Intelligence de l`Europe ( Sorbonne ) L`héritage

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Intelligence de l’Europe ( Sorbonne )
L’héritage européen
Pour parvenir à l’intelligence de l’Europe qui se construit aujourd’hui
il faut d’abord en comprendre l’héritage :
- Cela permettrait de cesser de quêter une impossible uniformité
de l’Europe,
- D’en chercher les frontières,
- De se servir du modèle de l’Etat-nation pour penser l’Europe.
L’Europe n’est pas définissable géographiquement.
C’est plutôt une entité sans territoire, sans frontières.
C’est presque une utopie.
Et plus exactement c’est une hétérotopie au sens de topos : la
topique, la matrice, la perspective, et non le lieu géographique. :
- Utopie : le lieu de nulle part, sans lieu
- Hétérotopie : composé de différents lieux, différentes topiques.
L’Europe n’est pas uniforme. Elle est composée de diverses cultures.
Mais elle a une ipséité, une unité grâce à un héritage civilisationnel.
L’Europe est une civilisation parce qu’elle est l’héritière d’une
anthropologie.
Son problème aujourd’hui réside dans le fait qu’elle a tendance à être
amnésique de cet héritage : elle en a oublié le testament.
- Héritage : patrimoine laissé par une personne décédée et
transmis par succession
- Testament : alliance,
Legs de principes et de projets qui doivent
permettre l’alliance des héritiers.
Les différentes cultures et peuples européens sont des héritiers.
Mais il conviendrait qu’ils aient conscience du patrimoine qu’ils ont
reçu pour en faire bon usage.
Quels sont ces biens dont nous avons hérité
1 L’anthropologie grecque du Vème siècle av.J.C.
Conception absolument neuve de l’homme.
Invention d’une anthropologie.
L’homme athénien a l’audace d’envisager qu’il n’est pas entièrement
tributaire des lois de la nature ni de celles des Dieux.
Il est sa propre production du fait qu’il est capable d’imaginer un
monde humain dont il est le thaumaturge.
Le miracle grec est contenu dans cette conception radicalement
neuve des possibilités de l’humain. L’homme, parce qu’il a été saisi
d’étonnement et d’émerveillement devant la réalité dans sa
diversité, a saisi son rôle de thaumaturge :
Enchanter la réalité par création de l’ordre humain.
Et cette création consiste à accéder à une unité grâce à la richesse de
l’altérité rencontrée, respectée, prisée même parce que c’est elle qui
ensemence la pensée.
Le monde devient intelligible à l’homme au-delà des mythes car il se
sait soudain capable par son activité théorique d’y trouver une
harmonie par réunion d’éléments disjoints.
L’univers devient humain. L’homme a compris qu’il avait ce génie et
cette liberté d’embrasser la diversité pour y faire sourdre l’unité.
Deux dimensions de cette anthropologie :
a) La païdeia ou l’homme artisan de lui-même : la sophistique
L’homme est la mesure de toute chose. Il est arbitre dans
l’organisation de la vie avec d’autres.
Découverte du champ artiste proposé à chacun dans la
responsabilité qu’il a de construire son propre bonheur.
Le bonheur ne relève plus du destin comme son étymologie
l’indiquerait.
Il devient à portée de main de tous grâce à l’éducation.
Education, par ailleurs, absolument requise dans cet
environnement humain qui ne doit pas se réduire à des
individualités séparées.
Elle a comme fonction d’apprendre à vivre-ensemble dans le
respect mutuel qui permet la délibération.
C’est le message que nous trouvons dans le mythe de
Protagoras :
Lorsque Prométhée vient faire l’inspection de la répartition
opérée par
Epiméthée entre les races mortelles, il constate
que l’homme est nu et sans aucune des qualités distribuées aux
autres animaux pour qu’ils puissent survivre.
Il dérobe alors le feu qui permettra à l’homme d’acquérir l’habitat, la
vêture, la culture agricole et le langage mais pas encore l’art
politique.
« Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparaître,
envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice afin
qu’il y eu dans les villes de l’ordre et des liens créateurs
d’amitié » (Platon, Protagoras, 322 c ).
