Seulement, dès qu’il s’agit de l’Islam, la règle s’est heurtée à une incertitude grave du fait que
ce mot est employé indistinctement, pour la religion de Mohammed et les sociétés qui s’en
prévalent, comme le pendant commun des deux termes précédents dans la religion du Christ et
dans les sociétés où celle-ci est influente, même si le rapport religion/société est fort différente
dans les unes et les autres. La langue française tente d’échapper à cette indétermination, source
de confusion, en écrivant Islam ‒ avec /I/ majuscule donc ‒, quand il s’agit de l’« Ensemble des
peuples qui professent », le Trésor de Langue Française dixit, étendant même cet emploi à « la
civilisation qui les caractérise ». L’intention est louable mais n’est pas sans effet pervers, en
provoquant des perturbations dans l’imaginaire collectif français. Si l’on met en effet en rapport
chrétienté et Islam en termes de populations ou de civilisations, comment distinguer que, hors
du cercle des initiés, l’usage de la majuscule est, dans le second de ces termes, une simple
convention graphique et non une intention appréciative de la notion ? Peut-on imaginer qu’un
Chrétien ou un Athée, fiers de cette identité, voire un simple partisan de la laïcité, et ce quelles
que soient ses croyances personnelles, ne ressent-pas quelque trouble en appliquant cette règle
qui fait involontairement deux poids deux mesures entre sociétés et civilisations et, partant, du
fait que les mots sont les mots avec leurs inévitables connotations, les religions dont elles
tiennent leur qualificatif ?
Autre problème, et de taille. Les dictionnaires donnent volontiers l’illustration suivante de la
graphie canonique : on parlera d’un « juif pratiquant » quand il s’agit d’une « personne qui
pratique la religion judaïque », mais une « personne appartenant à la communauté israélite, au
peuple juif » s’écrit « avec une majuscule en ce sens ». Ainsi s’exprime l’édition du Larousse
sur la toile. Qui peut trouver claire cette distinction entre juif comme « pratiquant » et Juif
comme membre de la « communauté israélite » ? N’y a-t-il pas là une manifestation de
l’ethnicisation du judaïsme ? Plus généralement, est-on vraiment obligé de trancher la
question de savoir si les Juifs sont un peuple ou une religion, débat qui traverse nos sociétés
sur les deux rives de la Méditerranée, chaque fois que l’on fait référence au judaïsme ? Il en
est de même des Arméniens et aujourd’hui des Assyriens en Irak. Mettre une majuscule dans
tous les cas n’est pas une conduite habile pour esquiver ces questions, mais peut-on les
trancher d’un artifice orthographique qui dispense de l’affronter dans leur complexité
historique et anthropologique ? Et faut-il, comme le fait le Larousse, écrire musulmans avec
une minuscule pour parler, selon ses propres termes, des « fidèles de l’islam », sans nommer
autrement les membres de ce que, par symétrie avec la « communauté israélite », il devrait
nommer « communauté musulmane ». Et cela au moment où l’ethnicisation des populations
de cultures musulmanes, arabes ou subsahariennes, gagne du terrain dans la société française
sous l’étiquette de musulmans sans majuscule.
Les règles appliquées dans le Dossier L’Islam défantasmé
Pour résumer, l’orthographe est une convention. Or toute convention a un sens, et présente
des avantages et des inconvénients. En l’occurrence la graphie canonique trébuche sur des
réalités que l’on ne peut résoudre par un biais orthographique. Ces raisons suffiraient à refuser
la discrimination que font les tenants d’une graphie orthodoxe entre les mots concernant
religions, sociétés et civilisations, et personne n’a à se soumettre à aucune graphie officielle.
Les objectifs mêmes de ce Dossier L’Islam défantasmé autorise à user de la liberté d’intention
propre à la littérature et à l’essai politique, sociologique ou anthropologique. Celle-ci nous
invite, sans déroger au beau principe de la laïcité, à faire, à l’instar de nos voisins
britanniques, un même usage de la majuscule pour les notions de religions, de sociétés et de
civilisations, avec pour résultat heureux de maintenir la balance égale entre elles sur l’agora
d’un monde contemporain où les problèmes ne peuvent se réduire à ceux qui ont poussé il y a