Pour une anarchie éclairée de l'enseignement des lettres
Antoine Desjardins est professeur de lettres, coauteur de Sauver les lettres: des professeurs accusent
(Textuel), membre du Comité Orwell. Il soutient l'appel pour le rétablissement des horaires de
français.
Je tiens à ma Liberté.
Raison pourquoi jamais je ne m'assujettirai à aucun «socle» ni à aucune «compétence».
Arrière, socles, compétences, et autres boutiquailleries mortifères! Arrière «projets» et «pilotage»!
Arrière machins blêmes et sans âmes! Trucologie écervelante et inane! Lavage de cerveau totalitaire!
Mon projet - y compris pédagogique - est d'assassiner toutes les servitudes à venir, d'ôter le fer du
pied des galériens petits et grands. De faire voir les mouettes circonflexes qui font de grands signes
et écrivent des phrases trop longues, montrer aux enfants les daurades du flot bleu de Rimbaud, les
poissons d'or, le rut des béhémots… ah ah! Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs, les
panthères à peau d'hommes!
Ouvrir le compas des esprits par le moyen de l'apprentissage de la vraie belle langue, par le rêve
éveillé de la lecture, par la maîtrise des bons instruments de la pensée.
Jamais je ne ferai d'EPI sur le régime de Madame Bovary, jamais Robinson Crusoé ne sera pour moi
le prétexte à disserter sur l'habitat, le tri des ordures ni même la citoyenneté! Qu'on arrête d'insulter à
l'intelligence et au goût! Qu'on cesse d'être ineptes et inaptes! Qu'on me fasse taire ces grandes têtes
molles de la pédagogie low-cost la plus sinistre qui improvisent, probablement le couteau
hiérarchique dans les reins, ces séquences interdisciplinaires idiotes, lauréates du concours Lépine de
l'innovation absurde! Ce n'est pas possible d'être aussi passionnément attachés à liquider
l'Imagination, le Beau, le Vrai et même l'Utile pour promouvoir la médiocrité et le chaos.
Autant couper aux ciseaux de cuisine les ailes des goélands!
Je préfère avoir raison avec l'enfant d'éléphant que tort avec Madame la directrice de l'enseignement
scolaire, et autres gestionnaires du désastre ; je préfère les morves d'azur et les confitures exquises
aux bons poètes à l'huile de foie de morue infecte (fût-elle interdisciplinaire) de Madame le Ministre,
qu'on est priés d'avaler les yeux fermés.
Mes élèves n'auront pas d'iPad parce qu'ils n'en ont pas véritablement besoin. Comme les enfants de
feu Steve Jobs, ils sauront très bien s'en passer.
Je refuse de travailler avec quiconque en «interdisciplinarité». Je veux travailler avec qui je veux,
uniquement si l'envie m'en prend et si quelque affinité véritable, intellectuelle et culturelle se noue.
Je rejette de toutes mes forces la logorrhée managériale épandue sur l'école, les sulfates et les
pesticides immondes qui empoisonnent nos sources, défigurent les fruits de notre travail et de notre
culture, travestissent ou édulcorent la vérité géométrique de nos campagnes, dénaturent le réel de
l'instruction, trichent et truquent les récoltes, mentent sur le goût du raisin et la couleur des blés,
uniformisent les rendements. Tromperie sur la marchandise, fraude, mensonge, packaging
commercial, prostitution, racolage, manipulation des chiffres et des faits, monnaie de singe des
diplômes, prêchi prêcha citoyen crypto-sectaire, embrigadement dans la bien pensance, je laisse tout
cela aux pharisiens.
Je respecte la foi véritable, je hais les pharisiens qui n'ont que leurs grimaces et ne croient rien.
Je tiens à ma liberté dite pédagogique comme à la prunelle de mes yeux, comme à la prunelle des
yeux de la chouette glaukôpis -aux yeux pers- celle de Minerve! La chouette du savoir, la chouette
de la sagesse, qui prend son vol dans la nuit ...
Je hais aussi la plupart des didacticiens en chambre qui pensent pouvoir décoller artificiellement
«l'apprendre à apprendre» de l'apprendre quelque chose . Apprendre est un verbe transitif direct qui
crève de n'être pas complémenté, lesté, par un bon vieux complément d'objet. On apprend quelque
chose bon sang! Et jamais on a vu quelqu'un apprendre en tournant en rond dans son ignorance, livré
à lui même et autonome, ou bavardant dans un petit groupe.
Comme la conscience de Husserl est toujours conscience de quelque chose, on enseigne toujours
quelque chose et non du vide. On donne l'alphabet grec, on fait traduire du latin.
