Actes de pensée et actes linguistiques dans la grammaire

Sylvain Auroux
Actes de pensée et actes linguistiques dans la grammaire
générale
In: Histoire Épistémologie Langage. Tome 8, fascicule 2, 1986. pp. 105-120.
Abstract
ABSTRACT : In so far as general grammar belongs to the class of language-translation theories, it does not have a semantic
theory that enables it to define enunciative phenomena. However, it has made possible various analyses of the phenomena,
either by referring to acts of thought (Port-Royal), or by using the indication of the act of speech (Beauzée), or by reducing the
assertion to the linguistic act of pronunciation (Condillac). But, because it is unable to conceive self-reference, it cannot define the
concept of performaticity.
Résumé
RÉSUMÉ : Appartenant à la classe des théories du langage-traduction, la grammaire générale ne dispose pas d'une théorie
sémantique qui lui permette de définir les phénomènes énonciatifs. Elle a permis cependant une large gamme d'analyses de ces
phénomènes/soit en partant des actes de pensée (Port-Royal), soit en utilisant le repère de l'acte de parole (Beauzée), soit en
réduisant l'affirmation à l'acte linguistique de la prononciation (Condillac). Faute de pouvoir comprendre la sui-référence, elle ne
peut toutefois pas dégager le concept de performativité.
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Auroux Sylvain. Actes de pensée et actes linguistiques dans la grammaire générale. In: Histoire Épistémologie Langage. Tome
8, fascicule 2, 1986. pp. 105-120.
doi : 10.3406/hel.1986.2226
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hel_0750-8069_1986_num_8_2_2226
Histoire
Épistémologie
Langage
VHI-2
(1986)
105
ACTES
DE
PENSEE
ET
ACTES
LINGUISTIQUES
DANS
LA
GRAMMAIRE
GÉNÉRALE
Sylvain
AUROUX
ABSTRACT
:
In
so
far
as
general
grammar
belongs
to
the
class
of
language-translation
theories,
it
does
not
have
a
semantic
theory
that
enables
it
to
define
enunciative
phenomena.
However,
it
has
made
possible
various
analyses
of
the
phenomena,
either
by
referring
to
acts
of
thought
(Port-Royal),
or
by
using
the
indication
of
the
act
of
speech
(Beauzée),
or
by
reducing
the
assertion
to
the
linguistic
act
of
pronunciation
(Condillac).
But,
because
it
is
unable
to
conceive
self-reference,
it
cannot
define
the
concept
of
performaticity.
RÉSUMÉ
:
Appartenant
à
la
classe des
théories
du
langage-traduction,
la
grammaire
générale
ne
dispose
pas
d'une
théorie
sémantique
qui
lui
permette
de
définir
les
phénomènes
énonciatifs.
Elle
a
permis
cependant
une
large
gamme d'analyses
de ces
phénomènes/soit
en
partant
des
actes
de
pensée
(Port-Royal),
soit
en
utilisant
le
repère
de
l'acte
de
parole
(Beauzée),
soit
en
réduisant
l'affirmation
à
l'acte
linguistique
de
la
prononciation
(Condillac).
Faute
de
pouvoir comprendre
la
sui-référence,
elle
ne
peut
toutefois
pas
dégager
le
concept
de
performativité.
Les
théories
classiques
du
langage
appartiennent
à
la
classe
des
théories
du
langage-traduction, c'est-à-dire
pour
lesquelles la
séquence
linguistique
est
avant
tout
Yimage
d'une
séquence
de
pensée.
Ce
qui
les
distingue
généralement
des
théories
tradition
nelles
du même
type
(cf.
Aristote, Int.
16a
4-5),
c'est
le
rôle
de la
106
Auroux
:
Actes
de
pensée
et
actes
linguistiques
subjectivité.
On
peut
ramener
la
notion
de
subjectivité
à
trois
conditions
:
1)
penser
est
le
fait
d'un individu
hic
et
nunc;
2)
l'esprit
correspond
à
un
certain
nombre
de
facultés
individuelles
(notamment
la
volonté) qui
interviennent
dans
son
fonctionne
ment
représentatif;
3)
les
représentations
de
la
pensée
n'ont
aucune
communauté
de
nature
avec
le
monde
qu'elles
représentent.
Le
fait
que
le
langage
soit
l'image
de
la
pensée
peut
se
traduire
de
multiples
façons
:
a)
on
met
simplement en
correspondance
deux
suites
d'éléments,
qui même
si
elles
ont
des
modes
de
réalisation
différents
(l'une
est
simultanée, l'autre
est
successive),
d'une
part
se
correspondent
terme
à
terme,
d'autre
part
sont
conçues
comme la
description
d'un
état;
b)
les
séquences
sont
envisagées
comme
des
processus
ou
comme
comportant
des
processus,
c'est-à-dire
des
actes
du
sujet
pensant et/ou
parlant.
