l`homme qui rit - Théâtre des Marionnettes de Genève

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Théâtre des Marionnettes de Genève
Dossier pédagogique – saison 2009 - 2010
L’HOMME QUI RIT
Création du Théâtre des Marionnettes de Genève
( (((
Du 10 au 21 février 2010
Adultes - adolescents
Kamishibaï, conteur-diseur,
comédienne et musicienne
Du 10 au 21 février 2010
Texte : Victor Hugo
Mise en scène et manipulation :
Isabelle Chladek
Interprétation :
Gérard Guillaumat et
Isabelle Chladek
Musique : Marie Schwab
Décor : Léonor Grivel
Lumières et structure scénique :
Pascal Jodry
Le spectacle
1. La voix des sans voix
Un récit ruisselant de merveilles où l’auteur
fait s’entrechoquer les langages, la poétique
et la politique, le réel et le surréel, l’histoire et
le mélodrame. Une nuit d’hiver, un bateleur
solitaire, qui n’a pour seul compagnon qu’un
loup, recueille une petite fille aveugle. Et un
enfant mutilé, qui fut enlevé sur ordre du roi et
défiguré, la bouche fendue jusqu'aux oreilles
comme le Joker de Batman. L’enfant se
nomme Gwynplaine, le saltimbanque Ursus et
l’animal Homo. Ursus baptise la petite fille
Déa. Les deux enfants grandissent en
s’aimant dans une vie errante qu’ils mènent
avec leur père adoptif à travers l’Angleterre.
Reconnu pour le fils d’un noble proscrit à
cause de sa fidélité républicaine, Gwynplaine
devient Lord Clancharlie. Désiré puis rejeté
par une femme très belle et très étrange, la
duchesse Josiane, il se retrouve devant le
Parlement où il tente de dire la misère du peuple et la révolution à venir. On rit de lui.
Découragé par la dureté de la société aristocratique, il revient sur le bateau qui emporte
Ursus et Déa bannis, à temps pour rejoindre celle-ci dans la mort. Mort qui n’est pas fin,
mais ouverture et accomplissement de leur amour. Jusqu’au cœur secret des mots, révélant
leur âpre saveur d’eau forte, le conteur, diseur, colporteur d’essences de vies, Gérard
Guillaumat met en lumières et ombres ce poème visuel porté par le double mouvement de
l’engloutissement et de la remontée vers la lumière. Il restitue l’écume d’un texte, son dessin.
Ouvrant sur les dimensions fabuleuses du mythe, L'Homme qui rit est une oeuvre-clé, au
centre de l’univers hugolien. Ce qui domine ici, c’est la figure humaine d’un Hugo en exil,
blessé, déchiré, désenchanté et qui continue néanmoins à rêver. On peut voir dans
l’aventure de Gwynplaine, enfant défiguré devenu paria vivant en marge de la compagnie
des hommes qui l’ont abandonné, l’itinéraire initiatique d’un homme vers son salut. Récit nuit
et lumière de l’espoir, du chaos vaincu, de la prophétie révolutionnaire au-delà des défaites
apparentes.
Avec L'Homme qui rit, Gérard Guillaumat entreprend avec Isabelle Chladek une
nouvelle expérience qui consiste à chercher un autre rapport avec le public que
celui qu'il a créé dans ses spectacles précédents. Au cœur d’un petit théâtre
japonais qui voit la pulsation, la musique et le mouvement même du récit
magnifiquement palpiter sur un écran de papier immaculé et mouvant traversé de
noirs idéogrammes, Gérard Guillaumat sait de façon étonnante et avec une
intelligence des yeux restituer la musique d’un texte, nous la rendre sensible,
évidente. De choc affectif en rencontre physique avec la partition sensorielle, se
dégage une échappée belle pour secouer les imaginaires des spectateurs
assemblés.
Figure
étendard
de
L’Homme
qui
rit,
Gwynplaine, est un enfant
qui a eu une cicatrice
indélébile inscrite sur son
visage. Ce grotesque et cette
souffrance subis ne suscitent
que
moqueries
et
incompréhension. Sauf chez
la jeune Déa qui est d'une
poésie étrange à la Tim
Burton. Aveugle, elle est
sensible
à
l’âme
en
lambeaux et au cœur
tourmenté du garçon au
sourire éternel.
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
La mer qui englouti tout
Sur leur route, ils croisent un saltimbanque philosophe et érudit, Ursus et Homo, son loup.
Autant d’acteurs de ce roman épique d’initiation, fantastique, réaliste et social à la fois, qui
vibre d’images difficilement oubliables. Hugo l’écrit : « Je représente l'humanité telle que ses
maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On
lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les
narines et les oreilles; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de
douleur, et sur la face un masque de contentement. »
Accompagné d’un petit théâtre japonais et d’une subtile partition musicale jouée en direct,
Gérard Guillaumat fait défiler les paysages intérieurs de ce drame de l’inhumaine condition.
Celle des exclus transformés en phénomènes de foire en cette seconde moitié du 19e siècle.
Rencontre public avec Gérard Guillaumat et l’équipe artistique de
L’Homme qui rit à l’issue des représentations
du vendredi 12 février et du vendredi 19 février 2010 à 20h30
2. L’art de dire
Deux questions à Gérard Guillaumat, comédien
Hugo aime les mots pour le pouvoir évocateur d’une sonorité. Et vous ?
Gérard Guillaumat : Oui,
mais l’on confond souvent
la diction et l’articulation. Je
suis très attaché à L’Art de
dire écrit en 1889 par le
poète et romancier français
Ernest Legouvé qui se
montre
attentif
à
la
technique, à la sonorité
différenciée des voyelles :
ici les a fermés, là les o
ouverts. Embrayeuse de
pensées, la musique de la
langue
shakespearienne
tire sa richesse de la
profusion des voyelles.
Quand on articule trop
bien, le spectateur s’ennuie, car il se dit in petto « comme il parle bien », « comme il dit bien
son texte ». Seule une pure diction peut faire passer des images et une pensée dans une
image, l’intelligence du texte. Les mots de Victor Hugo sont pareils aux objets. Il faut faire
entendre la sonorité des mots, jouer leur beauté et non le sentiment. Le texte doit en devenir
une pensée et une transposition concrètes qui parle directement aux gens, sans que cela
transite par le filtre culturel. Le théâtre est certes un lieu technique, privilégié, où l’on voit et
entend mieux. Mais le vrai théâtre, la vraie poétique de dire, c’est en nous que nous les
portons.
Qu’avez-vous retenu, entre autres, de L’Homme qui rit ?
