Le
théâtre
antique:
action
pour
une
pensée
La
lecture des Bacchantes
nous
saisit
comme
le
sujet
a
saISIr
Euripide. Le génie de
l'auteur
réside
ainsi
moins
dans
l'intrigue
que
dans
la
manière
dont
les mots
mettent
l'action
en
scène.
L'écriture
théâtrale
s'arroge
ainsi
une
conquête
sur
les
mots:
lue
ou
clamée, elle véhicule
plus
qu'un
sens,
une
action.
Et
l'action se
veut
moins
une
image
de
la
pensée
que
la
pensée
elle-même.
Si
le
théâtre
grec précède
la
philosophie,
du
moins
ne
lui
est
pas
plus
tardif,
c'est
probablement
en
raison
de
la
nature
même
de son langage
qui
s'affirme précisément comme
un
langage
d'action,
en
ce
sens
que
le
destin
de
l'homme s'accomplit concrètement
par
ses réalisations.
Avant
de
traduire
son intériorité
dans
les formes de
la
réflexion
abstraite
qui
invitent
à l'introspection, l'homme a souvent besoin
au
préalable
d'une
mise en scène. Si
notre
culture
avait
entretenu
ce
lien
quasi
organique
avec
le
théâtre
du
monde grec
et
si
elle
avait
vécu sous son influence
bien
plus
qu'elle
ne
l'a
fait,
on
peut
être
certain
que
Marx
n'aurait
pas
eu
besoin
de
formuler
sa
fameuse
thèse
sur
Feuerbach
: les philosophes
n'ont
fait
qu'interpréter
le monde,
il
importe
maintenant
de le transfor-
mer.
Car
vivre sous l'emprise
du
théâtre,
c'est se
hisser
à
tout
instant
aux
portes
de l'action.
Mes collègues hellénistes n'ignorent
pas
combien cet "évincement"
du
théâtre
de
la scène de
la
pensée
doit à Aristote, qui
le
normalisa
selon
ses
propres
canons,
de
telle
manière
que le
théâtre
perdit
son âme, celle
même
que les poètes
dramaturges
ou comiques
du
Vème siècle lui
avaient
si
chèrement
donné.
Cette
fonction
cathartique
cadenassée
par
la
philosophie a
probablement
infléchi
pendant
des siècles, probable-
ment
jusqu'à
notre
théâtre
de
la
cruauté
pour
parler
comme
Artaud
ou
jusqu'au
théâtre
de Brecht,
plus
que
notre
conception
du
théâtre:
notre
façon
de
l'appréhender
et
de
le
vivre. Avec
Platon,
ce mouvement
de
"cadrage"
du
théâtre
par
la
philosophie se consolide.
Et
c'est
un
théâtre
porteur
des affres de
la
pensée
sans
mise
en
scène
qui
se
répand
alors
en
Occident.
Certes,
la
tragédie
grecque imite,
mais
elle
ne
constitue
pas,
croyons-
nous, loin
s'en
faut,
seulement
une
extériorité des
passions
de
l'âme,
comme
le
croit
un
peu
trop
facilement
une
rapide
lecture psychanaly-
tique.
Elle
est
évidemment
topique de
représentations
qui
énoncent le
tragique
de
la
condition
humaine,
ses
amours
angoissés
et
ses
peines
ineffables.
En
ce
sens,
elle constitue
une
philosophie
dont
le
tragique
réside
dans
l'incarnation,
au
sens
étymologique
du
terme,
des
mots,
dans
un
langage
total
de
l'être
forme
et
contenu
se
répondent,
et
139
mots
et
gestes
se
complètent, offrant à l'immobilisme
du
spectateur
l'illusion
de
se
mettre
en
scène.
Rien
d'étonnant,
selon nous, si
le
théâtre
s'impose
dans
la
continuité
des poèmes
épiques
homériques
dont
la
composition,
si
elle n'épouse
pas
son
aspect
formel,
traduit
cependant,
tant
par
la
mise
en
scène des
faits
que
par
la
spécificité des dialogues
des
protagonistes,
une
priorité
donnée
au
déroulement
de l'action.
Cette
action
fait
œuvre de
penser.
Entendons
pas
que
c'est moins
dans
les
méandres
des
états
d'âme
que
dans
les
actes
des hommes, conduits
par
les dieux ou
par
les
obscures
passions
diverses qui
les
assaillent,
que
se
traduit
et
s'orga-
nise
la
tragédie
homérique.