Dans
cette
dernière
hypothèse,
il
convient
encore
de
faire
des
distinctions.
On
peut
avoir quatre
cas
:
i)
certains
éléments
de
l'énoncé
sont
des
images
de
certains
actes
de
pensée
;
ii)
les
actes
de
pensée
définissent
des
propriétés
des
séquences
linguistiques
sans
qu'ils
y
soient
nécessairement
marqués
;
iii)
l'acte locutoire
est
un
paramètre
pour
définir
la
signification
de
certains
éléments
de
la
séquence
linguistique
(par exemple
temps
verbal,
pronoms
personnels)
;
iv)
l'acte
locutoire
donne
naissance
à
des
actes
impossibles
sans
lui.
Il
est
évident
que
les
cas
(ii)
à
(iv)
mettent
en
difficulté
l'hypothèse
du
langage-traduction.
On
peut
difficilement
considérer
que
les
théories du
type
(a),
ont
quelque
chose
d'intéressant
à
dire
sur
renonciation.
C'est
avec
les
théories
de
type
(b)
que
les
théories
linguistiques
commencent
à
accorder
de
l'intérêt
aux
phénomènes
énonciatifs.
Dans
la
grammaire
générale
cet
intérêt
correspond
d'abord
à
la
théorie
du
verbe
et
sa
fonction
assertive.
Il
est
par
là-même
lié
au
transfert
des
concepts
logiques
dans
le
champ
de
la
grammaire, en
particulier
à
la
définition
de
la
phrase
(ou
proposition)
comme
signifiant
un
jugement.
Cette
définition
n'a
été
que
peu
utilisée
par
les
grammairiens
antérieurs
(Padley
1985:299-300).
Toute
théorie
du
jugement
-
qu'elle
soit
grammaticale
ou
logique
-
ne
prend
pas
nécessairement
en
considération
les
paramètres
énonciatifs.
Pour
qu'elle
le
fasse,
il
semblerait
que
la
clause
(2)
du subjectivisme
joue
un
rôle
important,
dans la
mesure
elle
ôte
aux
valeurs
de
vérité
une
dépendance
exclusive
à
l'égard
Auroux
:
Actes
de
pensée
et
actes
linguistiques
107
des
contenus
représentatifs.
Ainsi
pour
Descartes
«
la
volonté
est
autant
requise
que
l'entendement
pour
juger
;
elle
a
plus
d'étendue
que
lui,
et
est
cause
de
nos
erreurs
»
(Principes
de
la
philosophie,
1
644,
§
34-35).
Leibniz,
à
l'inverse,
restera
dans une
théorie
de
type
(a),
par
refus
du subjectivisme
:
«
Errorum
omnium
origo
eadem
est,
suo
quodam
modo,
quae
errorum
calculi
ratio
apud
Arithmeticos
obser-
vatur
»
(Animadversiones
in
Cartesium,
ad
locum).
Les
théories
classiques
du
verbe
(cf.
Delesalle/Désirat
1981,
Auroux
1984)
ont
pour
caractéristique
générale de
soutenir
la
décomposition
canonique
en
/être
+
participe
présent/ (théorie
du
verbe
substantif).
Elles
offrent
un
choix
entre
trois
valeurs
(non
exclusives)
du
verbe
substantif,
et
donc
du
fonctionnement
propositionnel
:
les
deux
valeurs
que
Benveniste
(1966:154),
probablement
inspiré
par
la
grammaire
classique,
nomme
cohesive
et
assertive,
et
une valeur
existentielle.
Je
pense
qu'on
peut
retrouver
la
source
de
ces
trois
valeurs
chez
Aristote
(respective^
ment
Int
:
16b22,
17al7,
21b8).
Encore
faut-il
pour
obtenir
une
théorie
qui
touche
à
renonciation,
que
certains
éléments
de
l'énoncé
canonique
soient
interprétés
comme
signifiant
des
actes.
encore
il
y
a
une
longue
tradition
que
Nuchelmans
fait
remonter
d'une
part
à
l'interprétation
médiévale
(xiiic
siècle)
des
syncatégo-
rématiques
(1983:101
s.) par
l'opposition
exercitus
VS
affectas
(1),
d'autre
part
au
cartésianisme.
La
meilleure
preuve
de
ce
dernier
point
est
que
la
Logica
fundamenta
suis,
a
quitus
hactenus
collàpsa
fuerunt,
restituta
(1662)
de
A.
Geulinx,
fortement
influencé
par
Descartes,
distingue
les
mots
(nota)
qui
expriment
la
réalisation
d'un
acte
(signum
actus
ut
exerdti).