G. G. : L’apparence voulue des choses et les faux-semblants sont mis à mal chez Hugo.
Dans L’Homme qui rit, oeuvre de l’exil et de l’engloutissement, Gwynplaine, enfant au
sourire scarifié, au visage saccagé par les comprachicos (ou acquéreurs d’enfants) pour être
exposé dans les foires, grandit aux côtés d’une jeune fille, Déa, aveugle aimée, qui sans le
voir, trouve sa beauté. Gwynplaine est beau car elle l’écoute, le découvre, ressent qui il est
vraiment et glisse sur son apparente difformité. Tant la rencontre est fragile, le public devrait
être aveugle quelque part pour être en disposition d’écouter. La dimension sociale et
utopique de ce récit m’a également intéressé, lorsque Gwynplaine devenu Lord Clancharlie,
déclare être le peuple. En riant de son visage, les nantis se gaussent du paupérisme et des
monstruosités qu’ils ont engendrées par leur richesse.
3. Un roman-univers
Commencé à Bruxelles le
21 juillet 1866, continué à
Guernesey, puis achevé à
Bruxelles le 23 août 1868,
Un roman d’initiation,
L'Homme qui rit est la
dernière grande œuvre d'exil
celle d’un enfant
de Victor Hugo (1802-1885).
Sa
rédaction,
souvent
abandonné dans le
interrompue, est marquée
par le double deuil qui frappe
labyrinthe du monde.
l'auteur en 1868 : Georges,
son petit-fils, et sa femme,
Adèle. Nul doute qu'il ait
exercé une influence sur le
sens du roman et développé
sa dimension métaphysique, notamment avec la conception de la mort comme
transfiguration. Cette dimension est en partie cause de l'échec que l'ouvrage rencontra à sa
parution : « J'ai voulu abuser du roman, concluait Hugo ; j'ai voulu en faire une épopée. J'ai
voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. De là une sorte de colère du public contre
moi. »
Drame de l'âme, L'Homme qui rit est d'abord un roman d'initiation, celle d'un enfant
abandonné dans le labyrinthe du monde, symbolisé tour à tour dans le récit par la presqu'île
de Portland et par le palais d'Oxford. Peu à peu, grâce à l'éducation prodiguée par Ursus et
à l'amour illuminant de Déa, il va trouver sa voie et sa vérité : la passion pure et non la
pulsion charnelle, l'élévation spirituelle dans la chute et non la perte de soi dans l'ascension
sociale.
Fenêtres multiples sur le réel
Mais Gwynplaine ne cherche pas que son salut. Il est également investi d'une mission : être,
auprès de ceux d'en haut, « celui qui vient des profondeurs » et faire entendre la voix des
opprimés. Devant les lords incrédules, il prophétise les révolutions à venir : « Tremblez. Les
incorruptibles solutions approchent (...) ; les paradis bâtis sur les enfers chancellent (...), ce
qui est en haut penche, et ce qui est en bas s'entrouvre, l'ombre demande à devenir lumière
(...) ; c'est le peuple qui vient vous dis-je, c'est l'homme qui monte, c'est la fin qui commence,
c'est la rouge aurore de la catastrophe. » Au roman philosophique se superpose un roman
politico-historique que Hugo songeait à inscrire dans une trilogie dont le second volet,
consacré à la monarchie absolue, ne vit jamais le jour. L'Homme qui rit aurait ainsi été « ce
livre où est peinte l'ancienne Angleterre, avant le livre où est peinte l'ancienne France qui
aura pour conclusion la Révolution et sera intitulé : Quatrevingt-Treize ».
L’Homme qui rit, c’est un souffle formidable, une abondance d'admirables pages, où la
fantaisie touche à l'onirisme. Le pendu goudronné sur la falaise, l'ourque (bateau) jetée aux
récifs, le loup Homo, les prouesses d'Ursus ventriloque et surtout Gwynplaine lui-même,
condensé des figures les plus emblématiques de la mythologie hugolienne − Ruy Blas et
Triboulet, Quasimodo et Danton − autant d'éléments qui ont fait qualifier de baroque, voire
de surréaliste un roman qu'il importe de remettre à la toute première place, à l'instar de
Claudel qui voyait « dans cet album de lithographies épiques et paniques le chef-d'œuvre du
grand poète ».
L’Homme qui rit se termine en s’ouvrant ; il s’achève sur une béance. La fin, c’est-à-dire la
mort de Gwynplaine et de Déa, est, à l’évidence, un commencement : le commencement de
leur véritable vie et de l’accomplissement de leur amour.
4. Correspondances
Entretien
avec
Isabelle
Chladek, metteur en scène,
manipulatrice du kamishibaï et
comédienne.
Quel a été votre désir de
départ
en
travaillant
notamment
avec
Gérard
Guillaumat pour cette nouvelle
création de L’Homme qui rit ?
L’œil et l’oreille
du spectateur
sont amenés à se promener.
Isabelle Chladek : Ce sont les
mots
« imagination »
ou
« imaginaire », que le diseur et
conteur qu’est Gérard Guillaumat entend défendre et développer, qui nous ont donné l’envie
de proposer d’autres pistes à l’imaginaire. Ainsi par l’image et la musique signée Marie
Schwab. Le souhait initial dans la collaboration avec la peintre Léonor Grivel a été de laisser
intact l’imaginaire induit par les mots de Hugo dans la création des images. Elles se
partagent entre abstraction stylisée et illustration de certains épisodes du récit. Comment ces
trois complices artistiques se racontent L’Homme qui rit tout en se présentant
simultanément à la scène en mettant l’accent sur les questions de rythmes, d’échos, de
points de convergences.
Au plan scénographique, des niveaux différents ont été modulés pour ces trois types
d’intervention, dont deux, le colporteur de mots qui se juchent au plus haut et, en contrebas,
le kamishibaï imagé que je déroule ont été placés sur des prosceniums s’étageant à
différentes hauteurs, la musicienne se déplaçant au sol entre ces plateformes. Pour les sens
du regardeur, l’œil et l’oreille du spectateur sont dès lors amenés à se promener entre ces
trois sources qui peuvent aussi composer une image unique tout en se rejoignant et se
disjoignant successivement.
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
De gauche à droite : Homo, le loup et son maître Ursus, le bateleur philosophe
Pour Hugo, le monde s’offre d’abord au regard, il est d’abord une entité visible.
Contempler pour l’écrivain, revient à comparer, favoriser les rapprochements,
approfondir à l’infini les possibles.