On
aura
compris qu'il
ne
s'agit
pas
de
dire
que
le
théâtre
ne
pense
pas, qu'il
ne
recèle
aucune
pensée
profonde ; il
suffirait
d'une
simple lecture des
tragiques
et
comiques grecs
pour
se
rendre
à l'évidence
que
ce
théâtre
n'a
parfois
rien
à envier
aux
spécu-
lations
intellectuelles des
autres
registres
la
parole
a trouvé
son
lieu
d'expression privilégié
et
le moins concis. Si le
théâtre
pense,
l'abstrac-
tion
en
revient
au
spectateur.
Nous postulons
la
thèse
que
l'action
est
dans
le
théâtre
grec le
véhicule de
la
pensée, qu'elle recèle,
dans
une
économie
des
plus
extrê-
mes
et
des
plus
subtiles,
cette
âme
à
laquelle
Aristote
ne
tardera
pas
à
initier
de
sa
première
formulation le
monde
occidental.
Avec le génie
qui
le
caractérise
en
bien
des domaines,
Gœthe
avait
vu
juste
lorsque,
dans
Faust,
il
s'exclamait:
"Au
début
était
l'acte". Si
l'action précède
la
pensée, c'est qu'elle
en
est
les
prémisses.
Il
faut
entendre
le
terme
de
penser
dans
son acception générale, c'est-à-dire
comme activité psychologique
de
connaissance
interne
au
sujet,
qui
demande
toujours
une
mise
en
scène
pour
être
appréhendée
par
le
sujet
lui-même, ou
pour
devenir objet de connaissance et/ou de
transmission.
A
l'instar
des
philosophes
analytiques,
il
serait
plus
exact
de
parler
non
pas
de
penser
mais
d'acte de pensée.
La
pensée
recèle
en
elle
un
acte.
Celle
qui
s'illustre
dans
les tragédies,
dans
la
philosophie ou
dans
les
discours
romanesques,
pourrait
être
définie
d'intentionnalité,
telle
que
Brentano
la
qualifie : "Ce
qui
caractérise
tout
phénomène
psychique,
c'est ce
que
les Scolastiques
du
Moyen Age
ont
appelé
la
présence
intentionnelle
(ou encore
mentale)
et
ce
que
nous
pourrions
appeler
nous-
mêmes
-
en
usant
d'expressions
qui
n'excluent
pas
toute
équivoque
verbale -
rapport
à
un
contenu, direction
vers
un
objet
(sans
qu'il faille
entendre
par
une
réalité) ou objectivité
immanente.
Tout
phénomène
psychique contient
en
soi quelque chose à
titre
d'objet,
mais
chacun le
contient à
sa
façon.
Dans
la
représentation,
c'est
quelque
chose
qui
est
représenté,
dans
le
jugement
quelque chose
qui
est
admis
ou rejeté,
dans
l'amour
quelque chose qui
est
aimé,
dans
la
haine
quelque chose
qui
est
haï,
dans
le
désir
quelque
chose
qui
est
désiré et,
ainsi
de
140
suite"l;
la
représentation
n'est
pas
l'objet
représenté,
"mais
l'acte
même
par
lequel
nous
nous
le représentons"2.
La
représentation
concerne
tout
acte
psychique,
autant
le
jugement
que
le désir,
car
"Rien
ne
peut
être
jugé,
mais
rien
non
plus
ne
peut
être
désiré,
rien
ne
peut
être
espéré
ou
craint,
qui
n'est
d'abord
été
représenté".
Cette
intentionnalité
renvoie à
un
acte
de
langage, ce
qui
signifie
que
l'âme
qui
s'y exprime
n'est
jamais
accessible
en
soi,
mais
toujours
comme phénomène,
au
travers
de
la
parole
qui
le
représente.
Cette
brève
digression
n'a
évidemment
pas
pour
but
de
dresser
une
théorie
de
la
pensée,
mais
seulement
de signifier
que
la
notion d'acte
est
au
cœur
de
la
pensée,
qui
n'est
pas
à
considérer
comme
un
état
statique,
mais
dans
un
mouvement
qui lui donne corps.
Les
mots
ne
suffisent
pas
au
langage,
un
contexte
et
un
support
leur
sont
nécessaires
pour
se
donner
en
spectacle. Le
théâtre
a
précisément
ceci
de
particulier
qu'il
remplit
en
un
seul
lieu
les conditions
d'un
langage
qui
double
par
l'acte, si
je
puis
dire, l'acte
de
pensée.
C'est
par
la
mise
en
scène
que
le
théâtre
se
pense.