Je ne ferai pas de grilles de mots croisés citoyens sur les ABC de l'égalité. Je ne ferai pas de
«brainstorming» sur un «paper board». Je ne «finaliserai» rien. Je n'aurai pas d'»objectif» (on laisse
cela à Auchan). Je ne «produirai» pas.
Mon seul objectif est d'augmenter par tous moyens la puissance d'être et d'agir (Spinoza) des élèves.
Mon objectif est de rappeler à ceux-ci que l'humanité est faite de plus de morts que de vivants! Qu'il
y eut un Ronsard, un Molière, un Condorcet, un Victor Hugo, un Jaurès!
Je préfère aller visiter l'Enfer de Dante qu'entrer dans un «référentiel»! Je ne sais pas ce que c'est et
je ne tiens pas à le savoir. Je préfère que l'école devienne l'Abbaye de Thélème du savoir joyeux
qu'une triste salle informatique offerte par Microsoft où l'enseignant deviendrait un moniteur
ectoplasmique.
Je refuse d'être un exécutant avec sa feuille de route à émarger, ses cases à cocher. Je ne suis pas le
poinçonneur des Lilas.
Je ne marche à aucun pas, surtout pas technocratique, bureaucratique, politique, numérique. J'em***
les gendarmes et la maréchaussée, les revizors, les torquemadas de la scientologie pédagogico-
thanatophile en milieu industriel, les experts de la géolocalisation commerciale. Les administrateurs
du néant posthumaniste.
Je n'aurai aucune «traçabilité» sinon dans le souvenir de mes élèves et dans les papiers de mes cours
ou de mes notes.
Je pousserai parfois les élèves et les étudiants à écrire dans les marges. Je les étonnerai et je les
déstabiliserai. Je leur apprendrai les meilleures prises de karaté rhétorique pour tordre les genoux de
leur sous-chef de bureau tyrannique. Mes élèves veulent être des samouraïs du verbe, savoir
manipuler le grand sabre de la langue, faire briller haut la puissance de la parole. Aiguiser leurs
arguments, développer de longues parades complexes. Il leur faut la grammaire et tous ses exercices,
il leur faut le vocabulaire, chatoyant, il leur faut la logique et le Logos.
Oui, ils veulent travailler, car ils savent que le travail est un trésor.
J'enseignerai le passé simple à tous, sans distinction d'origine et de religion! J'irai même jusqu'au
subjonctif imparfait! Je ferai apprendre le Bateau ivre et goûter les préciosités de la langue de
Madame de Sévigné. Je ne leur cacherai pas qu'Arthur ne savait pas se tenir à table, qu'il était
provocateur et outrancier, qu'on peut avoir des semelles de vent et être pourtant un as de la
grammaire et du latin: ceux à qui on apprend mal ou très imparfaitement la règle, ceux à qui on
apprend le geste de la déconstruire avant même de l'avoir inculquée et d'en avoir fait comprendre le
rôle et l'esprit, ceux à qui la Règle a été refusée, ne connaîtront jamais la jouissance de la
transgression de celle-ci et la possibilité de subversion ne leur sera pas donnée.
Aucun excès et aucun paroxysme ne sont à redouter, aucune effraction à l'ordre du Symbolique et
aucune jouissance: à peine une apparence d'égratignure. Le geste précis de la déconstruction suppose
connue la logique qui a présidé à la construction. Il n'a rien à voir avec la destruction. On peut douter
dès lors que nos élèves aient jamais la possibilité de rien déconstruire ni de porter un regard
généalogique sur ce qu'ils font, sont, pensent, si l'on ne leur apprend pas d'abord, méthodiquement,
systématiquement, progressivement comment les choses (et singulièrement la langue) sont
construites. L'interdisciplinarité est une utopie universitaire quand on parle des fondements du
savoir. Elle est immédiatement dévoyée.
Il est grand temps de changer de paradigme et d'aller vers une école démocratique de l'exigence pour
tous, comme l'explique le sociologue et spécialiste de l'éducation Jean-Pierre Terrail dans un ouvrage
récent. Et de grâce, qu'on laisse aux enseignants la maîtrise de leur enseignement.
Attention, Messieurs dames les réformateurs, si vous touchez à ma liberté pédagogique, je vais
mordre usque ad sanguinem...
Si vous ne me rendez pas du temps disciplinaire, du bon temps qui dure, épais et solide, je planterai
encore mes crocs très avant dans les fesses de vos zélateurs et autres missi dominici en chaise à
porteurs. Je vendrai cher ma peau et celle de mes élèves.
«Les chiens enragés sont beaux» dit le poète résistant René Char.Ni Dieu Ni maître, ajouterais-je.
Je ne mangerai pas de cette absence de pain-là.
Liberté pédagogique!
Liberté!
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