I. C. : Dessins et peintures d’Hugo ont été d’emblée écartés, du fait même de leur extrême
proximité avec l’univers climatique, chromatique de ce roman de la nuit et de
l’engloutissement. La présence du rouleau induit un déroulement cyclique étrangement fidèle
à l’architecture du texte hugolien. En effet, la fin y est un commencement. La mort de Déa
suivie de celle, volontaire, de Gwynplaine marque le seuil de leur véritable vie et de
l’accomplissement de leur amour. Guillaumat ouvre à son mitan un immense livre,
spectaculaire, aussi large en aplat que l’image qui se déroule au cœur du kamishibaï.
Comme si cette histoire avait déjà débuté. Si la création s’ouvre par la musique et la parole,
elle se clôt dans un mouvement symétriquement inverse : la parole se tait, la musique
s’efface alors que l’image continue de se dérouler en jouant sur le léger bruissement du
rouleau. Toutes ses expressions sont contenues l’une dans l’autre et, partant, se nourrissent
mutuellement.
Dans 50 dessins pour assassiner la magie, Antonin Artaud confie : « Quand j’écris, j’écris en
général une note d’un trait, mais cela ne me suffit pas. Et je cherche à prolonger l’action de
ce que j’ai écrit dans l’atmosphère. Alors je me lève, je cherche des consonances, des
adéquations de sons, des balancements de corps et des membres qui fassent acte et qui
appellent les espaces ambiants à se soulever, à parler… » Et, plus loin, il affirme que « ces
consonances ont un sens. » C’est en partie dans cette approche que s’inscrit notre version
de L’Homme qui rit.
Avez-vous réalisé un travail sur le fil, un travail en distanciation face au texte ?
I. C.: Nous nous sommes efforcés de ne pas dédoubler ou redoubler un écrit qui est, en
premier lieu, images offertes à l’œil avec un luxe de descriptions et une sidérante richesse
de vocabulaire. Au fil d’images originellement abstraites réalisées par Léonore Grivel,
d’autres se sont glissées aux compositions plus précises et réalistes.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
5 . Les deux mondes
Gwynplaine n’était pas laid. Il était
effrayant.
Son visage était épouvantable.
Il faisait tant peur qu’il faisait rire.
Ursus en avait fait son élève. Dès
que l’enfant avait grandi, il l’avait
produit sur la scène, c’est-à-dire
sur le devant de la cahute. L’effet
de cette apparition avait été
extraordinaire. La foule se ruait sur
Gwynplaine.
L’Homme qui rit.
Photo de répétition
« L ‘Homme qui rit », telle était la forme qu’avait prise sa célébrité. Son nom avait disparu
sous ce sobriquet comme sa face sous son rire.
L’homme aime se venger du plaisir qu’on lui fait. De là le mépris pour le comédien.
Cet être me charme, me divertit, m’enseigne, m’enchante, me console, quel mal puis-je lui
rendre ? Il me plaît, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. Où y a-t il une pierre que je la lui
jette ? Prêtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Bossuet, excommunie-le.
Rousseau, insulte-le. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. Histrion, va ! Enfermonsle dans son succès. Qu’il amasse la foule, et crée sa solitude. Et c’est ainsi que les classes
riches, dites hautes classes, ont inventé pour le comédien cette forme d’isolement,
l’applaudissement.
Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et isolé.
Par l’applaudissement il était riche ; par l’isolement il était heureux.
Il avait l’amour. Que pouvait-il désirer ?
Ce qui venait à lui, c’étaient les faibles, les pauvres, les petits. On venait acheter pour deux
sous d’oubli. Du haut de son tréteau, l’Homme qui rit passait en revue le sombre peuple. Ici
Gwynplaine lisait chômage, là exploitation, là servitude. Il se voyait, lui et Déa, avec leur tout
petit bonheur, si immense, entre deux mondes : en haut, le monde qui marche, en bas, le
monde sur qui l’on marche.
Extrait de L’Homme qui rit de Victor Hugo,
passage présent dans le spectacle.
6. Le corps engagé
Conversation avec Gérard Guillaumat, conteur et diseur
Dire Hugo, est-ce un exercice, un art qui
engage le corps tout entier ?
G. G. : Oui. Même si je demeure immobile, il
faut que l'on ressente un mouvement. Aux yeux
du chorégraphe Merce Cunningham,"la danse
commence par l’immobilité". A l'image de la
gestuelle extrêmement subtile de Cunningham
lui-même dans Events, j'aimerais voir figurer en
contrepoint au livre d'Hugo que je lis, une
chorégraphie des mains, une façon de tourner
la page, de pointer le doigt sur une phrase, de
découvrir les pleins et déliés d'une lumière
émanant du texte. Mais, au théâtre, il y a
souvent une trop grande exhibition des corps.
Pourquoi ne pas aimer le théâtre lu ? Pourquoi
faire comprendre une situation terrible par le
spectacle d'un corps souffrant alors que le
tourment s'incarne tout entier dans le mot ? Je
n’ai pourtant rien contre le mouvement du
corps.
Comme comédien, la vision des premières
créations de Pina Bausch, qui manie avec rigueur le sens du tragique, m'a beaucoup frappé
et transmis l'envie de monter sur le plateau, d'exprimer à mon tour des émotions vécues. Elle
possède l'art des ruptures de ton, d'une pensée ou d'une image à une autre, ce
surgissement brutal qui m'a tant travaillé dans l'approche d'Hugo. Les associations d'images
s'y déploient dans la rupture qui paradoxalement fait lien.
Comment s’est dessinée cette passion de colporter histoires, de transmettre des
images ?
G. G. : Elle s'affirme comme une nécessité de mémoire face à l'extrémisme de droite, dont la
démagogie marque la marche vers le pouvoir. Et c'est une vieille histoire qui trouve son
prolongement de nos jours. Je suis un ancien infirme. Déporté au camp de Buchenwald, j'en
suis sorti sans pouvoir recouvrer la parole. Je ne voulais pas être comédien et n'ai jamais eu
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
Personnage du roi.
la vocation du théâtre. Je n'avais pas l'argent pour trouver des spécialistes de la rééducation,
qui n'existaient d'ailleurs pas à cette époque. Un jour, alors que j'accompagnais dans un
cours d'art dramatique un camarade qui voulait être comédien, j'ai subitement pensé que le
théâtre pourrait me réapprendre à parler. C'est bien grâce au théâtre que j'ai repris ma
dignité et abandonné mon infirmité.
7. Une double destinée
L’intrigue en soi est d’une extravagance provocante. Le roi d’Angleterre (Jacques II), pour se
venger d’un noble vivant en exil, et fidèle à la république de Cromwell, fait vendre son fils
aux infâmes « comprachicos » qui le mutilent, transformant son visage en grimace
permanente. Contraints de fuir le pays, les « comprachicos » abandonnent l’enfant sur une
côte escarpée, en pleine tempête de neige, dans l’intention de le faire périr. Pourtant l’enfant
trouve son chemin dans cette tourmente et réussit même à sauver une petite fille qui sans lui
serait morte de froid.
