Je pousserai parfois les élèves et les étudiants à écrire dans les marges. Je les étonnerai et je les
déstabiliserai. Je leur apprendrai les meilleures prises de karaté rhétorique pour tordre les genoux de
leur sous-chef de bureau tyrannique. Mes élèves veulent être des samouraïs du verbe, savoir
manipuler le grand sabre de la langue, faire briller haut la puissance de la parole. Aiguiser leurs
arguments, développer de longues parades complexes. Il leur faut la grammaire et tous ses exercices,
il leur faut le vocabulaire, chatoyant, il leur faut la logique et le Logos.
Oui, ils veulent travailler, car ils savent que le travail est un trésor.
J'enseignerai le passé simple à tous, sans distinction d'origine et de religion! J'irai même jusqu'au
subjonctif imparfait! Je ferai apprendre le Bateau ivre et goûter les préciosités de la langue de
Madame de Sévigné. Je ne leur cacherai pas qu'Arthur ne savait pas se tenir à table, qu'il était
provocateur et outrancier, qu'on peut avoir des semelles de vent et être pourtant un as de la
grammaire et du latin: ceux à qui on apprend mal ou très imparfaitement la règle, ceux à qui on
apprend le geste de la déconstruire avant même de l'avoir inculquée et d'en avoir fait comprendre le
rôle et l'esprit, ceux à qui la Règle a été refusée, ne connaîtront jamais la jouissance de la
transgression de celle-ci et la possibilité de subversion ne leur sera pas donnée.
Aucun excès et aucun paroxysme ne sont à redouter, aucune effraction à l'ordre du Symbolique et
aucune jouissance: à peine une apparence d'égratignure. Le geste précis de la déconstruction suppose
connue la logique qui a présidé à la construction. Il n'a rien à voir avec la destruction. On peut douter
dès lors que nos élèves aient jamais la possibilité de rien déconstruire ni de porter un regard
généalogique sur ce qu'ils font, sont, pensent, si l'on ne leur apprend pas d'abord, méthodiquement,
systématiquement, progressivement comment les choses (et singulièrement la langue) sont
construites. L'interdisciplinarité est une utopie universitaire quand on parle des fondements du
savoir. Elle est immédiatement dévoyée.
Il est grand temps de changer de paradigme et d'aller vers une école démocratique de l'exigence pour
tous, comme l'explique le sociologue et spécialiste de l'éducation Jean-Pierre Terrail dans un ouvrage
récent. Et de grâce, qu'on laisse aux enseignants la maîtrise de leur enseignement.
Attention, Messieurs dames les réformateurs, si vous touchez à ma liberté pédagogique, je vais
mordre usque ad sanguinem...
Si vous ne me rendez pas du temps disciplinaire, du bon temps qui dure, épais et solide, je planterai
encore mes crocs très avant dans les fesses de vos zélateurs et autres missi dominici en chaise à
porteurs. Je vendrai cher ma peau et celle de mes élèves.
«Les chiens enragés sont beaux» dit le poète résistant René Char.Ni Dieu Ni maître, ajouterais-je.
Je ne mangerai pas de cette absence de pain-là.
Liberté pédagogique!
Liberté!