Quant
à
la
fonction
cohesive
du
verbe,
Padley
(1985:305-7)
a
montré
qu'elle apparaissait
chez
Campanella
(1638),
Scaliger
(1540), Caramuel (1654),
Dalgarno
(1661)
et
Wilkins
(1668).
Le
courant
de
pensée
qui
s'inaugure
avec
Port-Royal
me
paraît
apporter
une
discussion
systématique
de
certains
phénomènes
énonciatif
s,
en particulier
l'affirmation.
Il
ne
s'agit
évidemment
pas
de
théorie
de
renonciation
au
sens
moderne,
en
particulier
parce
que
ces
théories
se répartissent
sur
le
spectre
(i-iv),
et
que
de
surcroît,
les
théories
de
type
(iii)
semblent
indépendantes
des
autres,
ce
qui
est
évidemment
très
paradoxal
à
nos
yeux
modernes.
Je
prendrai
trois
exemples pour
illustrer
cette
répartition
:
Port-Royal,
Beauzée
(en
m'appuyant
sur
la
dernière
forme
de la
théorie
dans
l'Encyclopédie
Méthodique
1782-1786),
et
Condillac
(1775).
108
Auroux
:
Actes
de
pensée
et
actes
linguistiques
La
théorie
de
Port-Royal
est
bien
connue
(cf.
Chevalier
1968:506-516;
Dominicy
1977,
1984:161
;
Le
Goffic
1978;
Auroux
1982:40
;
Pariente
1983:57).
Pour
les
Messieurs
le
principal
usage
du
verbe
est
de
signifier
l'affirmation
{Gram.
XIII)
-
fonction
qui
ne
se
distingue
pas
de
sa
fonction
cohesive
le
verbe
de
lui-même
ne
devrait point
avoir
d'autre
usage
que
de
marquer
la liaison
»)
-
et,
accessoirement,
d'autres
actes
de
l'esprit
qui
permettent
d'analyser
modes
et
modalités.
Les
Messieurs
distinguent
parfait
ement
le
sujet
de
l'énoncé
et
celui
de
renonciation,
et,
malgré
l'ambiguité
terminologique,
l'affirmation
et
l'assertion
:
Quand
je
dis,
Petrus
affirmât,
affirmât
est
la
même
chose
que
est
affirmons;
et
alors
est
marque
mon
affirmation,
ou
le jugement
que
je
fais
touchant
Pierre,
et
affirmons l'affirma
tion
que
je
conçois
et
que
j'attribue
à
Pierre.
Le
verbe
nego,
au
contraire,
contient
une
affirmation
et
une
négation,
pour
la
même raison.
S'il
est
probablement
correct
de
voir
dans
un
tel
passage
l'ancêtre
de
Xhypothèse
performative
(pour
des raisons
peut-être
différentes
de
Meunier
1978:91),
il
est
totalement erroné
de
voir
dans
l'assertion
chez
Port-Royal
un
performatif
(comme
par
ex.
Swiggers
1981:362).
Le
verbe
/être/
est
tout
simplement
le
signe
d'un
acte
de
pensée,
et
c'est
à
la
troisième
personne
du
singulier
du
présent
qu'il
incarne
au
mieux
cette
valeur.
Si
le
sujet
de
l'énoncé
se
distingue
du
sujet
de
renonciation,
c'est
parce
que
le
premier
est
le
sujet
de la
pensée
et
le
second
le
sujet
pensant.
Nous
sommes
donc
dans
le
cas
d'une
théorie
des
actes
dépensée
(Auroux
1979:91-96),
c'est-à-dire
de
type
(i).
Ces
actes
ne
sont
pas
nécessai
rement
marqués
dans
l'énoncé.
Ainsi
le
même
énoncé
peut
être
une
relative
determinative
ou explicative
{Logique
IL
VI),
une
principale
ou
une
incidente
(Logique
II.VIII),
selon
l'intention
de
celui
qui
parle.
La
théorie
de
l'assertion
n'est
donc
que
l'un
des
éléments
d'une
théorie
générale
des
actes
de
pensée,
qui
gouverne
l'interprétation
des
échanges
linguistiques,
réglant
en
particulier,
certains
phénomènes
d'équivocité
et
d'ambiguité
référentielle,
ou
permettant
le
traitement
des
indéfinis
(Ducrot
1970:93).
Par
rapport
à
renonciation,
c'est
donc
globalement
une
théorie
de
type
(ii).
Dominicy
(1984:97-145)
et
Pariente
(1985:349)
sont
parfaitement
fondés
d'y
voir
une
pragmatique
générale.
Dans
la
mesure
tout
se
passe
dans
la
pensée,
il
ne
s'agit
pas
exactement
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