Tous deux sont recueillis par un bateleur nomade. Gwynplaine, le jeune garçon défiguré, et
Déa, la jeune fille que son séjour dans la neige a rendue aveugle, grandissent ensemble et
s’aiment. Ils vivent chastement, comme frère et sœur. Pendant ce temps, la petite famille
dans sa charrette-théâtre connaît une certaine prospérité. Gwynplaine, l’homme qui rit, attire
des fouies importantes sur les champs de foire de province. La compagnie, cherchant une
célébrité plus grande encore, finit par arriver à Londres. Mais les dangers vont de pair avec
la grande ville et leur arrivée dans la capitale marque le début de la fêlure.
Divers événements vont modifier la
vie du petit groupe. Gwynplaine
subit deux tentations : celle de la
Gwynplaine a appris
chair, dans la personne d’une
duchesse impudique, Josiane; celle
au contact du peuple,
de la vanité et de l’ambition quand il
découvre qu’il est fils de noble et
et devient son porte-parole.
qu’il devient membre de la Chambre
des Lords. Mais il a appris au
contact du peuple, et devient son
porte-parole. Son discours politique
à la Chambre des Lords dénonce et prophétise avec force. A sa grande consternation, il est
reçu par des railleries et des quolibets. « L’Homme qui rit » se voit condamné à ne susciter
qu’horreur et dérision. Même si sa grimace et le rire qu’elle déchaîne sont politiquement
menaçants à longue échéance, dans le contexte immédiat ils sont sans effet. Découragé,
Gwynplaine abandonne tout espoir de succès politique, et part rejoindre sa « famille » du
cirque, désormais mise hors la loi. Le roman s’achève sur l’amour et la mort de Gwynplaine
et de Déa, tandis que leur bateau descend sinistrement la Tamise, dans le brouillard de la
nuit.
Victor Brombert
8. L’humanité balafrée
Toutes les têtes se retournèrent. Gwynplaine était debout.
Par une prodigieuse concentration de volonté, il avait réussi à ramener au sérieux
le rictus de son visage.
Pour l’instant il ne riait pas.
Un vieillard se leva effrayé.
- Qui a introduit cet homme dans la chambre ? Qui êtes-vous ?
D’où sortez-vous ?
- Du gouffre.
- Mylords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe. Le
genre humain est une bouche, et j’en suis le cri. Vous m’entendrez.
Une nuit, une nuit de tempête, j’ai fait mon entrée dans cette obscurité que vous
appelez la société. La première chose que j’ai vue, c’est la loi, sous la forme d’un
gibet ; la deuxième, c’est la richesse, votre richesse, sous la forme d’une femme
morte de froid et de faim ; la troisième, c’est l’avenir, sous la forme d’un enfant
agonisant ; la quatrième, c’est le bon, le vrai et le juste, sous la figure d’un
vagabond n’ayant pour compagnon et pour ami qu’un loup.
En ce moment, Gwynplaine, pris d’une émotion poignante, sentit lui monter à la
gorge des sanglots.
Ce qu’il fit qu’il éclata de rire.
La contagion fut immédiate. Il y avait sur l’assemblée un nuage ; il pouvait créer
en épouvante ; il creva en joie. Le rire prit toute la chambre. Et sous ce rire
grondait la colère et l’insulte.
- Qu’est-ce que ce monstre vient faire ici ?
Extrait de L’Homme qui rit de Victor Hugo,
passage présent dans le spectacle.
9. L’œil qui lit le monde
Rencontre avec Isabelle Chladek et Léonor Grivel, artiste peintre, étudiante ultraprometteuse à la Haute Ecole d’art et de design de Genève. Cette dernière qui signe
avec 60 mètres de récit imagé, l’un des plus longs décors au monde. Empreint d’une
dimension onirique et songeuse, son style peut la rapprocher, par certains aspects, de
Gustave Klimt, peintre symboliste autrichien, l’un des membres les plus en vue du
mouvement viennois Art Nouveau et d’Odilon Redon, peintre symboliste français et
coloriste de la fin du 19e siècle.
Il y a chez vous comme chez Hugo cette manière de reconnaître, dans le paysage, des
personnages, des fragments du corps humain, des animaux fantastiques. Un œil qui
sans répit lit le spectacle du monde.
Léonor Grivel : De l’abstraction originelle, l’illustration est parvenue à distinguer chacun des
personnages par une couleur spécifique. Ce sont des figures éminemment schématiques.
Parfois ressortent des éléments corporels : mains, pieds.
Lorsque Gwynplaine parle devant le Chambre des Lords, une masse, une multitude
s’affirme. Le roman amène à la représentation de deux univers que nous avons figurés en
divisant en deux l’image. Soit le monde d’en haut, les privilégiés, et celui d’en bas, le peuple
silencieux, dont le héros se dit le porte-voix. Si l’on ressent une foule, il ne s’agit que de
visages esquissés, de points, de ronds. Je suis restée attentive à une double lecture
possible, permettant de regarder l’image qui défile à la fois de près et de loin.
I. C. : Dans le champ de foire dépeint, on peut pointer à la fois ballons et têtes qui rejoint peu
ou prou la représentation de la fragmentation chère à Hugo. Il existe des formes organiques,
sorte de bulles ou de fœtus qui contiennent ici Déa et Gwynplaine, là foule et individu
comme à la Chambre des Lords. Avec subitement, un personnage qui se dégage, créant des
ruptures.
L. G. : À mes yeux, le rouleau convoie cette idée de bulle, d’amibe. De près l’on peut
percevoir des mains alors que lorsque l’on s’éloigne de l’image, on découvre également la
figure de Déa dans une composition plutôt graphique. La conception de ce rouleau s’est
réalisée à l’image d’un storyboard. Le but est que chaque spectateur puisse y voir ce qu’il
souhaite, au gré de son imaginaire, tout en ayant un certain nombre de balises
reconnaissables. Ainsi, la grotte, le loup Homo, la tentatrice Josiane ou l’ermite bateleur, qui
ne parle que pour lui-même, Ursus.
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
Josiane et la tentation de la chair.
