profondément divisés quant à l’attitude à adopter face à une puissance qui
administre différemment les affaires coloniales, mais, surtout, qui est héré-
tique. Les religieux sont en outre coupés de leur lien tutélaire avec Rome.
C’est dans ce contexte de trouble profond que se produit l’affaire Lavalette,
du nom du supérieur de l’ordre jésuite à la Martinique, que ses spéculations
financières ont conduit à mettre son église de Saint-Pierre à la disposition
du culte anglican. Exploitée ultérieurement par les tenants du despotisme
éclairé et de l’anticléricalisme d’Etat, cette affaire conduit à la suppression
de l’ordre cinq ans plus tard. Les dominicains, qui avaient adopté une atti-
tude beaucoup plus ferme à l’égard des Anglais, sont les principaux bénéfi-
ciaires de l’effacement de leurs rivaux, lorsque l’administration française est
de retour en 1763. C’est pourtant une victoire en trompe-l’œil, car la res-
tauration de l’autorité française est plutôt profitable au Conseil Souverain,
représentant des habitants bien plus que des administrateurs, qui s’immisce
dans les affaires religieuses (très significative, lors du procès Lavalette, est
l’accusation de complot jésuite pour soulever les esclaves); et elle va surtout
mettre un terme à l’hégémonie des ordres. Pour remplir le service des cures
laissées vacantes par le départ forcé des Jésuites, le pouvoir royal nomme
des prêtres séculiers. Le nouveau préfet apostolique, et supérieur de ces mis-
sionnaires séculiers est l’abbé Pierre-Joseph Perreau, une forte personnalité
dont l’action dans la réorganisation des paroisses martiniquaises après la
Guerre de Sept Ans est ici minutieusement et clairement retracée.
La deuxième partie va donc s’efforcer de présenter l’action de nouveau
clergé confronté à un environnement social et culturel en pleine mutation
après la Guerre de Sept Ans. Le clergé séculier est soumis à une tutelle admi-
nistrative renforcée, alors que la formation qu’il a reçue en séminaire vise à
lui donner un profil distinct de celui des réguliers. Il doit tout à la fois être
un rouage essentiel de l’ordre public, remplir son ministère paroissial, évan-
géliser la masse des esclaves, en augmentation constante avec l’accélération
des rythmes de la traite négrière. Ces objectifs sont profondément minés par
la sourde opposition des capucins et des dominicains.
Le clergé subit fortement l’influence de la mentalité dominante dans
l’île, marquée par l’affairisme; à la différence des réguliers qui étaient éta-
blis à demeure aux colonies, le nouveau clergé ne fait qu’un séjour provi-
soire, et il entend que ce séjour lui soit profitable. Mais il est souvent perçu
par les paroissiens comme «intrus»; les assemblées de paroisses dominées
par les habitants blancs les voient comme les agents de la puissance admi-
nistrative. L’étude des conseils de paroisses, les fabriques, du rôle du mar-
guillier qui gère les biens, révèle les mille et une frictions quotidiennes entre
les clercs et les laïcs. Elle souligne également la conception instrumentale
des maîtres quant à l’évangélisation des esclaves; une soumission absolue
au pouvoir domanial, une acceptation de leur condition. Les lettres de sup-
plication sont en forte hausse, multipliant les griefs à l’égard des nouveaux
prêtres, idéalisant le rôle des réguliers, mieux intégrés à l’environnement
colonial. Les paroissiens finissent par obtenir le renvoi de l’abbé Perreau.
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L’expérience missionnaire et le fait colonial en Martinique (1760-1790)