La pudeur consiste dans la maîtrise de soi et le respect des
autres.
La justice consiste dans la rectitude dans les rapports humains.
Ce qui est radicalement nouveau avec la Sophistique c’est l’idée
que le mérite peut être acquis par tous dans cette société
devenue depuis peu régie par des lois démocratiques.
B )
La démocratie délibérative
Après Solon et l’ordre social qu’il avait établi à Athènes,
Clisthène opère le saut de la démocratie délibérative.
Le vivre ensemble pour le bien commun demande d’accepter la
diversité des opinions, dans une confiance généreuse dans
l’humain parce qu’il a été capable, grâce au travail de
l’éducation, de développer en lui la pudeur et la justice.
Avec la Grèce nous voyons surgir l’idée que c’est la rencontre
de la diversité qui permet à l’homme de devenir proprement
humain c’est-à-dire animal politique selon l’expression
d’Aristote.
La cité est ce lieu qui, au-delà de la vie familiale et des soucis de
la survie auxquels répond l’économie, permet d’élargir les
perspectives afin de discerner les meilleures décisions à
prendre grâce à la délibération de l’Ecclésia sur l’agora.
La vie politique permet l’excellence humaine parce qu’elle
procure l’enrichissement mutuel.
L’espace de liberté se loge dans cette communauté d’échange
sans renoncement à ce qu’est chacun et qui se manifeste dans
ses convictions.
Nous sommes loin de l’identité nationale, fille d’un
républicanisme frileux.
Ceci explique le devoir de parole qui existait à Athènes : tout
citoyen devait participer au débat puisque les affaires publiques
étaient l’affaire de tous et que c’étaient les diverses opinions
qui permettraient de forger une décision après délibération.
« Il est facile de voir pourquoi l’homme est un être de cité plus que
l’abeille ou que toute espèce grégaire. Car la nature ne fait rien en
vain ; or, entre tous les vivants, l’homme possède le langage. La voix,
sans doute, peut signifier le plaisir et la douleur, et c’est pourquoi elle
appartient aux autres animaux(…) ; mais le langage est destiné, lui, à
la manifestation de l’utile et du nuisible, partant aussi du juste et de
l’injuste et ainsi de suite »
( Aristote, Politique, I, 2, 1253 a, 7 )
L’organe ne crée pas la fonction.
L’animal a la voix, il n’a pas la vocation politique.
Sa voix ne lui permet pas d’accéder au langage qui, seul,
procurera à l’homme le moyen d’échanger sur les valeurs, et
principalement sur le juste et l’injuste, objet de la vie politique.
Car si, par besoin d’efficacité l’économie uniformise, à l’inverse,
pour exister, la politique requiert une pluralité sans la réduire à
l’uniformité puisque ce serait faire disparaître son espace vital.
« Cependant il est évident que, le processus d’unification se
poursuivant avec trop de rigueur, il n’y aura plus de cité, car la
cité est par nature une pluralité, et son unification étant trop
poussée, de cité elle deviendra famille. »
( Aristote, Politique, II,2,1261 a,18 )
Le rôle de la famille pour Aristote est de subvenir aux nécessités
de la survie de l’espèce. Elle relève de l’économie. On s’y
préoccupe de l’utile fonctionnant par l’organisation efficace
d’une interdépendance hiérarchique faite de commandement
et d’obéissance.
L’ordre politique n’est atteint qu’au-delà du souci de survivre,
dans le choix de vivre avec d’autres pour partager des valeurs
en commun dans une pluralité qui nourrit le vivre-ensemble.
Si l’homme est thaumaturge, il ne l’est qu’en concert.
C’est la reconnaissance de l’altérité et la décision de la mise en
commun qui l‘a rendu thaumaturge.
Athènes a reposé pendant des dizaines d’années sur cette
anthropologie de confiance dans les qualités de l’autre avec qui
il est possible de construire une communauté.
Athènes a opéré le dépassement de l’esprit clanique.