10. Epopée et voix du peuple
Passer sous silence le contenu idéologique de L’Homme qui rit serait amputer le roman
d’un dessein avoué du narrateur et de l’une de ses dimensions centrales qui le situent dans
la ligne des Misérables et qui préfigurent Quatrevingt-treize. L’Homme qui rit, comme Les
Misérables, est une épopée du peuple, étayée sur une idéologie politico-sociale, et il
continue Les Travailleurs de la mer par le décor spatial, par la relation entre l’océan et la
mort, alors que le sentiment de la rupture et le drame de la proscription sociale établissent
un lien indissoluble entre les trois romans de l’exil. Victor Hugo est frappé dans l’Angleterre
du début du 18e siècle par la cohabitation de la liberté et des survivances féodales, sensibles
dans la rigueur inhumaine de la législation, la persistance des privilèges aristocratiques et
l’arbitraire du pouvoir monarchique.
Liberté et despotisme royal
Le droit reconnu à la liberté est sans cesse contredit par la partialité de la justice et le
despotisme royal, mais aussi par la misère du peuple, le contraste outrageant de la richesse
et de la pauvreté. « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches », écrit
Hugo. Le roman est, à travers les péripéties de l’intrigue et le discours de Gwynplaine à la
Chambre
des
lords,
une
dénonciation des méfaits de la
royauté, une mise en accusation
de la classe aristocratique, qui
« Ce qu’on m’a fait,
abuse de ses prérogatives et
on l’a fait au genre humain. »
exerce sur le peuple une
oppression, comparable à celle
Gwynplaine
des temps de la féodalité.
Un fossé infranchissable sépare
le haut et le bas de la société, nulle communication ne s’instaure, sinon à travers la tyrannie
que la richesse impose à la pauvreté dans l’ignorance du mépris. La fatalité est, dans
L’Homme qui rit, plus sociale que métaphysique…
Face à l’aristocratie
Gwynplaine est un monstre défiguré et mutilé, non par la nature, mais par les hommes, le
produit de la fatalité culturelle et la représentation de «la monstruosité sociale». La destinée,
symbolisée dans le roman par la porte, apparaît comme un piège, contre lequel les
personnages luttent vainement et par lequel ils sont vaincus…
Contre la société aristocratique de l’Angleterre, représentée par la Chambre des lords,
Gwynplaine, qui est issu du gouffre et des profondeurs, se fait le défenseur de la cause du
peuple, des opprimés et des déshérités. Il devient «le lord des pauvres», qui parle en leur
nom, au nom de l’humanité souffrante et malheureuse, écrasée par la misère et l’injustice. Il
s’élève contre la « Babel sociale », proclame la souveraineté du peuple et le droit à la
démocratie par les moyens dont il dispose, c’est-à-dire par la puissance de la parole. «Je
serai le Verbe du Peuple». Il prophétise le retour à la République à laquelle son père est
demeure fidèle dans I’exil, l’avènement du dégel sombre» et de «la rouge aurore de la
catastrophe » (…) Gwynplaine est simultanément un être réel qui porte les stigmates de la
souffrance et un être symbolique, figurant le destin de l’humanité.
« - Je suis un symbole. (…) J’incarne tout. Je représente l’humanité telle que ses
maîtres l’ont faite. L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre
humain. »
Par sa grimace et sa difformité, Gwynplaine est un raccourci de l’humanité, opprimée par la
fatalité sociale…
Marc Eigeldinger et Gérald Schaeffer
10. Ecriture et dessin chez Hugo
Il est peu d’écrivains qui, à l’instar
de Victor Hugo, aient démontré
avec une telle évidence et une
telle constance que l’écriture
Victor Hugo se passionne
relève aussi de l’art du dessin.
Que
les
lettres
constituant
pour les dessins d’enfants
l’alphabet ne sont pas de simples
instruments du sens mais qu’elles
offrent au regard une figure et que
leur assemblage peut former des mots qui ont une qualité purement plastique. A leur tour les
mots définissent un mouvement, les lignes ajoutées aux lignes composent une page et celleci devient du même coup un espace, un spectacle. Hugo se regarde écrire. En soi, déjà, sa
graphie est belle, souple, aérée, et il admire le flux des signes qui se déversent sur le papier
pendant qu’il rédige.
Jeux graphiques
Dans ses manuscrits, ses notes et copeaux, il ne se limite pas aux ratures mais il favorise
toutes sortes de jeux graphiques, de griffonnages, de plis et replis qui appartiennent autant
au travail de l’écrivain qu’à la sensibilité du dessinateur. Sa page est dynamique, variée,
complexe. Dans l’énorme entreprise d’écriture que fut l’oeuvre du poète, on comprend vite
que ce dernier ne s’est pas toujours satisfait du seul devoir de raconter une histoire, de
décrire un paysage ou de brosser par les mots le portrait de l’un ou l’autre de es
personnages…
Pour les mêmes raisons qui lui font aimer le grotesque, Victor Hugo se passionne pour les
dessins d’enfants, car ces derniers — qui n’ont pas encore acquis la notion du beau et de
l’harmonie — s’y expriment avec la spontanéité de la vie à l’origine. Nombreux sont les
témoignages où (…) cet écrivain consacré s’amuse à la parodie avec ses enfants et suscite
des griffonnages auxquels il mêle sa plume. Langage inabouti, ramené à peu de traits et à
quelques indications sommaires qui constituent dans ce cas aussi un premier alphabet dans
l’apprentissage de la figuration.
Florian Rodari in : L’Esprit de la lettre. Maison Victor Hugo.
11. L’Océan, un univers fantastique
Dans ses romans de la mer,
Hugo puise en l’Océan
comme en un réservoir de
fantastique. L’Océan est le
lieu de l’engloutissement,
l’abîme inquiétant, le gouffre
du fond duquel peut resurgir
le fameux chaos, producteur
de
toute
matière
monstrueuse. On se souvient
que dans Les Travailleurs de
la mer, Gilliatt (pêcheur
solitaire, marginal, amoureux
d’une belle jeune femme et
s’en allant braver l’océan
Dessin de Victor Hugo
pour elle) revenait du rocher
Douvres avec, sur le visage, « le masque de l’abîme ». Le « masca ridens » (masque de
rire), n’est-ce pas, d’une certaine façon, la marque symbolique de l’abîme qui « dépose » le
malheureux monstre sur le rivage? L’océan diffuse en effet un filtre empoisonné, répand des
ondes maléfiques, frotte l’espace civilisé de son écume. Constamment, la menace rôde sur
l’océan, en haute mer, dans les endroits profonds et accidentés : l’engloutissement d’un être
ou d’un vaisseau est présenté alors comme la descente vers le gouffre infernal, puits sans
fond de la matière. Il y a, en haute mer, êtres réels ou chimères, des agents du chaos: dans
Les Travailleurs de la mer, c’est la terrible pieuvre engraissée de la chair de Clubin, autre
Titan du Mal. Dans L’Homme qui rit, ce sont les Comprachicos chargés du poids de leurs
crimes, l’araignée kraken des légendes…
Dans ces deux romans, Hugo définit un périmètre de chaos lié à l’Océan : dans Les
Travailleurs de la mer, c’est l’écueil Douvres, dans L’Homme qui rit, c’est le palais
chimérique de Josiane qui ressemble à un bois ou à une grotte sous-marine…
Lieu magnétique du fond duquel la monstruosité infuse, capable de générer aussi bien « le
masque du grand rire infernal », le « Léviathan » que l’étrange beauté de la duchesse
Josiane. Véritable entonnoir des monstres, l’Océan produit forcément le chaos qui nourrit
l’ensemble de l’œuvre.
