du Jugement dernier auquel tout musulman, le jour de sa mort, est
appelé. C'est ce ressort qui est utilisé pour envoyer les candidats aux attentats-suicides au
mausolée des martyrs (les chahid), pour lancer les appels au djihad contre un Occident
diabolisé. L’objectif d’al-Qaida est de tenter de créer un affrontement de civilisations, de
cultures, de religions, en se fondant sur l'historicité de l'action du Prophète, sur une
interprétation à l'état brut des versets les plus belliqueux du Coran, une absence totale
d'interprétation historique et critique.
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