Autre
élément
que
nous
souhaiterions
brièvement
souligner
est,
à
l'encontre
de
certains
courants
dominants
en
psychologie,
en
linguistique
et
en
philosophie,
notre
conviction clinique qu'il n'existe
pas
d'identité
de
nature
entre
la
pensée
et
le
langage.
Si
la
pensée
suppose
le
langage,
celui-ci
ne
constitue
pas
son
seul
support.
C'est
la
raison
pour
laquelle
on
s'autorise
à
parler
de
langage
théâtral,
signifiant
ainsi
que
la
pensée
trouve
aussi
à
se
dire
si
tant
est
qu'on soit
capable
de
lui
confectionner
un
langage.
Pour
cette raison,
et
nous
touchons
au
cœur
de ce
qui
fait
le
génie
du
théâtre
antique,
le
véritable
théâtre,
entendons
celui
qui
ne
se
contente
pas
"d'imiter"
la
pensée,
mais
de
la
créer,
est
précisément
celui
qui
ne
donne
pas
d'illusions,
qui
ne
se
contente
pas,
à
l'instar
du
roman,
de
faire rêver ou
fantasmer.
Dès lors qu'il
instaure
son
propre
espace
susceptible
de
susciter
l'émergence
de
la
pensée,
qu'il
s'avère
irréductible
à
tout
autre
langage,
le
théâtre
porte
en
lui
une
puissance
expressive
et
énonciatrice irremplaçable.
Il
nous
faut
également
souligner cette évidence : le
théâtre
antique
possède
sa
particularité
de
puiser
son
inspiration
dans
la
mythologie. Il
entretient
avec le monde
du
muthos
une
relation
d'étrangeté
qui, loin
de
rendre
ses
peintures
obscures,
en
accentue
l'authenticité.
Le
muthos
ne
s'oppose
pas
au
logos.
C'est
cette
conjugaison
entre
muthos
et
logos qui
nous
semble
aboutir
à
la
constitution
du
théâtre
antique.
On
pourrait
suggérer l'hypothèse
qui
refléterait,
sans
s'y confondre toutefois,
la
théorie aristotélicienne
du
théâtre:
le
théâtre
fut
un
lieu d'expression nécessaire,
du
moins
souhai-
1 F.
Brentano
(1874), Psychologie
du
point de vue empirique,
Traduction
et
préface
de
Maurice
de
Gandillac,
Paris,
Aubier, 1944, p. 102.
2 Ibidem,
p.
94.
141
table,
remplissant
un
rôle essentiel,
autant
social
que
psychologique,
en
permettant
au
logos
et
au
muthos
de cœxister.
Cette
sorte
de lieu
de
dépassement
ou de
synthèse
de
deux
types
du
fonctionnement
mental
expliquerait
probablement
pour
une
part
que
normal
et
pathologique
se
côtoient
en
toute
"rationalité". Ce
lieu
d'expression
publique
que
consti-
tue
le
théâtre
offrait à ces deux
modes
"opposés" de
langage
de
l'esprit
l'occasion de
se
transcender,
de
s'unir
malgré
leur
mésalliance originelle.
Grâce à
leur
réunion
dans
cet espace public,
constituant
un
lieu
non
pas
de
catalyseur
ou
d'éclatement
des
passions
mais
de légitimisation
d'une
pensée
peu
encline à révéler
son
intime
logos,
il
offre
ainsi
un
statut
à
l'étrangeté
"irrationnelle" des mythes.
Il
faut
aussi
s'entendre
sur
ce qu'il y
aurait
alors de spécifique à
mettre
la
mythologie
en
scène. Elle recèle,
nous
l'avons dit,
en
premier
lieu
la
particularité
de faire cœxister indissociablement
muthos
et
logos,
donnant
autant
à
l'un
qu'à
l'autre
l'ampleur
de
son
identité. De sorte
qu'on
pourrait
se
demander
si le déclin
du
mythe
n'est
pas
contemporain
de cet
estompage
du
théâtre
de
la
scène publique, comme si
le
"logos
mythique"
prédisposait
au
langage
théâtral,
comme
si
l'univers mythi-
que
n'accédait à
la
rationalité
que
dans
l'espace des
jeux
d'acteurs.
Cet
espace
semblait
seul
approprié,
du
moins
bien
plus
que
celui de
la
discursivité philosophique, à croire à l'incroyable
du
mythe,
sans
jamais
s'y
soumettre
complètement. Alors
que
la
philosophie exigeait
que
la
rationalité
campe
le réel ou le sensitif,
le
théâtre
demandait
que
l'irra-
tionnel soit
entendu
en
deçà de ce qu'il exprime,
dans
l'espace visuel.