Eric Bertrand
12. Les personnages principaux
« Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite.
L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain.
On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence,
comme à moi les yeux, les narines et les oreilles;
comme à moi, on lui a mis au coeur un cloaque de colère
et de douleur, et sur la face un masque de contentement. »
Victor Hugo, L’Homme qui rit
► Gwynplaine
Anglais de haute naissance, il fut enlevé, tout enfant, par des
« Comparchicos », un mot inventé par Hugo signifiant « acheteurs d’enfants », des
kidnappeurs spécialisés dans un trafic de divertissement et de soustraction d’enfants
souvent gênants pour une lignée. Les « Comparchicos » ont rendu Gwynplaine infirme
en déformant son visage, marqué pour toujours d’un rire monstrueux. Devenu acteur
ambulant, il mène une existence difficile. Mais une jeune fille aveugle, Déa, s’éprend de
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
Personnage de Gwynplaine.
lui, conquise par l’élévation de son âme. Gwynplaine, de son vrai nom baron
Clancharlie est finalement rétabli dans ses titres et dignités, et s’efforce vainement de
concilier le monde des humbles, où il a vécu, avec celui des classes possédantes.
Gwyplaine, l’homme à l’éternel sourire, est le vivant symbole d’une bonté impuissante à
s’extérioriser, d’une douleur secrète. À la fin du récit, le loup Homo a le museau penché
vers la mer, donnant l’indication que Gwynplaine s’est probablement jeté par-dessus
bord et noyé.
Quand Gwynplaine tente d’apostropher les Lords sur leur indécence et veut se
présenter comme « La Misère » qui vient « de l’Abysse », ils rient de sa performance,
l’appelant un clown, « l’homme qui rit », un histrion et un bouffon. Gwynplaine, le plus
parfait des bouffons, ne se vengera pas, mais il tentera, par sa parole, de venger tous
les humiliés.
Au début, l’enfant n’est qu’un profil sur fond de chaos. Sa silhouette est ébauchée dans
un temps et un espace qui sont ceux du mythe. Il incarne une humanité souffrante,
chétive, opiniâtre qui se fraie un chemin de survie au sein d’un univers âpre hostile.
Gwynplaine est le mélange curieux du physique de Quasimodo, figure principale de
Notre-Dame de Paris (à la grimace se substitue une autre forme de laideur, la
déformation du visage en un rire figé) et du caractère de Jean Valjean, un des
personnages principaux des Misérables. En lui se résument et s’achèvent les portraits
de bouffons et de monstres éparpillés dans l’oeuvre de Hugo. Gwynplaine assume les
aspirations humanitaires et sociales de Jean Valjean.
► Déa
Enfant aveugle recueilli par un vagabond, Ursus, elle est aimée par
Gwynplaine. Sa cécité, qui la voue à une existence intérieure, ne la rend sensible
qu’aux qualités de l’âme. Aussi ne voit-elle en Gwynplaine que sa beauté morale et
répond-elle à son amour. Elle incarne la conception romantique de l’amour, où la
rencontre procède de rapports occultes et d’un appel mystérieux de l’être. Pendant
qu’Ursus s’est assoupi, Déa se déclare finalement à Gwynplaine, mais meurt
soudainement et sans explication.
Elle est, face à la duchesse Josiane, la seule femme des romans de Hugo qui ait une
dimension cosmique. Elle appartient au Ciel et, quand Gwynplaine la recueille sur le
sein de sa mère, elle est aux limites de l’existence. Déa est de complexion fragile,
Ursus s’en inquiète et décèle très vite chez elle les signes d’une faiblesse
physiologique qui lui sera fatale au dénouement.
► Ursus
C’est un saltimbanque philosophe, doté d’une culture réelle, et dont le
grand coeur s’accompagne d’un pessimisme extrême. Il s’habille de peaux d’ours (d’où
le nom « ursus », ours en latin) et est accompagné d’un loup domestique baptisé Homo
(homme en latin, d’après l’expression « Homo homini lupus » de Hobbes (« L’homme
est un loup pour l’homme »). Ursus ne hait pas les hommes, mais il n’a plus aucune
confiance en eux. Ce qui sauve cette figure tourmentée du désespoir qu’engendre
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
L’entrée de la cave
toute faillite, c’est sa générosité intérieure qu’il dissimule sous une apparence
rébarbative. Il élève avec un soin amoureux deux enfants abandonnés, Déa et
Gwynplaine. Ursus est misanthrope et pourtant altruiste. Il doit sont effet dramatique à
la coexistence de ces motifs contraires. Le personnage d’Ursus existe d’abord comme
« voix ».
Le talent remarquable de ce saltimbanque auteur, philosophe, metteur en scène et
administrateur, c’est la ventriloquie. Elle est une arme précieuse, signe de la grande
habileté du personnage. Il diffuse, par le rayonnement de son talent, ce que Hugo a pu
appeler « le théâtre en liberté ». À travers le personnage d’Ursus, Hugo manifeste les
différentes facettes de l’homme, du celui qui interpelle et provoque inlassablement la
science, la philosophie, la métaphysique et la poésie. Il met constamment sa pensée à
l’épreuve de la parole, ce qui fait de lui un éternel inquiet, sans cesse occupé à sonder
diverses énigmes et à s’interroger.
► Josiane
Cette femme, duchesse, qui incarne la chair et la sensualité est aussi
de nature océanique et liquide. Sa parole est pour Gwynplaine comme une
« tempête ». Après une certaine hésitation, Gwynplaine choisit de ne pas répondre à
ses avances et de rester avec Déa.
Vers 1705, elle a vingt-trois ans et son fiancé, David en a quarante-quatre. Elle est la
fille illégitime de Jacques II, ce qui lui donne une arrogance particulière :
« Josiane, en outre, se sachant bâtarde, se sentait princesse », écrit Hugo. Cet orgueil
triomphant se manifeste sous diverses formes tout au long du roman : elle est si
« formidable », que tout son corps, chair superbe, oeil double, bleu et noir, esprit malin,
n’existe que dans la provocation. Elle apparaît aussi comme l’un des avatars d’une
aristocratie corrompue, avide de sensations fortes. Sous Élisabeth, Hugo évoque en
effet le goût particulier qu’une certaine aristocratie accorde aux cas monstrueux.