C’est toute la différence entre la cité et l’asty :
- Asty : lieu topologique, bourgade qui rassemble des
humains par leur proximité géographique.
- La cité rassemble des citoyens c’est-à-dire des hommes qui
ont décidé de vivre ensemble pour accéder au bien-vivre, au
vivre dans l’excellence humaine.
II L’anthropologie chrétienne : la notion de personne
Notion dégagée au cours du Moyen-Age qui apporte une autre
nouveauté radicale.
La personne suppose deux pôles irréductibles :
- L’un individuel
- L’autre communautaire.
Elle n’est jamais compréhensible comme une entité en soi.
Certes, l’homme animal politique aristotélicien, n’atteignait son
excellence que dans la cité, c’est-à-dire en relation avec les autres
citoyens.
Mais avec l’idée de personne l’homme ne se constitue que dans la
relation.
Il n’y a pas de personne sans relation communautaire en acte.
Et communauté, cette fois, veut dire bien plus que « décision avec »
en vue du bien commun.
Cela veut dire « hospitalité » d’autrui.
Autrui : à la fois le semblable et le tout autre, définitivement
inconnaissable dans son mystère,
Unique et donc irremplaçable et sacré.
Il a fallu plusieurs siècles à la Chrétienté pour dégager cette notion.
Avec Boèce ( 480-525 ), premier théoricien de la personne, l’homme
n’est plus seulement animal politique et la communauté n’est plus
seulement la cité.
Nous n’avons plus affaire à une solidarité organique comme celle
pensée par Aristote illustrée par l’image de la main dans le corps
vivant,
Mais à une solidarité d’accueil.
Pourquoi est-ce le message chrétien contenu dans le Nouveau
Testament qui a permis de construire cette notion de personne, ce
que l’on voit se former dans les différents conciles qui courent du IV°
au VI° siècle.
Deux aspects importants :
- L’homme, fin en soi
Il acquiert ainsi une dignité telle que le rapport bien personnel
– bien commun s’inverse.
La vie en société est seulement le moyen, pour lui, d’être
pleinement homme.
Aucune fin politique ne peut être supérieure au bien de la
personne.
La personne devient une valeur absolue.
En conséquence la liberté humaine se charge de responsabilité
vis-à-vis d’autrui.
Kant est bien l’héritier de l’anthropologie chrétienne :
C’est parce que l’homme a des obligations qu’on peut le dire
libre.
Il n’y a de communauté véritable que dans cette décision libre
d’obligations vis-à-vis d’autrui.
- L’exigence d’amour du prochain
Expression généralement mal comprise.
Il est bien certain qu’aimer ne peut relever d’un
commandement s’il s’agit d’un sentiment : un sentiment ne se
commande pas.
Aimer veut dire ici accueillir autrui,
être bienveillant vis-à-vis de son altérité
transformer autrui en prochain par
hospitalité.
L’étrangeté, bien qu’irréductible au familier, devient recevable,
s’approche.
L’autre, l’étranger, devient le prochain.
On aime les siens par sentiment de familiarité.
On aime le prochain parce que l’on décide de s’y apprivoiser.
Ce double héritage vécu tout au long des siècles qui nous
séparent de cette Grèce antique et de la Chrétienté a forgé
l’homme européen et ce qui, pour lui, est essentiel au bienvivre.
Certes ce message anthropologique s’est répandu, du fait de
victoires politiques, sur les terres européennes aux hommes qui
les peuplent.
Il est tout-à-fait significatif, à cet égard, de voir comment les
grands moments architecturaux propres à l’Europe ont su se
diversifier selon les cultures locales :
• Art roman
• Art gothique
• Art classique
• Art baroque
• Art nouveau
L’Europe n’est pas une.
Elle est plurielle. Elle est profuse.
Mais elle a une spécificité : l’idée du bien-vivre ensemble dans le
respect de l’altérité malgré tous les écarts que nous lui connaissons.
C’est sa richesse.
C’est aussi sa fragilité.
Que devient ce sentiment d’appartenance ?
Que reste-t-il de cette volonté de communauté de destin ?
Comment parvenir à une citoyenneté européenne ?
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