Entre
muthos
et
logos,
entre
ce
qui
relève de l'invérifiable
et
ce
qui
émane
de
la
logique, l'opposition
est
tout
aussi
arbitraire
que celle
qui
prévaut
entre
l'affectif
et
la
rationnel.
Il
est
évident
qu'au
cœur
même
du
muthos
se
loge
le
logos, comme
il
est
absurde
de
cantonner
le monde
des
passions
et
des affects à l'irrationnel.
La
tragédie
antique
réussit
ce
tour
de force de
rendre
compatibles
muthos
et
logos, alors
que
la
revendi-
cation de
la
philosophie qui
suivra
l'époque héroïque de
la
tragédie
consistera
précisément
à
bannir
le
muthos
au
nom
du
logos, à
instaurer
l'intelligible
au
détriment
des
vérités
éternelles, celles des dieux anti-
ques. Le
véritable
drame
qui
préside
à
cette
critique
philosophique de
la
tragédie
antique
est
d'avoir sorti celle-ci de
l'intime fréquentation
récipro-
que
du
muthos
et
du
logos
et
de n'avoir
pas
perçu
que
leur
cœxistence
offrait
un
tableau
de
la
connaissance
humaine
sur
laquelle
la
philo-
sophie
s'est
peu
penchée,
trop
encline à
viser
le
rationnel
comme
une
entité
que
les
passions
ne
sauraient
que
souiller.
La
tragédie
antique
a
bien
compris ce
dont
la
psychologie
ne
prendra
conscience
que
tardi-
vement:
la
raison
n'échappe
pas
au
cœur;
et
le
cœur
n'est
jamais
sans
raison.
Considérer
qu'en
abandonnant
le
mythe
la
pensée
s'émancipe
de
l'obscurantisme, accède à
la
raison
ou à
plus
de raison,
ne
relève
pas
tant
d'une
erreur
de
jugement
sur
la
capacité
rationnelle
de l'homme
que
sur
la
nature
rationnelle
du
mythe. Ce
jugement
témoigne d'une inter-
142
prétation
de
la
mythologie
en
quelque
sorte
"trop"
rationnelle, c'est-à-
dire
qui
n'a
vu
qu'incohérences
des
passions
de
l'âme
une
rationa-
lité
obscure
luttait
pour
dire
avec
ses
mots
les
choses
de
l'esprit. Il
faut,
croyons-nous, comprendre
le
mythe,
non
comme
le
réceptacle
des
pulsions, comme
le
veut
une
conception
psychanalytique
quelque
peu
sommaire,
mais
comme
leur
mise
en
œuvre
rationnelle
sous l'égide
de
l'affect. Ainsi, serait-il
probablement
plus
judicieux de considérer
la
tragédie
comme
une
tentative
d'offiir
une
rationalité
au
mythe, certes
d'en
maîtriser
le
monde
pulsionnel,
mais
ce qui
ne
peut
se
faire
et
se
dire
sans
que
la
logique y préside.
Il
n'y a
pas
de
mythe
sans
logos.
Alors
que
la
philosophie
s'est
imposée
en
se
questionnant
sur
le
"Qu'est-ce que" ou
sur
le
"comment",
la
tragédie
grecque
s'est
par
contre
surtout
demandée
"pourquoi". Si, comme a
le dire Hegel,
seul
le réel
est
rationnel,
alors
la
tragédie
ne
pouvait
qu'être
congédiée
par
la
philosophie,
cette
philosophie
qui
en
Occident
s'est
imposée
sans
mythe,
alors qu'elle y
trouve
probablement
son
ancrage
originaire.
La
tragédie
antique
conduit, à l'inverse, le
muthos
au
pouvoir,
se
structure
à
partir
de lui, ce
qui
ne
se
résume
pas
à faire
de
la
mythologie son
thème
préférentiel
ou exclusif,
mais
à
la
structurer
selon
la
logique particulière
de l'affect, si l'on
me
permet
d'utiliser
ce
terme
qui
apparaîtra
antino-
mique
à d'aucuns.
Nous
tenterons
de
montrer
dans
un
prochain
travail,
en
étudiant
le
thème
paradigmatique
de ce qui, de nos
jours,
relève de
la
pathologie,
la
signification de cette dérive
des
sentiments.
L'exemple
de
la
"pathologie", si
prégnant
dans
le
monde
mythique,
et
particulièrement
dans
le
mythe
des
Bacchantes,
illustrera
notre
thèse
de
la
spécificité
du
langage
théâtral
antique.
143
Jacquy
CHEMOUNI
Professeur de psychologie,
Université de Caen
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