► Wapentake
un serviteur de la couronne qui, par le simple toucher, contraint
qui que ce soit de le suivre sous peine de mort.
► La reine Anne
Fille de Jacques II, elle règne douze ans à partir de 1702 à
grands renforts de dépenses qui assurent son prestige extérieur. Elle commence son
règne en 1702. Hugo la juge médiocre et établit un parallèle entre son règne et celui de
Louis XIV afin de souligner les faiblesses de la reine d’Angleterre. L’un des aspects
psychologiques du personnage, c’est son complexe d’infériorité.
13. Gérard Guillaumat : parcours
Gérard Guillaumat découvre le théâtre après la guerre, à Paris. Deux rencontres lui font
découvrir rapidement que le théâtre ne se réduit pas à «être reconnu». L'une avec Charles
Dullin en 1947 auprès duquel il commence à apprendre le métier et à jouer, l'autre avec
Gérard Philipe : « Il m'a montré un théâtre qui m'a satisfait ».
Au début des années 50, il est en Angleterre. Il participe au travail de l'Anglo-FrenchTheater, une troupe qui réunit d'autres apprentis tels que Peter Brook ou Peter Zadek.
Après Londres et New-York, où il suit en qualité d'auditeur les cours proposés par l'Actor's
Studio, il décide de rentrer immédiatement au pays où il rejoint Jean Dasté qui le fait jouer
dans toutes ses mises en scène. Il interprète, entre autres rôles, le comte Almaviva
du Mariage de Figaro de Beaumarchais, Smerdiakov des Frères Karamazov de Dostoïevski.
Peu après Jean Dasté lui confia la responsabilité des «Tréteaux», seconde troupe de la
Comédie de Saint-Etienne. Il y met en scène notamment Tchekhov, Ionesco, Labiche,
Molière et présente ces spectacles jusque dans les localités les plus démunies de la région.
Ce n'est qu'en 1962, qu'il rejoint Roger Planchon qui a fondé peu de temps auparavant le
Théâtre de la Cité à Villeurbanne. A part quelques échappées avec Jo Tréhard à Caen pour
interpréter Richard Il de Shakespeare ou avec Patrice Chéreau à Sartrouville pour créer Don
Juan de Molière, qu'il avait déjà interprété au début des années 60, sous la direction de
Gabriel Monnet, il continue de collaborer avec Planchon.
Il se souvient avoir vu, lorsqu'il était en Angleterre, un comédien, Emlyn William, conter en
public des extraits des romans de Charles Dickens, tout comme ce dernier avait pu le faire
sur la fin de sa vie. Il en fut bouleversé. « C'est ainsi, dit-il, que j'ai eu envie de faire mes
propres expériences. Conter, c'est une façon directe de partager avec le public, à travers un
auteur, notre histoire à tous ».
Gérard Guillaumat ne peut conter qu'un
texte qu'il a beaucoup de plaisir à dire.
Ce qui lui plaît chez des auteurs tels
que Dickens, Maupassant ou Sartre,
c'est «leur poids d'humanité». Il
souhaite que le spectacle donne envie
au public de découvrir ou redécouvrir
l'oeuvre de l'écrivain qu'il a choisi de
dire.
Avec L'Homme qui rit de Victor Hugo,
Gérard Guillaumat entreprend, en
collaboration avec Isabelle Chladek, une
nouvelle expérience qui consiste à
chercher un autre rapport avec le public
Dessin de Victor Hugo
que celui qu'il a créé dans ses spectacles précédents. En compagnie d’une musicienne et
d’un petit théâtre japonais dont les rouleau imagés sont actionnés par une manipulatrice,
devant un livre, il raconte l'histoire de Gwynplaine tel qu'un lecteur d'autrefois pouvait
s'adresser à son public.
14. Pistes pédagogiques
► Etude d’un passage
« La nuit était épaisse et lourde, l’eau était profonde. Il s’engloutit. Ce fut une disparition
calme et sombre.
Le navire continua de voguer et le fleuve de couler.
Peu après le navire entra dans l’Océan.
Quand Ursus revint à lui, il ne vit plus Gwynplaine, et il aperçut près du bord Homo qui hurlait
dans l’ombre en regardant la mer. »
- Pourquoi peut-on dire que ce dénouement constitue une apothéose ?
- Quel rôle chacun des personnages joue-t-il à la fin du récit ?
► Questions et réflexions
- Comment Gwynplaine est-il devenu l’homme qui rit ?
- Pourquoi ce nom est-il ironique ?
- Dans quelle mesure peut-on dire que Gwynplaine est un héros romantique ?
- Expliquez l’origine du lien qui unit Gwynplaine à Déa.
- Quelles sont les deux identités de Gwynplaine ?
- Pourquoi Gwynplaine fascine-t-il Josiane ?
- Quel rôle la mer joue-t-elle dans ce roman ?
- Relevez les passages qui mettent en scène le contraste entre les ténèbres et la lumière.
- Le discours de Gwynplaine à la Chambre des lords. Par quels moyens le jeune homme
parvient-il à mobiliser l’attention de son auditoire ?
- Pourquoi peut-on affirmer que les personnages principaux de ce roman ont une dimension
symbolique plutôt que psychologique ?
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor. Le bateau.
15. Victor Hugo : une vie multiple
Victor Hugo est né à Besançon le 26 février 1802. Fils d'un général de Napoléon, il suivit
d'abord son père dans le hasard des expéditions et des campagnes, en Italie, en Espagne,
où il fut page du roi Joseph et élève au séminaire des nobles de Madrid. Vers l'âge de onze
ans, il vint s'établir avec sa mère, séparée à cette époque du général, à Paris, dans le
quartier, presque désert alors, du Val-de-Grâce. C'est là qu'il grandit dans une liberté d'esprit
et de lectures absolue, sous les yeux d'une mère extrêmement indulgente et assez
insoucieuse à l'endroit de l'éducation. Il s'éleva tout seul, lut beaucoup, au hasard, s'éprit,
dès quinze ans, à la fois de vers et de mathématiques, se préparant à l'École polytechnique
et concourant aux Jeux floraux
Journaux (Le Conservateur littéraire), romans (Bug-Jargal, Han d'Islande), théâtre (Amy
Robsart avec Ancelot, à l'Odéon, chute), vers (Ballades et nouveaux recueils d'Odes)
l'occupent jusqu'en 1827. A cette date, il donne Cromwell, grand drame en vers (non joué),
avec une préface qui est un manifeste. En 1828 il écrit Marion de Lorme, drame en vers, qui
est interdit par la censure, en 1829 les Orientales, en 1830 Hernani, joué à la Comédie
française, acclamé par la jeunesse littéraire du temps.
Dès lors Victor Hugo se multiplie en créations. Les recueils de vers et les drames se
succèdent rapidement. En librairie, c'est Notre-Dame de Paris, roman (1831), Littérature et
philosophie mêlées (1834), Feuilles d'automne, poésies (1831), Chants du crépuscule,
poésies (1835), Voix intérieures, poésies (1837), Rayons et Ombres, poésies (1840), Le
Rhin, impressions de voyage (1842). Au théâtre, c'est Le Roi s'amuse, en vers (1839),
représenté une fois, puis interdit sous prétexte d'allusion politique, Lucrèce Borgia, en prose
(1833), Marie Tudor, en prose (1833), Angelo, en prose (1835), Ruy Blas, en vers (1838), les
Burgraves, en vers (1843).
En 1841 il avait été élu de l'Académie française, après un premier échec. En 1845 il fut
nommé pair de France. En 1848 il fut élu député de Paris à l'Assemblée Constituante, fonda
le journal l'Evénement pour préparer sa candidature à la Présidence de la République, et
devint un personnage politique. A la Constituante, il siégea parmi la droite et vota
ordinairement avec elle. Peu soutenu dans sa candidature à la Présidence, mais réélu
député de Paris, il siégea à gauche à l'Assemblée législative, se marqua énergiquement
comme anti-clérical (Loi sur l'enseignement) et inclina peu à peu vers le groupe socialiste.
Au 2 décembre 1851 il se mêla au mouvement de résistance, et dut prendre la route de l'exil.
Il se retira en Belgique, puis à Jersey, puis à Guernesey, refusa de bénéficier des amnisties,
et ne rentra en France qu'en 1870. Pendant son séjour à l'étranger, il publia notamment la
première Légende des Siècles (1859), Les Misérables, roman (1862), Les Travailleurs de la
mer, roman (1866). En avril 1869, il publie L’Homme qui rit.
L’Homme qui rit. Peinture de Léonor Grivel pour le décor.
La scène.
Revenu à Paris sous la troisième république, il vit le siège de 1870 et la guerre civile de
1871, qui lui inspirèrent l'Année terrible, poésies (1872). il donna encore la deuxième
Légendes des Siècles, poésies (1877), l'Art d'être Grand-Père, poésies (1877), la troisième
Légende des Siècles, poésies (1881), les Quatre vents de l'esprit, poésies (1882).
Il avait été nommé sénateur par le collège électoral de Paris en 1876. Il parla peu. Il vota
constamment avec la gauche. Ses opinions politiques d'alors étaient représentées par le
journal Le Rappel, fondé vers la fin de l'Empire par ses parents et alliés.
Il mourut le 22 mai 1885, « dans la saison des roses », comme il l'avait prédit quinze années
auparavant, à l'âge de 83 ans, comme Goethe. Son corps fut déposé au Panthéon, après les
funérailles les plus magnifiques que la France ait vues depuis Mirabeau. Il a laissé une
grande quantité d'œuvres inédites qui paraîtront successivement. En 1886 on en a donné
deux, le Théâtre en Liberté, et la Fin de Satan, qui n'ont rien ôté à sa gloire.
Une œuvre d’une grande diversité
Roman, critique, voyages, histoire dialoguent dans l'œuvre de Victor Hugo avec le lyrisme,
l'épopée, le théâtre en un ensemble dont le « poète » a souvent proposé des articulations
historiques, géographiques ou idéologiques plutôt qu'une périodisation. En règle générale,
l'œuvre en prose a pour fonction de recueillir les éléments les plus secrets de l'œuvre
poétique ; plus neuve et plus audacieuse ainsi, elle peut servir de préface à toute la création
hugolienne. Elle se distribue pourtant en trois masses : la mort de Léopoldine, en 1843, entre
l'Académie (1841) et la Chambre des pairs (1845), marque une première rupture ; vers 18661868, c'est le tournant proprement historique et politique. Chacune de ces masses est
caractérisée par la présence de romans ou quasi-romans (Han d'Islande, Bug-Jargal, Le
Dernier Jour d'un condamné, Notre-Dame de Paris, Claude Gueux, pour la première ; Les
Misérables, Les Travailleurs de la mer, pour la deuxième ; L'Homme qui rit et QuatrevingtTreize, pour la troisième), de textes mêlés d'histoire, de politique et de voyages (pour
l'essentiel, respectivement : Le Rhin ; Choses vues et Paris ; Actes et Paroles et Histoire
d'un crime) et enfin d'essais critiques.
16. Bibliographie
•
Victor Hugo, L’Homme qui rit, Paris Folio, 2004
•
Victor Hugo, L’Homme qui rit, Paris Flammarion, 2 volumes, 1982
•
André Besson, Victor Hugo, Paris, France-Empire, 2001
•
Sophie Grossiord, Victor Hugo. « Et s’il n’en reste qu’un… », Paris,
Gallimard, 1998
•
Henri Guillemin, Hugo, Paris, Le Seuil, 1988
Les
•
« Victor Hugo. Deux siècles de légende », In : Magazine littéraire, janvier
2002
•
« Victor Hugo. Deux siècles de légende », In : Magazine littéraire, janvier
2002
•
Eric Bertrand, Etude sur Victor Hugo, « L’homme qui rit », Paris, Elipse, 2003
•
Victor Brombert, Victor Hugo et le roman visionnaire, Paris, Puf, 1985
•
Fernando de Felipe, L’Homme qui rit. D’après l’œuvre de Victor Hugo, bande
dessinée, Paris, Glénat, 2000
•
L’Esprit de la lettre. Maison Victor Hugo, Arles, Actes Sud, 2007
•
Joë Friedemann, Victor Hugo, un temps pour rire, Saint-Genouph, Nizet,
2002
•
Jean-François Kahn, Victor Hugo. Un révolutionnaire, Paris, Fayard, 2001
•
Pierre Laforgue, Hugo. Romantisme et Révolution, Paris, Puf, 2001
•
Louis Perche, Victor Hugo, Paris, Seghers, 2001
•
Maxime Prévost, Rictus romantiques : politiques du rire chez Victor Hugo,
Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2002
•
Frank Wilhelm (dir.) Actualité(s) de Victor Hugo, Paris, Maisonneuve &
Larose, 2005
ouvrages
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Bertrand Tappolet
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